Essais sur les modèles collectifs de comportement du

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Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
Essais sur les modèles collectifs de
comportement du ménage
Thèse pour le Doctorat “Nouveau Régime” en Sciences
Economiques de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,
présentée et soutenue publiquement par
Olivier Donni
DELTA
Unité Mixte de Recherche
(C.N.R.S. — E.H.E.S.S. — E.N.S.)
le 21 mars 2000
Directeur de Recherches :
François Bourguignon, Directeur d’Etudes à l’E.H.E.S.S.
Composition du Jury :
François Bourguignon, Directeur d’Etudes à l’E.H.E.S.S.
Pierre-André Chiappori, Professeur à l’Université de Chicago
François Gardes, Professeur à l’Université de Paris 1
Thierry Magnac, Directeur de Recherches à l’I.N.R.A.
Costas Meghir, Professeur au Collège Universitaire de Londres
L’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans les thèses :
ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs.
2
A mes parents,
3
Remerciements
C’est un plaisir pour moi d’avoir ici l’occasion de remercier tous
ceux qui m’ont aidé et soutenu tout au long du parcours sinueux
dont cette thèse est l’aboutissement.
Ma gratitude va en premier lieu à mon directeur de recherches,
François Bourguignon. J’ai beaucoup appris de lui, à commencer
par l’étendue de ce qui me reste à apprendre. Tous les chapitres de
cette thèse doivent à ses encouragements et à ses critiques.
Je tiens ensuite à remercier Pierre-André Chiappori, dont l’enthousiasme et la clairvoyance ont toujours été pour moi de la plus
grande utilité, et Pierre Pestieau qui, en plus de m’avoir soutenu à
de nombreuses occasions, me suggéra, il y a bien longtemps déjà,
le sujet de cette thèse. J’ai aussi béné…cié de conseils précieux de
Thierry Magnac, notamment lorsque mes recherches achoppaient
sur ce qui allait devenir le Chapitre I.
Je remercie également François Gardes et Costas Meghir de l’intérêt qu’ils ont manifesté pour mon travail en me faisant l’honneur
de participer au jury de cette thèse.
Au cours de mes pérégrinations entre l’Université de Liège et le
Delta en passant par l’Université de Mons et divers séminaires, j’ai
béné…cié des conseils et des encouragements de nombreuses personnes, auxquelles je souhaite témoigner ma reconnaissance : Luc
Arrondel, Bernard Fortin, Guy Lacroix, Bernard Lejeune, André
Masson, Nathalie Picard, Sergio Perelman, Stan Standaert.
Je ne saurais, non plus, oublier dans ces remerciements Jeanne
Picquart, Bénédicte Sabatier-Labeyrie et José Sastre pour leur gentillesse et leur compétence, ni mes collègues doctorants du Delta,
et en particulier Hector Calvo-Pardo, Pierre-Emmanuel Couralet,
Florence Jusot, Pierre-Alain Taillard, Thierry Tressel, Karine Van
Der Straeten et Alexandre Vincent, qui acceptèrent de relire ces
textes bizarres, confus et incompréhensibles qu’étaient les ébauches
des chapitres de cette thèse.
Finalement, je voudrais conclure en remerciant Caroline qui a
corrigé ma mise en page ainsi que Sébastien et Muriel qui ont rendu
ce séjour parisien agréable.
J’ai béné…cié lors de mon séjour à Paris d’une bourse Marie Curie
de la Communauté Européenne.
4
L’auteur étude les fois que le lancement de la tomate il provoquit
la réaction yellante chez la Chantatrice et demonstre que divers
plusieures aires de la cervelle elles était implicatées dans la response,
en particular, le trajet légumier, les nuclei thalameux et le …çure
musicien de l’hémisphère nord.
Perec G. [1991]. Cantatrix sopranica L. et autres écrits scienti…ques. Seuil. “La librairie du XXe siècle”.
