MULTIMORBIDITÉ ET SOINS PRIMAIRES : ÉMERGENCE DE NOUVELLES FORMES D’ORGANISATION EN RÉSEAU Lise Lamothe, Chantal Sylvain, Vanessa Sit 2015/HS S1 | pages 129 à 135 ISSN 0995-3914 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.251.254 - 30/06/2015 17h53. © S.F.S.P. 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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.251.254 - 30/06/2015 17h53. © S.F.S.P. S.F.S.P. | « Santé Publique » 3e partie – Nouveaux modes d’organisation des systèmes de soins Recherche originale Multimorbidité et soins primaires : émergence de nouvelles formes d’organisation en réseau Multimorbidity and primary care: Emergence of new forms of network organization 1, 2 3, 4 1, 2 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.251.254 - 30/06/2015 17h53. © S.F.S.P. ûûRésumé ûûSummary Objectif : Notre étude visait à cerner les stratégies d’adaptation utilisées par les professionnels œuvrant en soins primaires afin de tendre vers une offre de soins et services bien adaptée et continue pour les patients atteints de plus d’une maladie chronique. Méthodes : Nous avons réalisé une étude de cas qualitative dans une organisation de soins primaires (groupe de médecine de famille – GMF au Québec). Nos données proviennent de deux sources : entrevues semi-structurées, documents. Notre analyse thématique des données a permis d’identifier les processus d’adaptation à l’œuvre. Résultats : Notre analyse permet d’identifier des défis posés par l’augmentation de la prévalence de patients souffrant de plus d’une maladie chronique et comment ils influencent la mise en œuvre de stratégies d’adaptation de la part des professionnels aux niveaux suivants : (1) les patients eux-mêmes, (2) les relations professionnels-patients, (3) les relations entre les professionnels du GMF, (4) les relations entre le GMF et les autres organisations de santé. L’exposition de ces phénomènes permet d’illustrer la dynamique d’émergence d’une forme ­d’organisation en réseau. Conclusion : Ce phénomène entraîne une transformation du cœur-même de l’organisation de l’offre de soins et services. Une compréhension plus approfondie de ses conditions d’émergence, de ses impacts et de sa gestion est requise. Objective: This study was designed to analyse the adaptive strategies used by primary care professionals to provide more adapted and continuous services to patients with more than one chronic disease. Methods: A qualitative case study was conducted in a primary care structure (GMF in Québec). Data were derived from two sources: semi-structured interviews and documents. Based on our thematic analysis of data, we illustrate the adaptive processes at play. Results: Our analysis identified the challenges raised by the increased prevalence of patients with more than one chronic disease and how they influence adaptive strategic initiatives from professionals at the following levels: (1) the patients themselves, (2) the professional-patient relationship, (3) the relationships between professionals of the GMF, (4) the relationships between the GMF and other healthcare organizations. The description of these phenomena illustrates the dynamic emergence of a network form of organization. Conclusion: This phenomenon leads to transformation of the core of the healthcare production system. A deeper understanding of its emergence, impacts and management is necessary. Mots-clés : Comorbidité ; Réseaux de services ; Réseaux communautaires ; Changement en santé ; Innovations dans fonctionnement. Keywords: Comorbidity; Care networks; Community networks; Change in healthcare; Organizational change. 1 École de santé publique – Université de Montréal – C.P.6128, succursale Centre-ville – H3C 3J7 Montréal – Québec – Canada. Institut de recherche en santé publique de l’Université de Montréal (IRSPUM) – Montréal – Québec – Canada. 3 École de réadaptation – Université de Sherbrooke – Campus Longueuil – 150, Place Charles-Le Moyne – J4K 0A8 Longueuil – Québec – Canada. 4 Centre de recherche – Hôpital Charles-Le Moyne – Campus Longueuil – Longueuil – Québec – Canada. 