Les courants psychopathologiques et psychiatriques et l

publicité
LES COURANTS PSYCHOPATHOLOGIQUES
ET PSYCHIATRIQUES ET L’ANTHROPOLOGIE SPIRITUALISTE
AU MILIEU DU XXe SIÈCLE
Nous proposons d’aborder une réflexion sur les relations entre les grands courants
psychopathologiques et psychiatriques du milieu du xxe siècle et les différentes conceptions d’anthropologie philosophique. Ces courants ont contribué aux connaissances de la structure de l’homme. Et les grandes œuvres de psychiatrie phénoménologique
ont non seulement apporté des données fondamentales sur la psychopathologie des
troubles psychiques, mais ont également ouvert la clinique sur les perspectives ontologiques.
Ce sont les relations entre les dimensions psychopathologiques et les données
philosophiques que nous nous proposons d’aborder dans une perspective historique.
En effet, en prenant en compte l’apport des grandes philosophies existentielles, ces
courants nous apportent une conception de l’organisation structurale de l’homme et
de la personnalité.
Ils apportent ainsi une conception anthropologique particulière où les dimensions structurelles somatiques, psychiques et noétiques de l’esprit sont articulées.
Nous considérerons les perspectives de l’anthropologie existentielle de cette discipline qui contribue à élaborer une conception de l’homme où vont être en relation
les données de la psychologie, de la psychopathologie, de la biologie, des sciences de
l’éducation, de la sociologie, du droit, etc.
L’anthropologie dans l’essentiel c’est donc la conception de l’homme, c’est-à-dire
un ensemble de représentations capable de rendre compte de l’origine, de la genèse,
de l’organisation et de l’évolution de l’homme, en prenant en compte le corps, le psychisme et le noétique, et la trajectoire existentielle de la personnalité.
L’anthropologie, c’est donc l’ensemble synthétique des représentations de l’homme
capable de rendre compte de sa situation par rapport à lui-même, par rapport à ses
perspectives existentielles et spirituelles, et par rapport au monde. On parle aussi d’anthropologie du judaïsme, d’anthropologie existentielle, matérialiste, spiritualiste, etc.
Jung contribua beaucoup à mettre en pratique ces recherches dans son cercle d’étude
pluridisciplinaire. Beaucoup de disciplines s’y trouvaient réunies : histoire (L. Massignon), biologie, psychologie, esthétique (Zucherland), physique (Max Knoll), philosophie (C.M. Buber), littérature (Mircéa Eliade), où se traitèrent en particulier les
réflexions sur les mythes à partir d’études cliniques et de méthodologie très diverses.
Psychiatries dans l’histoire, J. Arveiller (dir.), Caen, PUC, 2008, p. 149-156
150
Michel De Boucaud
Mais c’est au niveau des grands œuvres de psychiatrie phénoménologique de Karl
Jaspers, Ludwig Binswanger, Victor Frankl et Henri Ey que nous voudrions considérer les relations entre clinique psychologique et psychopathologique et conception
anthropologique et philosophique.
L’œuvre de Karl Jaspers est bien connue des psychiatres dans son ensemble. Mais
nous voudrions souligner les dimensions fondamentales dans les perspectives étudiées.
Jaspers est considéré comme le fondateur de la psychopathologie dans ses rapports avec la psychiatrie, avec son œuvre centrale, Psychopathologie générale, parue en
1913, dans laquelle il individualise la méthode de compréhension génétique de la succession des vécus, c’est-à-dire qu’il s’agit de « comprendre comment le psychique naît
avec évidence du psychique », à la suite de Dilthey. Mais il s’agit aussi de prendre en
compte des états psychologiques où domine l’incompréhensible.
Jaspers propose une distinction fondamentale : il caractérise la notion de développement de la personnalité et celle de processus psychopathologique. Ces notions
seront l’objet de grandes discussions et d’études approfondies, notamment par notre
très regretté collègue et ami G. Lantéri-Laura. Mais l’essentiel n’est-il pas d’aborder
et de discuter les problèmes de compréhension et d’incompréhensible ?
