Chapitre I L'économie sociale: aperçu historique et théorique dans une perspective Nord-Sud «L'initiative économique n'est pas réservée aux riches ni n'est le monopole de l'entreprise privée» J.-P. Vigier, directeur de la Société d'investissement et de développement international (SIDI), France L'économie sociale doit d'abord être considérée comme une mobilisation sociale à partir des besoins des populations (nécessité), à partir des aspirations de ces populations à une identité propre et à partir d'un projet de société (démocratique et équitable) porté par les mouvements sociaux qui l’animent. Mais quelles directions de fait cette mobilisation, pour créer des organisations et des entreprises, prennent-elles? Est-ce principalement, en dernière instance, l’expression d’une néo-philanthropie (par défaut d'État social) et un détournement de l'émancipation sociale (par défaut d'organisation politique de gauche) ou plutôt l'expression d’un potentiel de développement de nouvelles formes de régulation politique, d’identité et d’utilité sociale? Est-ce une nouvelle forme de gestion sociale de la pauvreté ou une réponse inédite à des besoins sociaux qui se conjuguent à une aspiration à la vie démocratique et au renouvellement de la protection sociale et des politiques d'emploi des États ? Qu'est-ce que l'histoire des pratiques dans ce domaine (histoire qui remonte au 19e siècle) et la théorie qui lui est liée nous révèlent à cet égard tant dans les sociétés du Nord que dans les sociétés du Sud? 1. Retour sur l'histoire des pratiques de l'économie sociale au Nord et au Sud1. 1 Sur plus d'un aspect, le présent livre dans sa facture générale et quelques-uns de ces chapitres est redevable à trois réseaux de chercheurs en économie sociale dans lesquels la CRDC est insérée. Le premier est québécois et existe depuis plus de 10 ans: le centre interuniversitaire de recherche sur les innovations dans l'économie sociale, les entreprises et les syndicats (CRISES) qui a fourni au moins deux ouvrages sur l'économie sociale et le développement économique communautaire (Comeau, Favreau, Lévesque et Mendell, 2001 ; Favreau et Lévesque, 1996). Le second réseau est surtout européen et a donné un ouvrage sur la nouvelle économie sociale mis en relation avec le défi de l'emploi dans un cadre 1 Une première ligne de force se dégage de près de deux siècles d'histoire de l'économie sociale: l'économie sociale dans les pays industrialisés du Nord, notamment ses branches coopérative et mutualiste, s'est développée parmi des classes laborieuses exploitées et luttant pour améliorer leurs conditions de vie très précaires2. En d'autres termes, comme on l'a souvent souligné, la coopération est d'abord «fille de la nécessité», réponse à la pression de besoins fortement ressentis par des populations plutôt défavorisées ou en difficulté (Desroche, 1976). Cette condition de nécessité constitue une première dimension, de caractère socio-économique, à intégrer dans une grille d'analyse qui cherche à comprendre l'économie sociale d'aujourd'hui. De cette façon, nous identifions aussi un des rôles traditionnels joué par l'économie sociale, rôle bien mis en évidence par les théories économiques des organisations sans but lucratif (Salamon et Anheier, 1996 et 1998): ce type d'entreprises et d'organisations naît ou se développe en réponse aux défaillances de l'économie dominante, en particulier aux besoins non rencontrés par le marché ou l’État. C'est ainsi, par exemple, que les coopératives de consommation ont d'abord été l'expression d'efforts collectifs pour trouver des réponses à certains besoins essentiels: obtenir des produits de base (nourriture, vêtements...) au meilleur prix possible parce que les moyens de subsistance étaient alors fort maigres et que des sociétés d'entraide ont émergé pour assurer un minimum de protection sociale à leurs membres. Pour leur part, les coopératives ouvrières de production ont d'abord traduit la réponse de travailleurs – surtout des artisans – qui, face à l'industrialisation capitaliste, ont voulu défendre leur métier, rester maîtres de leur travail et ne pas se laisser enfermer dans un salariat alors synonyme de dépossession. Sans parler de ceux qui avaient tout comparatif de neuf pays du Nord (Defourny, Favreau et Laville, 1998). Le troisième réseau est, pour partie, composé de chercheurs du Nord et, pour partie, de chercheurs du Sud dans le cadre du programme STEP du BIT qui a déjà à son actif un ouvrage sur l'émergence au Sud d'une nouvelle économie sociale (Defourny, Develtere et Fonteneau, 1999). 2 Les initiatives d’économie sociale de l’époque sont partie prenante, au même titre que le syndicalisme, du mouvement ouvrier naissant (Demoustier, 2001 : 20-33) 2 simplement été précipités dans le chômage par le capitalisme naissant et qui tentaient de riposter en se regroupant à quelques-uns pour créér leur propre entreprise. L'histoire mutualiste peut être évoquée dans le même sens. Les «sociétés de secours mutuel» se sont multipliées dès le début du XIXe siècle parce que les systèmes de prévoyance collective faisaient défaut, alors même que les risques d'accidents du travail et de maladie étaient très élevés. N'ayant que de faibles moyens financiers pour faire face au coût de traitements médicaux, à l'arrêt momentané ou prolongé de rentrées salariales provoqué par la maladie ou l'invalidité, des familles de milieux populaires s'associaient pour alimenter par des cotisations modestes mais régulières des caisses de secours qui les aidaient en cas de malheur. Mais cette explication à elle seule est insuffisante. Une deuxième dimension, de caractère socioculturel, doit être prise en compte pour analyser les ressorts de l'économie sociale. En effet, la nécessité ne suffit pas à expliquer la mobilisation sociale qui est à la base de ses manifestations. L'identité collective, par l'appartenance à un même groupe dont les membres ont conscience de participer à un destin commun, forme un second registre d'explication déjà développé par Tocqueville au 19 e siècle (De Tocqueville, 1991). Celui-ci fait en effet de l’association une condition de la démocratie par l’engagement public qu’elle révèle et entretient. En ce sens, le dynamisme de l'économie sociale dans le monde ouvrier au XIXe siècle et au début du XXe siècle a été l'expression d'une culture de métier menacée mais traversée par l’exigence démocratique, puis d’une culture de classe certes dépossédée mais largement solidaire. C'est à partir d’une mouvance associative qu'ont émergé divers types d'organisations: des syndicats, des