La mémoire et ses enjeux individuels et collectifs et

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La mémoire et ses enjeux individuels et collectifs
Introduction
I. Pourquoi ce thème
La mémoire est revenue et revient sur le devant de la scène, dans la seconde moitié du 20ème
siècle pour différentes raisons :
-Le génocide juif de la seconde guerre mondiale a conduit progressivement à l’instauration
d’un devoir de mémoire, notion qui entraine différentes polémiques à l’aube du 21ème siècle et
conduit certains penseurs à accoler au devoir de mémoire un droit à l’oubli.
-La prise de conscience que l’histoire a toujours été écrite par les vainqueurs implique de
redonner la parole aux oubliés par le biais de la mémoire. Tel était, en partie, le projet de la
nouvelle histoire, l’histoire des mentalités. Comme le disait déjà Voltaire opposant déjà
histoire événementielle et histoire des mentalités : « il faudrait faire l’histoire des hommes et non
l’histoire des rois et des cours. »
-La mondialisation met en cause l’autonomie des Etats qui se tournent vers la mémoire pour
affirmer une histoire nationale. La construction de cette histoire nationale ouvre le champ à de
nombreuses critiques qui mettent en évidence la part d’imaginaire, voire de manipulation et
d’oublis orchestrés en raison de différents enjeux politiques.
-Chaque région, chaque ville, voire chaque quartier veulent défendre et montrer un certain
passé auquel ils accrochent leur identité, leur particularité quitte à gommer des épisodes
entiers de l’histoire comme le fait la ville de Vichy, avec le gouvernement de Pétain, article de
Valérie Haas, La face cachée d’une ville et la ville d’Evian avec les accords d’Evian, article
du Point, 18 août 2016, Les désaccords d’Evian .
- Face aux différentes évolutions des cadres sociaux : remise en cause de la famille
traditionnelle, l’exigence d’être soi, autonome, libre, la nécessité d’avoir à assumer tous ses
actes, les inquiétudes concernant l’avenir de la planète, l’impossibilité de croire aux
lendemains qui chantent, et à la perte de repères qu’elles engendrent, les individus trouvent
un refuge dans la mémoire. « No future, then a past ». Nombreux sont ceux qui cherchent à
s’assurer une identité par la filiation, comme en témoignent les recherches généalogiques
diverses qui ne sont plus le fait des historiens mais des citoyens et des particuliers. Cet
ancrage identitaire peut inquiéter car il produit des mémoires individuelles, fragmentées et
risque de diviser les peuples et les membres d’une même nation dont l’existence s’appuie, en
partie, sur une histoire et une mémoire communes.
-Le vieillissement de la population et les pathologies de la mémoire, comme la maladie
d’Alzheimer, qui altèrent l’autonomie des personnes appellent les pouvoirs publics à mettre
en place des structures et des mesures d’accompagnement.
II. L’ambigüité première de la mémoire
La mémoire a toujours eu une valeur ambivalente en philosophie qui tient probablement à la
nature même de cette faculté indispensable à l’existence d’un sujet pensant, à la capacité
d’apprentissage, de connaissance, à l’inscription de l’homme dans le temps et l’histoire, sans
doute même au progrès, mais qui semble obéir à des règles propres que l’homme ne parvient
pas à comprendre et à maîtriser totalement.
Cette espèce d’autonomie de la mémoire est perçue dès l’origine, comme la mythologie
grecque en témoigne en faisant de la mémoire et de l’oubli deux déesses conflictuelles :
Mnémosyne, muse des arts, et Léthé, qui donne son nom aux fleuves des Enfers où les morts
trouvaient l’oubli.
La mémoire est-elle une fonction du cerveau ? Excède-t-elle le corps ? Peut-il exister une
mémoire et une capacité d’apprentissage chez un organisme sans système nerveux ?
Comprendre les mécanismes de la mémoire revient aussi à s’interroger sur les articulations
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entre mémoire individuelle et mémoire collective, entre mécanismes psychiques et
mécanismes sociaux.
La mémoire n’est pas seulement indissociable de la temporalité, elle est aussi en lieu avec
l’espace, d’où la notion de lieux de mémoire en histoire.
I. Définitions
1. Les différentes approches de la mémoire
a. La mémoire comme fonction
La mémoire suppose une capacité d’enregistrer et de stocker des événements, des
connaissances, des savoir faire et une capacité de les récupérer. Elle suppose aussi une
reconnaissance du passé comme passé. Il ne s’agit pas seulement de se souvenir car on
pourrait confondre souvenir, perception et imagination, il faut appréhender l’événement
comme situé dans un temps passé.
A chacune de ces différentes étapes du processus correspondent des difficultés :
-Que voyons-nous ? Que percevons-nous ? Que sentons-nous ? La philosophie a mis l’accent
dès sa naissance sur la question de l’apparence et de l’aspect trompeur des sensations. L’écart
possible entre ce que je perçois et ce qui est peut créer une illusion qui sera mémorisée
comme une réalité, un fait, un événement réel
-Que retenons-nous ? Mémorisons-nous et oublions-nous volontairement ou
involontairement ? A quoi sommes-nous attentifs ?
L’impact de la publicité est d’autant plus efficace que les images en sont subliminales, c'est-àdire que nous avons mémorisé des signaux sans avoir conscience de les avoir perçus. Nous
retenons les tubes de l’été sans intérêt parce que nous les avons entendus en boucle sans y
prêter réellement attention.
Ce que nous voulons retenir s’efface malgré nous. Ex. Léo Ferré Avec le temps va tout s’en
va, on oublie le visage et l’on oublie la voix…même les plus chouettes souvenirs, ça t’as une
de ces gueules.
Ce que nous voulons oublier revient nous hanter. Cf. Roman de Xavier Boissel : Autopsie des
ombres
Avons-nous oublié ce dont nous ne nous souvenons plus ?
