La connaissance comme profession

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La connaissance comme profession
@ L'Harmattan,
2008
5-7, rue de l'Ecole polytechnique;
75005
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@\vanadoo.fr
harmattan 1@wanadoo. fr
ISBN: 978-2-296-05295-6
EAN : 9782296052956
Paris
Grzegorz J. Kaczynski
La connaissance
comme profession
La démarche sociologique de Florian Znaniecki
Traduction de l'italien et présentation
Salvatore Maugeri
L ' Harmattan
FLORIAN WITOLD ZNANIECKI
f~
~
~
(1882-1958)
C>../1IV\.e-~
Sommaire
PRESENTATION DE L'OUVRAGE
Salvatore MAUGERI
lIERE
LA SOCIOLOGIE
p. 7
PARTIE
DE LA CONNAISSANCE
DE F. ZNANIECKI
INTRODUCTION
p. 29
CHAPITRE 1
HOMME DE SCIENCE
p. 43
CHAPITRE 2
THEORIE DE LA CONNAISSANCE
p. 55
CHAPITRE 3
CONNAISSANCE
ET SOCIOLOGIE
APPLIQUEE
p. 81
CHAPITRE 4
L'AUTRE SOCIOLOGIE DE LA CONNAISSANCE
p. 101
CHAPITRE 5
LA CONNAISSANCE COMME PROFESSION
p. 125
Technologues et sages
Ecoles et savants
L'explorateur
p. 138
p. 149
p. 163
2ème Partie
ANTHOLOGIE
DE TEXTES DE F. ZNANIECKI
PREAMBULEDE G. KACZyNSKI
p. 177
TEXTE 1
LES SOURCES HISTORIQUES DE LA THEORIE
DE LA CONNAISSANCE
p. 179
TEXTE 2
SOCIOLOGIE ET THEORIE
DE LA CONNAISSANCE
p. 191
TEXTE3
LA CONNAISSANCE SANS HOMMES DE SCIENCE
p. 211
Texte 4
HOMMESDESCIENCE
p. 219
TEXTE 5
LE NOUVEAUMODELE
D'HOMME DE SCIENCE
p. 235
TEXTE 6
PRESENT ET FUTUR DE LA SOCIOLOGIE
DE LA CONNAISSANCE
p. 241
Annexe
p. 255
Index général
.
p. 257
PRESENTATION DE L'OUVRAGE
SALVATORE MAUGERI
PRESENTATION
Qui peut, en France, se targuer de connaître l'œuvre de
Florian ZNANIECKI,dont le nom est pourtant attaché à une
œuvre considérée, des deux côtés de l'Atlantique, comme
majeure? Dans notre pays, s'il n'est pas ignoré, le nom de
ZNANIECKIest immanquablement précédé de celui de W. I.
THOMASet invariablement en référence au Paysan polonais, ce
« classique» de l'école de CHICAGO.Dans la production de cet
ouvrage, sans doute aussi abondamment cité que méconnu, la
contribution de ZNANIECKIest toujours plus ou moins perçue
comme secondaire. Chez nous, autrement dit, ZNANIECKIest
pour ainsi dire relégué au rôle de comparse dans une des plus
célèbres entreprises intellectuelles de la sociologie du début du
20ième siècle
une sorte d'accident de I'Histoire, pourrait-on
dire, auquel on ne prête aucune importance!. Un sociologue ne
peut que s'interroger sur une conjoncture aussi étrange. W. J.
THOMAS aurait-il consenti à une collaboration purement
1 C'est l'impression qui domine par exemple à la lecture du texte de 1. M.
CHAPOULIE
(La tradition sociologique de Chicago, 1892-1961, Paris, Seuil,
2001), par ailleurs remarquable. Le chapitre 2 (p. 57) s'intitule étrangement
« William Isaac Thomas, Le paysan polonais en Europe et en Amérique et
les débuts de la sociologie empirique universitaire », ignorant ainsi
superbement le nom de Znaniecki. Plus loin, page 58, Thomas est présenté
comme « l'auteur principal de l'ouvrage» et, page 67, on apprend que celuici a engagé Znaniecki « comme collaborateur, notamment pour traduire du
polonais une partie des documents ». CHAPOULIE
n'ignore pourtant rien de la
stature intellectuelle de Znaniecki, puisqu'il précise, page 68, que Znaniecki
« était devenu, notamment en rédigeant une longue note méthodologique, le
co-auteur de l'ouvrage [Le paysan polonais...]. Il signale aussi une
biographie qui « met l'accent sur l'ampleur de la contribution de
Znaniecki [au Paysan...] ».
