Natures Sciences Sociétés 18, 67-69 (2010) © NSS-Dialogues, EDP Sciences 2010 DOI: 10.1051/nss/2010012 Disponible en ligne sur : www.nss-journal.org Natures S ciences S ociétés Vie scientifique « Biodiversité, naturalité, humanité – Pour inspirer la gestion des forêts » Compte rendu de colloque (Chambéry, 27-31 octobre 2008) Marc Fuhr1 , Jean-Jacques Brun2 1 2 Écologue forestier, Cemagref, UR Écosystèmes montagnards, 2 rue de la Papeterie, BP 76, 38402 Saint-Martin-d’Hères cedex, France Pédologue, Cemagref, UR Écosystèmes montagnards, 2 rue de la Papeterie, BP 76, 38402 Saint-Martin-d’Hères cedex, France Le colloque « Biodiversité, naturalité, humanité – Pour inspirer la gestion des forêts » a été organisé par le WWF France, Réserves naturelles de France (RNF), le Réseau écologique forestier Rhônes-Alpes (REFORA), le comité Man and Biosphere France (MAB France) et le Cemagref. Pendant trois jours, plus de 320 gestionnaires d’espaces naturels, chercheurs, associatifs environnementaux, naturalistes et artistes ont échangé sur le concept de la naturalité. La naturalité (traduite du mot anglais « wilderness ») se réfère à un paysage ou à un milieu naturel sauvage duquel l’homme est exclu. Cette première définition, a priori relativement simple, est cependant très difficile à préciser. Pour tenter d’y parvenir, de nombreux intervenants, représentant des disciplines très variées (écologie, foresterie, géographie, philosophie, sociologie, psychanalyse...), ont apporté leurs éclairages complémentaires. Ils ont ainsi été amenés à explorer les liens entre la naturalité et la biodiversité, à examiner l’empreinte des activités humaines, des plus anciennes aux plus récentes, sur la structure et le fonctionnement des forêts qualifiées aujourd’hui de naturelles, ainsi qu’à réfléchir sur la perception des forêts sauvages. Ils se sont enfin interrogés sur les pratiques de gestion à promouvoir pour répondre à une demande de naturalité toujours plus forte. Les liens entre naturalité et biodiversité des forêts Ce colloque fut d’abord l’occasion pour la communauté scientifique de présenter les travaux et les réflexions Auteur correspondant : M. Fuhr, [email protected] en cours autour du concept de naturalité des forêts et de ses liens avec la notion de biodiversité. Ces travaux soulignent en premier lieu l’importance des forêts non gérées (où l’homme n’intervient pas ou plus) pour de nombreuses espèces animales et végétales. Une méta-analyse présentée par Yoan Paillet et Laurent Bergès (écologues au Cemagref), comparant la richesse spécifique des forêts exploitées et des réserves intégrales en Europe, souligne l’importance des secondes pour les bryophytes, les lichens, les champignons et les insectes saproxyliques, car ces taxons dépendent d’une continuité de la couverture forestière ou de microhabitats spécifiques des forêts subnaturelles. Les travaux de Christophe Bouget (écologue au Cemagref) sur l’entomofaune saproxylique, comme ceux de Franck Richard (écologue, Université Montpellier 2) sur le cortège de champignons des forêts de chênes verts, pointent la nécessité d’arbres hôtes très âgés et sénescents, ainsi que de bois mort pour la survie de nombreuses espèces. Pour les plantes vasculaires, Jean-Luc Dupouey (écologue à l’Inra) a montré qu’une large part de leur répartition actuelle est expliquée par des changements d’usage des sols qui peuvent être très anciens ; certaines espèces, qui se dispersent extrêmement lentement (par exemple, le muguet), ne se sont pas encore réinstallées dans des forêts qui ont aujourd’hui plusieurs siècles (voire plusieurs millénaires) et qui, pendant l’Antiquité, étaient des terres agricoles. Les débats autour des liens entre les concepts de biodiversité et de naturalité ont été très vifs. En effet, nombre de paysages actuels riches en biodiversité et perçus comme naturels sont en fait d’origine anthropique – certains conférenciers ont alors parlé de « naturalité héritée ». Article publié par EDP Sciences et disponible sur le site http://www.nss-journal.org ou http://dx.doi.org/10.1051/nss/2010012 68 M. Fuhr et J.