-Où sont stockés les souvenirs ? Sous quelle forme ? Cette localisation de la mémoire n’estelle pas discutable ?
b. Il est possible de distinguer plusieurs niveaux de mémoire :
-Biologique : la mémoire se situe dans les cellules, les tissus. Les lois de l’hérédité mises à
jour par la génétique correspondent à une définition de la mémoire.
-Système nerveux : cette mémoire est associative, elle correspond aux apprentissages sensorimoteurs, aux habitudes.
-La mémoire est représentative. Elle est une capacité à se représenter des objets et des
événements en leur absence grâce aux images visuelles et surtout au langage.
Ces trois niveaux pourraient correspondre aux trois cerveaux mis en évidence par Mac Lean :
le cerveau reptilien, le cerveau limbique et le néo-cortex. Au premier niveau, la mémoire est
un « avantage adapté à chaque espèce afin que l’animal tire profit de l’expérience pour assurer
au mieux sa survie et celle de l’espèce. ». La mémoire représentative s’accompagne d’un
effort de l’attention, et d’un travail.
c. Il est possible de distinguer différents types de mémoire
-la mémoire à court terme
-La mémoire à long terme
Depuis les années 50, les théories scientifiques de la mémoire postulent que les souvenirs sont
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initialement formés dans l’hippocampe et progressivement transférés dans le cortex pour le
stockage à long terme. L’enregistrement de l’activité de l’hippocampe et du cortex pendant le
sommeil confirme la relation. Des expériences récentes menées sur les souris montrent qu’on
pourrait produire volontairement un couplage entre l’hippocampe et le cortex, ce qui améliore
fortement la mémorisation. Une meilleure compréhension de l’échange d’informations entre
les deux structures chez l’homme permettrait de mieux comprendre les troubles de la
mémorisation et de pallier certains déficits de mémoire.
La mémoire à long terme peut encore se diviser :
La mémoire peut être irréfléchie, implicite, procédurale. . // Niveau sensori-moteur
Cette mémoire est en jeu lorsque l’on fait du vélo, ou que la main sur le clavier semble se
souvenir d’un morceau de musique que vous avez longuement répété des années auparavant.
Cette mémorisation correspond à l’habitude avec les avantages et les dangers de l’habitude.
La mémoire peut être réfléchie, explicite, déclarative. // Mémoire représentative
On peut, par exemple, mémoriser un cours de philosophie. Cette mémorisation s’accomplit
sous une forme verbale. Certaines connaissances sont d’autant plus difficiles à mémoriser
qu’elles ne s’articulent pas avec des centres d’intérêt ou des connaissances préexistantes. Il
faut les répéter et les rencontrer à plusieurs reprises pour les mémoriser, pour qu’une mémoire
à court terme devienne une mémoire à long terme.
Cette mémoire concerne aussi les événements de notre vécu, de notre passé. Nous pouvons
chercher à oublier, ou à nous remémorer des événements sans y parvenir. Ces événements
peuvent rejaillir involontairement à l’occasion de situations présentes.
Ex. Madeleine de Proust
Ex. Pour ne pas que tu te perdes, P. Modiano
2. Les représentations de la mémoire
a. L’opinion a longtemps eu une vision matérialiste de la mémoire comme un ensemble de
casiers, de boites, de tiroirs dans lesquels les souvenirs seraient rangés. La mémoire est pensée
sur un modèle archiviste. Une vision contemporaine s’appuie sur le modèle informatique pour
rendre compte des trois mécanismes de la mémoire : enregistrement, stockage et récupération.
Mais si ces trois mécanismes correspondent bien au travail de la mémoire, le modèle de
l’ordinateur ne peut pas rendre compte, pas plus que le précédent, des données
psychologiques, affectives et sociales, et des reconstructions perpétuelles de la mémoire.
b. Les biologistes tentent d’expliquer la mémoire à partir de trajets électriques et chimiques
qui laisseraient des sortes de traces dans notre cerveau. Platon comme Aristote, ainsi que
Diderot, concevaient déjà la mémoire comme des empreintes dans de la cire.
c. Remise en question de la notion de matérialité de la mémoire par Bergson ou de la notion
de traces par Piaget
d. La neurologie comprend de mieux en mieux l’activité neuronale et la plasticité cérébrale et
cerne plus précisément les différents mécanismes de mémorisation. « La mémoire ne siège ni
dans l’âme, ni dans le cœur, ni dans l’esprit, mais est au même titre que la perception ou que
l’action une propriété constitutive de l’organisation nerveuse reposant sur l’activité du
neurone et de la synapse. » Cambier
3. Les caractéristiques de la mémoire
a. La mémoire est sélective et dynamique.
Sélective : La mémoire n’a de sens que par l’oubli. L’oubli n’est pas nécessairement une
faiblesse ou une défaillance de la mémoire mais la condition de son fonctionnement. Tzvetan
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Todorov : « La mémoire ne s’oppose nullement à l’oubli. Les deux termes qui forment
contraste sont l’effacement (l’oubli) et la conservation ; la mémoire est, toujours et
nécessairement, une interaction des deux. »
Une mémoire qui n’oublie pas peut présenter des dysfonctionnements. Ex. Borges, Funes el
mémorioso, Fictions. Le personnage, suite à un accident, conserve tout en mémoire. Il
compare sa mémoire à une poubelle. Cette impossibilité d’oublier nuit à ses capacités de
généralisation et d’abstraction.
Pour Cambier, l’hypermnésie sans doute plus courante qu’on le croit n’est pas nécessairement
un handicap, mais elle peut le devenir comme dans le cas concret d’un journaliste décrit par
Luria dans Une prodigieuse mémoire
//Troubles de l’hypermnésie. Mythologie : ne pas pouvoir oublier est le sort des damnés
Pour Bergson, la mémoire n’oublie rien. Le passé est entièrement présent, mais on ne peut pas
nécessairement s’en souvenir. Seule la partie de la mémoire en rapport avec l’action présente
s’insère dans le présent.
Dynamique : perpétuelle recomposition des souvenirs en fonction du présent
L’homme ne peut pas se souvenir de tous les éléments retenus par sa mémoire, comme le
montrent les théories de l’inconscient, et il est aussi possible que les souvenirs qui reviennent
spontanément à sa conscience, ou qu’il rappelle volontairement, ne correspondent pas aux
événements réels du passé.