Jaspers établit une différence considérable entre conscience des objets et conscience de réalité, mais surtout il oppose la conscience du moi à la conscience des objets.
Ainsi son projet est de prendre l’homme comme totalité, au-delà des données de
la connaissance scientifique : un projet où la folie, comme le mythe, brise le lien de la
psychologie et du psychologisme pour concerner le domaine de l’universel, selon l’expression de Tatossian. Et c’est là où, d’un point de vue général et anthropologique,
Jaspers propose trois orientations :
1) il s’enracine dans une expérience de la singularité et s’intéresse à l’épreuve de
l’être à travers l’échec, le mal, la souffrance, la frustration ;
2) l’exigence du sens est primordiale dans ce qu’il appelle « les situations limites », situations limites de l’intégralité de la personnalité où le sujet va basculer dans
la décompensation et la désorganisation psychique (désarroi aigu, panique, angoisse
de l’invasion de l’imaginaire, etc.).
3) dans l’approche clinique des troubles psychiques, il est très attentif à la solitude
et à l’angoisse précisément. L’histoire du sujet et la position de l’autre ont une grande
importance. Ces aspects posent les problèmes de la communicabilité, du sens de l’accès au sens de l’expérience de l’autre. Jaspers devait individualiser la notion d’expérience délirante primaire où l’angoisse est très vive.
On parlera alors à son sujet de psychiatrie anthropologique, dans la mesure où la
science est anthropologique, selon Blankenburg, « quand elle parvient à relier à la
nature de l’homme et à comprendre à partir d’elle tout ce avec quoi elle a à faire »
(A. Tatossian, S. Giudicelli). Jaspers parle
d’expression de l’âme lorsque, par un acte compréhensif, nous relions le phénomène
physiologique avec le phénomène psychique qui s’y exprime, par exemple lorsque
Les courants psychopathologiques et psychiatriques…
151
nous comprenons directement la gaîté à travers le rire, lorsque nous saisissons le sens
d’un geste de refus.
Et, dans toutes les situations d’angoisse et de souffrance, ce qui témoigne « du
manque de l’Être » conduit à la révélation suspendue de la transcendance. Car le nonêtre révélé par l’échec de tout Être qui nous est accessible est l’Être de la transcendance 1.
Il y a chez Jaspers, en conclusion, une « synthèse entre le détachement spéculatif et la
participation spirituelle au mouvement d’ensemble de la civilisation ».
La perspective phénoménologique
C’est l’œuvre de Ludwig Binswanger qui nous éclaire le plus dans les domaines psycho-psychiatriques et spirituels. C’est une œuvre considérable et très diversifiée. Et la
correspondance entre Freud et Binswanger traduite récemment est un intense reflet
de cette richesse. Cet échange de correspondance, de 1908 à 1938, permet de bien comprendre le parcours de ces deux grands auteurs, dans le respect de leur différence s’accentuant au fil des années.
Dans ses grandes études psychiatriques de schizophrènes et de maniaco-dépressifs,
Binswanger considère la structure de l’existence humaine selon trois dimensions : le
sujet, le mouvement existentiel, la représentation subjective du monde.
La démarche fondamentale de Binswanger envisage l’Être dans sa structure fondamentale. La référence à Heidegger y est très précise. Celui-ci conçoit la structure
fondamentale de l’existence humaine comme l’expression de la situation d’un homme
seul, contraint à « la tâche », livré à ses propres forces, et sujet à l’angoisse devant le
néant.
Binswanger va modifier la perspective en concevant « la norme de l’existence
humaine comme la situation confiante de l’individu au sein de la dualité (wirheit)
originelle de l’amour ». La primauté n’appartient pas au sujet isolé mais au mode dual
de l’amour, la « nostrité », au moi dans la dualité originelle de l’amour, le Je et le Tu
au sein du moi, trajectoire de la relation à l’autre.