5
Table des matières
8
Introduction générale
1 O¤re de travail du ménage : Extensions
1.1 Introduction
1.2 Les hypothèses de base
1.3 Le cas linéaire
1.3.1 Cadre de base
1.3.2 Identi…cation et testabilité
1.3.3 Salaires partiellement observés
1.3.4 Un exemple paramétrique simple
1.4 Le cas non-linéaire
1.4.1 Cadre de base
1.4.2 Identi…cation et testabilité
1.4.3 Ensemble budgétaire non-convexe
1.4.4 O¤re de travail et impôt sur le revenu
1.5 Conclusion
Annexe A. Démonstrations
Annexe B. Ensembles non-convexes
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32
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59
64
2 O¤re féminine de travail : Théorie
2.1 Introduction
2.2 L’approche collective
2.2.1 Les hypothèses de base
2.2.2 Décentralisation et rationnement
2.2.3 La situation de référence
2.3 O¤re féminine de travail
2.3.1 Considérations préliminaires
2.3.2 Identi…cation de la règle de partage
2.3.3 Tests de la rationalité collective
2.3.4 Exemple 1 : Fonctions de comportement quadratiques
2.4 Extensions
2.4.1 Rationnement de l’o¤re féminine de travail
2.4.2 Présence de facteurs de distribution
2.4.3 Taxation du revenu et coûts …xes de participation
2.5 Dualité : O¤re de travail conditionnelle
2.5.1 Motivation
2.5.2 Identi…cation de la règle de partage
67
67
69
69
71
74
75
75
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85
85
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95
96
6
2.5.3 Tester la rationalité collective
2.5.4 Exemple 2 : O¤re de travail quadratique
2.6 Conclusion
Annexe A. Démonstrations
98
100
101
103
3 O¤re féminine de travail et impôt sur le revenu
3.1 Introduction
3.2 Cadre théorique
3.2.1 O¤re de travail et impôt sur le revenu
3.2.2 Identi…cation et testabilité
3.3 Les e¤ets de l’impôt sur le revenu
3.4 Le modèle empirique
3.4.1 Une contrainte budgétaire di¤érentiable
3.4.2 Forme fonctionnelle et hétérogénéité des préférences
3.4.3 La fonction de vraisemblance
3.5 Données et résultats empiriques
3.5.1 Les données
3.5.2 Le système français d’impôt sur le revenu
3.5.3 Estimation des paramètres
3.5.4 Simulation de réformes …scales
3.6 Conclusion
Annexe A. Le modèle unitaire d’o¤re de travail
108
108
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110
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133
133
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143
146
Conclusion générale
148
Références bibliographiques
153
7
Introduction générale
Men are not, when brought together, converted into another kind
of substance, with di¤erent properties.
(J.S. Mill. 1965 [1843]. Collected Works 8 : 879).
Dans les manuels de micro-économie, le ménage est presque toujours
considéré comme l’unité de décision élémentaire. Son comportement
est alors décrit par une fonction d’utilité unique qui est maximisée par
rapport à une contrainte budgétaire. Cette manière de procéder, tout
en étant très simple, permet d’e¤ectuer des tests empiriques rigoureux
des hypothèses sous-jacentes, de retrouver les préférences du ménage de
manière non-ambiguë et d’interpréter les résultats empiriques dans la
perspective d’évaluer l’impact sur le comportement du ménage des politiques économiques. Ces commodités expliquent largement le succès que
cette approche, dite unitaire, rencontre depuis plusieurs décennies.
Récemment, certains auteurs ont pourtant souligné les insu¢sances
d’un cadre d’analyse qui ne prend pas en compte la pluralité des décideurs
dans le ménage, lorsqu’il s’agit d’étudier la formation et la dissolution du
couple ou la répartition des ressources entre les partenaires. Confortés
par le manque de support empirique rencontré par l’approche unitaire
ainsi que par son absence de fondements théoriques, ils ont développé
des modèles basés sur une représentation collective de la prise de décision dans le ménage. Ces modèles sont d’une grande diversité mais
ils partagent un même postulat théorique : chaque individu dans le ménage doit être caractérisé par des préférences propres. Les principales
distinctions apparaissent lors de la spéci…cation du processus de décision ; schématiquement, celui-ci étant supposé soit coopératif, soit noncoopératif. Suite aux travaux de Chiappori [1988a, 1992], l’approche
collective semble s’uni…er, ces dernières années, autour d’une hypothèse
principale selon laquelle les choix du ménage doivent être e¢caces au sens
de Pareto, quel que soit le processus de décision. Les travaux les plus
récents montrent que les modèles basés sur l’e¢cacité parétienne ont les
mêmes avantages que ceux issus de l’approche unitaire sans en avoir les
inconvénients.
Cette thèse traite de cette dernière catégorie de modèles de comportement du ménage. Considérons d’abord de manière plus approfondie les
raisons qui ont poussé de nombreux auteurs à rejeter l’approche unitaire.