Les événements du passé sont toujours repensés à la lumière du présent. Ils sont
perpétuellement reconstruits en fonction de la vie présente.
Cet aspect, sans doute vital de la mémoire, met en cause sa fidélité et a de nécessaires
répercussions sur la notion de témoignages que l’on trouve aussi bien à l’œuvre dans
l’écriture de l’histoire que dans l’établissement des faits dans le domaine de la justice.
b. Les troubles de l’oubli
-Ambivalence de l’oubli : Il peut être nécessaire au fonctionnement de la mémoire mais il
peut être en aussi une pathologie. Les pathologies de la mémoire mettant en cause
l’autonomie des personnes appellent à des réflexions et des solutions d’ordre social et
politique.
-Les causes de l’oubli peuvent être :
-associées au caractère transitoire de l’activité biologique
-la conséquence de lésions ou de maladies neurologiques
-la conséquence d’un refoulement psychique à l’échelle individuelle
-la conséquence d’un refoulement psychique à l’échelle collective. Mais il peut être discutable
de transférer le modèle des blocages psychiques à la mémoire collective. Plusieurs auteurs
montrent que le silence volontaire n’est pas l’oubli.
-la conséquence de stratégies volontaires sociales et politiques. Contestée par certains qui
pensent que la mémoire, compte tenu de sa nature qui échappe partiellement à la volonté, ne
pourrait pas être totalement manipulée.
La mémoire qui intéresse les philosophes et les historiens, en priorité est celle des souvenirs,
celle des événements du passé. Elle suppose, non seulement de retrouver des images, des
représentations du passé correspondant à une réalité vécue, mais aussi de les reconnaitre
comme étant passées. La question se pose de la fidélité, de la véracité de la mémoire à
l’échelle individuelle comme à l’échelle collective.
Que devient l’individu s’il ne peut se fier à sa mémoire ? Que devient la société si elle ne
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s’enracine que dans une histoire partiellement imaginaire ? Quelle valeur a la justice si on ne
peut se fier aux témoignages. Qu’en est-il de l’identité individuelle et collective sans un
travail de mémoire, sans une distance critique à l’égard d’une mémoire spontanée ?
Mais la philosophie s’interroge aussi, comme la science, sur le rôle de la mémoire dans la
connaissance et l’apprentissage.
II. Mémoire et connaissance
1. Connaitre, c’est se souvenir : Théorie de la réminiscence et innéisme
Pour Platon, l’âme de l’homme a déjà vu les vérités, c'est-à-dire les Idées, les essences
éternelles et immuables. Incarnée à nouveau, elle est absorbée par les préoccupations du
corps, par les sens et elle se détourne de la vérité. Le rapport entre le maître et l’élève doit
permettre à l’élève de se souvenir des vérités qui sont inscrites en lui mais qu’il a oubliées.
Cette méthode qui consiste en un habile questionnement s’appelle la maïeutique, l’art
d’accoucher les âmes, et présente des ressemblances avec la psychanalyse.
2. Polémique pédagogique sur les rôles respectifs de la mémoire et de la réflexion
a. Des méthodes de mémorisation, moyens mnémotechniques pour apprendre et retenir
-Méthode de Simonide de Ceos, 5ème av. J.C., retrouvée sur tablette du 3ème siècle av. J.C. :
Elle consiste à associer images mentales à itinéraire connu pour s’en souvenir.
- Phrase pour se souvenir des 5 âges de l’ère primaire : Cambronne, s’il eut été dévot n’eut
pas carbonisé son père. Cambrien, silurien, dévonien, carbonifère, permien.
b. Et si l’apprentissage et la mémoire étaient possibles sans cerveau ? (et si la pensée était
possible sans langage ? Car la mémoire des souvenirs est, dans la définition intimement liée
au langage) Questions abordées dans Science magazine d’août, septembre, octobre 2016
Apprendre est aussi défini comme la capacité vitale à tirer des leçons de ses expériences et
adapter son comportement en conséquence. Cette faculté est considérée comme l’apanage
d’organismes dotés d’un cerveau et d’un système nerveux. Rappel : expérience intéressante
sur l’intelligence du poulpe. Une équipe de biologiste du CNRS vient de prouver qu’un
organisme unicellulaire pouvait apprendre. (Mémoire sensori-motrice et non mémoire
représentative, mais la distinction n’apparait pas dans l’article). Il ne s’agit pas d’une capacité
d’adaptation se produisant sur plusieurs générations qui relèverait de l’évolution mais d’une
expérience de 9 jours sur le protiste Physarum polycephalum. Ces organismes doivent
traverser des substances amères inoffensives pour atteindre une source de nourriture. D’abord
réticents à traverser ces substances, ils ont appris à les traverser de plus en plus rapidement
adoptant au bout de 6 jours le même comportement que le groupe non confronté à ces
substances. L’organisme retient que la substance est inoffensive d’un jour sur l’autre. Mais en
cas d’interruption de 2 jours, il retrouve le comportement initial de méfiance. L’étude de ces
organismes proches des plantes, apparus il y a 500 millions d’années ouvre des perspectives
sur l’origine de la mémoire et de l’apprentissage.
c. Relations contrastées de la mémoire et de l’intelligence
Pendant longtemps, la mémoire est associée à l’intelligence. L’invention de l’imprimerie
modifie ce lien. Montaigne oppose alors mémoire et jugement dans plusieurs formules
célèbres : « une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien pleine. » ou « savoir par cœur n’est
pas savoir »
Après mai 68, se mettent progressivement en place de nouvelles pédagogies qui délaissent
l’apprentissage par cœur au profit d’une approche plus expérimentale et plus réfléchie. Finies
les listes des départements, des préfectures, des chefs-lieux, des fleuves et de leurs affluents
sans autre finalité que la capacité de réciter.