partis ouvriers, des mutuelles, des coopératives et des associations. Cet ensemble d'organisations du mouvement ouvrier ont fait œuvre collective –en dépit de leurs oppositions et différends- en contribuant à transformer la condition prolétarienne du siècle dernier qui était surtout faite de marginalité sociale, de précarité du travail et d'absence de droits 3 en condition ouvrière en obtenant certains droits sociaux et la reconnaissance d’organisations propres, puis, finalement, en transformant cette condition ouvrière en condition salariale par l'obtention d’une pleine citoyenneté à la faveur de protections sociales universelles de caractère public (Dubet et Lapeyronnie, 1992; Castel, 1995). Leurs membres étaient reliés par le travail, par une même culture populaire et par des luttes leur faisant vivre à tous ce que d'aucuns ont nommé une «intégration conflictuelle» (Touraine, 1973). Il y avait donc bien des identités collectives (ou à tout le moins une communauté de destin) génératrices d'institutions nouvelles qui ont constitué les premières souches de l'économie sociale. Contrairement à l'opinion assez répandue dans la gauche traditionnelle, l'économie sociale est née au sein de mouvements qui se voulaient des leviers de transformation sociale, mouvements également convaincus de la possibilité de faire vivre des rapports sociaux de solidarité dans et par des activités économiques 3. Une analyse convergente peut être faite pour l'économie sociale issue du monde rural. Ainsi, au Québec, les producteurs agricoles canadiens français, ont mis sur pied, il y a plus de cent ans, un mouvement coopératif remarquable de dynamisme dans la commercialisation d’une large partie de leur production4. Ce mouvement coopératif a été construit sur une identité socioculturelle forte mais peu reconnue, celle d'un peuple, les canadiens français. En cherchant par tous les moyens à commercialiser ses productions et à acheter ses intrants à des prix plus favorables que ceux 3 Cette dimension de levier de changement social a pu s'affaiblir avec le temps, comme l'indique l'évolution de certaines coopératives et mutuelles traditionnelles qui, en se développant et/ou en adoptant des stratégies économiques plus classiques, se sont plus ou moins éloignées des mouvements sociaux qui les avaient fait naître. Mais cet éloignement n'est pas le propre de l'économie sociale. Les syndicats et les partis politiques de gauche se sont également détachés de leur base sociale initiale et de l'impulsion du mouvement d'origine. Cette tendance a un nom: l'institutionnalisation, laquelle a ses avantages (la reconnaissance sociale), ses travers (l’encadrement normatif de l’État) et ses possibilités (la démocratisation du développement dans les secteurs où les initiiatves s’investissent). Voir à ce propos, notre réflexion sur l’institutionnalisation des initiatives des 30 dernières années dans l'expérience québécoise (Favreau et Lévesque, 1996: 165-182). 4 L’expérience québécoise de commercialisation collective de la production agricole est aujourd’hui mis à profit dans des pays d’Afrique et d’Amérique latine. Voir à ce propos le chapitre 6 sur le travail de l’UPA Développement international. 4 imposés par les grands négociants, ces agriculteurs misaient sur un développement économique autonome et affirmaient en même temps leur identité. Les mêmes facteurs se retrouvent dans l'histoire des caisses populaires Desjardins. La condition d'identité collective y était tout aussi présente. N'y avait-il pas une identité francophone et catholique à défendre face à une domination anglo-saxonne et protestante? Desjardins: 100 ans d'économie sociale dans le secteur du crédit et de l'épargne Le mouvement Desjardins a aujourd'hui, après 100 ans d'existence, 5,3 millions de membres, dont 4,8 millions au Québec et 1 300 caisses populaires et d'économie. Il couvre l'ensemble du territoire québécois, mobilise 18 000 dirigeants bénévoles et 32 000 employés. Il dispose d'actifs de plus de 77 milliards de dollars (CAN) formant ainsi la première institution financière québécoise avec 38,8% du crédit à la consommation, 27% de l'épargne personnelle et 24% du crédit commercial et industriel. Il a aussi des services dans les assurances, les fiducies et valeurs mobilières et investit dans les entreprises québécoises à partir d'Investissement Desjardins. Les analystes de la société québécoise et de son modèle de développement s'entendent pour dire que la cohabitation et la synergie de Desjardins avec l'économie publique québécoise (Hydro-Québec, la Caisse de dépôts, la SGF, le réseau de l'Université du Québec, etc.) ont constitué, sans contredit, des piliers du développement économique et social du Québec. Le Mouvement Desjardins est un exemple-type d'une forme de mobilisation sociale de la population canadienne française des débuts du siècle défavorisée par le système bancaire de l'époque et qui a su s’en donner un qui lui est propre: les premières caisses populaires sont nées au début du siècle (1901) sous l'impulsion d'Alphonse Desjardins à partir de l'expérience de l’économie sociale allemande et belge de Raiffaisen. Après plusieurs décennies de décollage lent et de peu d'impact structurant sauf au niveau micro, il a pris son élan définitif dans les années 60, élan qui n'a pas cessé depuis. (Lévesque, B. et al.(1997), Desjardins: Une entreprise et un mouvement?, Presses de l'Université du Québec, Québec) L'histoire du complexe coopératif de Mondragon au Pays Basque espagnol montre que cette grille d'analyse ne vaut pas seulement pour l'économie sociale la plus ancienne. On sait en effet à 5 quel point l'affirmation de l'identité basque a joué un rôle important dans la naissance et le développement de Mondragon, même s’il ne s’agit pas du seul facteur ayant favorisé son émergence. Au fond, les deux conditions ci-haut mentionnées étaient adéquatement remplies: la nécessité, c'était l'ensemble des besoins de reconstruction au lendemain de la guerre civile et de la Seconde guerre mondiale; l'identité collective, c'est cette réponse d'une culture, d'un peuple, face au risque de domination castillane. Ces deux facteurs expliquent dans une large mesure le dynamisme et, aujourd'hui encore, la vitalité de ce mouvement coopératif. Le Complexe coopératif de Mondragon au Pays Basque espagnol Mondragon est cette région pauvre du Pays Basque espagnol qui dans les années 50 relance son développement à partir quasi-exclusivement d'organisations et d'entreprises d'économie sociale. Le complexe coopératif à l'origine est composé d'une Caisse