multimorbidité et soins primaires : émergence de nouvelles

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MULTIMORBIDITÉ ET SOINS PRIMAIRES : ÉMERGENCE DE
NOUVELLES FORMES D’ORGANISATION EN RÉSEAU
Lise Lamothe, Chantal Sylvain, Vanessa Sit
2015/HS S1 | pages 129 à 135
ISSN 0995-3914
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lise Lamothe et al., « Multimorbidité et soins primaires : émergence de nouvelles formes
d’organisation en réseau », Santé Publique 2015/HS (S1), p. 129-135.
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S.F.S.P. | « Santé Publique »
3e partie – Nouveaux modes d’organisation des systèmes de soins
Recherche originale
Multimorbidité et soins primaires : émergence de nouvelles
formes d’organisation en réseau
Multimorbidity and primary care: Emergence of new forms
of network organization
1, 2
3, 4
1, 2
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ûûRésumé
ûûSummary
Objectif : Notre étude visait à cerner les stratégies d’adaptation
utilisées par les professionnels œuvrant en soins primaires afin
de tendre vers une offre de soins et services bien adaptée et
continue pour les patients atteints de plus d’une maladie
chronique.
Méthodes : Nous avons réalisé une étude de cas qualitative dans
une organisation de soins primaires (groupe de médecine de
famille – GMF au Québec). Nos données proviennent de deux
sources : entrevues semi-structurées, documents. Notre analyse
thématique des données a permis d’identifier les processus
d’adaptation à l’œuvre.
Résultats : Notre analyse permet d’identifier des défis posés par
l’augmentation de la prévalence de patients souffrant de plus
d’une maladie chronique et comment ils influencent la mise en
œuvre de stratégies d’adaptation de la part des professionnels
aux niveaux suivants : (1) les patients eux-mêmes, (2) les
relations professionnels-patients, (3) les relations entre
les professionnels du GMF, (4) les relations entre le GMF et les
autres organisations de santé. L’exposition de ces phénomènes
permet d’illustrer la dynamique d’émergence d’une forme
­d’organisation en réseau.
Conclusion : Ce phénomène entraîne une transformation du
cœur-même de l’organisation de l’offre de soins et services. Une
compréhension plus approfondie de ses conditions d’émergence, de ses impacts et de sa gestion est requise.
Objective: This study was designed to analyse the adaptive
strategies used by primary care professionals to provide more
adapted and continuous services to patients with more than one
chronic disease.
Methods: A qualitative case study was conducted in a primary
care structure (GMF in Québec). Data were derived from two
sources: semi-structured interviews and documents. Based on our
thematic analysis of data, we illustrate the adaptive processes
at play.
Results: Our analysis identified the challenges raised by the
increased prevalence of patients with more than one chronic
disease and how they influence adaptive strategic initiatives from
professionals at the following levels: (1) the patients themselves,
(2) the professional-patient relationship, (3) the relationships
between professionals of the GMF, (4) the relationships between
the GMF and other healthcare organizations. The description of
these phenomena illustrates the dynamic emergence of a network
form of organization.
Conclusion: This phenomenon leads to transformation of the core
of the healthcare production system. A deeper understanding of its
emergence, impacts and management is necessary.
Mots-clés : Comorbidité ; Réseaux de services ; Réseaux
communautaires ; Changement en santé ; Innovations dans
fonctionnement.
Keywords: Comorbidity; Care networks; Community networks;
Change in healthcare; Organizational change.
1 École de santé publique – Université de Montréal – C.P.6128, succursale Centre-ville – H3C 3J7 Montréal – Québec – Canada.
Institut de recherche en santé publique de l’Université de Montréal (IRSPUM) – Montréal – Québec – Canada.
3 École de réadaptation – Université de Sherbrooke – Campus Longueuil – 150, Place Charles-Le Moyne – J4K 0A8 Longueuil – Québec – Canada.