Dans le mode dual de l’amour, l’espace est illimité et le temps est éternité. Le monde
dual de l’amour se manifeste ainsi par une exigence d’éternité (future et rétrospective).
Cette structure nous introduit avec Binswanger à prendre en compte les diverses
valeurs spirituelles du sujet : le bien, le beau, le désir d’immortalité, etc.
C’est dans ce contexte que se constitue d’abord et toujours le concept psychiatrique moderne de la fonction vitale spirituelle, c’est-à-dire « l’organisme comme somme
unique des deux fonctions physique et spirituelle ». Son intérêt se porte sur « l’ordre
historique unique des contenus de l’expérience vécue de la personne spirituelle individuelle en tant que noyau de toute expérience, d’où l’intérêt fondamental pour l’histoire
1.
Cité par J. Dufresne et P. Ricœur.
152
Michel De Boucaud
intérieure de la vie de la personne. Il s’agit « de réfléchir sur un rapport spirituel » qui
n’est cependant pas autre chose que s’occuper d’un « être » spirituel. Binswanger s’attache à prendre comme exemple l’évolution de l’histoire intérieure de saint Augustin où
se mêlent les expériences vécues et le façonnement spirituel de ses motivations dans
les prises de conscience et l’éclairement de son projet personnel.
Les trois dimensions structurelles de l’existence nous permettent de bien saisir les
dimensions psychologiques et spirituelles de la personnalité :
1) le sujet avec son monde dual, où gît l’intimité du « Toi et Moi » en interrelation
à l’intérieur du sujet lui-même ;
2) le mouvement existentiel. C’est la trame et la dynamique du sujet qui s’insère
dans le monde à la recherche du sens de ce qui est vécu (importance de l’étude du langage et des rêves) ;
3) la représentation subjective du monde où nous retrouvons des structures essentielles.
La spatialité, la temporalité (possibilité ou non de concevoir le temps, le passé et
l’avenir) – temporalité qui mène à la saisie de l’être de son destin, de sa projection
vers un ailleurs distinct de soi ou vers un état figé et dévitalisé –, l’intentionnalité, les
phénomènes de conscience ont un sens. La continuité réalise la sécurité du rapport
au monde et à soi-même, mais nous retrouvons l’angoisse devant toute interruption
de cette continuité.
La matérialité, le sentiment de matérialité confronte le sujet à sa vie, à sa mort, à
sa croyance envers l’immortalité ou à sa néantisation. C’est l’expérience d’une réalité
ontologique différente de ce qui est vécu dans la déréalisation ou le délire.
Binswanger propose de classer l’objet de ses recherches psychiatriques en trois
catégories :
1) le corps vécu et ses limites en tant qu’objet de recherche psychiatrique ;
2) l’âme et ses limites en tant qu’objet de recherche psychiatrique :
a) l’âme en tant que fonction cérébrale ;
b) l’âme en tant que fonction de la science naturelle ;
3) l’être humain ou la personne en tant qu’objet de recherche psychiatrique.
Dans l’âme, en tant que fonction de la science naturelle, il faut comprendre la fonction du processus de pensée, la méthode de pensée de la science naturelle. C’est dans
cette méthode que se constitue d’abord et toujours le concept psychiatrique moderne
de la fonction spirituelle ou de l’organisme spirituel. C’est une conception qu’il a toujours à l’esprit dans l’analyse existentielle, dans l’analyse des troubles psychiques, et
dans la dynamique psychothérapique. Le spirituel est toujours pris en compte dans la
globalité de la personne, où se trouve le projet de l’âme, de la psyché et de l’être-homme
en tant qu’être dans le monde.
Les courants psychopathologiques et psychiatriques…
153
La perspective ontologique : l’inconscient spirituel
L’œuvre de Victor Frankl est le fondement essentiel du courant existentiel spiritualiste. V. Frankl part de l’expérience de la vie et de la mort au cours des multiples agressions envers la personne humaine dans la terreur des camps de concentration. Les
racines de cette conception sont importantes à préciser.