centrale d'épargne et de crédit liée organiquement à sept ou huit entreprises industrielles (appareils ménagers tels des frigos, poêles, etc.). Aujourd'hui, après 40 ans, la région dispose d'une main d'oeuvre salariée de 30, 000 personnes dans des entreprises et des organisations coopératives (usines, commerces, collège technique, hôpitaux, etc.). L'analyse confirme que Mondragon a su traverser la crise économique des années 70-80 autrement que partout ailleurs en Europe dans les même secteurs par sa capacité d'adaptation technologique et sa politique de requalification de la main d'œuvre (Belleville, 1987; Larranega, 1998). Finalement, un troisième facteur vient jouer, c'est celui des créateurs d'utopies: celle du socialisme communautaire d'un Owen, d'un Saint-Simon, d'un Fourier ou d'un Proudhon, celle du projet socialiste d'un Mauss ou d'un Jaurès ou celle des chrétiens sociaux tels Leplay ou Raiffensen. Ou encore des réalisateurs ou porteurs de projet qui tels les Pionniers de Rochdale ont su dégager des principes transversaux à l'ensemble de l'économie sociale. Bref, la pensée sociale de chaque époque, celle qui cherche à se démarquer, voir à établir une rupture avec la 6 pensée économique du capitalisme, influence, anime ou légitime la recherche de nouvelles avenues et l'ambition d'une transformation sociale d'ensemble. Des paramètres semblables jouent dans de nombreux pays du Sud où se développe une économie populaire et solidaire qui, à bien des égards, rappelle l'émergence de l'économie sociale dans les pays industrialisés. À titre d'exemple parmi tant d'autres possibles, Villa el Salvador au Pérou est une sorte de Mondragon latino-américain: 350 000 habitants en banlieue de Lima se sont donnés un aménagement du territoire qui combine l'organisation du voisinage par pâtés de maisons et l'organisation de services communautaires autour de 120 places publiques et d'un réseau de petites entreprises inscrites pour partie dans une dynamique d'économie solidaire5. En l'occurrence, la communauté de destin est sans doute moins fondée sur une identité culturelle très spécifique que sur une condition sociale largement commune et sur une appartenance territoriale précise, d'ailleurs aussi présente dans le cas de Mondragon6. En somme, la coopération et plus globalement l'ensemble de l'économie sociale, est fille de la nécessité mais aussi fille d'une identité collective: faite d'initiatives économiques lancées sous la pression de besoins cruciaux, l'économie sociale est aussi portée par une identité collective ou une communauté de destin forgée par des facteurs d'ordre culturel (de langue, de religion, de territoire comme espace de vie commune, etc.). Enfin, elle est inscrite dans la dynamique de mouvements intellectuels et sociaux porteurs d’une visée de transformation de toute la société, d’une société où le développement serait démocratique et équitable. 5 Voir l'analyse de l'expérience de Villa el Salvador au chapitre 5. Nous rejoignons ici les travaux de plusieurs chercheurs qui expliquent le lancement d'initiatives d'économie sociale par l'appartenance à des collectifs sectoriels ou territoriaux porteurs de cohésion sociale. Sur cette question voir notamment les travaux canadiens (Fairbain, 1991), américains (Christenson et Robinson, 1989 ; Perry, Stewart E., 1987) ou européens (Jacquier, 1992). Ces travaux ont mis en évidence le fait que lorsqu'il y a une identité sociale et culturelle très forte au sein d'une entreprise ou d'une collectivité, celle-ci garde beaucoup mieux ses spécificités, son autonomie et sa capacité d'action propre. 6 7 2. Les pratiques contemporaines d'économie sociale: la fin de l'éclipse. Si l'on veut bien prendre cette explication comme un premier éclairage, le redéploiement aujourd'hui de l’économie sociale pourrait alors s'expliquer par la réactualisation, sous des formes différentes, des conditions socio-économiques, des conditions socio-culturelles et des conditions intellectuelles propres à l’émergence de l’économie sociale d'hier. En effet, dans les pays du Nord, la condition de nécessité joue avec bien plus de force que dans la période dite des «Trente Glorieuses» parce que le modèle de développement de cette période est entré en crise. C'est en particulier, la transformation du rôle de l'État-providence dans de nombreux domaines et la crise de l’emploi qui ont fait émerger de nouvelles nécessités pour de plus en plus de personnes auparavant protégées. De nouvelles demandes sociales sont ainsi apparues, traduisant des besoins qui ne sont pas ou ne semblent plus être satisfaits de manière suffisante par le marché ou par l'intervention publique. Si l’économie sociale avait été au XIXe siècle une réponse en même temps qu’une adaptation fonctionnelle à l’économie de marché, en ce début de XXIe siècle, la nouvelle économie sociale est une réponse à l’incapacité conjointe du marché et de l’État à assurer protection sociale et plein emploi sur les bases qui l’avaient permis lors de la période d’expansion (1945-1975). Dans les pays du Sud, la crise structurelle ayant davantage fait de ravages, l'économie populaire, sociale et solidaire, comme stratégie de redéploiement, s'est peu à peu imposée avec encore plus de vigueur (Fall, 2000; Develtere, 1998). Dans les sociétés du Nord, la condition d'identité collective, le ferment social permettant de créer un effet de levier, pose sans doute davantage problème que la condition de nécessité. Une série de facteurs jouent contre cette identité collective: l'individualisme ambiant de même que la crise des dispositifs traditionnels de socialisation (la famille, l'école, le réseau de voisinage, le syndicalisme, l’action politique ouvrière, etc.). Ce qui est moins le cas des pays du Sud. Toutefois, il existe encore aujourd'hui un terreau où s'enracinent de véritables dynamiques 8 collectives et où naissent de nombreuses initiatives d'économie sociale. Ce terreau, c'est celui de la vie associative (et des nouvelles coopératives) qui bouillonne et prend des formes multiples dans toutes les sociétés au Sud comme au Nord, probablement plus au Sud d'ailleurs. Le foisonnement associatif contemporain n'est certes plus souvent l'expression d'identités collectives totalisantes. Mais il témoigne de prises de conscience collectives face aux défis présents. Les exemples les plus marquants sont sans doute: 1) au Nord, l’émergence de nombreuses initiatives de lutte contre la pauvreté de collectivités locales et régionales qui refusent de se laisser enfermer dans une culture d’assistance; 2) au Sud, la montée en