conjoncturelle, opportuniste, parce que ZNANIECKldétenait la
clé d'accès aux sources polonaises dont l'Américain avait
besoin? Cet épisode refermé, l'intérêt de ZNANIECKIaux yeux
de THOMASet de ses collaborateurs à Chicago se serait-il
totalement éteint? ZNANIECKIn'a-t-il été qu'un intermédiaire
commode et plus ou moins fortuit dans l'élaboration du
Paysan? Est-il, autrement dit, privé de tout intérêt pour la
sociologie?
Une rapide recension bibliographique met en évidence que
pour répondre à de telles interrogations, pour se faire en somme
une idée de la contribution de ZNANIECKI à la pensée
sociologique, en Amérique et en Europe, le chercheur français
dispose en tout et pour tout de trois ouvrages. Encore s'agit-il
de sources tout à fait parcellaires 1. Il s'agit à n'en pas douter
d'une anomalie, compte tenu de la riche et ambitieuse
production scientifique de ZNANIECKI.
On peut donc se féliciter qu'un quatrième titre vienne aider
les sociologues français à mieux appréhender la pensée de
ZNANIECKI. A partir d'un commentaire rapide des trois
ouvrages disponibles en France, on s'attachera à situer l'intérêt
du livre de G. KACZYNSKI,proposé au lecteur français.
Dans la découverte de ZNANIECKI,le lecteur français dispose
d'abord du remarquable ouvrage de Janina MARKIEWICZLAGNEAU,La formation d'une pensée sociologique, édité en
1982. Certes, l'ouvrage n'est pas consacré exclusivement à
ZNANIECKI.Comme l'indique le sous-titre, il vise à dessiner le
cadre général du développement des sciences de la société dans
la Pologne de l'entre-deux-guerres. C'est un ouvrage précieux
1
cf Janina MARKIEWICZ-LAGNEAU,Laformation
d'une pensée sociologique.
La sociologie polonaise de l'entre-deux-guerres, Paris, Ed. de la Maison des
sciences de l'homme, 1982; W. I. Thomas et F. Znaniecki, Le paysan
polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie d'un migrant, [traduction
partielle], Paris, Armand Colin, Col. Essais et Recherches, 2005 [1998 pour
la première édition chez Nathan] ; W. I. Thomas & F. Znaniecki, Fondation
de la sociologie américaine. Morceaux choisis, L'Harmattan, 2000 [coord.
et intro. de Susie Guth].
10
par l'ampleur et la qualité de l'analyse et surtout par
l'originalité de son objet. Qui d'autre s'est jamais préoccupé de
la sociologie dans ce pays? D'inspiration encyclopédique et
riche de références historiques et politiques, l'ouvrage s'ouvre
sur une remontée aux origines de la pensée sociologique
polonaise et trace un portrait des pères fondateurs de la
discipline dans ce pays (L. GUMPLOWICZ,E. ABRAMowSKI,
L. KRzYWICKI),avant de faire l'inventaire des champs et objets
privilégiés
par
les sociologues
polonais.
Plusieurs
monographies d'auteurs contemporains ou de thèmes d'intérêt
central en Pologne sont traités. C'est dans ce cadre qu'un
chapitre entier (chap. 8) et plusieurs passages sont consacrés à
ZNANIECKI.On y trouve également, en fin d'ouvrage, une vaste
bibliographie des œuvres de ZNANIECKI, qui souligne
l'abondance de sa production scientifique, réalisée tantôt en
polonais, tantôt en américainI. Si la somme de J. MARKIEWICZLAGNEAUa le grand mérite de nous aider à saisir les liens de
ZNANIECKIavec le milieu social et intellectuel qui était le sien
en POLOGNE,le revers de la médaille consiste évidemment dans
la relative brièveté de l'analyse consacrée à ZNANIECKI.