C’est à l’initiative de S. Freud que V. Frankl a publié son premier article en 1924,
alors qu’il était encore étudiant. Docteur en médecine en 1930, nommé chef de clinique dans la polyclinique de Vienne, il est suspendu de ces fonctions en 1938. En 1942,
il est arrêté et déporté à Auschwitz. Il continue ses recherches et écrit un livre qui sera
saisi par les nazis et qu’il réécrira en 1948. Libéré en 1945, il apprend que tous les siens
sont morts en déportation (sa mère et ses frères).
Il retourne à Vienne, continue d’écrire et passe en 1949 une thèse de philosophie
ayant pour sujet « Le Dieu Inconscient ». En 1950, il fonde la Société médicale autrichienne de psychothérapie.
Il est nommé professeur de neurologie et de psychiatrie à la Faculté de médecine
de Vienne en 1955, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite. Les mois d’été, il est appelé
à enseigner aux États-Unis, aux universités de San Diego, Harvard, Stanford, Cincinnati, etc. Parmi la vingtaine de ses ouvrages, le plus connu est L’homme à la recherche
de sens, traduit en plus de vingt langues et diffusé à plus de trois millions d’exemplaires… et à peine connu en France.
V. Frankl considère trois aspects dans le dynamisme de l’homme :
1) la volonté de puissance, à laquelle correspondent les perturbations constituées
du sentiment d’infériorité, tel qu’Adler l’a développé ;
2) la volonté de plaisir, à laquelle correspond le principe de plaisir, et les troubles
du développement libidinal, tels que Freud les a définis ;
3) la volonté de sens, avec en correspondance la frustration.
Il existe pour V. Frankl une frustration existentielle génératrice de troubles psychiques. Ce sentiment d’absence de sens de sa propre existence est à l’origine de troubles psychiques et psychosomatiques, d’angoisse et de malaise. C’est le vide existentiel
pathogène. Il s’agit de s’accomplir soi-même et de se réaliser mais il faut aussi faire
intervenir l’attitude vis-à-vis de la souffrance physique et psychique. V. Frankl insiste
sur le fait que la frustration existentielle est à notre époque beaucoup plus forte que
la frustration sexuelle, plus intense, on le sait, du temps de Freud.
Tous les troubles sous-tendus par une désorganisation de l’unité psychosomatique sont concernés par cette dynamique : toxicomanie, alcoolisme, tentatives de suicide, crises existentielles déréalisantes, psychoses aiguës, etc. V. Frankl (1945) appelle
d’ailleurs noodynamique « cette dynamique existentielle dans un champ de tension
entre ce que nous avons réalisé et ce qui nous reste à réaliser. »
Il ne s’agit pas de « chosifier » les dimensions de l’homme, mais de considérer une
unité psychosomatonoétique qui fait appel à la liberté et à la responsabilité.
154
Michel De Boucaud
L’expérience des troubles psychiques et la connaissance de la personnalité lui permettent de distinguer différents niveaux de l’unité de l’homme : le niveau somatique,
le niveau psychique et le niveau noétique, en distinguant la dynamique de l’esprit, de la
dynamique psychique, psychologique et psychopathologique au sens habituel. V. Frankl
insiste sur le fait que l’homme authentique, ce n’est pas tellement l’être mu par la pulsion, mais celui qui est mu par une dynamique attractive inconsciente. C’est certainement une très grande découverte du xxe siècle. L’homme est sous la mouvance d’une
dynamique où il n’est pas poussé par les valeurs constitutives de cette dynamique, mais
plutôt attiré par elle.
Et c’est là où l’on peut voir que le moi, en tant que personne spirituelle existentielle, possède une profondeur inconsciente qui n’est nullement l’apanage du ça.
La personne profonde émane toujours d’un fond inconscient. […] Il ne s’agit pas de
dire seulement qu’elle peut être inconsciente, elle l’est obligatoirement, car le spirituel s’accomplit pleinement en actes et constitue l’essence de la personne, parce qu’il
est à proprement parler une réalité d’accomplissement […]. Dans sa profondeur au
fond, le spirituel est nécessairement inconscient parce qu’essentiellement inconscient
[…]. C’est en ce sens que l’esprit en sa source première est esprit inconscient.