puissance d'ONG et de gouvernements locaux engagés dans des projets de soutien au développement local et à l'économie sociale, dans des projets environnementaux, etc.; 3) la percée de thèmes comme ceux du «non profit sector» et de l'économie sociale, de la gouvernance locale, du capital social, etc. dans les grandes institutions ou conférences internationales tels le BIT et la Conférence de Copenhague sur la pauvreté en 1995. En toute éventualité, l'une des hypothèses centrales qui émane de plusieurs recherches réalisées ou en cours est la suivante: la vie associative, se prolongeant pour partie en développement coopératif et/ou mutualiste, est le creuset d'un possible renouvellement de l'économie sociale au Sud comme au Nord (Defourny, Develtere et Fonteneau, 1999). Comme le suggère l'expérience de plusieurs pays, sur dix ou quinze ans, les initiatives locales d'économie sociale et de développement local semblent être en voie de constituer un réseau socio-économique combinant des dimensions marchandes et non marchandes au sein d'activités productives traversées par une perspective d'économie solidaire, réseau soutenu par des États progressistes et/ou par des dispositifs de coopération internationale (ONG, coopération étatique décentralisée). Ces initiatives cherchent en effet à renforcer simultanément l'appartenance sociale à des communautés et la création d'emplois tout en remettant en question la «logique d'adaptation au mode de production marchand» (Laville, 1994). 9 En d'autres termes, tout en assumant une partie des contraintes liées à l'économie de marché, ces activités économiques essaient, dans un nombre considérable de chantiers (emploi, santé et services sociaux, éducation, loisirs, habitat, environnement, échanges commerciaux entre le Nord et le Sud...) de se distinguer qualitativement en regroupant des personnes en tant qu’associés d’une même entreprise poursuivant tout à la fois des objectifs sociaux et des objectifs économiques, en misant principalement sur un mode de gestion démocratique et en utilisant le capital disponible dans une perspective d'entrepreneuriat social ou collectif. C’est notamment sur ces initaitives nouvelles que nos enquêtes ont été menées en combinant inventaire d’initiatives, études mongraphiques des expériences les plus fortes,et informations chiffrées sur l’évolution de ces activités pour permettre, ensuite, des réflexions transversales sur l’apport spécifique de ce «pôle de développement» et sur l’horizon possible de ces initiatives. Ce qui nous amène à être plus explicite sur les différentes utilisations du concept d'économie sociale enfin sorti de son éclipse de plusieurs décennies et sur les pistes de réflexion auxquelles des recherches sur ce thème nous renvoient. 3. La nouvelle économie sociale dans les pays du Nord. Dans la plupart des pays, de nombreuses activités socio-économiques locales surgissent et entrent en relation, parfois de façon conflictuelle, avec des programmes publics: c'est la dynamique et l'expérience de la nouvelle économie sociale surgie pour beaucoup des mobilisations sur l’emploi et le développement de nouveaux services collectifs de proximité. Parfois même, ces initiatives ont précédé et contribué à faire naître de nouvelles politiques de la part des pouvoirs publics. Près de nous, c'est le cas, par exemple, de la politique de soutien au développement local/régional et à l'économie sociale qui a donné naissance aux Centres locaux de développement (CLD)7. 7 Sur cette nouvelle économie sociale et sur le développement local dans le Québec de l’après Sommet du gouvernement (1996), voir notre livre sur les filières de l’économie sociale, de l’action communautaire et du développement local (Comeau, Favreau, Lévesque et Mendell, 2001). Pour une vue d’ensemble sur plusieurs pays d’Europe et le Canada (Québec), voir Defourny, Favreau et Laville (1998). 10 D'une manière générale, ces initiatives jouent un rôle important dans la mise en oeuvre des nouvelles politiques publiques, très souvent sur le mode de l' «implication négociée», car les différents dispositifs se fondent souvent sur des logiques différentes, parfois même contradictoires, ce qui induit la nécessité de gérer différentes tensions : entre s’associer au service public dans le cadre d'une démarche partenariale et la tentation durable d'instrumentalisation par l'État dans un cadre de sous-traitance; entre une nouvelle politique décentralisée où des initaitives locales assument des responsabilités partagées avec l’État et l’ancienne manière centralisée de faire les choses; entre la reconnaissance durable des initiatives dans des processus de longue durée et le caractère provisoire d’un soutien de l’expérimentation par les pouvoirs publics,. Au cours des deux dernières décennies, cette nouvelle économie sociale au Nord est ainsi devenue le lieu d'un enjeu crucial: celui du renouvellement des formes d'intervention pour faire face aux nouveaux besoins des collectivités locales. La mobilisation sociale à laquelle elle a donné naissance a donc été particulièrement forte depuis le début des années 1980. Elle s’est réalisée autour de types différenciés d'initiatives parmi lesquels nous retrouvons: a) des initiatives de formation à l'emploi à partir d'associations à visée pédagogique favorisant des apprentissages divers liés au marché du travail (Assogba, 2000; Beaudoin, 1999) ou des entreprises d'insertion socio-professionnelle, à l'intérieur desquelles se font, la plupart du temps, des passages en situation de travail – de durée variable – devant permettre à terme de se trouver un emploi sur le marché classique du travail (Defourny, Favreau et Laville, 1998); b) des initiatives de développement de services de proximité de type services de garde, restauration populaire, aide à domicile, logement social… (Boucher, 2001; Fréchette, 2000; Jetté et alii 2000) 11 c) des initiatives territorialisées de revitalisation économique et sociale croisant, à l'intérieur d'un processus d'intervention multi-activités, des acteurs divers engagés sur le territoire dans la mise sur pied et le soutien -mais non exclusivement- d'entreprises d'économie sociale (Comeau, Favreau, Lévesque et Mendell, 2001; Favreau et Lévesque, 1996). Qu’il s’agisse des «entreprises communautaires» au Royaume-Uni et au Canada, des «sociétés d’emploi et de qualification» en Allemagne, des «entreprises de formation par le travail» en Belgique, des «régies de quartier» françaises ou des «coopératives sociales» en Italie, en Suède au Royaume-Uni ou des CDÉC au Québec, ces expériences récentes de