L'ouvrage de G. KACZYNSKIprésenté ici a une ambition
différente, complémentaire de celle de Mme MARKIEWICZLAGNEAU: celle de conduire une étude en profondeur d'un
secteur particulier de la pensée de ZNANIECKI,secteur désigné
par lui comme science de la connaissance, mais que la tradition
sociologique a voulu - indûment selon notre auteur - nommer
sociologie de la connaissance. On peut dire ainsi qu'il constitue
un enrichissement tout à fait estimable à l'ouvrage de
J. MARKIEWICZ-LAGNEAU.
1 L'ouvrage recense 17 ouvrages (dont 7 en polonais et 10 en anglais), et 26
articles (dont 17 en polonais et 9 en anglais). Dans cette bibliographie, tous
les titres polonais sont traduits en français, ce qui permet de se faire une idée
des thèmes et problématiques traités par Znaniecki. Ces données ne sont pas
complètes et doivent être confrontées avec celles de la note 3, p. 33 de ce
volume.
Il
On peut dire la même chose de la première - et partielle traduction française du Paysan polonais. Celle-ci a été publiée
chez NATHANen 1998, c'est-à-dire près de 80 ans après sa
première édition américaine (publiée entre 1918 et 1920).
L'ouvrage princeps comportant 2250 pages, P. TRIPIER,
l'instigateur de cette traduction, soucieux de ne pas rebuter le
lecteur français, a voulu privilégier la partie de l'ouvrage
comportant la biographie complète d'un immigré polonais,
Madek Wisniewski, et les commentaires sociologiques ajoutés
au fil du texte par THOMASet ZNANIECKI.C'était, à ses yeux, la
meilleure façon d'introduire à la méthode sociologique des
« Américains », ancrée non pas, comme on a tendance à le
résumer hâtivement, dans le « terrain », mais située au plus près
des «définitions de la situation» données par les acteurs. Ce
privilège méthodologique accordé aux « représentations », aux
« pensées », aux «idées », en un mot, aux significations
élaborées par les individus est en effet la marque de fabrique de
la première école de CHICAGO,bien plus que tout hypothétique
primat du « terrain », comme la vulgate interactionniste tend à
le faire croire1. D'ailleurs, peut-on parler de «terrain» quand
on a affaire, comme dans Le paysan polonais, à des biographies
rédigées sur commande et contre paiement ou à des lettres
échangées entre deux familles par delà l'océan? Assurément
non, le « terrain» ne constitue pas le passage obligé de
l'interactionnisme, ni de la première, ni de la seconde école de
CHICAGO.C'est si vrai d'ailleurs que s'il n'en était pas ainsi,
une œuvre comme celle de HUGUES n'aurait probablement
jamais vu le jour, tant sa méthode, quoique intégrant le temps
de l'observation, est avant tout faite de conjectures formelles,
1
A ce propos cfl. M. Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago. 18921961, op. cit., et Jenifer Platt, « Hugues: méthodes, réputation, réalités », in
«Autour d'Everett C. Hugues », Sociétés contemporaines, Paris,
L'Harmattan, n° 27, Juillet 1997, qui montrent bien que les fondateurs de
l'école de Chicago faisaient feu de tout bois, y compris de méthodes
quantitatives, pour conduire leurs investigations.