8
Introduction générale
A. Critique de l’approche unitaire
Une première faiblesse des modèles traditionnels, peut-être aussi la
plus évidente, est d’ordre méthodologique. Comme le souligne Chiappori
[1992], l’approche unitaire ne satisfait pas un des principes de base de
l’analyse néo-classique, à savoir l’individualisme méthodologique. Selon
ce principe, tous les modèles de l’économie doivent ou devraient trouver leur justi…cation dans le comportement individuel des agents. Par
conséquent, il est préférable, lorsque l’on modélise le comportement d’un
ménage, de caractériser les individus par des préférences propres, plutôt
que de les agréger dans une unité de décision …ctive. Le fait de modéliser
un groupe de la même manière qu’un individu isolé doit être vu comme
une déviation holiste, qu’il faut éviter dans la mesure du possible.
Il convient néanmoins de dire que, sous certaines hypothèses, un modèle satisfaisant les préceptes de l’individualisme méthodologique peut
se décrire par l’approche unitaire. Samuelson [1956] déjà souligne que le
ménage peut se comporter comme un seul individu si les membres décident de maximiser une fonction de bien-être social. Cependant, cette
hypothèse est très arbitraire si l’on ne spéci…e pas comment cette fonction est dérivée de la confrontation des préférences individuelles. Dans
plusieurs contributions [1974a, 1991], Becker adopte un cadre d’analyse
dont les bases théoriques sont mieux fondées. Il reconnaît que l’individu est l’unité de décision élémentaire et il suppose que le ménage est
composé de plusieurs personnes, chacune caractérisée par des préférences
propres. Une de ces personnes est altruiste dans le sens où son utilité
dépend de celle de ses partenaires. Une conséquence de ces hypothèses
est le Théorème de l’Enfant Gâté (Rotten-Kid Theorem) : le ménage se
comporte comme si la fonction d’utilité du membre altruiste était maximisée.1 Ce théorème a cependant des hypothèses implicites très fortes.
Comme le souligne Ben-Porath [1982], une condition essentielle est que le
membre altruiste doit disposer de ressources importantes a…n de modi…er
ses transferts en réponse aux décisions des autres membres.2
1
Les modèles “unitaires” ou “traditionnels” sont parfois dits “néo-classiques”, “consensuels” ou “altruistes”. Il est clair maintenant que le premier terme est simplement inadéquat,
le second fait référence à la justi…cation donnée par Samuelson et le troisième à celle donnée
par Becker.
2
La validité de ce théorème repose sur plusieurs autres hypothèses. Ainsi Bergstrom
[1989] relève que l’utilité doit être transférable entre les membres du ménage. Par ailleurs,
Bruce et Waldman [1990] montrent que, dans un modèle à deux périodes, les membres
égoistes peuvent être incités à épargner trop peu dans la première période en attendant que
le membre altruiste leur vienne en aide dans la seconde. Cet e¤et pervers est connu sous le
9
Introduction générale
Une seconde faiblesse, mise en évidence par Lundberg [1988], est que
l’approche unitaire est assez peu adaptée pour étudier certaines décisions
des agents, telles que le mariage ou le divorce, et plus généralement, pour
analyser le comportement de ménages de composition di¤érente. Il est
clair, même pour les défenseurs de l’approche unitaire, que les individus
doivent être représentés, avant la formation d’un couple (ou après sa
dissolution), par des préférences distinctes. D’une certaine manière, le
mariage constitue alors la fusion de ces préférences en une boîte noire,
symbolisée par la fonction d’utilité du ménage. Mais ce processus d’agrégation est mal expliqué par les théories issues de l’approche unitaire,
si bien qu’il est généralement impossible d’associer une fonction d’utilité pour le ménage aux préférences individuelles de tous les membres
et en conséquence de tenir compte des changements de composition du
ménage.3
Selon l’approche unitaire, le ménage est donc une boîte noire : ses
relations avec l’environnement externe peuvent être caractérisées mais
son fonctionnement interne ne peut pas être spéci…é. Il est évident que
la manière selon laquelle les ressources sont redistribuées à l’intérieur du
ménage ne peut pas être étudiée tant que nous ne formulons pas plus précisément les interactions entre les individus (Haddad et Kanbur [1990,
1992b] et Kanbur et Haddad [1994]). D’abord, la notion de bien-être individuel elle-même est plutôt en contradiction avec cette approche, puisque
le bien-être est seulement dé…ni au niveau du ménage. Si nous adoptons
une interprétation individualiste de l’approche unitaire, telle que celle
de Becker, le bien-être individuel peut être envisagé a priori, mais nous
sommes alors confrontés au problème de la non-assignabilité : la plupart
des ensembles de données contiennent de l’information sur la consommation agrégée du ménage, mais pas sur les consommations individuelles.