l’économie sociale au Nord sont le produit d’une rencontre de l’association et de la coopération (Perri 6 et Vidal, 1994). Cette nouvelle économie sociale est plus ou moins proche, selon les cas, des composantes «historiques» de l'économie sociale (Defourny et Monzon Campos, 1992; Vienney, 1994 ; Laville, 1994; Bidet, 1997) parce qu’elle dispose, pour l'essentiel, des mêmes grands traits distinctifs par rapport à l’entreprise privée: a) des finalités qui ne sont pas de servir les intérêts de détenteurs de capitaux mais de remplir des fonctions sociales, au sens où l'activité vise à assurer viabilité économique et utilité sociale; b) des acteurs qui s’associent pour créer des entreprises qui répondent aux besoins de base d’un groupe ou d’une collectivité locale; c) des structures et des règles orientées vers la participation démocratique et qui ne répartissent pas le pouvoir en fonction du capital détenu; d) des activités de caractère entrepreneurial au sens où la production de biens ou de services se développe sur les marchés (privé ou public) permettant ainsi d’assurer aux associés d’autofinancer leur entreprise tout en misant sur l’apport des solidarités rapprochées. 12 De telle sorte qu'en pratique on se retrouve avec 1) des entreprises qui sont, à l'origine, des regroupements de personnes avant que d'être des regroupements de capitaux; 2) des entreprises et des organisations dont la propriété est collective, propriété des usagers et/ou des salariés; 3) des entreprises caractérisées par un fonctionnement démocratique inscrit dans un statut juridique d'association, de coopérative ou de mutuelle; 4) des entreprises dans lesquelles le patrimoine est collectif, les surplus, profits et ristournes étant de caractère inaliénable; 5) des entreprises dans lesquelles généralement on retrouve une catégorie nouvelle d'acteurs, des gens issus de milieux qui n'ont généralement pas baigné dans la culture entrepreneuriale ni dans un environnement favorable à leur participation directe sur le terrain de l’entreprise. Tel est le sens premier et fondamental attribué à l'économie sociale aujourd'hui. À partir de cela, plusieurs variantes de cette définition de base sont possibles les unes insistant plus sur la dynamique organisationnelle et sur le modèle coopératif (Vienney), d'autres sur la dimension politique et sur les pratiques liées aux services de proximité (Laville, 1992 et 1994), d'autres encore sur sa contribution économique et institutionnelle (Bidet, 1997; Defourny et Monzon Campos, 1992) ou sur sa contribution sociale au développement (Desroches, 1976; Draperi, 1998). Il est aussi permis, dans un deuxième temps, de pousser un peu plus loin la réflexion en mettant en relief que ces initiatives, dans certains cas, finissent par servir de tremplins à de nouvelles formes de régulations sociales liées au développement de la gouvernance locale, de l’aménagement du territoire et de la création d’entreprises (Lévesque, 2001 :72). Ce qui nous rapproche des travaux de la nouvelle géographie économique (Pecqueur, 2000; Demazière, 2000; Benko et Lipietz 2000; Benko, 1998) autour des systèmes locaux de production, des territoires comme milieux innovateurs, etc.mais aussi des travaux de politologues sur la reconfiguration de l’État-providence (Noel, 1996; Vaillancourt, 2000). 13 4. Conceptualisation de l'économie sociale à partir de l'expérience des pays du Nord Au Nord, le concept est très ancien. Il remonte, chez les économistes comme chez les sociologues, au 19e siècle: en économie, le concept désignera dans un premier temps une approche particulière de l'économie politique (Gide) ou une économie du social axée sur la distribution (Walras), pour «progressivement porter sur les entreprises et les organisations qui prennent en considération les questions éthiques et sociales, soit les coopératives, les mutuelles et les associations» (Lévesque et Mendell, 1999:3). En sociologie, ce concept aura de l'intérêt pour les socialistes comme Mauss et Jaurès. Weber et Durkheim y feront positivement référence mais Marx, en lutte contre le socialisme utopique popularisé par Owen, Saint-Simon, Fourier et Proudhon, aura tendance à s'en méfier. Plus tard, c'est la tendance communiste qui, plutôt que de considérer les activités économiques des coopératives, mutuelles et associations comme autant de moyens de favoriser l'«émancipation ouvrière» y verra un détournement de la lutte contre le capital (Laville, 1999). Aux yeux de ce courant, seuls les syndicats et leur parti, le parti communiste pourront véritablement défendre la classe ouvrière. Les sociaux chrétiens et les socialistes n'en continueront pas moins de penser pertinent ce mode d'intervention. Ce qui, notamment, donnera lieu à la multiplication des mutuelles et l'influence souvent déterminante de celles-ci dans la mise en place des premiers systèmes publics de protection sociale en Europe. Avec la crise du socialisme réel dans les pays de l'Est, avec celle de l'État-providence dans les pays capitalistes de l'Ouest, avec la crise générale des étatismes comme stratégies de développement économique et social dans les pays du Sud, mais aussi avec les aspirations de groupes sociaux à des manières différentes d'entreprendre, on assiste aujourd'hui à une réinvention de l'économie sociale au Nord comme au Sud pour repenser les termes du développement économique et social sur la base d’une reconfiguration des rapports entre le marché, l’État et la société civile, notamment autour de la notion d’économie plurielle (Aznar et alii, 1997; OCDE, 1996). 14 Pour pousser plus loin la conceptualisation entourant l'économie sociale, on peut avancer avec E. Bidet (1999), qu'après s'être alimentée au XIXe siècle à des sources intellectuelles et politiques diverses: des socialistes utopiques, des chrétiens sociaux, des libéraux, des coopérativistes ou encore des socialistes, au XXe siècle, les approches de l'économie sociale se sont précisées pour arriver jusqu'à nous (années 80-90), en faisant de l'économie sociale un secteur économique spécifique. C’est dire par là que tout un pan de l'économie a pris ses distances ou s'est démarqué des lois du marché et de la régulation publique en se positionnant dans «un mode de production et d'affectation des bénéfices» qui lui est propre et en mettant en oeuvre des principes d'organisation où «la non-domination du capital se traduit dans les statuts» de ces entreprises. C’est dans cette foulée qu’on retrouve les travaux de Demoustier (2001), Defourny et Monzon Campos, (1992), de Vienney (1994) et de Gui (1991). Une seconde