-J. Brun : Natures Sciences Sociétés 18, 67-69 (2010) Naturalité et empreinte de l’homme Plusieurs exposés, dont ceux de Christopher Carcaillet (pédoanthracologue, École pratique des hautes études, Montpellier), J.-L. Dupouey et Étienne Dambrine (pédologue à l’Inra) ont souligné la difficulté de faire la part entre l’empreinte humaine et les forçages naturels dans la dynamique actuelle des forêts naturelles : des traces d’activité agropastorales ou industrielles très anciennes – datées de plusieurs siècles à plusieurs millénaires – sont encore décelables dans les sols (macrofossiles, éléments traces) ou dans la végétation de ces forêts. D’autres interventions ont pointé le paradoxe des travaux de renaturation motivés par un souci de conservation de la biodiversité mais qui se révèlent « contre nature » car ils s’opposent – ou ralentissent – une évolution naturelle : c’est le cas notamment des travaux de restauration des lônes, sans restauration du régime hydrologique des rivières (évoqués par Yves-François Le Lay, géographe et aménagiste, ENS de Lyon), et des travaux de lutte contre les boisements spontanés (évoqués par Jean-Claude Génot, écologue, Programme MAB France et Annick Schnitzler, écologue, Université Paul Verlaine, Metz). Olivier Gilg (écologue, RNF) a proposé alors de ne pas nécessairement opposer une « naturalité anthropique » (héritée) à une « naturalité biologique » (proche de l’état sauvage) mais de rechercher une « naturalité de fonctionnement » (garante de stabilité et de résilience), présente dans le paradis perdu comme dans le jardin cultivé (exposé de Jacques Blondel, écologue, CNRS). L’idée d’une forêt naturelle sans homme (considéré comme un habitant illégitime aux activités dégradantes) traduit d’ailleurs une perception occidentale de la nature. Un regard sur d’autres continents (Geneviève Michon, ethnobotaniste et géographe, IRD) montre que nombre de forêts naturelles fonctionnelles, de la forêt domestique d’Indonésie à la châtaigneraie cévenole, sont (ou ont été) des forêts habitées, intégrées à la sphère domestique. La naturalité ressentie Le colloque s’est ensuite détaché de la naturalité objectivée du scientifique pour se pencher sur la naturalité ressentie. En présentant des photographies de paysages naturels à des étudiants de différents pays, Y.-F. Le Lay et ses collaborateurs se sont aperçus que ceux des pays du nord de l’Europe étaient très sensibles à la naturalité biologique. À l’opposé, ceux des pays d’Asie sont réceptifs à une naturalité anthropique, construite et entretenue. La nature fonctionnelle, quant à elle, est plutôt perçue par les étudiants inscrits dans un cursus scientifique. Pierre Le Quéau (sociologue, Université Pierre-Mendès-France, Grenoble) et Benoît Dodelin (écologue, Université de Savoie), pour les forêts alpines, rapportent aussi des perceptions de la nature très contrastées selon la génération, le milieu de vie, le contexte socioculturel : la nature sauvage, si elle attire les jeunes urbains diplômés, éveille plutôt un sentiment d’aversion chez les gens âgés, en particulier en milieu rural. Plusieurs intervenants ont souligné l’ambivalence qui prévaut chez nombre de scientifiques et de gestionnaires entre une perception scientifique de la nature, guidée par la curiosité intellectuelle, et une écoute sensible qui nécessite un processus de déconditionnement psychologique. L’artiste Bernard Boisson a ainsi mis en garde contre une éducation naturaliste qui tend à encourager un état de consommateur plutôt qu’un éveil sensible à la nature. Benoît Boutefeu (géographe, Office national des forêts [ONF]) a montré que cette ambivalence est très présente dans le métier de forestier, tiraillé entre sensibilité et rationalité. Du point de vue de la psychothérapeute et psychanalyste Marie Romanens (Institut Charles Baudouin, Genève), la nature sauvage pose des limites nécessaires à la structuration psychique de l’individu. L’identité se construit dans un rapport avec l’autre, et en particulier avec l’autre « non humain », qu’on