Une question naturelle est alors de se demander comment la consommation individuelle peut être déduite de l’observation de la consommation
nom de “Dilemme du Bon Samaritain”.
3
La théorie du mariage de Becker [1973, 1974b, 1991] constitue une exception notable.
Par certains aspects, cette théorie est étroitement liée à l’approche collective (préférences
individuelles et pouvoir et négociation à l’intérieur du ménage). Selon Becker, la décision
de se marier génère un gain qui est partagé entre les membres selon une certaine règle,
cette règle dépendant de l’état du marché du mariage. Néanmoins, cette théorie n’a pas
atteint un niveau de formalisation su¢sant pour fournir des résultats concrets concernant
l’identi…cation des préférences individuelles. Dans ses écrits postérieurs, lorsque Becker
introduit le Théorème de l’Enfant Gâté, l’agrégation est expliquée par les préférences du
membre altruiste. Cependant, nous avons déjà souligné que les hypothèses sur lesquelles ce
théorème est basé sont fortement criticables.
10
Introduction générale
agrégée sur la base d’hypothèses théoriques adéquates. Cela constitue
une troisième faiblesse des modèles unitaires ; ceux-ci n’o¤rant pas de
perspectives très encourageantes pour résoudre ce problème.4
Cependant, la principale critique que l’on peut adresser à l’approche
unitaire est probablement l’absence importante, sinon totale, de support
empirique. Les fonctions de comportement du ménage, engendrées par
la maximisation d’une fonction d’utilité sous une contrainte budgétaire,
doivent satisfaire au moins deux restrictions qui ont été régulièrement
testées sur des observations empiriques. Tout d’abord, seul le revenu
total du ménage, et non sa répartition ex-ante selon son origine, est
important pour expliquer les choix du ménage ; il s’agit de l’hypothèse
d’agrégation des revenus (Income Pooling Hypothesis). Cependant, de
nombreux résultats empiriques suggèrent clairement que cette hypothèse
n’est pas compatible avec les données disponibles : les revenus contrôlés
par la femme et ceux contrôlés par l’homme ont des e¤ets assez signi…cativement di¤érents sur le comportement du ménage, que celui-ci soit
mesuré par les dépenses pour des catégories de biens ou par des indicateurs synthétiques tels que la santé des enfants.5 Ainsi, on constate que
les dépenses de restaurant, de soins relatifs aux enfants et de vêtements
féminins (Phipps et Burton [1992]) sont associées à un revenu relativement plus élevé de la femme, et que celles d’alcool et de tabac (Phipps et
Burton [1992] et Hoddinott et Haddad [1995]) à un revenu relativement
plus élevé de l’homme. Par ailleurs, la santé et la nutrition des enfants
ainsi que les probabilités de survie de ceux-ci sont associées à un revenu
relativement plus élevé de la femme.
Ensuite, selon l’approche unitaire, les e¤ets compensés des prix sur
les demandes de biens (ou de loisir) doivent être symétriques et néga4
Si nous adoptons une interprétation individualiste de l’approche unitaire, il n’est sans
doute pas impossible de retrouver les consommations de chaque membre du ménage, comme
le montrent les travaux de Lazear et Michael [1986], Deaton [1989], Deaton, Ruiz-Castillo
et Thomas [1989] ou Gronau [1991], réalisés dans la tradition de la méthode de Rothbarth.
Toutefois, nous avons déjà eu l’occasion de souligner que les fondements théoriques des
interprétations individualistes de l’approche unitaire sont fragiles.
5
Une liste non-exhaustive de ces études est Behrman [1988], Cai [1989], Thomas [1990,
1992, 1994], Schultz [1990], Altonji, Hayashi et Kotliko¤ [1992], Phipps et Burton [1992],
Haddad et Hoddinott [1994], Rose [1994], Hoddinott et Haddad [1995] et Lundberg, Pollak
et Wales [1995]. La dernière étude citée, celle de Lunberg, Pollak et Wales [1995], est
particulièrement pertinente car elle utilise une modi…cation de revenu exogène, celui-ci étant
dû au changement de titulaire des allocations familiales au Royaume-Uni à la …n des années
soixante-dix. Par ailleurs, Horney et McElroy [1988] et Kawaguchi [1994] présentent une
panoplie de modèles et de tests, dont des tests de l’hypothèse d’agrégation des revenus. Un
résumé de ces études est donné par Behrman [1998] et par Lundberg et Pollak [1996].