À ce point de sa démarche, V. Frankl développe à partir de son expérience les modalités de l’inconscient spirituel : l’inconscient esthétique, l’inconscient éthique et l’inconscient religieux. Et il illustre ces modalités par l’analyse des rêves de ses patients,
passant successivement de l’interprétation d’ordre psychique habituelle, à la perspective d’une dimension symbolique d’ordre spirituel, en relation avec les interrogations
existentielles et spirituelles de ses patients.
Nous soulignerons deux aspects essentiels de cette œuvre pour terminer. D’une
part, l’analyse existentielle découvre au sein de la spiritualité inconsciente de l’homme
comme une religiosité inconsciente, au sens d’une relation à Dieu, laquelle est inconsciente et immanente à l’homme. Derrière le moi immanent, il va découvrir le toi transcendant.
En parlant de Dieu inconscient, nous ne voulons pas dire que Dieu est inconscient
en lui-même, pour lui-même, à lui-même. Cela signifie que Dieu nous est parfois
inconscient à nous, que notre relation avec lui peut-être inconsciente à savoir refoulée et ainsi cachée à nous-même 2.
D’autre part, l’expérience clinique amène V. Frankl à la pratique et à la théorisation
du courant psychothérapique de la logothérapie : thérapie par le sens, recherche du sens.
Il s’agit de découvrir le sens de son existence et non de l’inventer. Ce n’est pas le résultat d’une rationalisation secondaire de pulsions, ce n’est pas une sublimation, ni la mise
en place d’idéaux. C’est une dimension de notre être qu’il nous appartient de déceler
en nous, par des méthodes psychothérapiques qui peuvent être diverses d’ailleurs.
2.
Frankl 1975 [1948}.
Les courants psychopathologiques et psychiatriques…
155
Dans un dialogue socratique laissant le sujet s’exprimer lui-même, il s’agit de faire
découvrir au sujet les grandes expériences de la vie, des expériences où la personne a
découvert quelque chose d’elle-même, en l’aidant à prendre conscience des valeurs
qui l’animent, au milieu de ses souffrances, son angoisse, ses complexes, toutes ses
pathologies. Il s’agit aussi d’aider le sujet à travailler sur son imaginaire, ses rêves ses
relations à lui-même etc. ; d’aider la personne à aller jusqu’au bout d’elle-même, où
l’action, l’humour, l’amour et toutes les émergences inconscientes ont leur rôle.
V. Frankl insiste bien sur l’autonomie de sa conception de l’inconscient et de la
logothérapie : autonomie dans la liberté du sujet se confrontant à la spontanéité de
l’émergence du sentiment spirituel tout au long de son évolution personnelle, au milieu
de toutes ses souffrances, ses insuffisances, et ses troubles de la structuration et de
l’identité. Il insiste sur l’autonomie de cette conception par rapport aux diverses religions. Il cherche à rejoindre l’universalité des potentialités de l’homme qui sera capable de saisir les aspects de son univers religieux, à la fois intrinsèque, immanent et
transcendant, au milieu de ses troubles psychiques, et qui pourra ainsi choisir librement ou perdurer dans les options religieuses lui convenant le mieux.
Nous pouvons aussi situer dans cette perspective l’œuvre de Henri Ey, elle est
bien connue mais on doit insister sur ses fondements anthropologiques. La personne
a pour lui la capacité de prendre conscience des dimensions axiologiques, en relation
bien entendue avec l’inconscient, propriété de l’être conscient.
L’axiologie concerne la réflexion théorique sur les valeurs et, en tant que science
de la valeur, elle est associée à la science du bonheur. La conception dite axiologique
de la personne propose des valeurs extérieures à soi capables d’être des réflexions attirantes, objet d’attrait pour les personnalités attirées par le bien, le beau et le vrai. C’est
vers ces valeurs que le sujet peut réaliser une évolution, un cheminement le menant
précisément à une conscience de soi plus aiguë (démarche très développée dans l’œuvre de Henry Ey) et à la saisie de ce qui fait la vie spirituelle.
