PRATIQUES PRATIQUES Santé publique 1999, volume 11, no 3, pp. 357-362 La non-communication entre la médecine générale et le secteur de santé mentale Non-communication between general medicine and the mental health sector C. Cohidon (1), N. Duchet (2), MM. Cao (1), M. Benmebarek (2), D. Sibertin-Blanc (3), C. Demogeot (2), JP. Deschamps (1). Résumé : Les troubles en santé mentale représentent une part de plus en plus importante des consultations de médecine générale, ce qui sous-entend une collaboration entre omnipraticiens et psychiatres. Une enquête de type CAP (Connaissances, Attitudes, Pratiques) a été réalisée auprès de généralistes de trois villes de Meurthe-et-Moselle, situées sur le territoire commun de deux secteurs psychiatriques, infanto-juvénile et adulte. Vingt-trois médecins ont participé à l’étude. Les différentes structures psychiatriques sont connues des généralistes mais ils ignorent leur spécificité et leur organisation. Tous reconnaissent la fréquence importante des troubles de santé mentale parmi leur clientèle, avec, au premier plan, la pathologie dépressive. Ils ont une image négative du secteur perçu comme un « monde » complexe dont ils se sentent exclus dès qu’ils y orientent un patient, en raison des grandes difficultés rencontrées pour communiquer avec les psychiatres. Summary : Mental health problems today account for a rising number of visits to general practitioners, which require collaboration between general practitioners and psychiatrists. A KAP study (Knowledge, Attitudes, Practice) was carried out among general practitioners of three towns in the « Meurthe et Moselle » region, in the common territory shared by both a child and an adult psychiatric sector. Twenty-three doctors participated in the study. General practitioners know the different psychiatric structures but they do not know their areas of speciality or how they are organised. All recognise the high frequency of mental health problems among their patients, the most frequent being depressive pathologies. They have a negative image of the sector which is perceived as a complex « world » from which they feel excluded as soon as they refer a patient because of the difficulty they have in communicating with psychiatrists. Mots-clés : santé mentale - médecin généraliste - psychiatrie - secteur - communication. Key-words : mental health - general practitioner - psychiatry - sector - communication. (1) EA 1124, École de Santé publique, Faculté de Médecine de Nancy, 9, avenue de la Forêt-de-Haye BP 184 54505 Vandœuvre-lès-Nancy. (2) Troisième secteur de psychiatrie adulte, de Meurthe-et-Moselle. (3) Deuxième secteur de psychiatrie infanto-juvénile de Meurthe-et-Moselle. Tiré à part : C. Cohidon Réception : 18/05/1998 - Acceptation : 21/06/1999 358 C. COHIDON, N. DUCHET, MM. CAO, M. BENMEBAREK, D. SIBERTIN-BLANC, C. DEMOGEOT, JP. DESCHAMPS. Introduction Les troubles en santé mentale, qu’ils soient clairement identifiables, ou masqués derrière une symptomatologie clinique complexe, représentent une part non négligeable de la pratique médicale courante. On estime que « dans un pays développé comme le nôtre, 30 % des soins relèvent d’un autre abord que strictement somatique » [3]. D’autre part, la psychiatrie souffre encore d’une image défavorable aux yeux du public et même des professionnels de santé que sont les médecins généralistes [6]. Pour le public, « on oscille entre le grand renfermement peuplé de gens internés arbitrairement », (l’asile n’est pas si loin ! ), et le « laxisme inconscient de psychiatres qui laissent sortir des fous dangereux » [6]. Le malaise des médecins provient de la complexité de cette spécialité et surtout du défaut de communication et de coopération avec le psychiatre. Pour autant, il pourrait s’engager entre eux une collaboration efficace basée sur le « respect mutuel, la complémentarité et la non concurrence, la convergence et pourquoi pas la connivence » [2]. Partant de ce double constat, le troisième secteur de psychiatrie adulte et le deuxième secteur de psychiatrie infanto-juvénile de Meurthe-etMoselle ont souhaité s’investir, avec l’École de Santé Publique de Nancy, dans un projet de prévention globale en santé mentale. Pour mener à bien ce projet, il est rapidement apparu au groupe de travail que la première étape à franchir était l’établissement d’une collaboration entre médecins généralistes et équipe de santé mentale. Dans ce but, une enquête de type C.A.P. (Connaissances, Attitudes, Pratiques) a été réalisée auprès de médecins généralistes de Meurthe-et-Moselle, afin d’analyser leur représentation des services de santé mentale. Les quelques enquêtes précédemment menées sur ce sujet [1], font ressortir quatre idées majeures : – l’importance du poids de la maladie mentale dans la pratique médicale courante ; – le manque d’informations offertes aux généralistes sur les structures existantes, les différentes marches à suivre pour y orienter un patient et les conséquences sur leur activité en termes de perte de clientèle ; – l’absence ou l’inadaptation de la formation en psychiatrie ; – la communication quasi inexistante ou insatisfaisante quand elle existe, entre médecins généralistes et psychiatres. Le renforcement de la collaboration médecine générale-psychiatrie, par le biais initial d’une meilleure communication est apparu comme l’élément majeur de l’amélioration de la prise en charge d’un patient souffrant de troubles mentaux, au cours du XXXVIIe congrès de la SPMLF [5], [4]. Une prise de conscience de ce handicap émerge actuellement chez les décideurs ; les ordonnances du 24 avril 1996, invitant les établissements de santé à constituer des réseaux de soins et les médecins libéraux et autres professionnels de santé à établir des relations de collaboration, prouvent leurs efforts dans ce sens. Méthode L’enquête s’est déroulée auprès de l’ensemble des généralistes de trois villes de Meurthe-et-Moselle : LA NON-COMMUNICATION ENTRE LA MÉDECINE GÉNÉRALE ET LE SECTEUR DE SANTÉ MENTALE Lunéville, Baccarat et Bayon, ces trois villes se trouvant à la fois sur le troisième secteur psychiatrique adulte et sur le deuxième secteur infantojuvénile. Les médecins généralistes ont été identifiés grâce à l’annuaire téléphonique. Leur répartition dans trois villes est la suivante : 16 à Lunéville, 5 à Baccarat et 2 à Bayon. Lunéville est une commune de Meurthe-et-Moselle de 25 000 habitants, située à 30 km de Nancy. Baccarat et Bayon, plus ruraux, sont des chefs lieux de canton de Meurtheet-Moselle respectivement de 5 500 et 1 600 habitants. Les enquêteurs étaient au nombre de six : un médecin pédopsychiatre, deux infirmières psychiatriques, une psychomotricienne, une psychologue, une interne de santé publique. Le questionnaire comprenait 29 items. Une préenquête a été effectuée auprès d’un échantillon de généralistes. Cela a permis de chronométrer le temps requis par entretien et de modifier la formulation de quelques questions afin de les rendre plus compréhensibles. À la suite de ce test, les différents enquêteurs se sont concertés sur l’état d’esprit à adopter lors de l’entretien. De cette façon la sensibilité individuelle de chaque enquêteur a moins influencé les résultats de l’étude. De nombreuses questions étaient à réponse ouverte, afin d’instaurer un dialogue et d’inciter les médecins à raconter leurs expériences. Les questions se groupaient sous quatre grands chapitres : – Présentation du médecin : âge, sexe, lieu d’exercice, date d’installation. 359 – Connaissance du secteur de santé mentale : ses structures et son organisation. – Attitude ou opinion du médecin généraliste sur la santé mentale. – Pratiques du médecin généraliste en matière de santé mentale. Au mois de mai, les médecins sélectionnés ont reçu un courrier du groupe de travail les informant d’un projet de prévention et promotion de la santé mentale et, de leur prochaine consultation par l’intermédiaire d’un enquêteur. Chaque enquêteur a ensuite pris contact par téléphone pour fixer un rendez-vous au cabinet du généraliste. Les entretiens se sont déroulés en juin et juillet 1997. Les résultats ont ensuite été analysés et une lettre de retour d’information pour les médecins généralistes a été élaborée. Résultats Description de l’échantillon Sur les trente-deux médecins contactés, vingt-trois ont effectivement participé à un entretien, deux étaient en vacances, un travaillait pendant l’été dans une station balnéaire, et six ont refusé de répondre. La principale raison motivant les refus de participation concernait le manque de temps. Chaque entretien a duré en moyenne 45 minutes. Le groupe des vingt-trois répondants est constitué de seize hommes et sept femmes. Leur âge moyen est de 44 ans (de 29 à 60 ans). Leur ancienneté professionnelle varie de 3 à 32 ans. 360 C. COHIDON, N. DUCHET, MM. CAO, M. BENMEBAREK, D. SIBERTIN-BLANC, C. DEMOGEOT, JP. DESCHAMPS. Connaissances des structures psychiatriques Dix-huit médecins sur les vingttrois interrogés disent connaître les structures psychiatriques, à savoir le Centre Psychothérapique de Nancy Laxou, l’unité Psycho-Médicale, le Centre Médico-Psychologique et le centre Médico-psycho-Pédagogique de Lunéville. Un médecin sur deux peut citer le nom d’un psychiatre. Cependant, les lieux de prise en charge adaptés aux caractéristiques des patients ne sont pas toujours cités, et semblent mal individualisés. Les lieux d’hospitalisation sont mieux connus que les lieux de