11
Introduction générale
tifs, en vertu de la condition de Slutsky. Il y a longtemps déjà, à la
suite des travaux de Barten, que la symétrie — la négativité également,
mais de manière plus informelle — a été testée sur des données macroéconomiques. Si ces tests n’ont jamais vraiment été pris au sérieux,6 des
études empiriques plus récentes, utilisant des données micro-économiques, soulèvent de nouvelles inquiétudes quant à la pertinence de l’approche unitaire.7 En particulier, un résultat troublant de Browning et
Chiappori [1998] montre, avec des données canadiennes, que la symétrie
est rejetée pour les couples mais non pour les célibataires.
B. L’approche collective et ses fondements théoriques
Le choix d’une approche, collective ou unitaire, pour étudier le ménage peut avoir des conséquences cruciales sur l’évaluation de politiques
économiques, telles que les allocations familiales, dont la cible est le
bien-être de certains individus dans le ménage. Comme cela apparaît
de manière de plus en plus évidente, les modèles unitaires pourraient
bien s’avérer sérieusement trompeurs. Ils partent de l’idée que seule la
répartition des revenus entre les ménages est importante. Cela revient
à faire l’hypothèse que l’allocation du bien-être à l’intérieur du ménage
est, soit sans intérêt, soit systématiquement optimale par rapport aux
préférences des décideurs politiques. Il s’agit là d’une hypothèse purement ad-hoc. La prise en compte des inégalités à l’intérieur du ménage
pourrait signi…cativement altérer un nombre important de recommandations fournies par l’approche unitaire.8
Ces quelques considérations ont amené plusieurs auteurs à développer
6
Un résumé de ces études empiriques, qui se sont déroulées de la …n des années soixante
au début des années quatre-vingts, est donné par Deaton [1985]. Ces études peuvent être
quali…ées de naïves. Outre le fait de transposer à une économie entière des modèles typiquement micro-économiques, elles ne tiennent généralement pas compte de l’endogénéité de
certaines variables explicatives et, en particulier, de la dépense totale du ménage, ou des
aspects dynamiques dus à la présence de biens durables.
7
La principale étude récente portant sur les tests de la condition de symétrie est celle
de Blundell, Pashardes et Weber [1992]. La plupart des autres études, telles que celles de
Kooreman et Kapteyn [1986], Kapteyn, Kooreman et van Soest [1990] ou Browning et Meghir
[1991], posent les restrictions du modèle unitaire sans en véri…er l’adéquation aux données.
Remarquons que la restriction d’homogénéité, selon laquelle une variation proportionnelle
des prix et du revenu (ou des dépenses) total ne doit pas a¤ecter le comportement, ne semble
pas être rejetée par les études récentes, du moins lorsque l’on utilise des données transversales
et que l’on tient compte de l’endogénéité du revenu.
8
Haddad et Kanbur [1992a] soulignent les liens qui existent entre les modèles collectifs
et la théorie du ciblage qui étudie comment atteindre certains individus en particulier par
une politique économique générale. Une discussion approfondie des éventuelles erreurs impliquées par les modèles unitaires, ainsi que de nombreux exemples concrets, est donnée dans
12
Introduction générale
une approche qui tient compte expressément de la pluralité des décideurs
à l’intérieur du ménage. De manière idéale, comme le soulignent Bourguignon et Chiappori [1992], ces modèles, dits collectifs, devraient satisfaire un certain nombre d’exigences minimales, quel que soit leur contenu
exact, pour espérer remplacer les modèles unitaires correspondants. Ces
exigences sont triples :
1. Expliquer d’un point de vue théorique, ou du moins justi…er, l’e¤et
observé de la répartition des ressources entre les partenaires sur le
comportement du ménage, et dans une moindre mesure, justi…er le
rejet de la condition de symétrie des e¤ets de substitution.
2. Générer des restrictions testables, de préférence originales, qui peuvent
être utilisées, soit pour faciliter les estimations empiriques, soit pour
véri…er ex-post l’adéquation de la théorie au comportement observé.
3. Etre intégrable, et permettre l’identi…cation d’éléments structurels du
processus de décision, tels que les préférences ou le résultat de la négociation, à partir du comportement observé, a…n de donner une interprétation aux résultats empiriques et de fournir une assise à des
recommandations de politique économique.