12
de raisonnements hypothético-déductifs1. Certes, ses analyses
sont fondées sur une incontestable culture historique, lui
permettant d'appréhender l'instant présent à travers l'analyse
des événements révolus et les legs du passé, ainsi que sur une
grande ouverture sur l'actualité et la culture de son temps. Mais
une telle posture ne signe aucun privilège du « terrain ». De la
même
façon,
la référence
théorique
majeure
de
l'interactionnisme, SIMMELen personne, n'est guère connue
pour avoir arpenté le « terrain» - et le reproche d'être plus un
philosophe qu'un sociologue qui ne manque pas de lui être
adressé n'est probablement pas dénué de fondement. Chez lui comme chez WEBER, DURKHEIM, etc. -, la connaissance
historique et la parfaite maîtrise des grands auteurs classiques,
grecs et latins, qui sans cesse irriguent sa réflexion, constituent
le véritable arrière-plan «empirique» de ses formalisations
théoriques, ajoutées à sa sensibilité particulière pour les
transformations agitant son temps. Dans le même registre, on
peut dire que si le thème de l'idéologie est si présent chez
certains auteurs «matérialistes », MARX en particulier, c'est
bien parce que les « faits objectifs» ne peuvent pas constituer
les facteurs de structuration de l'action, quoiqu'on dise et pense
à propos de «la détermination en dernière instance par
l'économique », dans la mesure où « l'objectivité» n'est qu'une
question de « point de vue ». Je crois que ces observations sont
suffisantes pour démontrer que si le détour empirique constitue
1
Cf, par exemple, E. Hugues, Le regard sociologique. Essais choisis,
EHESS, Paris, 1996 (textes rassemblés et présentés par J. M. Chapoulie), où
toutes les analyses manifestent la même teneur généralisante, théorisante,
sans référence explicite à des « terrains », dont Hugues aurait arpenté les
espaces et décrit avec minutie les interactions. Sa méthode fait largement
place à des assertions vagues, discutables, voire péremptoires ou de
deuxième main, ainsi qu'à des renvois historiques ou géographiques:
« Dans beaucoup de métiers, les praticiens ou les travailleurs... », p. 84 ;
« Beaucoup de métiers, les uns anciens, les autres récents... », p. 109; « La
division médicale du travail est connue pour la rigidité de sa hiérarchie »,
p. 64 ; « La sage femme, qui dans certains pays et à certaines époques... » ;
« [...] le rebouteux qui, dans l'Italie médiévale... », p. 64, etc.
13
une nécessité pour l' interactionnisme, il ne peut s'agir de cette
empirie purement physique, matérielle, factuelle des pratiques à
laquelle on réduit sommairement le «terrain », et qui nous a
donné de si fastidieuses monographies, purement descriptives.
Comme le défend ZNANIECKI,il ne peut s'agir que de cet
empire du sens, de ce lien subjectif que tout individu noue avec
le monde (à travers ses représentations) et qui lui permet de
construire le monde et discursivement (à travers ses échanges
avec lui-même et avec autrui) et matériellement (à travers son
action sur le monde et sur les autres) - dans un même
mouvement de subjectivation de l'objectivité et d'objectivation
de la subjectivité. En somme, la sociologie a affaire avec les
représentations, les pensées, les idées des individus, autrement
dit avec leur dire, pas seulement avec leur faire. En d'autres
termes, comprendre le monde social suppose la prise en compte
des mentalisations, des mises en récit du monde des individus,
en gardant toutefois présent à l'esprit cette idée que le moment
subjectif
s'enracine
dans
l'objectivité
du
monde
intersubjectivement construit. En effet, l'idée que défend
ZNANIECKI est que les produits de l'esprit construisent
perpétuellement le monde à partir des éléments que l'esprit y a
déjà déposés et fixés dans l'objectivité des productions
culturelles. La réalité se construit intersubjectivement à
l'intérieur du cadre culturel créé par les décisions et les actions
passées. C'est, je crois, une des grandes hypothèses défendues
dans le Paysan polonais, qui sera reprise et développée par des
sociologues comme BERGER et LUCKMANNI ou des
psychosociologues comme WEICK2, relevant du courant dit
constructiviste des sciences humaines et sociales. On comprend
ainsi l'intérêt de pouvoir disposer de la version française du
Paysan.. .
1
cf P. Berger, Th. Luckmann,La constructionsociale de la réalité, Paris,
Méridiens Klincksieck, 1989.
2 Cf K. WEICK, Sensmaking
Pub1ications, 1995.
in
Organizations,
14
Thousand
Oak,
Sage
Malgré ses mérites, la traduction du Paysan polonais ne
répond cependant pas à toutes les questions que le lecteur
soucieux de parfaire sa connaissance de ZNANIECKIest amené à
se poser. Elle ne parvient pas en particulier à effacer le flou
existant autour du rôle intellectuel joué par l'auteur polonais
dans la genèse de la première école de Chicago. C'est qu'il y
manque une pièce essentielle: la Note méthodologique, insérée
à titre d'introduction dans l'ouvrage originel. Celle-ci a été
entièrement rédigée par ZNANIECKI.Elle constitue de ce fait un
élément tout à fait central pour appréhender la pensée de notre
auteur. Grâce aux efforts d'un collectif de chercheurs
coordonnés par S. GUTH, cette contribution est disponible en
France. En effet, L'HARMATTAN- déjà - a proposé, en 2000 et avec d'autres liasses de correspondance entre des émigrés
polonais et leur famille -, la version française de la longue
introduction méthodologique au Paysan polonais. Il s'agit là de
la troisième et dernière source disponible au lecteur français qui
s'intéresse à ZNANIECKl.Grâce à ce texte, on est en mesure de
lever un coin du voile sur la manière et le contenu de la pensée
de ZNANIECKIet sur sa conception de la sociologie.