2 Correspondance : C. Sylvain [email protected] Réception : 28/04/2014 – Acceptation : 14/10/2014 Santé publique volume 27 / N° 1 Supplément - janvier-février 2015 s129 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.251.254 - 30/06/2015 17h53. © S.F.S.P. Lise Lamothe , Chantal Sylvain , Vanessa Sit Introduction Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.251.254 - 30/06/2015 17h53. © S.F.S.P. Au Canada, comme dans la plupart des pays industrialisés, l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques et ses impacts sur l’utilisation des services de santé posent des défis d’adaptation pour l’organisation des services de santé. En effet, les personnes atteintes de maladies chroniques tendent à utiliser les services de soins plus régulièrement et à en utiliser un plus grand nombre que le reste de la population. Par exemple, 33 % des Canadiens ayant au moins une maladie chronique induisent 51 % des consultations chez un médecin de famille, 55 % des consultations chez un spécialiste, 66 % des consultations infirmières et 72 % des séjours hospitaliers. De plus, les cas de comorbidité (12 % de la population canadienne), induisent environ le quart des consultations chez un médecin de famille ou chez un spécialiste, pour 36 % des consultations infirmières et pour 44 % des séjours hospitaliers [1]. Une telle utilisation du système de soins par les personnes ­souffrant de maladies chroniques est considérée symptomatique de l’incapacité des modes de fonctionnement actuels à répondre aux besoins [2, 3]. Ce contexte de pratique exerce une pression très forte sur les professionnels (médecins, infirmières et autres professionnels de la santé) œuvrant au niveau des soins primaires ; ils sont à la fois le premier contact des patients avec le système de production et le lieu de convergence des services. Ainsi, afin d’améliorer la gestion des multiples trajectoires des patients dans le système de santé, les professionnels des soins primaires doivent notamment assurer une circulation adéquate de l’information et développer de nouveaux mécanismes de coordination des soins et services entre eux et avec les divers professionnels et organisations impliqués dans le parcours des patients. Les efforts d’adaptation des modes de fonctionnement portent ainsi sur un meilleur arrimage du travail des professionnels conjointement engagés dans la production des soins et services, tant sur le plan clinique que le plan organisationnel. Il en découle une forme d’organisation en réseau dont on connaît encore peu les caractéristiques fonctionnelles. L’émergence d’organisations-réseaux requiert des transformations complexes notamment au niveau opérationnel. Étant donné la grande autonomie laissée aux professionnels dans la prestation des soins, la meilleure coordination des soins recherchée réside nécessairement dans la capacité à transformer le travail des professionnels. Par exemple, un nouveau contexte de pratique en réseau suppose de s130 revoir la conception du travail professionnel. Aussi, les mécanismes de standardisation des pratiques et de référence des patients doivent être renégociés auprès d’une large gamme de points de service. Les systèmes d’information doivent également être transformés pour supporter un partage d’information clinique au sein de ces réseaux. En d’autres termes, l’organisation-réseau suppose que différents points de services regroupant diverses équipes de soins développent des visions cliniques et des pratiques coordonnées, des mécanismes cohérents de référence de patients, des systèmes intégrés de partage d’information clinique s’ils veulent être capables d’assurer une coordination des soins efficace. Les personnes aux prises avec une multimorbidité, c’est-à-dire la co-occurrence de plusieurs problèmes de santé chroniques [4], sont susceptibles de bénéficier grandement d’un tel renforcement de l’arrimage des soins. Leur présence dans les soins primaires est bien documentée [5]. Dans cet article, nous présentons les résultats d’une étude visant à cerner les stratégies d’adaptation utilisées par les professionnels œuvrant en soins primaires afin de tendre vers une offre de soins et services bien adaptée et continue pour les patients atteints de plus d’une maladie chronique. Cette analyse nous permet d’illustrer comment ces stratégies facilitent l’émergence d’une forme d’organisation en réseau. Méthodes Nous avons réalisé une étude de cas en profondeur de l’offre des soins et services dans une organisation de soins primaires (Groupe de médecine de famille/GMF) au Québec. Cette approche est particulièrement appropriée pour comprendre et expliquer des processus dynamiques de changement [6], notamment les stratégies d’adaptation des acteurs conjointement engagés dans cette offre de soins et services. Nos données proviennent de deux sources principales : entrevues individuelles semi-structurées et documents. Les entrevues (15 professionnels/gestionnaires et 14 patients) d’une durée moyenne