4 Centre de recherche – Hôpital Charles-Le Moyne – Campus Longueuil – Longueuil – Québec – Canada.
2 Correspondance : C. Sylvain
[email protected]
Réception : 28/04/2014 – Acceptation : 14/10/2014
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Lise Lamothe , Chantal Sylvain , Vanessa Sit
Introduction
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Au Canada, comme dans la plupart des pays industrialisés, l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques et ses impacts sur l’utilisation des services de santé
posent des défis d’adaptation pour l’organisation des
services de santé. En effet, les personnes atteintes de
maladies chroniques tendent à utiliser les services de
soins plus régulièrement et à en utiliser un plus grand
nombre que le reste de la population. Par exemple, 33 %
des Canadiens ayant au moins une maladie chronique
induisent 51 % des consultations chez un médecin de
famille, 55 % des consultations chez un spécialiste, 66 %
des consultations infirmières et 72 % des séjours hospitaliers. De plus, les cas de comorbidité (12 % de la population canadienne), induisent environ le quart des
consultations chez un médecin de famille ou chez un
spécialiste, pour 36 % des consultations infirmières et
pour 44 % des séjours hospitaliers [1]. Une telle utilisation
du système de soins par les personnes ­souffrant de maladies chroniques est considérée symptomatique de l’incapacité des modes de fonctionnement actuels à répondre
aux besoins [2, 3].
Ce contexte de pratique exerce une pression très forte sur
les professionnels (médecins, infirmières et autres professionnels de la santé) œuvrant au niveau des soins primaires ;
ils sont à la fois le premier contact des patients avec le
système de production et le lieu de convergence des services.
Ainsi, afin d’améliorer la gestion des multiples trajectoires
des patients dans le système de santé, les professionnels des
soins primaires doivent notamment assurer une circulation
adéquate de l’information et développer de nouveaux mécanismes de coordination des soins et services entre eux et
avec les divers professionnels et organisations impliqués
dans le parcours des patients. Les efforts d’adaptation des
modes de fonctionnement portent ainsi sur un meilleur arrimage du travail des professionnels conjointement engagés
dans la production des soins et services, tant sur le plan
clinique que le plan organisationnel. Il en découle une forme
d’organisation en réseau dont on connaît encore peu les
caractéristiques fonctionnelles.
L’émergence d’organisations-réseaux requiert des transformations complexes notamment au niveau opérationnel.
Étant donné la grande autonomie laissée aux professionnels dans la prestation des soins, la meilleure coordination
des soins recherchée réside nécessairement dans la capacité à transformer le travail des professionnels. Par exemple,
un nouveau contexte de pratique en réseau suppose de
s130
revoir la conception du travail professionnel. Aussi, les
mécanismes de standardisation des pratiques et de référence des patients doivent être renégociés auprès d’une
large gamme de points de service. Les systèmes d’information doivent également être transformés pour supporter un
partage d’information clinique au sein de ces réseaux. En
d’autres termes, l’organisation-réseau suppose que différents points de services regroupant diverses équipes de
soins développent des visions cliniques et des pratiques
coordonnées, des mécanismes cohérents de référence de
patients, des systèmes intégrés de partage d’information
clinique s’ils veulent être capables d’assurer une coordination des soins efficace. Les personnes aux prises avec une
multimorbidité, c’est-à-dire la co-occurrence de plusieurs
problèmes de santé chroniques [4], sont susceptibles de
bénéficier grandement d’un tel renforcement de l’arrimage
des soins. Leur présence dans les soins primaires est bien
documentée [5].
Dans cet article, nous présentons les résultats d’une
étude visant à cerner les stratégies d’adaptation utilisées
par les professionnels œuvrant en soins primaires afin de
tendre vers une offre de soins et services bien adaptée et
continue pour les patients atteints de plus d’une maladie
chronique. Cette analyse nous permet d’illustrer comment
ces stratégies facilitent l’émergence d’une forme d’organisation en réseau.