Ce que nous apprend avant tout la Note méthodologique,
c'est, comme on l'a suggéré, la prééminence accordée par
ZNANIECKIau sens dans la recherche sociologique. Cette
posture constitue la clé de voûte, l'épicentre conceptuel de la
théorie znanieckienne du social. Elle fait de lui un sociologue
de la culture, situé dans le droit fil de l'école allemande qui,
depuis DILTHEY,WEBER,etc., vise à souligner la spécificité des
sciences de la société, dont le modèle ne peut pas être donné par
les sciences de la nature. Résumée par l'expression coefficient
humain, la conception znanieckienne de la sociologie entend
clairement situer les sources de l'agir social du côté des
significations construites par les individus. Toute action
procède selon ZNANIECKIdes valeurs sociales et des attitudes
propres à chaque individu ou groupe d'individus. Les valeurs
désignent «toutes données ayant un contenu empirique
15
accessible au membre du groupe et une signification qui en fait,
ou pourrait en faire, l'objet d'une activité» (THOMAS &
ZNANIECKI,op. cit., 2000, p. 58. Toutes les citations qui
suivent, sauf indications contraires, sont tirées de cet ouvrage.
On ne mentionnera donc que la page d'où elles sont extraites).
Comme exemples de valeurs, ZNANIECKI cite, dans un
inventaire à la PRÉvERT,« un aliment, un instrument, une pièce
de monnaie, un poème, une université, un mythe, une théorie
scientifique ». L'attitude, quant à elle, c'est par exemple «la
faim qui pousse un individu à la consommation d'aliments» ;
c'est « la décision de l'ouvrier d'utiliser un instrument»; ce
sont « les sentiments ou les idées que le poète exprime dans son
œuvre et la sympathie ou l'admiration de son lecteur» ; ce peut
être aussi « la crainte, la dévotion manifestées dans le culte de
la divinité» (p. 59), etc. Elle désigne en bref « tout processus de
conscience individuelle qui détermine l'attitude réelle ou
possible de l'individu dans le monde social» (p. 58) ;
ZNANIECKI indique ailleurs que les attitudes cognitives
déterminent des actions cognitives (processus psychique
d'élaboration des significations), sources des valeurs cognitives,
et sont influencées par les situations cognitives, c'est-à-dire le
contexte de l'action cognitive. ZNANIECKIprécise que ces
activités ne sont pas de simples processus psychologiques, de
purs états psychiques, et, qu'en conséquence sa sociologie ne
peut pas se réduire simplement à une psychologie qui ne dirait
pas son nom, dans la mesure où la psychologie, selon lui, ne
prend pour objet d'analyse que des actes mentaux, comme purs
mécanismes psychiques. Alors que chez ZNANIECKI,l'attitude
est le complément nécessaire des valeurs sociales, elle ne peut
être envisagée du point de vue sociologique qu'en « référence
au monde social et analysée en priorité dans son association
avec quelques valeurs sociales ». « Fondamentalement, écrit-il,
le processus psychologique demeurera toujours un état de
quelqu'un, et fondamentalement, l'attitude demeurera toujours
une attitude envers quelque chose» (p. 60). C'est pourquoi on
peut dire que «sous une forme ou une autre », ce qui doit
16
intéresser le sociologue, selon ZNANIECKI,ce sont les attitudes
et les valeurs sociales et « l'activité qui les relie» (p. 59). Nous
sommes donc déjà à l'évidence dans l'interaction, pas
spécifiquement dans l'interaction entre individus, mais dans cet
espace interactionnel propre à chaque personne et qui relie des
attitudes
-
hasardons
des dispositions
-
et des
«objets
extérieurs» à l'individu, des valeurs, auxquels il confère une
signification - ou, pour être plus précis, qui, du statut d'objets,
deviennent des valeurs, dès lors que l'individu leur confère une
signification. «Quand la chose naturelle endosse une
signification, précise ainsi ZNANIECKI,elle devient une valeur
sociale» (p. 59). C'est donc bien la signification que recouvre
les choses et les usages qu'en font les individus qui constitue le
point de départ des analyses sociologiques de ZNANIECKI,et en
cela on dira qu'il est un membre à part entière de l'école de
Chicago, en parfaite harmonie avec W. THOMASet son fameux
« théorème»:
«Quand les hommes considèrent certaines
situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs
conséquences» (THOMAS et ZNANIECKI,op. cit., 2005, p.