ne peut ni entièrement posséder ni entièrement contrôler. L’artiste Robert Hainard, penseur-clé des relations entre l’homme et la nature, souvent cité lors du colloque, avait déjà écrit : « La nature seule nous sauve de la contemplation de nousmêmes, non parce qu’elle est meilleure que nous mais parce qu’elle est autre. » Le philosophe Loïc Fel (Université Paris 1) a retracé l’évolution de la représentation d’une belle nature dans les œuvres d’art, en prenant l’exemple de la peinture. Représentée au départ comme un espace sauvage, effrayant et sombre, lié au subnaturel (selon un modèle pré-écologique), la nature apparaît ensuite domptée, maîtrisée, pour souligner son utilité. Plus récemment, sa représentation s’imprègne du modèle écologique (systémique) fonctionnel. Elle s’approprie alors les notions-clés de l’écologie du paysage qui révèlent son fonctionnement : les « tâches » de nature sont liées entre elles (corridors) dans une matrice en mouvement. Les pratiques de gestion face à une naturalité multiple La parole fut aussi donnée aux gestionnaires d’espaces naturels pour témoigner des pratiques de gestion qui répondent à cette demande d’une naturalité multiple. Parmi les réponses apportées, la première est la création de hauts lieux de naturalité, où l’écosystème est laissé évoluer librement : c’est notamment le cas du Nationalpark Bayerischer Wald (NBW) en Allemagne, où 25 000 hectares de forêts ont ainsi été soustraits des M. Fuhr et J.-J. Brun : Natures Sciences Sociétés 18, 67-69 (2010) opérations d’exploitation et de chasse (exposé de Karl Friedrich Sinner, directeur du NBW), et celui, dans les forêts domaniales françaises, des Réserves biologiques intégrales (RBI) dont trois, de plus de 2 000 ha, sont en cours de création (intervention d’Emmanuel Michau, ONF). Ces hauts lieux de naturalité ne suffisent pas et les gestionnaires soulignent la nécessité d’organiser la prise en compte de la naturalité à différentes échelles d’espace. Cornelis Neet du Service des forêts, de la faune et de la nature du canton de Vaud en Suisse et E. Michau de l’ONF ont expliqué que leurs deux organismes distinguent trois échelles organisées en réseau (la trame des vieux bois) : l’arbre biotope (conservé lors des opérations de gestion lorsqu’il est creux, sénescent ou mort), l’îlot de vieux bois (pour l’ONF, l’objectif est aujourd’hui de classer 3 % de la surface des forêts productives en îlots de vieux bois) et la réserve biologique. Sylvie Gauthier du Service canadien des forêts a signalé que ce service, dans sa démarche d’aménagement écosystémique, définit à la fois des filtres bruts dont l’objectif est de maintenir les attributs-clés des habitats (bois mort, régime de perturbations) et des filtres fins spécifiques aux enjeux de conservation d’espèces cibles. La deuxième réponse consiste à concevoir et à mettre en œuvre des itinéraires de gestion qui accompagnent 69 la dynamique naturelle. Ils conduisent à privilégier une sylviculture d’arbre qui restreint les interventions à des coups de pouce (dégager une régénération naturelle, détourer les arbres objectifs) et à raisonner un régime de perturbations anthropiques qui s’approche d’un régime de perturbations naturelles (exemple de l’utilisation des feux en forêt boréale). Enfin, en clôture du colloque, les divers intervenants ont énoncé un certain nombre de recommandations. Les deux principales sont rappelées ici : – des espaces protégés exemplaires ne doivent pas servir d’alibi à une intensification de la gestion sur les espaces sans protection particulière ; sur ces derniers, il est difficile pour le gestionnaire de concilier une mobilisation accrue de la ressource avec une amélioration de la naturalité ; – la naturalité est un service qui n’a pas de prix (méfiance vis-à-vis de la monétarisation des services non marchands). Pour plus d’informations, de nombreux documents (programme, archives audiovisuelles, etc.) sont consultables sur le site Internet du colloque (http: //www.naturalite.fr). Enfin, la publication des actes du colloque est prévue en 2010.