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On trouve encore des polémiques en 2000 sur l’opposition entre poésie et récitation et des
enseignants qui s’inquiètent de l’accent mis sur la récitation dans les programmes aux
dépends d’une véritable initiation à la poésie qui donnerait à sentir, à vivre et à réfléchir.
Un parallèle est même fait avec une critique des religions qui demandent à leur fidèle
d’apprendre par cœur les textes sacrés aux dépends d’une distance critique et d’une réflexion
sur le sens.
Dans le film Wadjda. La fillette, vivant à Riyad, est mal perçue car elle mémorise peu le
Coran. Néanmoins motivée par le désir d’obtenir une récompense, elle finit par gagner le
concours de récitation coranique de son école et provoque le scandale en demandant une
bicyclette, considérée comme contraire à la vertu des filles et réservée aux garçons.
III. Mémoire et identité individuelle
1. Mémoire et conscience : La mémoire assure la continuité du sujet pensant
a. Les défaillances neurologiques de la mémoire
Selon les pathologies, syndrome de Korsakov, Alzheimer, on peut perdre la mémoire de son
passé, l’enregistrement des événements présents, confondre le passé et le présent. Dans tous
les cas l’identité du patient est mise en jeu.
Buñuel, dans son livre de mémoires, Mon dernier soupir, s’inquiète de son amnésie
progressive: « Il faut commencer à perdre la mémoire, ne serait-ce que par bribes, pour se
rendre compte que cette mémoire est ce qui fait toute notre vie. »
Dans son ouvrage, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Oliver Sacks raconte
divers troubles de la mémoire vécue par ses patients.
Exemple de Jimmie G., perte de la mémoire immédiate
Il récupère ce patient en 1975. Il a perdu toute mémoire immédiate. Suite à différents troubles,
et des événements non identifiés, sa vie s’est arrêtée en 1945. Après quelques minutes, ce
qu’il vient de vivre s’efface alors qu’il a des souvenirs très précis de sa vie avant 1945. Il croit
qu’il a 20 ans. Il vit différentes impressions, expériences, sentiments sans qu’il puisse
subsister un lien entre elles.
Oliver Sacks rapproche ce cas de la remise en cause que Hume faisait de la conscience. Il faut
rappeler que Hume est un empiriste. Une réalité existe si on peut en faire l’expérience. Je ne
peux pas avoir une expérience du moi. Je ne perçois que différents états : vouloir, tristesse,
image, connaissance, qui changent et se succèdent, mais je ne perçois aucune réalité
permanente, toujours identique à elle-même, donc il n’y a pas de réalité qui correspond au
moi. Or le patient de Sacks correspond à l’homme tel qu’il est décrit par Hume : « Je peux
m’aventurer à affirmer que nous ne sommes rien d’autre qu’un faisceau ou une collection de
perceptions différentes se succédant à une vitesse inconcevable, et qui sont dans un flux et un
mouvement perpétuel. » Traité de la nature humaine.
On peut donc en déduire que la description de Hume correspond peut-être à un cas
pathologique d’un homme qui n’est plus capable de vivre dans le monde réel mais ne rend pas
compte de la perception d’une unité et d’une histoire qui caractérise la conscience humaine.
Ex. Thompson W. Syndrome de Korsakov Perte de la mémoire immédiate aussi
Comme l’indiquent les définitions, la mémoire de l’homme est intimement liée au langage.
« Nous devons avoir une biographie » ; « Un homme a besoin de ce récit intérieur continu
pour conserver son identité, le soi qui le constitue. »
Or Thompson ayant perdu ce fil conducteur compense par une frénésie d’histoires qui donne
l’impression qu’il est un homme comique et exubérant. Mais cette invention perpétuelle du
monde et de sa propre personne vise à donner un sens à ce qui s’évanouit sans cesse, à créer
un lien. Néanmoins sans cette mémoire qui créé le lien, Thompson revêt une multitude de
personnalités sans se rencontrer en aucune d’elle. Il n’a plus d’identité, au point que le
neurologue se pose la question de son âme. La maladie ne l’a-telle pas dénervé, évidé,
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désanimé ?
b. L’identification de la mémoire et de la conscience pour Bergson
Pour B. ; il est difficile de distinguer mémoire et perception, ce qui entraine différentes erreurs
sur la nature de la mémoire. Les perceptions et les souvenirs s’échangent perpétuellement. La
perception pure, selon lui, correspond aux choses, à la matière et la mémoire pure correspond
à l’esprit. Elle est une puissance totalement distincte de la matière. La mémoire prouve la
réalité de l’esprit, de la conscience.
Quand l’homme perçoit une réalité, il ne la perçoit pas de façon pure mais à partir aussi de
souvenirs, ce qui donne l’impression que la connaissance du réel est subjective alors que
l’intuition peut correspondre à la nature des choses. On se trompe aussi en pensant que le
cerveau a une faculté de représentation alors qu’il n’a qu’une faculté d’action. La faculté de
représentation comme la mémoire relève de l’esprit et non de la matière. L’homme se trompe
car il confond la mémoire avec l’utilisation qu’en fait le cerveau dans l’action. Or le cerveau
n’utilise qu’une part infime des souvenirs, ceux qui correspondent à la situation présente.
Comme nous l’avons déjà vu, apprendre par cœur relève de l’habitude et de l’action. La vraie
mémoire concerne les souvenirs d’un événement particulier qui ne peut pas être répété. Pour
retrouver le passé sous forme d’images, il faut s’abstraire de l’action présente. Le présent
n’est pas ce qui est, mais ce qui se fait. La mémoire active (sensori-motrice) inhibe la
mémoire représentative. Il faut retrouver la mémoire pure.
Pour B., la vraie mémoire est coextensive à la conscience. La mémoire retient tous les états
vécus par la conscience. Bergson nie l’idée d’inconscient même s’il reconnait que tous les
souvenirs présents ne sont pas conscients. Néanmoins, celui qui aurait accès à tous ces
souvenirs ne pourrait jamais saisir l’universel, et celui qui n’aurait pas de mémoire vivrait
comme un automate. Le corps leste l’esprit. Il nie aussi que des lésions neurologiques fassent
disparaitre la mémoire puisque cette dernière n’est pas matérielle, donc pas corporelle. Le
corps perd la capacité motrice de ramener les souvenirs mais ils ne sont pas détruits.