Méthodes
Nous avons réalisé une étude de cas en profondeur de
l’offre des soins et services dans une organisation de soins
primaires (Groupe de médecine de famille/GMF) au
Québec. Cette approche est particulièrement appropriée
pour comprendre et expliquer des processus dynamiques
de changement [6], notamment les stratégies d’adaptation
des acteurs conjointement engagés dans cette offre de soins
et services.
Nos données proviennent de deux sources principales :
entrevues individuelles semi-structurées et documents. Les
entrevues (15 professionnels/gestionnaires et 14 patients)
d’une durée moyenne d’une heure, ont permis de recueillir
les propos de professionnels du GMF et des organisations
partenaires, d’administrateurs et de patients. Au total, dix
professionnels travaillent au GMF : six médecins, un pharmacien, deux infirmières et un psychologue ; certains assument des responsabilités de gestion. Les patients rencontrés
avaient tous plus d’une maladie chronique. Les documents
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L. Lamothe, C. Sylvain, V. Sit
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recueillis comprennent des rapports administratifs et
d’autres de nature clinique (exemple : protocole de soins).
La variété des sources de données obtenues par les entrevues (notamment les professionnels et les patients) et leur
comparaison avec les données documentaires nous ont
permis de faire une première triangulation. De plus, la
participation de trois chercheurs a permis un deuxième
niveau de triangulation [7]. L’étude a reçu l’approbation du
Comité d’éthique de la recherche.
Nous avons réalisé une analyse thématique des données
en respectant l’approche suivante. Nous avons d’abord
centré notre analyse sur les patients eux-mêmes pour identifier les défis que leurs conditions cliniques soulèvent.
Nous avons ensuite identifié comment les professionnels
formant l’équipe soignante du GMF interprètent les principaux défis et quelles sont leurs stratégies pour adapter
leurs pratiques en conséquence. Enfin, nous avons identifié
comment ces défis se répercutent dans les relations entre
les professionnels du GMF et ceux des organisations partenaires. Les défis identifiés se situent donc aux niveaux
suivants : (1) les patients eux-mêmes, (2) les relations
professionnels-patients, (3) les relations entre les professionnels du GMF, (4) les relations entre le GMF et les autres
organisations de santé (Centre de santé et de services
sociaux (CSSS), services à domicile, laboratoires, services
spécialisés, pharmacies, etc.). Il est à noter que le GMF à
l’étude est aussi « la clinique médicale » d’un Centre de
santé et de services sociaux. A priori, ce dernier pouvait
donc être considéré comme un partenaire privilégié.
Toutefois, les données recueillies n’ont pas permis de
mettre en évidence des stratégies d’adaptation distinctes
d’avec les autres organisations. Ainsi dans cet article, le
CSSS est considéré comme les autres partenaires.
­pressions différentes qu’ils exercent sur les modes de
fonction­nement. De fait, de l’ensemble des patients, trois
groupes semblent émerger. Le premier regroupe ceux dont
l’âge moyen est entre 50 et 60 ans. Ils sont informés et
recherchent davantage d’information sur la meilleure
conduite reconnue pour la gestion de leurs maladies. Ils
sont actifs dans la gestion de leur maladie, voire proactifs.
Le deuxième regroupe des personnes âgées de 70-80 ans
avec des problèmes d’arthrose invalidante ou des problèmes
cognitifs qui interfèrent avec la gestion de la maladie.
Le troisième regroupe les personnes avec des problèmes
de santé mentale. Avec ce groupe, des difficultés se posent
lorsque les patients ont aussi des maladies physiques ;
l’offre de soins et services en santé mentale tend à être en
parallèle de celle des soins et services en santé physique.
Par ailleurs, pour les personnes moins âgées de ce groupe,
les problèmes de santé mentale sont souvent perçus comme
secondaires à des problèmes de santé physique. Dans la
majorité des cas, il s’agit de troubles anxieux et de troubles
dépressifs.