d’une heure, ont permis de recueillir les propos de professionnels du GMF et des organisations partenaires, d’administrateurs et de patients. Au total, dix professionnels travaillent au GMF : six médecins, un pharmacien, deux infirmières et un psychologue ; certains assument des responsabilités de gestion. Les patients rencontrés avaient tous plus d’une maladie chronique. Les documents Santé publique volume 27 / N° 1 Supplément - janvier-février 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.251.254 - 30/06/2015 17h53. © S.F.S.P. L. Lamothe, C. Sylvain, V. Sit Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.251.254 - 30/06/2015 17h53. © S.F.S.P. recueillis comprennent des rapports administratifs et d’autres de nature clinique (exemple : protocole de soins). La variété des sources de données obtenues par les entrevues (notamment les professionnels et les patients) et leur comparaison avec les données documentaires nous ont permis de faire une première triangulation. De plus, la participation de trois chercheurs a permis un deuxième niveau de triangulation [7]. L’étude a reçu l’approbation du Comité d’éthique de la recherche. Nous avons réalisé une analyse thématique des données en respectant l’approche suivante. Nous avons d’abord centré notre analyse sur les patients eux-mêmes pour identifier les défis que leurs conditions cliniques soulèvent. Nous avons ensuite identifié comment les professionnels formant l’équipe soignante du GMF interprètent les principaux défis et quelles sont leurs stratégies pour adapter leurs pratiques en conséquence. Enfin, nous avons identifié comment ces défis se répercutent dans les relations entre les professionnels du GMF et ceux des organisations partenaires. Les défis identifiés se situent donc aux niveaux suivants : (1) les patients eux-mêmes, (2) les relations professionnels-patients, (3) les relations entre les professionnels du GMF, (4) les relations entre le GMF et les autres organisations de santé (Centre de santé et de services sociaux (CSSS), services à domicile, laboratoires, services spécialisés, pharmacies, etc.). Il est à noter que le GMF à l’étude est aussi « la clinique médicale » d’un Centre de santé et de services sociaux. A priori, ce dernier pouvait donc être considéré comme un partenaire privilégié. Toutefois, les données recueillies n’ont pas permis de mettre en évidence des stratégies d’adaptation distinctes d’avec les autres organisations. Ainsi dans cet article, le CSSS est considéré comme les autres partenaires. ­pressions différentes qu’ils exercent sur les modes de fonction­nement. De fait, de l’ensemble des patients, trois groupes semblent émerger. Le premier regroupe ceux dont l’âge moyen est entre 50 et 60 ans. Ils sont informés et recherchent davantage d’information sur la meilleure conduite reconnue pour la gestion de leurs maladies. Ils sont actifs dans la gestion de leur maladie, voire proactifs. Le deuxième regroupe des personnes âgées de 70-80 ans avec des problèmes d’arthrose invalidante ou des problèmes cognitifs qui interfèrent avec la gestion de la maladie. Le troisième regroupe les personnes avec des problèmes de santé mentale. Avec ce groupe, des difficultés se posent lorsque les patients ont aussi des maladies physiques ; l’offre de soins et services en santé mentale tend à être en parallèle de celle des soins et services en santé physique. Par ailleurs, pour les personnes moins âgées de ce groupe, les problèmes de santé mentale sont souvent perçus comme secondaires à des problèmes de santé physique. Dans la majorité des cas, il s’agit de troubles anxieux et de troubles dépressifs. Bien que cette variété soit clairement décrite par les professionnels, et qu’on identifie un besoin d’adaptation de l’offre de soins et services pour chacun de ces groupes, nous verrons que les stratégies mises en avant demeurent en somme génériques et ne permettent pas une adaptation aussi fine que souhaitée par les professionnels. Ainsi, de manière générale, cette variété dans les conditions cliniques, les traitements possibles et les capacités de participation des patients, encourage les professionnels à se regrouper pour mieux faire face à l’incertitude générée. Ils reconnaissent le besoin de mieux arrimer leurs pratiques individuelles pour intégrer cette diversité. Nous y reviendrons. Les relations professionnels-patients Résultats La présentation de nos résultats permet d’illustrer comment les stratégies d’adaptation mises en avant pour répondre aux défis soulevés aux divers niveaux portent