La mémoire ne consiste pas dans une régression du présent au passé mais dans un progrès du
passé au présent.
La négation du temps par Einstein, la relativité et la physique quantique est inacceptable pour
B. Le temps est une donnée immédiate de la conscience. L’idée que l’écoulement du temps
n’est qu’une illusion remet en cause toute sa philosophie
c. Les manipulations et modifications de la mémoire individuelle entre réalité et fiction
-Histoire
Les différentes dictatures qui ont enlevé des nouveau-nés ou des enfants aux opposants ont
effacé leur véritable passé pour leur constituer une fausse origine, une fausse biographie, une
fausse mémoire.
Espagne franquiste: rapt d’enfants de 1937 à 1989, entre 30000 et 300000 enfants de famille
républicaine, Article du Monde diplomatique, 2012, Jean Ortiz et Marielle Nicolas
Les 500 bébés d’Argentine, réclamés depuis 30 ans par les grands-mères de la Place de Mai
Les enfants des Lebensborn, exemple de l’unique Lebensborn français dans l’Oise, à qui on
n’a pas dit la vérité sur leur naissance.
Magnus, Sylvie Germain. Magnus, nom donné à l’ours en peluche, seul lien de continuité
entre les différentes identités du narrateur, qui croit d’abord qu’il est le fils d’un nazi en fuite
avant de comprendre qu’il a été adopté. Il retrouve, parfois des bribes de ses premières années
qu’il a oubliées.
-Fiction
De nombreux romans et films entre la science et la science-fiction mettent en scène des
manipulations de la mémoire par différentes formes de procédés neurologiques, techniques,
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chimiques. En donnant à des individus de faux souvenirs, on leur crée de fausses identités.
Ex. Jason Bourne
2. Les résistances inconscientes bloquent l’accès à la mémoire
La psychanalyse a mis en évidence les notions de refoulement et de résistance. Une partie de
l’enfance et des événements traumatiques échappent à la conscience mais continuent
d’influencer la vie consciente, ce qui avait conduit à cette célèbre citation de Freud,
« L’homme n’est plus le maître dans sa propre maison »
Les techniques mises en place par la psychanalyse visent à lever les résistances du
refoulement et combler les lacunes du souvenir.
Freud, dans le chapitre « Remémoration, répétition et perlaboration » du livre La technique
psychanalytique, montre l’évolution de ces techniques :
1. phase de la catharsis (Breuer), on mettait directement au centre le moment de la formation
du symptôme et on ne cessait de s’efforcer avec conséquence de susciter la reproduction des
processus psychiques de la situation en question, afin de les conduire par une activité
consciente à un complet déroulement. Remémoration et abréaction étaient alors les buts à
atteindre à l’aide de l’état hypnotique.
2. Ensuite, après le renoncement à l’hypnose, s’imposa la tâche de deviner à partir des libres
idées incidentes de l’analysé ce qu’il échouait à se remémorer. Grâce au travail
d’interprétation et à la communication de ses résultats au malade, la résistance devait être
contournée ; l’abréaction reculait et semblait remplacée par la dépense de travail que l’analysé
avait à fournir lorsqu’il lui était imposé de surmonter la critique à l’égard de ses idées
incidentes
3. Finalement s’est formée la technique d’aujourd’hui dans laquelle le médecin renonce à
mettre au centre un moment ou un problème déterminé, se contentant ainsi d’étudier à chaque
fois la surface psychique de l’analysé et utilisant essentiellement l’art de l’interprétation pour
reconnaître les résistances qui surgissent à cette surface et pour les rendre conscientes au
malade. Il s’instaure alors un nouveau mode de répartition du travail : le médecin met à
découvert les résistances qui ne sont pas connues du malade ; une fois celles-ci maîtrisées, le
malade raconte souvent sans la moindre peine les situations et corrélations oubliées.
L’analysé ne se remémore absolument rien de ce qui est oublié et refoulé, mais il l’agit. Il ne
le reproduit pas sous forme de souvenir mais sous forme d’acte, il le répète, naturellement
sans savoir qu’il le répète. Plus la résistance est grande, plus la remémoration sera largement
remplacée par l’agir (répétition).
La cure commence aussi par la répétition. L’analysé va faire un transfert sur l’analyste. Le
transfert n’est lui-même qu’un fragment de répétition et la répétition est le transfert du passé
oublié, non seulement sur le médecin mais également sur tous les autres domaines de la
situation présente. Nous n’avons pas à traiter sa maladie comme une affaire d’ordre
historique, mais comme une puissance actuelle. Et alors que le malade le vit comme quelque
chose de réel et d’actuel, nous avons à y opérer le travail thérapeutique qui consiste pour une
bonne part à ramener les choses au passé. Or le moyen principal de dompter la contrainte de
répétition du patient et de la transformer en un motif de remémoration se trouve dans le
maniement du transfert. Nous la rendons inoffensive et même profitable en lui accordant ses
droits et en lui laissant libre cours dans un certain domaine. Nous lui ouvrons avec le transfert
un lieu d’ébats où il lui est permis de se déployer dans une liberté presque totale et où il lui est
assigné de nous mettre sous les yeux tout ce qui, en fait de pulsions pathogènes, s’est caché
dans la vie d’âme de l’analysé.
3. Les cadres sociaux de la mémoire : la mémoire n’est jamais totalement individuelle mais
toujours déjà collective
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Maurice Halbwachs, lecteur de Bergson va s’opposer à lui sur plusieurs points. Pour B. la
mémoire se rapproche d’un état de rêverie lorsque l’attention portée au présent et à l’action se
relâche. Halbwachs va montrer que les rêves ne restituent pas des souvenirs fidèles.