Bien que cette variété soit clairement décrite par les
professionnels, et qu’on identifie un besoin d’adaptation de
l’offre de soins et services pour chacun de ces groupes, nous
verrons que les stratégies mises en avant demeurent en
somme génériques et ne permettent pas une adaptation
aussi fine que souhaitée par les professionnels. Ainsi, de
manière générale, cette variété dans les conditions
cliniques, les traitements possibles et les capacités de participation des patients, encourage les professionnels à se
regrouper pour mieux faire face à l’incertitude générée. Ils
reconnaissent le besoin de mieux arrimer leurs pratiques
individuelles pour intégrer cette diversité. Nous y
reviendrons.
Les relations professionnels-patients
Résultats
La présentation de nos résultats permet d’illustrer
comment les stratégies d’adaptation mises en avant pour
répondre aux défis soulevés aux divers niveaux portent
essentiellement sur une gestion adéquate de l’information.
C’est par la gestion des flux d’information qu’une nouvelle
forme d’organisation émerge.
Les patients
Les professionnels des soins primaires reconnaissent
la variété des profils des patients et voient bien les
Les patients du premier groupe (jeunes et plus actifs) ont
l’avantage de manifester une bonne adhésion au traitement
pharmacologique et aux changements d’habitudes de vie
recommandés (exercice, alimentation, etc.). Pour ceux des
deux autres groupes, leur condition clinique les place dans
une situation de plus grande vulnérabilité et oblige les
professionnels à élargir le domaine d’intervention. Comme
un professionnel le résume : « Ce qui est compliqué ce n’est
pas tant l’aspect médical mais la composante sociale, les
dynamiques familiales ». Un médecin définit sa clientèle
ainsi : « Je dirais que ma clientèle est assez vulnérable, c’est
une clientèle qui est assez âgée, assez malade… avec un
niveau socio-économique pas très élevé, de façon générale ».
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Soins primaires et organisation en réseau
L. Lamothe, C. Sylvain, V. Sit
1
L’italique utilisé ici et plus loin dans la section résultats permet de
mettre en relief les défis et stratégies d’adaptation mises en avant par
les professionnels concernés.
s132
Les relations entre les professionnels du GMF
La gestion de l’information clinique au sein d’une équipe
soignante entraîne des enjeux au niveau du partage des
responsabilités et de la cohérence du message.
L’augmentation de la multimorbidité exerce une forte pression sur le partage des compétences ; une approche par
maladie ne peut être porteuse de sens pour le patient qui
reçoit des messages parfois contradictoires.
Assurer une complicité clinique et une continuité des soins
est notamment considéré comme un défi à relever.
Diverses stratégies sont mises en avant. Certaines, peutêtre les plus importantes, capitalisent sur l’importance de
l’informel. En effet, une grande part de l’efficacité des
équipes soignantes repose sur la connaissance de l’autre
comme personne et comme professionnel, la confiance
mutuelle entre les membres de l’équipe, les diverses formes
d’échanges informels qui contribuent à la continuité dans la
communication (repas, corridor, notes au dossier, etc.). Par
ailleurs, certains mécanismes soutiennent une bonne
gestion des flux d’information et la continuité de soins. Le
gestionnaire de cas du CSSS associé, a un double rôle d’intégrateur de l’information clinique et de coordonnateur entre
les différents professionnels impliqués dans un dossier. De
l’avis des professionnels sans le concours d’une personne
responsable de colliger l’information, chacun travaillerait
en silo. Nous avons toutefois noté que le gestionnaire de cas
travaillait surtout avec les professionnels du CSSS mais il
pouvait aider à une meilleure continuité avec ceux du GMF.
De l’avis des professionnels, travailler en équipe interdisciplinaire nécessite, pour avoir une synergie, de connaître
et reconnaître les compétences de l’autre et apprendre à
faire confiance. La confiance entre les professionnels de la
clinique permet aussi la flexibilité requise lorsqu’on
travaille avec des patients ayant plusieurs comorbidités. Le
travail en équipe doit aussi permettre la participation du
patient ou de ses proches. Ainsi, la connaissance de l’autre
inclut « celle du patient, de ses croyances, de ses peurs, de son
expérience de soins. Respecter ses choix de vie ».