Il)...
La traduction de l'Introduction méthodologique était, on l'a
compris, fondamentale. Toutefois, la question de savoir dans
quelle mesure la théorie sociologique de ZNANIECKI est
originale, antérieure à sa venue aux Etats-Unis ou élaborée
seulement après ses échanges et sa collaboration avec THOMAS
ne peut évidemment pas être tranchée à partir des extraits dont
on vient de se saisir, dès lors que ceux-ci sont justement
contemporains de la production du Paysan polonais.
Ce qui est en jeu ici, c'est finalement la question des
filiations: la première école de Chicago et l'interactionnisme
symbolique qui en surgira sont-ils avant tout les produits de la
philosophie pragmatique américaine - MEAD, on le sait,
constituant avec DEWEY et JAMES, des références centrales
pour plusieurs générations de sociologues américains issus de
Chicago? Ou faut-il faire l'hypothèse d'une influence
17
européenne bien plus importante qu'on ne l'imagine, à travers
DURKHEIM,d'un côté, et à travers SIMMEL,bien sûr, de l'autre,
qui représentent des références obligées de plusieurs
sociologues de Chicago, mais aussi, comme on peut le penser, à
travers ZNANIECKI,qui est un des chaînons essentiels reliant
l'Ancien et le Nouveau continent? On sait que PARK a été
l'élève de SIMMEL,ou, qu'en tout cas, il a fréquenté l'université
allemande (CHAPOULIE,op. cit., p. 95). Ce fut le cas de
plusieurs chercheurs de Chicago (parmi lesquels Albion SMALL
lui-même, fondateur et premier directeur du département de
sociologie de l'université de Chicago). Sous réserve
d'inventaire, il n'y a toutefois guère que ZNANIECKIqui, de
tous les sociologues européens qui furent ses contemporains, se
soit établi durablement
-
quoique involontairement
- aux Etats-
Unisl. Il n'y a que lui qui ait produit, en collaboration avec un
Américain, une œuvre qui a eu le retentissement du Paysan. .. Il
n'y a que lui qui peut se prévaloir du privilège d'être à l'origine
de deux traditions sociologiques distinctes, l'une en Pologne,
l'autre aux Etats-Unis. Il n'y a que lui aussi, malheureusement,
qui soit resté peut-être aussi méconnu dans le Panthéon des
fondateurs de la sociologie. Sans doute un tel destin, fait de tant
de splendeur et d'infortunes, ne pouvait-il être que celui d'un
Polonais?. .
A toutes ces remarques, à toutes les questions qu'elles
soulèvent, le livre de G. KACZYNSKIapporte des réponses.
C'est ce qui en fait sa valeur première.
Cet ouvrage rappelle d'abord opportunément que la veine
qu'on dira «interactionniste»
et «compréhensive»
des
différentes écoles de Chicago a été d'emblée présente dans la
sociologie de ZNANIECKIet ce avant même son contact avec
l'Amérique. C'est ce que montre G. KACZYNSKIen rappelant la
1
C'est vrai qu'il y a d'autres exemples, comme celui du Viennois A. SCHÜTZ
(1899-1959), mais le premier contact de celui-ci avec I'Amérique (1940,
face au danger nazi) est de loin postérieur à celui de ZNANIECKI (cf D. Le
Breton, L 'interactionnisme symbolique, Paris, Quadrige/Puf, 2004).