« L'opération de la mémoire suppose en effet une activité à la fois constructive et rationnelle
de l'esprit dont celui-ci est bien incapable pendant le sommeil : elle ne s'exerce que dans un
milieu naturel et social ordonné, cohérent, dont nous reconnaissons à chaque instant le plan
d'ensemble et les grandes directions. »
Pour B. la mémoire correspond chronologiquement à tous les événements vécus par la
personne, cette mémoire constitue son identité propre. Pour H., la mémoire suppose travail et
reconstruction qui supposent des cadres précis qui sont donnés par la vie sociale, par la
présence des autres, par le langage, par les lieux et les objets auxquels nos souvenirs sont
attachés. Coupée de ce milieu spatial et temporel, géographique, historique et politique, la
conscience pour H. loin de se dilater, comme le dit B., se rétrécit. La mémoire ne serait pas
seulement spirituelle mais enracinée dans une matérialité
Exemple d’une mémoire attachée aux choses, à l’espace : Chanson de Barbara, Drouot, salle
des ventes aux enchères : Une vieille dame met un bijou aux enchères. Ce que vous vendez-là,
c’est mon passé à moi. Car venait de surgir du fond de sa mémoire, un visage oublié…
Proust : la chambre, la madeleine…
B. pense trouver une preuve de sa théorie dans les souvenirs du passé que reviennent chez les
personnes âgées libérées de la vie active. Pour B. si les souvenirs « reparaissent, c'est qu'ils
sont toujours là. N'est-ce point là une preuve frappante de la conservation de souvenirs que
nous pouvions croire abolis ? ». Il prend pour exemple ce qu’écrit Rousseau dans Les
confessions « Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey, sans que je m'en
sois rappelé le séjour d'une manière agréable par des souvenirs un peu liés : mais depuis
qu'ayant passé l'âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs
renaissent tandis que les autres s'effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont
le charme et la force augmentent de jour en jour ; comme si, sentant déjà la vie qui s'échappe,
je cherchais à la ressaisir par ses commencements. »
H. montre que ces souvenirs sont un travail de reconstruction à la lumière du présent, présent
qui peut être décevant et désagréable, et que cette nostalgie d’un passé plus harmonieux est
une illusion et un mirage qui frappent la majorité des hommes et dont il faut expliquer le
mécanisme. Comme le montre Durkheim, la vie sociale est à là fois contraignante et riche de
satisfactions. Au présent, les aspects contraignants sont vivement ressentis, dans les souvenirs
du passé, la contrainte, qui n’est plus subie, s’efface et ne persiste que les plaisirs de la vie
collective. Et beaucoup d’hommes ont ainsi le sentiment que c’était mieux avant !
Il ajoute que ce travail de « gardien de la mémoire » donné aux plus anciens et que l’on trouve
dans toutes les sociétés traditionnelles est encore une fonction sociale.
Il montrera que toutes les formes de mémoire, même celles qui semblent s’éloigner de la vie
sociale n’existent que dans un cadre social : mémoire familiale, mémoire religieuse, mémoire
liée aux activités techniques.
IV. La mémoire collective
1. Lien et opposition entre mémoire et histoire. La difficile recherche de la vérité historique
a. Rappel des liens historiques entre mémoire et histoire
A la naissance de l’histoire, l’histoire est confondue avec la mémoire. Pour Thucydide, on ne
peut écrire que l’histoire présente, ou l’histoire passée qui peut être assurée par la mémoire
d’un témoin en lien direct avec le présent. Ex. Je ne peux remonter au-delà de la guerre de 1418 dont m’a parlé directement mon grand-père.
L’histoire s’est construite, en partie contre la mémoire, surtout quand elle a cherché à devenir
une discipline scientifique à partir du positivisme (19ème siècle : croyance que la science
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apportera toutes les réponses). Le but était d’atteindre une vérité objective et de mettre à jour
des lois qui expliquent les mécanismes des faits et qui permettrait à l’homme d’agir sur
l’histoire.
Cette manière d’écrire l’histoire est progressivement nuancée par l’histoire des mentalités, le
développement des sciences humaines, et la distinction élaborée entre expliquer et
comprendre. Dilthey : « Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique. ».
Expliquer consiste à mettre en évidence des rapports de causalité et entraine une forme de
déterminisme. Comprendre vise à saisir le sens. Il faut distinguer une mauvaise subjectivité,
prise de parti liée à son appartenance spatiotemporelle, et une bonne subjectivité, une
sympathie qui nous relie aux hommes du passé, à leur vécu, à leurs intentions.
Une histoire trop scientifique se coupe de la réalité humaine et reste trop froide. Les morts
restent anonymes. Les chiffres finissent par perdre leur sens. Que représente les millions de
morts des 2 G.M. pour les écoliers et les étudiants sans lien concret et affectif avec cette
période. On comprend pourquoi le Mémorial de la Shoah à Paris écrit les noms des victimes
sur des stèles, expose les photographies des enfants exterminés dans les camps de
concentration. Les lettres des Poilus donnent une identité, une humanité aux soldats qui
sortent de l’anonymat. Les témoignages des derniers vivants concrétisent une réalité qui
risquerait d’être désincarnée.
b. Les relations entre histoire et mémoire vues par les historiens contemporains, notamment
après la généralisation du D.M.
Halbwachs soulignait que la mémoire dresse un tableau des ressemblances alors que l’histoire
est le tableau des changements.
La mémoire relève de l’individuel, du particulier et du subjectif et du vécu alors que l’histoire
serait générale et collective, de côté de l’unicité. La mémoire est en perpétuelle évolution et
modification. Chaque individu, groupe, communautés sociales, politiques, religieuses
possèdent une mémoire propre. Même collectives, les mémoires restent fractionnées.
L’histoire est une enquête, une construction savante qui vise à établir par des procédés
rigoureux un discours vrai à portée plus universelle. Halbwachs, sociologue dans la lignée de
Durkheim fait de l’histoire le lieu de l’objectivité absolue, de la non-implication du sujethistorien, de la simple transcription factuelle.La coupure entre l’histoire et la mémoire
s’accomplit progressivement. Pour P. Nora, la mémoire et l’histoire obéissent à des modèles
différents.