Enfin, les protocoles de soins ou plans d’intervention
permettent une formalisation des décisions sur lesquelles
les professionnels se sont entendus, préférablement en
concertation avec les patients et leurs proches. Ceux-ci
­définissent une répartition des tâches et supportent le suivi
et la coordination des actions. Ils peuvent aussi soutenir le
développement d’une philosophie de soins commune : « Ici
on fait comme ça ». Par ailleurs, ils comportent un risque
de rigidité dans les procédures alors que la variété et la
­flexibilité sont requises avec les diverses combinaisons
de maladies chroniques.
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Par ailleurs, « souvent les patients avec des problèmes de
santé mentale se retrouvent à peu près nulle part ; ils ont
peur de se rendre aux urgences, dans les hôpitaux, à cause
des étiquettes puis du jugement. Alors, la seule fois qu’on va
les voir, c’est quand ils sont décompensés complètement.
Ils tombent souvent entre les mailles du filet du système de
santé ».
Le désir de prendre en compte l’ensemble des besoins
des patients a encouragé les professionnels à adopter
­l’approche patient-partenaire1. En effet, cette approche,
dont l’adoption gagne en popularité dans les organisations
de santé, s’appuie sur un plus grand partenariat de soins,
une prise de décision partagée, une autogestion de la
maladie, l’éducation thérapeutique et le savoir expérientiel
du patient. Toutefois, au quotidien, son application soulève
des inquiétudes.
Par cette approche, une partie de la coordination est déléguée aux patients eux-mêmes qui peuvent créer des outils
pour faire face aux bris de continuité dans le système
(exemple : aide-mémoire qui devient une sorte de dossier
parallèle). Cependant, leur participation ne peut pas
répondre à tous les besoins de coordination et ce ne sont
pas tous les patients qui peuvent répondre aux attentes
associées à cette approche.
La participation adéquate et pragmatique des patients est
donc considérée comme un défi à relever.
Les professionnels doivent alors se tourner vers l’entourage des patients. En effet, le patient n’est pas seul dans son
expérience de soins, il peut avoir une famille, des amis qui
peuvent être des aidants naturels. Diverses stratégies
peuvent être déployées à cette fin. Bien que favorisé, le
recours aux aidants naturels ne peut suffire. L’organisation
doit donc pallier en créant des postes de relais d’information, de secrétaire et d’infirmière de liaison qui ont pour
fonction la surveillance de la coordination des soins et
services. Cette surveillance commence par la prise de
rendez-vous, pour des services diagnostiques ou des
consultations ; c’est le premier niveau de gestion de l’information. Comme l’explique un des médecins : « Mes patients
parfois oublient de téléphoner pour prendre un rendez-vous.
Certains avec de l’arthrite ne peuvent utiliser le téléphone. »
Un deuxième niveau s’ajoute toutefois pour assurer une
gestion de l’information clinique. Comment donner un sens
et assurer une convergence à la diversité des interventions ? C’est alors que la nécessité du travail en équipe
émerge.
Les relations entre le GMF et les autres organisations
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Le travail interdisciplinaire et la trajectoire de soins et
services impliquent plusieurs organisations de santé. Le
GMF ne peut répondre à tous les besoins du patient tant au
plan organisationnel (heures d’ouverture) que médical/
professionnel. Le recours à d’autres organisations porte sur
divers services requis pour les patients : tests diagnostiques, plateaux techniques, hospitalisations, résidences
intermédiaires, services à domicile, services communautaires, etc. Les risques de bris de continuité dans les services
sont nombreux de même que ceux de dédoublements.
Coordonner les pratiques professionnelles en contexte
inter­organisationnel est considéré comme un défi à relever.
