Extrait du livre - Editions Ellipses

publicité
Fiche 1
/·LQFDUQDWLRQ
L’incarnation est un point clé de la religion chrétienne :
le terme désigne la croyance selon laquelle Jésus, fils de Dieu,
se serait incarné, c’est-à-dire aurait pris corps grâce à Marie.
Dieu aurait ainsi comblé le fossé qui sépare irrémédiablement
le corps et l’esprit (querelle des monophysites). La nature
à la fois humaine et divine de Jésus (qui n’est donc plus un
prophète, comme pour les juifs ou les musulmans) a fait
couler beaucoup d’encre et de sang : autant il paraît possible
de penser la transcendance toute seule, autant il est difficile
d’admettre que la transcendance se dote d’un corps, symbole
par excellence de ce qui est mortel. D’ailleurs le corps de
Jésus dans la religion chrétienne échappe au pourrissement ;
il ressuscite, il retrouve la vie et promet le même destin aux
hommes. Après sa résurrection, il monte directement au
ciel : c’est l’Ascension.
Cette croyance est problématique à l’intérieur même de
la religion chrétienne. La nature humaine, si régulièrement
humiliée et accusée dans les textes religieux, devient
potentiellement divine grâce à Jésus. « Le Verbe s’est fait
chair », dit l’Évangile, signifiant par là que la chair abrite
4
Les dieux
désormais le divin et qu’elle n’en est pas seu lement le
réceptacle : par l’incarnation, Jésus se fait pleinement homme,
il ne prend pas un « déguisement ». Or c’est la même chair
qui a chassé l’homme du paradis terrestre, c’est elle qui lui
fait commettre le péché (le « péché de chair »). Les doctrines
chrétiennes ont toutes du mal à penser cette alliance contre
nature, cette réconciliation des frères ennemis, le corps et
l’esprit.
De nombreux peintres ont essayé de représenter cette
réconciliation à travers des figurations de l’Annonciation.
L’archange Gabriel vient y annoncer à Marie sa future
maternité. Tantôt effrayée (dans le tableau du Tintoret,
1594), tantôt paisible (chez Fra Angelico, 1455), Marie lève
le bras et semble le tendre vers ce corps invisible que l’ange
lui promet. Des arbres, dans la perspective, figurent le
monde où va s’incarner le divin (chez Botticelli, 1489-1490
ou Baldovinetti, 1457).
On retrouve cependant « l’incarnation » en dehors de la
religion. En effet, l’homme n’a pas besoin de Dieu ni de Jésus
pour penser et questionner la dualité qui le traverse. Depuis
Platon, il sait que son esprit est en relation avec un corps
qu’il a souvent du mal à habiter. Et l’homme moderne, à cet
égard, n’est pas plus « avancé » que ne l’étaient les Anciens,
ou que ne le sont les chrétiens. Il cherche désespérément
à faire se rejoindre ces deux entités : et paradoxalement il
s’identifie plus facilement à son esprit qu’à son corps. Son
corps, il passe sa vie à essayer de l’accepter. Accepter qu’il
ne soit pas conforme à certains modèles, accepter qu’il soit
fragile, accepter qu’il vieillisse, accepter qu’il meure…
L’homme regarde son corps et tente de s’y installer
puis de s’y réinstaller à chaque fois qu’il change. Il essaie
quelquefois de l’aimer, souvent de ne pas le détester ; il
apprend à ne pas le détruire ou le négliger. Pourtant la société
5
Les dieux
moderne tente de réhabiliter le corps, en le déifiant : c’est un
corps jeune, bronzé, mince, tonique, sportif… Ce corps-là,
personne ne le reconnaît ; il a pris la place de la transcendance
disparue. L’homme moderne n’a plus peur d’être puni pour
ses péchés mais pour ses imperfections physiques. Avant il
tendait son corps vers son esprit, maintenant il cherche à
rejoindre son corps… Mais le problème reste entier : partagé
en deux, il erre et poursuit l’impossible incarnation, celle
qui allierait mer veilleusement la chair et l’être.