18
formation d'abord philosophique de l'auteur polonais et
l'incidence de cette formation sur sa conception de la
sociologie. Quoiqu'ayant découvert HEGEL tardivement, on
apprend ici que ZNANIECKIétait au fait de l'histoire de la
philosophie, qu'il avait lu KANT,bien sûr, mais aussi BERGSON,
et tous les grands auteurs, suggérant ainsi la profondeur et la
variété de ses connaissances philosophiques, celles-ci
s'étendant en particulier au champ épistémologique. Mais on
découvre qu'il avait également lu DURKHEIM,MAUSS,SIMMEL,
WEBER, etc., montrant ainsi sa parfaite fréquentation de la
sociologie allemande et française, avant d'être en contact avec
la tradition américaine. On est, dès lors, à même de situer la
place qu'ont occupée ces différentes traditions dans la
formation de sa pensée et d'approfondir notre représentation
des sources théoriques de la sociologie znanieckienne. L'étude
de ses influences intellectuelles confirme alors qu'il s'intégrait
résolument dans le courant de pensée qui privilégiait la piste de
la subjectivité pour comprendre l'évolution historique et
culturelle et le fonctionnement social. Cet ouvrage nous
entraîne également le long du parcours biographique plutôt
surprenant de ce drôle de Polonais, adolescent passionné de
géographie, de botanique, d'ethnologie, etc., voyageur
polyglotte et touche-à-tout, tantôt poète, tantôt légionnaire,
tantôt secrétaire dans une association d'immigrés Russes, etc.,
avant de se faire philosophe, puis, à la maturité, sociologue. Il
dévoile, enfin, l'aspect intégré, systématique, de la pensée de
ZNANIECKI, en dépit de l'éclectisme de ses sources
d'inspiration. Il n'y a certes pas lieu de s'étonner de la variété
des influences de notre auteur, dès lors qu'on rappelle le destin
même de la Pologne, plusieurs fois démembrée, envahie,
colonisée, et de ce fait ouverte aux influences extérieures,
notamment allemandes, mais pas seulement, et du parcours luimême accidenté de ZNANIECKI,coupé de sa Pologne natale
d'abord par la Seconde Guerre Mondiale, ensuite par la mise
sous tutelle soviétique de son pays... Doit-on être surpris alors
qu'un individu soumis à un tel éclatement identitaire vise, en
19
réaction pourrait-on dire, à une unité, une synthèse
conceptuelle? Quoiqu'il en soit de ces conjectures, le livre de
G. KACZYNSKIest utile enfin parce qu'il nous permet d'aborder
un aspect éminemment passionnant de la sociologie de
ZNANIECKI : sa sociologie
de la connaissance.
On peut voir dans cet essai consacré à ZNANIECKIs'élaborer
une pensée originale de la connaissance. Pensée plutôt
embarrassante pour le sociologue, en ce qu'elle refuse toute
discussion sur la valeur épistémologique des différentes formes
de connaissance, y compris, bien sûr, sociologique, au profit
d'une typologie des formes de connaissance et de leurs
caractéristiques, non pas épistémologiques - discussion qui
n'est pas du ressort de la sociologie -, mais sociologiques,
c'est-à-dire uniquement préoccupée des individus et des
groupes qui développent ces connaissances et des usages
sociaux qui en sont faits. Ainsi, la question centrale en
sociologie de la connaissance des conditionnements historiques
de la connaissance n'est-elle pas niée ou même utilisée pour
récuser la portée de la connaissance sociologique, mais
pleinement avalisée pour entériner la validité d'une forme de
connaissance
empiriquement
fondée,
la connaissance
scientifique, positive, dont procède la sociologie. Celle-ci existe
à côté d'autres formes de connaissance, dont le sociologue n'a
pas à accepter ou récuser la validité, mais simplement à décrire
et analyser les dimensions sociologiques, à partir de la
recension des forces sociales qui les portent (autrement dit les
groupes et les individus qui s'en font les utilisateurs, les
thuriféraires, les ambassadeurs, les développeurs, les diffuseurs,
etc.) et, éventuellement, de ceux qui les contestent.. .
La sociologie échappe ainsi aux apories qui la guettent sur le
plan épistémologique - en même temps qu'elle doit abandonner
un peu de son arrogance intellectuelle... A l'instar du paradoxe
du Crétois, une science ne peut affirmer l'historicité et la
relativité de toute connaissance sans se détruire elle-même à
l'instant même où elle prononce son décret - pour ZNANIECKI,
20
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