Nous pourrions aussi situer l’œuvre d’Edith Stein, assistante prestigieuse de Russel, qui dans le destin tragique que l’on connaît devait mourir à Auschwitz. Sa philosophie rencontre souvent les confins de la psychologie, par exemple dans ses travaux
et sa thèse sur l’empathie. Et il est intéressant de considérer l’évolution de sa pensée
dans ce domaine.
L’empathie dans une première période donne accès à l’expérience d’une conscience où se trouvent déjà articulés de manière indissociable un sujet et son vécu : « ce
qui est donné dans l’empathie, ce sont des vécus qui se rapportent à une conscience
autre que la mienne. » Et, quand on considère l’évolution de ses différentes œuvres
et publications, la vie d’une famille juive, la correspondance, et sous une forme plus
didactique, les conférences sur la femme et sur les questions pédagogiques nous montrent ce qu’Edith Stein retire de la mise en œuvre de l’empathie : non pas d’abord une
attitude « qui consent dans une certaine mesure à faire sien le vécu d’autrui », ni seulement le talent de saisir les types anthropologiques sur la base des expressions du
caractère, mais bien plus spécifiquement un regard qui sait exiger de chacun de ses
interlocuteurs l’affirmation responsable et respectable de son Je. Ainsi peut se construire
156
Michel De Boucaud
aux yeux d’Edith Stein une intersubjectivité qui ne soit pas seulement une fade tolérance, mais bien une communion de personnes humaines pouvant se dire mutuellement « je suis ».
En conclusion, au terme de ce parcours très diversifié, mais limité à quelques
grands auteurs, nous voyons que la compréhension des relations entre troubles psychiques, psychopathologie et anthropologie existentielle est d’une grande richesse.
Ces grandes conceptions de la psychiatrie développées dans le contexte historique de la première moitié du xxe siècle, nous apportent des données fondamentales
sur l’organisation structurale de la personnalité. Elles nous introduisent constamment
à la compréhension de la signification profonde des troubles psychiques et, au milieu
de l’approche des perturbations structurales, elles nous invitent à prendre constamment dans l’approche clinique et thérapeutique le sens de l’existence humaine.
Michel De Boucaud 3
Références bibliographiques
Binswanger L. (1971), Introduction à l’analyse existentielle 1947-1955, Paris, Minuit.
De Boucaud M. (1992), « Le psychiatre, la souffrance et le sens de l’existence. Psychopathologie et Psychothérapie », Psychiatrie Française, p. 101-105.
De Boucaud M. (1999), Psychiatrie et Psychopathologie. Les désorganisations psychiques, Paris,
Médias Flashs.
Bour P. (1985), L’Inconscient et la Grâce, Paris, Éditions du Levain.
Ellenberger H.F. (1995), Médecines de l’âme, Paris, Fayard.
Ey H. (dir.) (1966), L’Inconscient, Paris, Desclée de Brouwer.
Ey H. (1968), La Conscience, Paris, PUF.
Frankl V. (1975), Le Dieu inconscient [1948], Paris, Éditions du Centurion.
Frankl V. (1984), Découvrir un sens à sa vie : avec la logothérapie [1945], Montréal, Éditions
de l’homme.
Jung C.G. (1958), Psychologie et Religion, Paris, Buchet-Chastel.
Maslow A. (1972), Vers une psychologie de l’être, Paris, Fayard.
Scheler M. (1971), Nature et formes de la sympathie : contribution à l’étude des lois de la vie
affective [1913], Paris, Payot.
Stein E. (1987), Phénoménologie et philosophie chrétienne, Paris, Éditions du Cerf.
Wojtyla K. (1983), Personne et Acte, Paris, Éditions du Centurion.
3.
Psychiatre, professeur honoraire de psychopathologie, université Victor Segalen, Bordeaux.
Téléchargement