« En un sens, le mystère de l’incarnation se répète en chaque
femme ; tout enfant qui naît est un dieu qui se fait homme. »
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe
Cette citation de la célèbre féministe reprend l’idée
d’une fusion entre le divin et l’humain mais pour magnifier
la femme : la maternité, interdite à l’homme, peut être
considérée comme un miracle que la femme accueille en
son corps. Cette vision de la femme s’oppose à celle qui,
dans de nombreuses cultures, fait au contraire de la femme
un être souillé et indigne.
6
Fiche 2
%RXGGKD
Bouddha a existé : il s’appelle Siddhartha Gautama et a
vécu en Inde entre 560 et 480 avant Jésus-Christ. À 29 ans,
il quitte femme et enfants et fonde le bouddhisme. Il devient
Bouddha, c’est-à-dire « l’éveillé », « l’illuminé ». Il est une
incarnation, un avatar de la grande divinité Vishnou. En
effet, Vishnou se manifeste lorsque l’ordre universel est
perturbé ou menacé.
Le bouddhisme est à la fois une philosophie et une
religion : pour les bouddhistes du Petit Véhicule (Thaïlande,
Birmanie, Sri Lanka), le plus important est la recherche du
salut ; pour ceux du Grand Véhicule (Chine, Vietnam, Laos,
Japon, Cambodge) Bouddha est un dieu. Dans les deux
doctrines, le salut correspond à la rupture avec le cycle des
réincarnations et à l’accès au nirvana (détachement extrême,
anéantissement complet de tout désir). Certaines méthodes
permettent d’y parvenir : entre autres, le yoga, emprunté
à l’hindouisme. Le mot « yoga » signifie « jonction » en
sanscrit : il s’agit de parvenir à contrôler son corps et ses
fonctions vitales pour reconstruire l’unité de son être.
7
Les dieux
La doctrine bouddhiste n’a ni écritures saintes ni
institutions reconnues par tous les adeptes. Elle n’est pas
incompatible avec d’autres religions : par exemple, en Chine,
avec le taoïsme ou le confucianisme. Les maîtres spirituels ou
lamas n’existent que dans le bouddhisme tibétain et mongol.
Cette doctrine philosophique et religieuse, on l’a vue,
si différente de notre culture, fait rêver l’Occident. Cette
fascination prend ses racines dans l’attirance pour l’Orient
qui traverse les siècles depuis la Renaissance. L’Orient est
ce qui est fondamentalement « autre » ; par là même, il
interroge l’Occident et lui permet de s’oublier. Le visage
de Bouddha, serein et charnu, s’oppose au visage souffrant
du Christ : tandis que l’un évoque la plénitude, l’autre
inspire la culpabilité et l’angoisse. Leur attitude également
est différente : l’un est écartelé et cloué sur une croix ;
l’autre médite, les jambes repliées et la main tendue dans
un geste d’apaisement. De même la réincarnation règle
en partie le problème de la mort : elle permet de penser la
fin de la vie, puisque cette vie se prolonge dans une autre.
L’individu reste responsable de ses actes passés (son karma)
mais peut se racheter. Le bouddhisme donc propose une
morale individuelle apparemment moins contraignante
que la morale judéo-chrétienne. L’absence d’institutions et
d’autorité spirituelle semble le garant d’une grande liberté :
pour l’Occident, Bouddha est associé au nirvana, à une
attitude zen et à une sagesse fondée sur la méditation.
Or la réalité est un peu différente : certes, Bouddha n’est
pas le Christ, mais comme lui, il est l’incarnation d’un dieu
qui intervient quand l’ordre universel est perturbé. Quant
au nirvana, il ressemble étrangement à l’ataraxie stoïcienne,
au rêve de l’homme d’être débarrassé de son corps et des
dépendances qu’il fait naître. Bouddha fait rêver l’Occident
mais il n’est qu’un « autre » visage de la même humanité : un
8
Les dieux
visage souriant et replet qui est le masque d’une aspiration
fondamentale à la sagesse et au dépassement de soi ; derrière
le sourire, la même angoisse ; derrière la chair, la même ascèse.