Mais il faut établir une relation entre les deux.
Il est difficile de nier le rôle des témoignages dans la constitution de l’histoire et le rôle de
l’histoire racontée et apprise dans la constitution de la mémoire individuelle et collective.
Pour F. Dosse, cette coupure radicale qui renvoie l’histoire à une temporalité purement
extérieure est problématique.
Au premier mouvement qui assure le primat au regard critique, à la mise à distance, à
l’objectivation et à la démythologisation, suit un second temps, complémentaire, sans lequel
l’histoire serait pur exotisme, celui d’une recollection du sens, qui vise à l’appropriation des
diverses sédimentations de sens léguées par les générations précédentes, des possibles non
avérés qui jonchent le passé des vaincus et des muets de l’histoire.
L’effondrement du caractère unitaire et linéaire de l’histoire-mémoire portée par l’Etat-nation
a suscité, depuis les années soixante-dix, une profusion de mémoires plurielles affirmant leur
singularité et une richesse longtemps contenue à une existence souterraine. L’horizon
quantitativiste s’efface devant l’authenticité recherchée des voix multiples des individus
porteurs d’une mémoire singulière, d’une culture étouffée.
Apparait une nouvelle conscience historiographique sur la base d’une problématisation
possible de la mémoire par l’histoire et de l’histoire par la mémoire. Ex. Georges Duby dans
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son étude de la fameuse bataille de Bouvines. L’étude des jeux de la mémoire et de l’oubli des
traces dévoile comment « la perception du fait vécu se propage en ondes successives ».
Pour F. Dosse, la mémoire est donc, à l’égal de l’histoire, un mode de sélection dans le passé,
une construction intellectuelle et non un flux extérieur à la pensée.
2. Devoir de mémoire et droit à l’oubli
a. En quoi consiste le D.M. ? Double exigence de vérité et de justice
Le D.M. apparait dans les années 90 à propos de la 2G.M. et de la Shoah
Ricœur rappelle que la problématique dominante de l’histoire est la vérité, la fidélité au passé.
La question morale du devoir de mémoire se greffe à la question de la vérité mais n’est pas
première.
Le devoir de mémoire est un impératif. Il implique l’idée d’une juste mémoire. Il se distingue
de la commémoration.
Selon Ricœur 3 connotations:
1. Souci d’autrui.
2. Sens de la dette.
3. Respect du aux victimes
Le but est de maintenir vivant le souvenir de la souffrance subie par les victimes et d’établir
les différentes responsabilités.
b. La question de la juste mémoire
Article de Régine Robin, Une juste mémoire, est-ce possible ?
Quelle instance peut décider de ce qui est juste en matière mémorielle ? A quelle politique
faire confiance ?
Les difficultés des Etats face à leur histoire : le Japon refuse d’assumer son rôle dans la 2.
G.M., la France n’est pas toujours claire vis-à-vis de Vichy ou de la G.A., les USA refuse une
exposition sur Hiroshima ou un musée consacré aux indiens exterminés.
Mais les historiens n’ont pas le monopole de la distance : Les historiens polonais minimisent
le rôle de la Pologne dans les massacres, les roumains dressent un culte au Maréchal
Antonescu ou minimisent aussi rôle dans l’extermination des juifs, les historiens allemands
débaptisent les rues de Berlin Est après la réconciliation.
La vérité historique deviendra d’autant plus difficile à établir que l’informatisation des
archives peut constituer un risque. Comment distinguer l’original de la copie ? Ce que l’URSS
avait accompli maladroitement en supprimant la photographie de Trotski des images
officielles est désormais instantané et accessible à n’importe quel individu avec des logiciels
grand public. Les photographies prises sur les portables constituent des contre-pouvoirs dans
des dictatures qui manipulent l’information, mais comment l’historien pourra trier et
sélectionner parmi l’infinité de ces témoignages, comment déceler celui qui renvoie à la
réalité et le montage photo. Ce sont de telles difficultés qui alimentent les théories du complot
et qui font dire à certains malgré les diverses images d’archive que l’homme n’a jamais
marché sur la lune !
Régine Robin finit par attribuer un rôle prépondérant à l’art en citant l’exemple de
l’installation sur la place du Château, à Berlin, en 2000, de 104 machines à laver le linge en
état de fonctionnement. Les artistes Filomeno Fusco et Victor Kegli invitent les berlinois à
venir laver leur linge sale en famille, au propre comme au figuré, du 2 septembre 2000
(anniversaire de la victoire de Sedan) au 3 Octobre 2000 (anniversaire de la réconciliation des
deux Allemagne). Il s’agit d’un contre-monument, d’un contre-lieu de mémoire, d’une
parodie qui vise à produire une mémoire commune à distance des mémoires imposées.
c. L’oubli peut-il avoir une valeur positive ? Nietzsche
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Le passé risque d’étouffer le présent par son poids. Nostalgie pour les grandes époques du
passé. Impression que tout a déjà été dit ou fait. Cf. Nietzsche La connaissance du passé doit
être proportionnée à la capacité créatrice des individus. « L’abus de l’histoire et la surestime
qui est en faite sont cause que la vie se rabougrit et dégénère ». «Pour définir le degré et fixer
la limite où il faut absolument oublier le passé, faute de quoi il deviendrait le fossoyeur du
présent, il faut connaître la mesure exacte de la force plastique d’un homme, d’une
civilisation, je veux dire la faculté de croître par soi-même, de transformer et d’assimiler le
passé » Secondes considérations intempestives (inactuelles)
Jorge Semprun dans L’écriture ou la vie lorsqu’il raconte comment, ancien déporté ayant
traversé l’indicible et la mort, il a dû choisir l’oubli temporaire pour continuer à vivre et à
créer.
Renan : « L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création
d’une nation » Qu’est-ce qu’une nation, conférence à la Sorbonne, 1882
d. Peut-on parler d’un abus de la mémoire ?