approche dite d’économie solidaire s'intéressera davantage à l'économie sociale émergente, instituante plutôt qu'instituée en mettant l'emphase sur son utilité sociale et sa dimension politique plus que sur sa capacité de produire même autrement. Ici la question posée renvoie au rôle et à la légitimité de ces initiatves à côté de l’État et du marché, voire même contre ces derniers, initiatives souvent mieux placées pour répondre aux nouvelles demandes sociales, pour créer du lien social et pour contribuer à créer de nouvelles régulations sociales (Defourny, Favreau et Laville, 1998; Lipietz, 1996 et 2001; Laville, 1994). Mais y a-t-il véritablement un espace pour ce type d’initiatives à côté du marché et de l'État? Dans une approche comme dans l'autre, la proposition sous-jacente réside dans l'existence d'un espace inédit d'innovation sociale au coeur de la crise de la société salariale et des étatismes industriels, espace éclipsé pendant la période des «Trente Glorieuses». Le marché et l'État demeurent insuffisants pour trouver des réponses aux problèmes actuels (montée de l'exclusion, bureaucratisation du service public...), pour repérer les nouveaux besoins sociaux mais aussi pour faire émerger de nouvelles formes d'organisation de l'entreprise répondant mieux aux aspirations 15 de ses travailleurs et de nouvelles formes de gouvernance territoriale prenant mieux en compte les aspirations des populations. Ce secteur, institué ou instituant (pour reprendre les termes de Desroche) est-il important? Économiquement parlant, il n’est pas un poids lourd. Il ne représente que 8 % de l'économie des pays développés en termes d'emplois (CIRIEC, 2000)8. À une différence près et elle est majeure : les services dans des secteurs aussi stratégiques que l'éducation et la santé, les services sociaux, l'environnement ou la culture sont oocupés par l’économie sociale, souvent à plus de 50% (Salamon et Anheir 1998). Sans compter qu’au plan social et sociopolitique, dans plusieurs sociétés, surtout au Sud, des régions entières ou des communautés locales devenues incertaines de leur avenir, vont pouvoir continuer d'avancer et se moderniser plutôt que de stagner, voire même décliner. Palliatif diront alors certains, plutôt fer de lance diront d’autres. C’est ce que nous verrons plus à fond dans cet ouvrage. 5. La nouvelle économie sociale dans les pays du Sud. Au cours des dernières décennies, avec l’aggravation de la crise économique et la mise en œuvre des réformes économiques dans la plupart des pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, les phénomènes de pauvreté et d’exclusion sociale ont pris une ampleur considérable. La restructuration obligée des États (par les programmes d’ajustement structurels du FMI) et la contraction induite des dépenses publiques ont conduit les pouvoirs publics à diminuer la part des budgets nationaux consacrée aux services sociaux de base, de sorte que des secteurs essentiels au développement à long terme - tels que l’alimentation, la santé et la sécurité sociale, l’éducation et 8 Quoiqu’il ne faille pas sous-estimer son importance : l’enquête du CIRIEC menée à l’échelle européenne avance des données fort significatives : près de 9 millions d’emplois (8 879 546) pour les 15 pays de l’Union Européenne avec des pointes pour certains pays tels les Pays-Bas (16.64% de l’emploi salarié du pays) ou le Danemark (13.85%). Pour le Québec, voir les travaux du Comité sectoriel de la main d’œuvre en économie sociale et en action communautaire (CSMO) et l’étude du MIC (Direction des coopératives, 1998). Dans le premier cas, 154,000 emplois associatifs sont répertoriés (Moreau, 2001) et dans le second 70,000 emplois coopératifs. Autrement dit plus de 220,000 emplois, ce qui nous situe dans la moyenne européenne. 16 l’habitat – se sont vus fortement menacés. Une partie croissante de la population a basculé dans les activités informelles (qui forment aujourd’hui dans la plupart des pays du Sud 50 à 70% de l’économie) se trouve de ce fait quasiment exclue des circuits économiques et sociaux traditionnels qui, il n'y a pas si longtemps, produisaient, à l'aide des États, des services collectifs de base qui se voulaient accessibles à tous. La marge de manœuvre des Etats des pays du Sud, dans leur fonction de redistribution, a été réduite à sa plus faible expression. Les populations de ces pays se retrouvent ainsi plus que jamais contraintes de développer elles-mêmes de nouvelles formes de solidarité et d’entraide, économiques et sociales tout à la fois, afin de résoudre les problèmes les plus cruciaux auxquels elles sont confrontées. C’est pourquoi, depuis plus ou moins deux décennies, nous assistons à un véritable foisonnement d’organisations économiques populaires dans le sillage des mouvements paysans et ouvriers, des mouvements de développement local et communautaire, souvent dans le creuset des activités de l'économie informelle. Ces organisations se développent sans guère compter, du moins à court terme, sur l'intervention publique et s’inspirent généralement d’initiatives et de pratiques préexistantes. Bien que nombre d’entre elles soient longtemps restées dans l’ombre, en raison notamment de leur caractère généralement très localisé, ces nouvelles formes de solidarité commencent progressivement à être considérées comme un point d’ancrage essentiel pour un développement économique durable. Dans les zones rurales et urbaines, à côté des structures publiques et du secteur privé, se développent une multitude d’organisations (coopératives, mutuelles, associations, regroupements villageois, groupes de solidarité sociale, etc.) qui cherchent à se construire un réel pouvoir économique et une influence plus marquante dans la vie publique. C’est dans ce sens que l’on parle volontiers, à l’heure actuelle, de l' «émergence» d'une économie populaire, sociale et solidaire dans les pays du Sud laquelle, à bien des égards, s'apparente à l'économie sociale des pays du Nord. 17 L'érosion des compromis sociaux et la remise en question des règles institutionnelles comme des types dominants de régulation économique et sociale qui ont constitué la base des modèles de développement de l'après-guerre tant au Sud qu'au Nord constituent le cœur de la crise actuelle. C'est dans cette mouvance générale que les mouvements sociaux ont commencé (recommencé) à occuper et à créer un espace d'innovation et de transformation sociale au cœur de la crise, notamment en matière de développement local et d'économie sociale. Ce qui nous amène à formuler dans le cadre de cette hypothèse générale les trois propositions suivantes: 1) Le développement local et l'économie sociale deviennent de plus en plus important dans le nouveau paysage économique et social mondial où on assiste à la montée d'une société civile à l'échelle mondiale (multiplication des ONG et des associations) qui cherche tout à la fois à résister à la mondialisation néolibérale et à construire une autre mondialisation. 