essentiellement sur une gestion adéquate de l’information. C’est par la gestion des flux d’information qu’une nouvelle forme d’organisation émerge. Les patients Les professionnels des soins primaires reconnaissent la variété des profils des patients et voient bien les Les patients du premier groupe (jeunes et plus actifs) ont l’avantage de manifester une bonne adhésion au traitement pharmacologique et aux changements d’habitudes de vie recommandés (exercice, alimentation, etc.). Pour ceux des deux autres groupes, leur condition clinique les place dans une situation de plus grande vulnérabilité et oblige les professionnels à élargir le domaine d’intervention. Comme un professionnel le résume : « Ce qui est compliqué ce n’est pas tant l’aspect médical mais la composante sociale, les dynamiques familiales ». Un médecin définit sa clientèle ainsi : « Je dirais que ma clientèle est assez vulnérable, c’est une clientèle qui est assez âgée, assez malade… avec un niveau socio-économique pas très élevé, de façon générale ». Santé publique volume 27 / N° 1 Supplément - janvier-février 2015 s131 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.251.254 - 30/06/2015 17h53. © S.F.S.P. Soins primaires et organisation en réseau L. Lamothe, C. Sylvain, V. Sit 1 L’italique utilisé ici et plus loin dans la section résultats permet de mettre en relief les défis et stratégies d’adaptation mises en avant par les professionnels concernés. s132 Les relations entre les professionnels du GMF La gestion de l’information clinique au sein d’une équipe soignante entraîne des enjeux au niveau du partage des responsabilités et de la cohérence du message. L’augmentation de la multimorbidité exerce une forte pression sur le partage des compétences ; une approche par maladie ne peut être porteuse de sens pour le patient qui reçoit des messages parfois contradictoires. Assurer une complicité clinique et une continuité des soins est notamment considéré comme un défi à relever. Diverses stratégies sont mises en avant. Certaines, peutêtre les plus importantes, capitalisent sur l’importance de l’informel. En effet, une grande part de l’efficacité des équipes soignantes repose sur la connaissance de l’autre comme personne et comme professionnel, la confiance mutuelle entre les membres de l’équipe, les diverses formes d’échanges informels qui contribuent à la continuité dans la communication (repas, corridor, notes au dossier, etc.). Par ailleurs, certains mécanismes soutiennent une bonne gestion des flux d’information et la continuité de soins. Le gestionnaire de cas du CSSS associé, a un double rôle d’intégrateur de l’information clinique et de coordonnateur entre les différents professionnels impliqués dans un dossier. De l’avis des professionnels sans le concours d’une personne responsable de colliger l’information, chacun travaillerait en silo. Nous avons toutefois noté que le gestionnaire de cas travaillait surtout avec les professionnels du CSSS mais il pouvait aider à une meilleure continuité avec ceux du GMF. De l’avis des professionnels, travailler en équipe interdisciplinaire nécessite, pour avoir une synergie, de connaître et reconnaître les compétences de l’autre et apprendre à faire confiance. La confiance entre les professionnels de la clinique permet aussi la flexibilité requise lorsqu’on travaille avec des patients ayant plusieurs comorbidités. Le travail en équipe doit aussi permettre la participation du patient ou de ses proches. Ainsi, la connaissance de l’autre inclut « celle du patient, de ses croyances, de ses peurs, de son expérience de soins. Respecter ses choix de vie ». Enfin, les protocoles de soins ou plans d’intervention permettent une formalisation des décisions sur lesquelles les professionnels se sont entendus, préférablement en concertation avec les patients et leurs proches. Ceux-ci ­définissent une répartition des tâches et supportent le suivi et la coordination des actions. Ils peuvent aussi soutenir le développement d’une philosophie de soins commune : « Ici on fait comme ça ». Par ailleurs, ils comportent un risque de rigidité dans les procédures alors que la variété et la ­flexibilité sont requises avec les diverses combinaisons de maladies chroniques. Santé publique volume 27 / N° 1 Supplément - janvier-février 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.251.254 - 30/06/2015 17h53. © S.F.S.P. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.251.254 - 30/06/2015 17h53. © S.F.S.P. Par ailleurs, « souvent les patients avec des problèmes de santé mentale se retrouvent à peu près nulle part ; ils ont peur de se rendre aux urgences, dans les hôpitaux, à cause des étiquettes puis du jugement. Alors, la seule fois qu’on va les voir, c’est quand ils sont décompensés complètement. Ils tombent souvent entre les mailles du filet du système de santé ». Le désir de prendre en compte l’ensemble des besoins des patients a encouragé les professionnels à adopter ­l’approche patient-partenaire1. En effet, cette approche, dont l’adoption gagne en popularité dans les organisations de santé, s’appuie sur un plus grand partenariat de soins, une prise de décision partagée, une autogestion de la maladie, l’éducation thérapeutique et le savoir expérientiel du patient. Toutefois, au quotidien, son application soulève des inquiétudes. Par cette approche, une partie de la coordination est déléguée aux patients eux-mêmes qui peuvent créer des outils pour faire face aux bris de continuité dans le système (exemple : aide-mémoire qui devient une sorte de dossier parallèle). Cependant, leur participation ne peut pas répondre à tous les besoins de coordination et ce ne sont pas tous les patients qui peuvent répondre aux attentes associées à cette approche. La participation adéquate et pragmatique des patients est donc considérée comme un défi à relever. Les professionnels doivent alors se tourner vers l’entourage des patients. En effet, le patient n’est pas seul dans son expérience de soins, il peut avoir une famille, des amis qui peuvent être des aidants naturels. Diverses stratégies peuvent être déployées à cette fin. Bien que favorisé, le recours aux aidants naturels ne peut suffire. L’organisation doit donc pallier en créant des postes de relais d’information, de secrétaire et d’infirmière de liaison qui ont pour fonction la surveillance de la coordination des soins et services. Cette surveillance commence par la prise de rendez-vous, pour des services diagnostiques ou des consultations ; c’est le premier niveau de gestion de l’information. Comme l’explique un des médecins : « Mes patients parfois oublient de téléphoner pour prendre un rendez-vous. Certains avec de l’arthrite ne peuvent utiliser le téléphone. » Un deuxième niveau s’ajoute toutefois pour assurer une gestion de l’information clinique. Comment donner un sens et assurer une convergence à la diversité des interventions ? C’est alors que la nécessité du travail en équipe émerge. Les relations entre le GMF et les autres organisations Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.251.254 - 30/06/2015 17h53. © S.F.S.P. Le travail interdisciplinaire et la trajectoire de soins et services impliquent plusieurs organisations de santé. Le GMF ne peut répondre à tous les besoins du patient tant au plan organisationnel (heures d’ouverture) que médical/ professionnel. Le recours à d’autres organisations porte sur divers services requis pour les patients : tests diagnostiques, plateaux techniques, hospitalisations, résidences intermédiaires, services à domicile, services communautaires, etc. Les risques de bris de continuité dans les services sont nombreux de même que ceux de dédoublements. Coordonner les pratiques professionnelles en contexte inter­organisationnel est considéré comme un défi à relever. Les stratégies d’adaptation utilisées au sein de l’équipe soignante doivent pouvoir se déployer en inter-organisationnel. Ainsi, une grande part de la gestion de l’information repose sur les personnes de relais : gestionnaire de cas, intervenant réseau, infirmière et secrétaire de liaison. Certaines initiatives tendent même à concrétiser l’ouverture des frontières organisationnelles. Par exemple, des intervenants réseau à l’emploi des services de proximité (CSSS) travaillent dans les hôpitaux pour assurer la transition du patient de l’hôpital à son domicile. Cette personne s’occupe de communiquer avec le service à domicile pour qu’il prenne la relève lors de la sortie d’un patient. La contribution des intervenants réseau est alors moins d’intégrer l’information clinique pour un patient donné comme les gestionnaires de cas, mais de favoriser une meilleure efficacité des ­d éplacements dans le système. La coordination des pratiques professionnelles en contexte interorganisationnel suppose une ouverture des frontières à ce niveau aussi. L’harmonisation des protocoles et la création d’ordonnances collectives figurent parmi les moyens utilisés. Le succès de cette entreprise repose toutefois sur une dynamique ­d’apprentissage collectif et de création de relations de confiance entre