La question reste entière du Dieu qui habite ce visage.
« La perfection de Bouddha est plus belle que celle du
christianisme parce qu’elle est plus désintéressée. »
Alfred de Vigny, Journal d’un poète
Cette phrase du poète Vigny confirme le fait que
l’attirance pour l’Orient est bien souvent une façon de
remettre en cause l’Occident. Vigny compare le bouddhisme et le christianisme pour critiquer certains aspects
du christianisme : la vision d’un Dieu tout-puissant qui
exige à travers l’Église de nombreux sacrifices en échange
du salut, un Dieu qui monnaie sa miséricorde.
9
Fiche 3
7URLV
Le chiffre trois est hautement symbolique : il intervient
dans de nombreux systèmes et théories.
Il est tout d’abord un symbole de totalité. C’est la triade
initiale : père, mère, enfant. Il permet aussi de répartir la
société en ordres : le sacré, la guerre et le travail ; le clergé,
la noblesse et le tiers état. Le chiffre dit une totalité que les
mots ne sauraient signifier. C’est pourquoi de nombreux
contes utilisent ce chiffre : les trois petits cochons, les trois
cheveux d’or du diable… Les princes, les frères ou les sœurs
sont souvent trois ; les vœux à formuler et à exaucer sont au
nombre de trois. C’est comme si au-delà de trois, l’histoire
s’arrêtait ou recommençait de zéro. Les événements se
répètent et ce n’est qu’à la troisième fois qu’ils sont effectifs.
Mais trois est aussi un symbole de perfection. Dans
la religion chrétienne évidemment, la Trinité est centrale.
La personne divine, à la fois Une et Trois, fait se rejoindre
le Père, le Fils et l’Esprit dans une cohérence indépassable.
La difficulté à « penser » la Trinité chrétienne ne la rend
que plus crédible comme expression de Dieu. Si Dieu
existe, il ne peut exister que comme un être impensable :
10
Les dieux
à la fois singulier et pluriel, parfait grâce à la résolution de
ce paradoxe. D’autres religions d’ailleurs mettent en scène
des triades : par exemple Brahma, Vishnou et Civa dans la
religion hindouiste.
Totalité et perfection ne sauraient cependant exprimer
toute la force du chiffre trois. Cette force tient à sa valeur
dialectique : le chiffre trois est ce qui permet de penser. La
dualité est un face-à-face mortel où la relation est en fait
impossible. Toute vraie relation requiert un troisième : le
désir, l’amour, le pouvoir… Ce troisième incarnant à lui seul
toutes les virtualités de la pluralité. S’il y a un troisième, il
y a un quatrième, un cinquième… C’est pourquoi la pensée
dialectique est si puissante : elle transcende la dualité et
s’ouvre à l’infini du « pensable ». La coexistence du corps,
de l’âme et de l’esprit pourrait être comprise comme cela :
aucun des trois éléments ne domine, mais chacun ne trouve
sa vérité que dans le dépassement dialectique des deux
autres. On retrouve cette dialectique dans de nombreux
domaines : la naissance, la croissance et la mort dans le
domaine biologique par exemple. La mort n’est pas la fin
« linéaire » de la vie mais son accomplissement et le terme
qui permet de la penser correctement. Le tableau de Hans
Baldung Grien Les Trois Âges de l’homme et la Mort, peint
en 1539, l’illustre bien. Le bébé endormi figure l’enfance et
son bonheur naïf ; la jeune fille rayonnante figure la jeunesse
et sa vigueur ; la vieille femme à l’air méchant figure la
vieillesse et sa souffrance agressive. Les trois personnages
sont rassemblés sur le même tableau et se touchent : ils sont
une seule et même personne. De la même façon, les trois
pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, ne fonctionnent
que dans cette relation dialectique. Chacun est garant de
l’existence des autres et tous les trois conjointement rendent
11
Téléchargement