2) Le local est un nouveau local, l'économie sociale est une nouvelle économie sociale : le territoire d'appartenance, les fonctions, les acteurs et les dispositifs du «local» ne sont plus les mêmes. Il ne s'agit ni d'un développement local par en haut (issu de l’aide internationale), ni d'un développement par en bas de type alternatif. Il est plus transversal, met à contribution des acteurs différents répondant à des logiques d’actions diverses. La nouvelle économie sociale a aussi de nouveaux acteurs (jeunes, femmes, associations de quartier, écologistes) et de nouveaux dispositifs (entreprises sociales, entreprises communautaires, coopératives de solidarité où usagers et salariés sont conjointement engagés, etc.). 3) Ce nouveau «local» et cette nouvelle économie sociale (aussi dénommée économie solidaire) sont susceptibles d'ouvrir de nouvelles voies à la lutte contre la pauvreté et, plus largement, à la démocratisation du développement. 18 Mais cette hypothèse et les trois propositions qui l'accompagnent nous renvoie à des approches internationales différentes aujourd'hui, celle de l'économie sociale proprement dite et celle du «non profit sector». Voyons de plus près ce que ces deux approches ont à nous dire pour nous aider à démontrer, analyser et débattre de cette hypothèse et des trois propositions que nous avancons. 6. Deux approches des organisations économiques populaires du Nord et du Sud. Ces initiatives diverses forment un ensemble que l'on peut nommer «organisations économiques populaires» (Ortiz, 1994 et Razeto, 1990) a finalement attiré l’attention des économistes et des sociologues: l'approche dite «non profit sector», d'origine et de culture anglophone (principalement américaine), et l'approche dite d’«économie sociale et solidaire», d'origine et de culture francophone, se disputent l’interprétation et le sens à donner à ces initiatives devenues de plus en plus importantes. Quelles sont les convergences et différences, avantages et inconvénients des deux approches? Ces deux courants marquent actuellement la scène internationale en matière de recherche sur les «organisations économiques populaires» des pays du Sud. La première direction de recherche est celle du courant Hopkins (Salamon et Anheir, 1996 et 1998; Archambault, 1996) de Washington qui, depuis une dizaine d'années, s'attache surtout à mesurer la présence et l'importance (poids économique), aux côtés de l'État et du marché, de cette autre réalité qualifié de secteur «non profit» tant pour les pays du Nord que du Sud: estimation et évaluation du nombre d'entreprises (associatives), du nombre d'emplois, du nombre de membres et de bénéficiaires; évaluation de la structure de financement, de la valeur imputable au bénévolat, etc. Courant anglo-saxon mais plus précisément américain, il dispose, à l'échelle internationale, d'un tremplin majeur, d'une association montante, l'«International Society for the Third Sector»(ISTR) et des entrées dans certaines institutions internationales (Banque mondiale et FMI). 19 La seconde direction de recherche est celle du courant ainsi nommé «Économie sociale et solidaire»9 qui, depuis une dizaine d'années, s'applique surtout à comprendre celle-ci, en prenant en compte d'autres composantes que les seules associations soit les coopératives et les mutuelles, en les mettant en perspective comme partie des réponses à la crise économique et à l'affaiblissement des États, au Nord (Defourny, Favreau et Laville, 1998; Laville, 1994) comme au Sud (Defourny, Develtere et Fonteneau, 1999). Courant à l'origine francophone et latin, il dispose de relais au plan international (le CIRIEC international par exemple). Il a des entrées dans certaines institutions internationales (le BIT par exemple) et différents réseaux internationaux d’économie sociale et solidaire. Au plan analytique, le courant du «non profit sector» offre certains avantages: 1) le critère de détermination des entreprises sans but lucratif qui se formalise autour d'un statut organisationnel différent de celui des entreprises privées ou publiques (règles d'incorporation et règles de fonctionnement démocratique, ) rejoint l'approche du courant institutionnel de l'économie sociale (Vienney, 1994). 2) Le critère d'indépendance par rapport au marché et à l'État est convergent avec l'ensemble des approches de l'économie sociale. 3) Le critère d'adhésion volontaire et de participation bénévole dans les instances de direction de ces entreprises est similaire dans le courant «non profit sector» comme dans celui de l'économie sociale. Mais il affiche aussi quelques lacunes: 1) il sous-estime l’encastrement social de ces organisations et de ces entreprises dans leur rapport aux communautés, à ses réseaux informels et formels, à son «capital social» et à son économie locale (Evers, 1998). Par là il ignore de nombreuses initiatives de caractère émergent 9 Le CIRIEC, la Revue internationale d’économie sociale (RIES) de France et la revue Économie et Solidarités, le CRISES au Québec, le CRIDA en France, le CES en Belgique, etc. 20 dont il faut aussi étudier le potentiel et les conditions de démarrage, de soutien et de développement. 2) il centre son intérêt sur le rôle de prestataire de services de ces entreprises et organisations (réponse à des besoins sociaux non satisfaits) au détriment d'autres rôles: a) au niveau micro, leur contribution de socialisation et d'école de démocratie, en d’autres termes, leur capacité de cohésion sociale, d'anticipation, de prévention et de développement des collectivités; b) au niveau macro, la capacité de participation à l'élaboration d'un nouveau contrat social. 3) il exclue pratiquement toute la branche entrepreneuriale de ce secteur, c’est-à-dire les coopératives et ne tient compte que de certaines mutuelles. Or on ne voit pas très bien les raisons de l'exclusion des coopératives et des mutuelles. Elles sont toutes, aussi constitutivement que les associations, porteuses de finalités et de modalités d'organisation les inscrivant dans une logique d'intérêt général. Au plan analytique, le courant «Économie sociale et solidaire», auquel nous participons pour l'essentiel, présente certains avantages: 1) Le courant «économie sociale et solidaire» cherche à rendre compte d’un triple processus : a) le processus de croisement d’objectifs sociaux et économiques au sein d’entreprises; b) le processus démocratique interne de ces organisations, caractéristique centrale de ces entreprises; c) l'apport de ces entreprises et organisations dans la démocratisation économique des sociétés10. 