HIGHLIGHTS 2002 Forum Med Suisse No 1/2 8 janvier 2003 15 Médecine intensive: faisable, souhaitable ou pas du tout? Reto Stocker Correspondance: Pr Reto Stocker Universitätsspital Rämistrasse 100 CH-8091 Zürich La médecine intensive – maintenant élevée au rang d’une discipline autonome avec un titre de spécialiste – se trouve plus que jamais dans le champ de tension entre faisable et souhaitable, où le faisable est en partie plus facile à définir que le souhaitable. Ce développement est renforcé par l’introduction de nouvelles technologies onéreuses (par exemple divers procédés de remplacement temporaire de la fonction d’organes en cas de troubles de la fonction hépatique, rénale, pulmonaire ou cardio-circulatoire) et de nouveaux médicaments (exemples d’actualité: protéine C activée, nouveaux antibiotiques à large spectre, facteur VII activé, etc.) qui, lorsqu’ils sont utilisés au bon moment, au bon endroit, et administrés au bon patient avec un traitement de base optimal, peuvent avoir une grande influence sur la morbidité et la mortalité; mais qui, lorsqu’ils sont utilisés au mauvais moment ou au mauvais endroit ou appliqués au mauvais patient et/ou avec un traitement de base inadéquat, peuvent entraîner un prolongement des souffrances et une issue inacceptable avec, selon les circonstances, une augmentation massive des coûts. Une vérité centrale acquise grâce à de nombreuses années d’activité et d’expérience dans le domaine de la médecine intensive est que dans les situations médicales complexes, il n’existe presque jamais de vérité, mais uniquement des probabilités. Cette connaissance nous place toujours encore dans une position inconfortable lorsqu’il s’agit d’argumenter en face de nos partenaires, car on ne peut en effet que rarement utiliser les affirmations telles que «assurément», «bien sûr que non», «toujours» ou «jamais». En raison des systèmes complexes auxquels nous avons à faire, la certification d’un procédé thérapeutique par une évidence claire est extrêmement difficile, de même que prononcer de manière sûre une affirmation pronostique de caractère individuel. En tant que domaine de recherche, ce travail d’attestation est peu honoré, la plupart de ces questions devant faire l’objet d’études multicentriques. Et pourtant, au médecin des soins intensifs échoit de plus en plus la tâche de triage, car les groupes intervenant avant et après dans la prise en charge ont plutôt tendance à éviter ces questions pour des raisons d’ailleurs en partie tout à fait honorables. Bien que la médecine intensive s’investisse depuis des années dans les questions de l’évi- dence et de l’assurance de la qualité, elle manque toujours d’instruments essentiels qui lui donneraient la possibilité d’avancer à pas aussi sûrs que le font les collègues de diverses autres spécialités, où les causes et les effets apparaissent très exactement connus et peuvent être précisément nuancés dans les cas individuels. Nous devons au contraire souvent nous contenter d’un «peut-être» – qui revêt un caractère tout à fait décisif – et répondre à l’exigence de sûreté dans les décisions thérapeutiques (que nous demandent nos partenaire) seulement sur la base d’évaluations de probabilités, et en fonction des données de la littérature et de notre propre expérience. Pour couronner la difficulté, il y a le fait que de temps à autre, un succès médical peut représenter une catastrophe du point de vue social. Nous devons (et voulons) en effet aussi nous occuper des questions d’évaluation de la qualité de vie des patients, dont le propre jugement ne recouvre souvent pas celui des personnes extérieures à la situation. Nous constatons toujours plus qu’une pure survie ne peut pas toujours être l’objectif ultime du traitement. La palette des options thérapeutiques s’élargit toujours plus, au fur et à mesure d’ailleurs que se modifie la structure d’âge de notre population, «gratifiant» la «médecine de pointe» d’un nombre croissant de patients chez lesquels l’équilibre entre utilité thérapeutique, pronostic, qualité de vie et montée inexorable des coûts de la santé n’est pas toujours clair ni facile. C’est justement en médecine intensive qu’une durée de traitement prolongée avec en fin de compte une mauvaise issue absolue ou qualitative devrait être évitée, notamment en raison de la prolongation des souffrances et de la dilapidation des ressources que cela entraîne. Mais la sûreté de l’issue étant souvent absente, on ne peut faire alors que des supputations de probabilités, mettant en exergue l’importance primordiale de parvenir à un consensus établissant combien de patients nécessitant quel déploiement de moyens seraient en droit d’être traités inutilement pour qu’un d’entre eux survive. Cette problématique est cependant consciemment occultée précisément par les nombreux hérauts de la santé qui se prévalent de savoir comment la spirale des coûts devrait être freinée; mais dans nos rangs aussi, on fait encore trop souvent dépendre le sentiment de sa valeur personnelle de la survie du patient, sans considé- HIGHLIGHTS 2002 Forum Med Suisse No 1/2 8 janvier 2003 ration du pronostic ou de la qualité de vie à court et moyen terme, paramètres d’ailleurs encore mal définissables. La pression accrue sur les coûts de la médecine ne s’arrête évidemment pas à la médecine intensive – une des disciplines médicales les plus onéreuses. Il est d’autant plus important que cette spécialité accorde une priorité absolue à la qualité des soins et favorise un gain d’expériences grâce à un «case load» approprié. La qualité des soins ne peut être assurée que par un personnel muni d’une solide formation spécialisée de base, postgraduée et continue. Cela a de nouveau été démontré dans la revue systématique de Pronovost et al. Ce travail a en effet montré que là où les stations de soins intensifs étaient dirigées par des médecins spé- cialisés en médecine intensive, on avait réussi à obtenir une réduction de la mortalité hospitalière de 29%, respectivement de 39% dans les Unités de soins intensifs, et que, de plus, les durées d’hospitalisation avaient pu être réduites aussi bien dans les Services généraux que dans ceux de soins intensifs [1]. On ne comprend que mieux pourquoi la médecine intensive ne peut pas être pratiquée sur le pré mais réclame toujours plus un engagement interdisciplinaire spécialisé. Cela devrait aussi contribuer à ce que la façon de penser «mon patient» de certains collègues soit remplacée par la conception d’une prise en charge professionnelle médicale centrée exclusivement sur l’intérêt bien compris du patient. Références 1 Pronovost PJ, Angus DC, Dorman T, Robinson KA, Dremsizov TT, et al. Physician staffing patterns and clinical outcomes in critically ill patients: a systematic review. JAMA 2002; 288:2151–62. 16