consultations, alors que le secteur a vocation de prise en charge globale. Lorsque les structures d’hospitalisation et de consultation sont éloignées du lieu d’exercice, elles ne sont connues que par environ 50 % des médecins interrogés. Le secteur infanto-juvénile est lui aussi mal connu, puisque un médecin sur deux ne connaît pas le CMPP qui dépend du ministère de l’Éducation nationale. Quel que soit leur lieu d’installation, dix-huit médecins sur vingt-trois déclarent rencontrer des difficultés avec l’organisation du secteur. Celle-ci leur semble complexe « je ne connais pas toute l’organisation, c’est très compliqué de joindre un responsable... ». Opinions des médecins généralistes sur la psychiatrie Les généralistes interrogés estiment que 5 à 80 % de leur clientèle souffrent d’un trouble d’origine mentale. La variation de ces estimations n’est pas influencée par l’âge des médecins. Neuf d’entre eux estiment que 30 % de leur clientèle présentent des problèmes de nature psychiatrique ou psychologique. Dans un tiers des cas, le médecin estime être le principal interlocuteur des personnes ayant des problèmes de santé mentale. Pour un médecin sur deux, la pathologie dépressive est citée comme étant le premier trouble de santé mentale amenant les patients à les consulter. Ils se sentent compétents pour prendre en charge les problèmes liés à la dépression, et qualifiés pour prescrire des psychotropes, excepté des neuroleptiques. Cependant, deux tiers d’entre eux sont insatisfaits de leur formation en ce domaine. Les représentations de la maladie mentale varient peu en fonction des médecins. Pour huit médecins interrogés sur dix, la maladie mentale est liée à la dangerosité. De plus, c’est avec la même unanimité que les médecins estiment que les troubles mentaux peuvent relever de la justice. Dans près de neuf cas sur dix, les médecins estiment que les troubles scolaires sous-tendent une souffrance psychique. Le secteur a une image négative. Les pratiques du monde de la psychiatrie semblent imposées aux médecins généralistes ; le patient est hospitalisé « à leur insu », sans que « le médecin en soit averti, même si un suivi est nécessaire », « le lieu d’hospitalisation n’est pas choisi... ». Les structures de soins sont perçues comme « un enfer », « un monde différent ». Enfin, les médecins interrogés se déclarent prêts à collaborer (17/23) à des actions de prévention, par exemple sur les thèmes de la protection de l’enfance ou des conduites addictives. Pratiques en psychiatrie Dans leur pratique quotidienne, près de trois quarts des médecins ren- LA NON-COMMUNICATION ENTRE LA MÉDECINE GÉNÉRALE ET LE SECTEUR DE SANTÉ MENTALE contrés prescrivent des psychotropes, et ceci dès la première consultation, pour des symptômes caractérisant un état dépressif. La prescription d’hypnotiques, d’antidépresseurs ou d’anxiolytiques ne pose pas de problème pour la majorité d’entre eux. En revanche, les neuroleptiques sont peu prescrits, par peur de leur maniement ; c’est pourtant le traitement le plus adapté aux situations d’urgence, situations auxquelles ils s’avouent régulièrement confrontés pour plus des 2/3 d’entre eux. Lorsqu’ils prennent en charge euxmêmes la maladie mentale, les généralistes privilégient le dialogue, puis les traitements médicamenteux, ou encore d’autres techniques, englobant la relaxation, la sophrologie... Mais les médecins, pour la plupart, doivent parfois confier certains de leurs patients aux professionnels de santé mentale. En effet, 21 médecins sur les 23 interrogés affirment avoir déjà orienté un patient souffrant de problèmes psychiatriques ou psychologiques, que ce soit un enfant, un adolescent, un adulte ou une personne âgée. Plus des deux tiers d’entre eux ont rencontré des difficultés dans cette prise en charge. En fait, cette orientation passe souvent par un établissement hospitalier non psychiatrique, car les médecins ne se sentent pas soutenus par les professionnels du secteur psychiatrique. Nombre d’entre eux ont dû intervenir dans des situations qu’ils jugeaient difficiles. Or, lors de situations présentant un caractère de danger pour le patient lui-même, pour autrui ou pour l’ordre public, un médecin sur deux déclare ne pas obtenir l’aide qu’il attend des professionnels. Par ailleurs, plus des deux tiers d’entre eux affirment avoir, en général, des difficultés à contacter ces mêmes professionnels. Parallèlement, seul un médecin sur trois dit avoir été contacté par le milieu psychiatrique. Ils 361 ont en majorité l’impression que les patients adressés ne leur sont pas renvoyés, et que les prises en charge se font sans eux. Discussion Quelques limites sur cette enquête peuvent être soulignées. Il est vrai que l’effectif des médecins