Les stratégies d’adaptation utilisées au sein de l’équipe
soignante doivent pouvoir se déployer en inter-organisationnel. Ainsi, une grande part de la gestion de l’information
repose sur les personnes de relais : gestionnaire de cas, intervenant réseau, infirmière et secrétaire de liaison. Certaines
initiatives tendent même à concrétiser l’ouverture des frontières organisationnelles. Par exemple, des intervenants
réseau à l’emploi des services de proximité (CSSS) travaillent
dans les hôpitaux pour assurer la transition du patient de
l’hôpital à son domicile. Cette personne s’occupe de communiquer avec le service à domicile pour qu’il prenne la relève
lors de la sortie d’un patient. La contribution des intervenants réseau est alors moins d’intégrer l’information
clinique pour un patient donné comme les gestionnaires
de cas, mais de favoriser une meilleure efficacité des
­d éplacements dans le système. La coordination des
pratiques professionnelles en contexte interorganisationnel suppose une ouverture des frontières à ce niveau
aussi. L’harmonisation des protocoles et la création d’ordonnances collectives figurent parmi les moyens utilisés.
Le succès de cette entreprise repose toutefois sur une dynamique ­d’apprentissage collectif et de création de relations
de confiance entre ces professionnels. Une complicité
clinique est recherchée.
Discussion et conclusion
Ce regard sur les défis et les stratégies d’adaptation mises
en avant par les professionnels concernés nous a permis de
mettre en lumière la très étroite relation qui existe entre
les impératifs cliniques associés aux conditions-mêmes des
patients, la réponse des professionnels et les ajustements
organisationnels qui en découlent. Cette relation très
étroite comme fondement des modes de production des
soins et services dans les organisations de santé, a déjà été
décrite par Lamothe [8]. En effet, son analyse fine des dynamiques d’émergence des modes de fonctionnement a
permis d’identifier le rôle central de la recherche de
contrôle de l’incertitude par les professionnels, et a montré
que l’incertitude variait en fonction de la quantité d’information à traiter. Trois sources d’incertitude ont alors été
identifiées : les patients eux-mêmes et leur condition
clinique, les professionnels et les technologies utilisées.
L’analyse de Lamothe a montré que ces sources sont interreliées et forment un cycle de l’incertitude.
L’étude actuelle nous a permis d’observer par quels
moyens nouveaux les professionnels cherchaient à contrôler
l’augmentation de l’incertitude engendrée par la multi­
morbidité. En effet, les soins et services requis, nombreux,
variés et inter-reliés, génèrent de nouvelles sources d’incertitude et exercent une pression pour une prise en compte
globale des patients. Devant cette augmentation de l’information à traiter, les professionnels doivent se regrouper
pour combiner et faire converger leurs expertises. Comme
nous l’avons observé, l’ensemble des soins et services
requis par les patients force les professionnels d’une même
organisation à se concerter, mais ils doivent aussi « harmoniser leurs pratiques » avec les professionnels d’autres
organisations. Les interdépendances qui en découlent
consécutivement deviennent elles-mêmes sources d’incertitude. C’est alors que divers personnels et mécanismes de
liaison sont mis en place dans une recherche de contrôle
de la fluidité de l’information.
Ainsi, notre étude a permis d’illustrer comment une
forme d’organisation en réseau pouvait émerger de manière
organique par les actions des professionnels engagés dans
la production des soins et services. Cette forme d’organi­
sation permet ainsi à une grande variété de producteurs de
soins d’offrir collectivement des services coordonnés
et continus, adaptés à la variété des patients eux-mêmes
et celle de leur condition clinique [9].
Ces constats nous amènent à réfléchir à la manière dont
on tend à planifier l’organisation de soins et services dans
les systèmes de santé. La manière usuelle est largement
basée sur des structures avec une approche du haut vers le
bas. Nos constats mettent plutôt en évidence l’importance
d’une adaptation émergente dans la recherche d’une
­meilleure adéquation entre les besoins des patients et
­l’organisation des soins et services. De plus, la forme organisationnelle repose davantage sur les flux d’informations
que sur les structures.
En effet, dans cette forme d’organisation, le système
de production repose sur une gestion adéquate des
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Soins primaires et organisation en réseau
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interdépendances entre les professionnels et entre les
organisations (information). Une importance doit donc être
accordée à la gestion des points de connexion des relations
entre les professionnels et les organisations concernées [9].