ces professionnels. Une complicité clinique est recherchée. Discussion et conclusion Ce regard sur les défis et les stratégies d’adaptation mises en avant par les professionnels concernés nous a permis de mettre en lumière la très étroite relation qui existe entre les impératifs cliniques associés aux conditions-mêmes des patients, la réponse des professionnels et les ajustements organisationnels qui en découlent. Cette relation très étroite comme fondement des modes de production des soins et services dans les organisations de santé, a déjà été décrite par Lamothe [8]. En effet, son analyse fine des dynamiques d’émergence des modes de fonctionnement a permis d’identifier le rôle central de la recherche de contrôle de l’incertitude par les professionnels, et a montré que l’incertitude variait en fonction de la quantité d’information à traiter. Trois sources d’incertitude ont alors été identifiées : les patients eux-mêmes et leur condition clinique, les professionnels et les technologies utilisées. L’analyse de Lamothe a montré que ces sources sont interreliées et forment un cycle de l’incertitude. L’étude actuelle nous a permis d’observer par quels moyens nouveaux les professionnels cherchaient à contrôler l’augmentation de l’incertitude engendrée par la multi­ morbidité. En effet, les soins et services requis, nombreux, variés et inter-reliés, génèrent de nouvelles sources d’incertitude et exercent une pression pour une prise en compte globale des patients. Devant cette augmentation de l’information à traiter, les professionnels doivent se regrouper pour combiner et faire converger leurs expertises. Comme nous l’avons observé, l’ensemble des soins et services requis par les patients force les professionnels d’une même organisation à se concerter, mais ils doivent aussi « harmoniser leurs pratiques » avec les professionnels d’autres organisations. Les interdépendances qui en découlent consécutivement deviennent elles-mêmes sources d’incertitude. C’est alors que divers personnels et mécanismes de liaison sont mis en place dans une recherche de contrôle de la fluidité de l’information. Ainsi, notre étude a permis d’illustrer comment une forme d’organisation en réseau pouvait émerger de manière organique par les actions des professionnels engagés dans la production des soins et services. Cette forme d’organi­ sation permet ainsi à une grande variété de producteurs de soins d’offrir collectivement des services coordonnés et continus, adaptés à la variété des patients eux-mêmes et celle de leur condition clinique [9]. Ces constats nous amènent à réfléchir à la manière dont on tend à planifier l’organisation de soins et services dans les systèmes de santé. La manière usuelle est largement basée sur des structures avec une approche du haut vers le bas. Nos constats mettent plutôt en évidence l’importance d’une adaptation émergente dans la recherche d’une ­meilleure adéquation entre les besoins des patients et ­l’organisation des soins et services. De plus, la forme organisationnelle repose davantage sur les flux d’informations que sur les structures. En effet, dans cette forme d’organisation, le système de production repose sur une gestion adéquate des Santé publique volume 27 / N° 1 Supplément - janvier-février 2015 s133 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.251.254 - 30/06/2015 17h53. © S.F.S.P. Soins primaires et organisation en réseau Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.251.254 - 30/06/2015 17h53. © S.F.S.P. interdépendances entre les professionnels et entre les organisations (information). Une importance doit donc être accordée à la gestion des points de connexion des relations entre les professionnels et les organisations concernées [9]. Nous avons d’ailleurs observé que les stratégies d’adaptation mises de l’avant étaient une réponse à ces considérations. Les personnes de relais, telles les intervenants réseau, les infirmières et secrétaire de liaison, répondent à ce besoin. L’harmonisation des protocoles en inter organisationnel en est un autre exemple. Même si les organisations professionnelles ont été décrites comme une fédération d’experts autonomes au contrôle des opérations [10], une observation attentive révèle qu’en réalité, une variété de groupes professionnels doit collaborer pour que le travail soit fait et qu’une variété d’unités de production semi-autonomes émergent selon les besoins des patients (exemple : équipes dont la composition varie selon les caractéristiques des patients ; équipes qui incluent des