interrogés est relativement faible et que le choix des villes dont il est issu est arbitraire ; cependant il reflète l’opinion de tous les médecins de trois villes de taille moyenne et petite. Le questionnaire comporte de nombreuses questions ouvertes, donc difficiles à analyser et dépendant de la personnalité des enquêteurs, qui, en l’occurrence, étaient au nombre de 6, ce qui peut paraître excessif pour 23 personnes interrogées. Cependant, le choix de ce type de questions entraîne une plus grande richesse dans les réponses et permet aussi l’instauration d’un dialogue entre l’enquêteur et l’enquêté. Ce dialogue nous a semblé intéressant, considéré comme les premiers pas d’une future collaboration. Cependant, ces limites méthodologiques ne doivent pas minimiser les conclusions de l’étude ; bien qu’il y ait peu de publications sur ce sujet, il s’agit plutôt d’enquêtes locales réalisées dans le cadre de thèses ou de mémoires, dont les conclusions rejoignent tout à fait celles de cette enquête : l’amélioration de la communication entre les médecins généralistes et les équipes psychiatriques est indispensable pour une meilleure prise en charge des patients. De cette étude émergent trois constats majeurs : tout d’abord, la conscience du généraliste de la grande fréquence des troubles de santé mentale dans sa clientèle ainsi que du 362 C. COHIDON, N. DUCHET, MM. CAO, M. BENMEBAREK, D. SIBERTIN-BLANC, C. DEMOGEOT, JP. DESCHAMPS. rôle primordial qu’il a à jouer dans la prise en charge de ces patients. Il est probable que la proportion de troubles en santé mentale dans la clientèle du généraliste va s’accroître dans les années à venir. La multiplication des situations qualifiées de « stressantes » (précarité socio-économique, rupture du tissu familial, aboutissant à l’isolement individuel) semblerait être à l’origine de ce phénomène. Cependant, aujourd’hui, une plus grande attention est portée au bien être individuel. La santé est considérée, d’après la définition de l’OMS, comme un bien-être, certes physique, mais aussi mental et social et non plus comme l’absence de maladie. Cette nouvelle conception de la santé, plus exigeante, pourrait aussi bien être à l’origine de l’augmentation de la fréquence des troubles de santé mentale perçus par le généraliste. Les médecins généralistes sont également conscients du partenariat qu’ils doivent établir avec les professionnels de la santé mentale pour une prise en charge optimale du patient, partenariat qui, pour l’instant, ne peut se développer du fait d’un manque de communication. La méfiance des généralistes, qui voient s’échapper leurs patients et qui sont mal à l’aise face à cette spécialité complexe et peut-être le manque de considération, de temps, ou le désir de maintenir le voile de la part des psychiatres sur leur profession, entretient ce climat délicat et peu propice à une prise en charge performante. C’est peut-être en amont de la pratique curative que pourrait s’initialiser une collaboration ; une large majorité des médecins généralistes se déclare prête à s’investir dans un projet multipartenarial de prévention et de promotion de la santé mentale. Enfin, les « marches à suivre », très réglementées et codifiées dans certaines situations (hospitalisation sur demande d’un tiers, hospitalisation d’office) peuvent renforcer le malaise du généraliste face au milieu psychiatrique. Conclusion Cette étude, effectuée auprès de généralistes lorrains, semble être le reflet d’une situation bien réelle et générale. Par ailleurs, cette enquête CAP représente un premier contact entre une équipe de santé mentale et ces médecins. L’avenir nous permettra peut-être d’une part, une meilleure collaboration professionnelle au profit du patient, et, d’autre part, une éventuelle participation à un projet de prévention. BIBLIOGRAPHIE 1. Biscarat J, Biscarat JL, Planche R. Le médecin généraliste et la Psychiatrie. Psychologie Médicale 1997 ; 29 : 897-920. 2. Lescanne J. Du bon usage du psychiatre par le médecin généraliste ? XXXVIIe Congrès de la Société de psychologique médicale de langue française « psychologie du généraliste, psychiatrie du psychiatre, la psychologie dans la pratique médicale ». Amiens, 9-10 septembre 1994. Psychologie Médicale 1995 ; 27 : 28-30. 3. Massé G. Perspectives de la santé mentale en France. Encephale 1996 ; Suppl. 1 : 49-56. 4. Moore O, Guedj P. Relation entre généralistes et psychiatres : Réflexions à partir d’une pratique psychiatrique de secteur. Psychologie Medicale 1995 ; 27 : 109-11. 5. Nachin C. Généralistes/Psychiatres : Interprétation de la vie quotidienne et interprétation du discours. Psychologie Médicale 1995 ; 27 : 26-7. 6. Zarifian E. L’image des « psy ». Santé Mentale 1995 ; 1 : 19-20.