Nous avons d’ailleurs observé que les stratégies d’adaptation mises de l’avant étaient une réponse à ces considérations. Les personnes de relais, telles les intervenants réseau,
les infirmières et secrétaire de liaison, répondent à ce
besoin. L’harmonisation des protocoles en inter organisationnel en est un autre exemple.
Même si les organisations professionnelles ont été
décrites comme une fédération d’experts autonomes au
contrôle des opérations [10], une observation attentive
révèle qu’en réalité, une variété de groupes professionnels
doit collaborer pour que le travail soit fait et qu’une variété
d’unités de production semi-autonomes émergent selon les
besoins des patients (exemple : équipes dont la composition varie selon les caractéristiques des patients ; équipes
qui incluent des professionnels d’autres organisations). De
plus, ces unités opérationnelles adoptent des modes de
fonctionnement variés selon la nature du travail clinique
requis ; la variété des protocoles en est une illustration de
même que leurs défis d’harmonisation [8].
Ainsi paradoxalement, l’ouverture des frontières professionnelles et organisationnelles force les acteurs en
présence à se coupler plus étroitement dans les zones d’interdépendance, mais le système dans son ensemble devient
couplé de manière plus lâche, structuré sur une variété de
processus inter-reliés [11]. Schilling et Steensma [12] ont
avancé que dans les industries où les processus de production sont hétérogènes en termes d’intrants et de demandes,
un haut degré de modularité serait requis ; des chan­
gements rapides dans les technologies exerceraient des
pressions dans ce sens. Ceci concerne également les
­organisations de santé.
Bien qu’une forme d’organisation en réseau émerge des
stratégies d’adaptation des professionnels, leur mise en
œuvre n’est pas facile ; le cœur-même du centre de production est transformé et ainsi les micro-dynamiques en place
sont perturbées. Ceci exige une participation active des
professionnels tant pour la négociation de nouveaux ordres
négociés [8] que pour la modification de leurs pratiques
pour la création de nouvelles unités opérationnelles
déployées dans l’espace (contexte multi-organisationnel)
et dans le temps (suivi de maladies chroniques) [9]. Un
leadership clinique efficace apparaît nécessaire pour canaliser un processus d’apprentissage collectif entre les
personnes concernées. Ceci implique aussi une plus grande
flexibilité, une capacité de prise de décision rapide à tous
les niveaux.
s134
L’importance de ce leadership clinique nous rappelle
qu’un changement complexe de cette nature soulève un
certain nombre de questions tant pour sa gestion que pour
les impacts de ces transformations pour les systèmes de
santé. Comment former un leadership collectif efficace en
inter-organisationnel ? Quelles sont les compétences
requises aux plans conceptuel, professionnel, interpersonnel et réflexif, pour gérer « en réseau » ? Quels sont les
effets de rétroaction de ces transformations sur les structures et systèmes existants (exemple : indicateurs de
performance, allocation des ressources budgétaires, etc.) ?
L’émergence d’une forme d’organisation en réseau sous
l’effet notamment d’un élargissement des besoins des
patients souffrant de plus d’une maladie chronique, est un
phénomène complexe dont on connaît encore peu les implications. Par exemple, comment arriver à bien adapter les
modes de fonctionnement à la très grande variété des
conditions/besoins des patients tout en gardant une cohérence d’ensemble pour l’organisation des soins et services ?
Quels rôles les technologies de l’information peuvent-elles
jouer dans l’émergence d’une organisation en réseau ?
Quelles sont les influences de nouvelles technologies de
soins (exemple : soins spécialisés à domicile) dans ce
phénomène ? Des sources d’incertitude résiduelles sont à
explorer. Des analyses fines des processus de transfor­
mation sont requises.
Aucun conflit d’intérêt déclaré
Remerciements
Les auteurs remercient les Instituts de recherche en santé du
Canada (IRSC) pour leur soutien financier.
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