Paul Ricoeur : « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici,
le trop d’oubli ailleurs. » La mémoire, l’histoire, l’oubli
Pierre Nora dans Les lieux de mémoire « espère la fin de l’ère des commémorations et de
l’obsession mémorative. »
La critique moderne contre le devoir de mémoire vient de différents groupes souvent
d’horizon politique différent. Sont rassemblés, selon Alexandra Laignel-Lavastine, les
nationaux républicains, l’extrême-gauche, l’école libérale et antitotalitaire, par exemple R.
Aron, F. Furet.
La critique s’énonce au nom de différentes raisons :
-Quête d’une mémoire heureuse, Ricœur
-souci de préserver la cohésion sociale, Henry Rousso, critiquée par Ricoeur, car cette
thérapie sociale est un déni possible de la vérité
-Rejet du conformisme ambiant, Finkielkraut
-Oubli des crimes du communisme, Todorv
-Antisionisme, Norman Finkelstein, L’industrie de l’holocauste
Pour René Remond, le devoir de mémoire ne serait pas satisfaisant par rapport à l’exigence de
vérité pour deux raisons. Il est d’abord suscité par des groupes de pression et représente des
intérêts restreints. D’autre part, il ne met l’accent que sur les heures sombres de l’histoire
donnant une vision négative de l’humanité. Cf. Rousseau : « Un des grands vices de l’histoire
est qu’elle peint beaucoup plus les hommes par leurs mauvais côtés que par les bons ; comme
elle n’est intéressante que par les révolutions, les catastrophes, tant qu’un peuple croît et
prospère dans le calme d’un paisible gouvernement, elle n’en dit rien»
e. Quels sont les risques et les limites d’une telle critique ?
Cette obnubilation finit par produire des contre vérités. Par exemple, A. Besançon finit par
rendre les juifs responsables des crimes du communisme.
Comme l’énonce A. Laignel-Lavastine qui cherche à analyser les idéologies des partisans de
l’abus de mémoire, il peut paraitre choquant que le D.M. soit vécu de manière hétéronome,
comme une loi imposée de l’extérieur, alors qu’il est question de morale et de ce qui relèverait
dans le langage de Kant d’un impératif catégorique, c'est-à-dire d’une loi issue de sa propre
raison et qui relève de l’autonomie du sujet moral.
Ce D.M. serait indispensable pour comprendre et assumer ce que nous sommes. « De quelle
manière peut-on assumer le contexte dans lequel de tels crimes ont pu se produire et à
l’histoire duquel notre existence est intimement liée, sinon par la mémoire solidaire de
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l’irréparable et par une attitude réflexive et critique vis-à-vis des traditions constitutives de
notre identité ? » Habermas
Pour B.H. Levy, ce sentiment dans l’air du temps d’une mémoire obsessionnelle qui
occuperait tout l’espace et qui rendrait nécessaire un désengorgement par le droit à l’oubli est
plutôt une obsession de l’oubli. Il témoigne du caractère frivole et zappeur de notre époque
qui croit que 50 ans, c’est assez. Pour lui, le travail de mémoire de la Shoah ne fait que
commencer. C’est un travail qui n’aura pas de fin, c’est une plaie sans deuil possible. Il cite
Levinas : « un crime qui saignera jusqu’à la fin des temps. »
f. Un bon usage de la mémoire
Pour F. Dosse, loin d’être un simple fardeau à porter par les sociétés du présent, la dette peut
devenir gisement de sens à condition de ré-ouvrir la pluralité des mémoires du passé et
d’explorer l’énorme ressource des possibles non avérés. Ce travail ne peut se réaliser sans
dialectisation de la mémoire et de l’histoire, en distinguant sous le registre de l’histoirecritique la mémoire pathologique qui agit comme compulsion de répétition et la mémoire vive
dans une perspective reconstructive : « C’est en délivrant, par le moyen de l’histoire, les
promesses non tenues, voire empêchées et refoulées par le cours ultérieur de l’histoire, qu’un
peuple, une nation, une entité culturelle, peuvent accéder à une conception ouverte et vivante
de leurs traditions. » Paul Ricoeur, « La marque du passé », Revue de métaphysique et de
morale, n°1, mars 1998, p. 25.
B.H. Levy, dans la continuité de nombreux historiens, rappelle qu’il faut toujours distinguer
deux formes de mémoire : celle qui fige le passé et qui correspond au ressentiment décrit par
Nietzsche, ou à des formes de névrose, éternelle répétition d’un événement passé, et celle qui
se mobilise au service d’une définition de l’humanité et d’une conception de la civilisation.
Conclusion
La question de la mémoire est au croisement des différentes problématiques qui traversent nos
sociétés modernes, et des différentes disciplines qui essaient de mieux la cerner.
Les différents travaux sur la mémoire participent de la connaissance de l’homme par luimême. Mieux comprendre les mécanismes de la mémoire revient à mieux se comprendre soimême.
Se pencher sur le passé ne signifie pas oublier le futur mais rendre possible le futur en
comprenant, assumant son passé et en s’en libérant aussi bien en psychologie qu’en histoire.
Que les histoires individuelles comme collectives soient en lien avec l’histoire, l’identité et
l’unité d’un pays ou d’une nation ne fait pas de doute. Que les pouvoirs publics rendent
possibles un vrai travail de mémoire et d’histoire est un impératif auquel il ne devrait pas se
soustraire. Néanmoins, comme l’ont montré les polémiques autour de la proposition de
Sarkozy qui souhaitait que chaque écolier français assume la mémoire d’un enfant juif, même
si la mémoire est intimement liée à des enjeux politiques, ce n’est pas aux hommes politiques
de prendre des décisions qui nécessitent la compétence de divers spécialistes comme les
historiens mais aussi les psychologues et les neurologues. Le pouvoir politique doit, d’une
part, rendre possibles la préservation des archives, les recherches, les expériences
scientifiques et d’autre part, s’appuyer sur les résultats de ces travaux pour prendre des
décisions. Or les intérêts à court terme des Etats prennent trop souvent le pas sur des décisions
fondées sur les connaissances longuement réfléchies.
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