professionnels d’autres organisations). De plus, ces unités opérationnelles adoptent des modes de fonctionnement variés selon la nature du travail clinique requis ; la variété des protocoles en est une illustration de même que leurs défis d’harmonisation [8]. Ainsi paradoxalement, l’ouverture des frontières professionnelles et organisationnelles force les acteurs en présence à se coupler plus étroitement dans les zones d’interdépendance, mais le système dans son ensemble devient couplé de manière plus lâche, structuré sur une variété de processus inter-reliés [11]. Schilling et Steensma [12] ont avancé que dans les industries où les processus de production sont hétérogènes en termes d’intrants et de demandes, un haut degré de modularité serait requis ; des chan­ gements rapides dans les technologies exerceraient des pressions dans ce sens. Ceci concerne également les ­organisations de santé. Bien qu’une forme d’organisation en réseau émerge des stratégies d’adaptation des professionnels, leur mise en œuvre n’est pas facile ; le cœur-même du centre de production est transformé et ainsi les micro-dynamiques en place sont perturbées. Ceci exige une participation active des professionnels tant pour la négociation de nouveaux ordres négociés [8] que pour la modification de leurs pratiques pour la création de nouvelles unités opérationnelles déployées dans l’espace (contexte multi-organisationnel) et dans le temps (suivi de maladies chroniques) [9]. Un leadership clinique efficace apparaît nécessaire pour canaliser un processus d’apprentissage collectif entre les personnes concernées. Ceci implique aussi une plus grande flexibilité, une capacité de prise de décision rapide à tous les niveaux. s134 L’importance de ce leadership clinique nous rappelle qu’un changement complexe de cette nature soulève un certain nombre de questions tant pour sa gestion que pour les impacts de ces transformations pour les systèmes de santé. Comment former un leadership collectif efficace en inter-organisationnel ? Quelles sont les compétences requises aux plans conceptuel, professionnel, interpersonnel et réflexif, pour gérer « en réseau » ? Quels sont les effets de rétroaction de ces transformations sur les structures et systèmes existants (exemple : indicateurs de performance, allocation des ressources budgétaires, etc.) ? L’émergence d’une forme d’organisation en réseau sous l’effet notamment d’un élargissement des besoins des patients souffrant de plus d’une maladie chronique, est un phénomène complexe dont on connaît encore peu les implications. Par exemple, comment arriver à bien adapter les modes de fonctionnement à la très grande variété des conditions/besoins des patients tout en gardant une cohérence d’ensemble pour l’organisation des soins et services ? Quels rôles les technologies de l’information peuvent-elles jouer dans l’émergence d’une organisation en réseau ? Quelles sont les influences de nouvelles technologies de soins (exemple : soins spécialisés à domicile) dans ce phénomène ? Des sources d’incertitude résiduelles sont à explorer. Des analyses fines des processus de transfor­ mation sont requises. Aucun conflit d’intérêt déclaré Remerciements Les auteurs remercient les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) pour leur soutien financier. Références 1.Lamothe L, Paquette MA, Fortin JP, Labbé F, Messikh D, Duplantie J. L’utilisation des télésoins à domicile pour un meilleur suvi des ­maladies chroniques. Santé publique. 2013;25(2):203-11. 2.Commissaire à la santé et au bien-être. Rapport d’appréciation de la performance du système de santé et de services sociaux 2010 : état de la situation portant sur les maladies chroniques et la réponse du système de santé et de services sociaux. Québec : Commissaire à la santé et au bien-être ; 2010. 3.Tsasis P, Bains J. Management of complex chronic disease: facing the challenges in the Canadian health-care system. Health Serv Manage Res. 2008;21(4):228-35. Santé publique volume 27 / N° 1 Supplément - janvier-février 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.251.254 - 30/06/2015 17h53. © S.F.S.P. L. Lamothe, C. Sylvain, V. Sit Soins primaires et organisation en réseau 9.Lamothe L, Denis JL. The emergence of new organizational forms: The case of networks of integrated services in healthcare. In: Wallace M, Fertig M, Schneller E, editors. Managing change in the public services. Oxford: Blackwell; 2006. pp. 57-74. 10.Mintzberg H. The Structuring of Organizations. 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