2) Le courant «économie sociale et solidaire» réfère à trois grandes familles d'organisations plutôt qu'à une seule soit les mutuelles, les coopératives et les associations (voir le tableau qui suit). Mais, sauf exception, il ne veut pas s'en tenir aux cadres juridiques 10 Dans la consultation (par sondage et séminaire) opérée par l’équipe de recherche sur l’économie sociale dans les pays du Sud (sous la direction conjointe de Defourny et Develtere) auprès d’une cinquantaine de chercheurs de 25 pays dont 17 du Sud, c’est ce triple processus qui rendait le concept d’«économie sociale» plus accueillant. À ce propos , voir Defourny et alli (2001) , L’économie sociale comme outil de lutte contre la pauvreté (volume 1). Groupe de recherche sur la société civile et l’économie sociale (STEP-BIT), Université de Liège, 137 pages. 21 d'opération de ces organisations, prenant en compte tout autant les «entreprises sociales» émergentes ou «entreprises communautaires» que les initiatives de développement économique communautaire (le «community development») ou les services de proximité, ce qu'on nomme aujourd'hui de plus en plus comme étant une nouvelle économie sociale (NÉS). 3) Le courant «économie sociale et solidaire» dispose, particulièrement en Europe mais aussi en Amérique du Nord (notamment au Québec), d'une longue trajectoire historique, ses premières initiatives structurantes remontant aussi loin qu'au début de la révolution industrielle, ce qui a donné lieu à un certain nombre de travaux d'histoire fort appréciables (Gueslin, 1998). 4) Le courant «économie sociale et solidaire» dispose d'une trajectoire qui lui donne une perspective internationale progressiste à partir de son ancrage dans les mouvements sociaux (anciens et nouveaux). Il est lié, en aval, à la réflexion sur les mouvements sociaux (mouvement syndical, mouvement associatif des jeunes, des femmes et des écologistes depuis plusieurs décennies) et, en amont, à la réflexion de chercheurs et de dirigeants qui refusent le capitalisme et le néolibéralisme comme seule voie de développement. Les trois grandes familles de l'économie sociale Association Objectifs (avec l'utilité Coopérative offre de service aux offre priorité sociale l'activité rentabilité) sur de biens Mutuelle ou offre de services aux à membres et/ou à la services aux membres membres et à leur de collectivité (ex. coopérative sa travail) ou à de famille la collectivité (ex. coopérative de solidarité) 22 Activités biens et collectifs services biens sur et services services collectifs les marchands de protection sociale marchés (public ou privé) Organisation conseil démocratique d'administration élu et des membres (répartition pouvoir) du assemblée assemblée générale assemblée (une des membres générale personne, une voix) des membres générale (une personne, une voix) (une personne, une voix) Mode d'affectation Réinvestissement du surplus dans l'organisation Ristourne aux Réinvestissement membres et dans l'organisation et réinvestissement dans fonds de réserve l'organisation Acteurs ou porteurs Regroupement de Regroupement de de projets Regroupement de personnes (qui ne personnes (qui ne personnes (qui ne détiennent pas de détiennent pas de détiennent pas de capital) capital) capital) Source: adaptation et modification d'un tableau de l'ouvrage de Defourny et Develtere (1999: 37). Le courant «économie sociale et solidaire» pose néammoins quelques problèmes notamment celui de présenter, dans certains cas, la coopérative classique comme modèle principal de référence (Vienney, 1994), d'où la difficulté à s’emparer des nouvelles dynamiques comme celles des coopératives sociales à l'italienne ou des corporations de développement communautaire à la québécoise ou la place à accorder aux organisations économiques populaires des pays du Sud. 23 Au bilan, ces deux courants, celui du «Non profit sector» et celui de l'«Économie sociale et solidaire», contribuent cependant à leur manière à sortir ces intiatives socio-économiques de la marginalité tant dans la place qu'il lui est accordée dans l'espace public qu'en matière de recherche en sciences économiques et sociales. À cet effet il convient de ne pas trop les opposer car ils permettent tous les deux, souvent de façon complémentaire, d'examiner le potentiel de ces initiatives dans l’élaboration d’un nouveau modèle de développement démocratique et équitable. L'économie sociale est profondément liée aux mouvements sociaux en dépit du préjugé persistant sur sa liaison avec les pouvoirs publics et donc d’une supposée faiblesse de capacité de changement social. Elle a historiquement été l'objet d'incompréhensions ou de désaccords avec d’autres composantes des mouvements sociaux dont elle tire son impulsion. Ces malentendus, incompréhensions et désaccords proviennent en partie d'une méconnaissance de son positionnement social de fond: les initiatives de l'économie sociale ont donné naissance à un ensemble d'organisations et d'entreprises historiquement et fondamentalement issues du mouvement ouvrier au même titre que les syndicats ou les formations politiques de gauche. Ces organisations ont les mêmes qualités et les mêmes défauts dont ces mouvements sont porteurs. Et elles sont aussi plurielles que ces mouvements dans ces fondements (plusieurs formes et orientations du syndicalisme, plusieurs types d'organisations et d'entreprises, plusieurs partis et mouvements de gauche l'ont influencé), la plupart des tendances y ayant participé avec plus ou moins de force et d'intérêt selon les pays et les périodes. L’économie sociale a, historiquement, participé au combat socialiste. Mais tout comme l’ensemble des mouvements sociaux, par ces temps d’incertitudes sur les voies à suivre en matière de développement, les organisations et les entreprises de l’économie sociale, au Nord comme au Sud, s’interrogent à nouveau sur leur contribution à ce développement. Sur quoi repose aujourd’hui le «développement» de nos sociétés? Qu’est ce que le «développement» 24 aujourd’hui? Doit-on encore parler de «développement» et de «démocratie», notions jugées par certains trop occidentales? C’est ce dont nous traiterons dans le prochain chapitre. 25