Remarquons, à titre de comparaison, que les modèles unitaires sont
bien évidemment testables ; ils fournissent des prédictions qui peuvent
être falsi…ées lors d’une confrontation à des observations empiriques, en
accord avec la méthodologie scienti…que de Popper [1968] — et d’ailleurs
ces prédictions sont e¤ectivement falsi…ées, comme nous l’avons souligné
précédemment. De plus, certains modèles unitaires, notamment celui du
consommateur, sont intégrables (pour toute fonction de comportement
satisfaisant un ensemble de restrictions, il existe des préférences qui rationalisent cette fonction) et identi…ables de manière non-paramétrique
(ces préférences sont uniques à une transformation monotone croissante
près). Cette identi…cation nous garantit que des indications normatives
sans ambiguïtés peuvent être obtenues de l’estimation de fonctions de
comportement, pour autant que nous acceptions le modèle théorique
sous-jacent ; une bonne raison pour l’accepter étant que les prédictions
testables ne sont pas rejetées empiriquement.
Alderman, Chiappori, Haddad, Hoddinott et Kanbur [1995]. A ce stade, signalons seulement
l’exemple le plus frappant, celui des allocations familiales. Selon l’approche unitaire, le choix
du titulaire de ces allocations, qu’il s’agisse de la femme ou de l’homme, n’a aucune importance sur le comportement du ménage. Au contraire, une approche collective pourraît bien
indiquer que, lorsque la femme contrôle ces ressources, le bien-être des enfants s’en trouve
amélioré.
13
Introduction générale
Cette notion d’identi…cation non-paramétrique, que nous utiliserons
régulièrement dans cette thèse, ne doit pas être confondue avec celle
d’identi…cation économétrique (ou paramétrique). En fait, il s’agit d’une
propriété beaucoup plus forte. D’abord, un modèle identi…able de manière non-paramétrique est identi…able au sens économétrique. Cela signi…e que les paramètres de la forme structurelle peuvent être retrouvés
de manière unique à partir des paramètres de la forme réduite correspondante. Mais en plus, l’identi…cation non-paramétrique, jointe à l’intégrabilité, implique que, pour toute forme réduite satisfaisant certaines
conditions nécessaires, les paramètres structurels peuvent être retrouvés
de manière unique. Il est d’ailleurs assez facile de dé…nir un modèle qui
serait identi…able au sens faible (économétrique) mais pas au sens fort
(non-paramétrique). Voir l’exemple donné par Bourguignon et Chiappori
[1992].
Pour être acceptable, l’approche collective doit o¤rir des possibilités
comparables à celles de l’approche unitaire, tout en expliquant pourquoi
la répartition des ressources in‡uence le comportement du ménage. D’abord, elle doit générer des prédictions falsi…ables au risque d’être rejetée
lors d’une confrontation empirique ; ces prédictions devraient idéalement
être originales, ou en d’autres termes, ne pas être incluses dans celles
générées par l’approche unitaire. Ensuite, l’approche collective doit permettre d’identi…er les préférences individuelles de tous les membres du
ménage mais aussi donner de l’information sur le processus de décision
dans le ménage. Ces exigences devraient permettre de faire des recommandations …ables de politique économique qui cibleraient les individus
par opposition aux ménages.
C. Quelques concepts
Pour discuter de manière plus détaillée les caractéristiques de l’approche collective, nous allons dé…nir précisément un certain nombre de
concepts. Ceux-ci seront utilisés régulièrement dans cette thèse.
Considérons un ménage composé de deux personnes f and m caractérisées par des préférences propres uf et um . Ce ménage dispose de N
biens privés, désignés par z = (z 1 ; : : : ; z N ), et de L biens publics, désignés par Z = (Z 1 ; : : : ; Z L ), ces biens pouvant inclure le loisir des partenaires. Cette distinction entre biens, soit publics, soit privés, est familière en économie. Certains biens, comme l’alimentation, sont typiquement privés ; d’autres, comme le chau¤age, ont une composante publique
importante. Pourtant, il peut parfois s’avérer di¢cile de placer une fron-
14
Introduction générale
tière nette entre ce qui est privé et ce qui est public. Un même bien peut
quelquefois être consommé, selon les circonstances, de manière publique
ou de manière privée. Un exemple est le service fourni par le téléphone.
Quoi qu’il en soit, supposons qu’il existe une ligne de démarcation
nette entre les biens publics et les biens privés. La consommation par un
des membres du ménage peut néanmoins avoir des e¤ets externes sur le
bien-être de son partenaire, en particulier, si les agents sont altruistes.
Si les fonctions d’utilité considérées dépendent de tous les biens, y compris ceux consommés par le partenaire, les agents sont dits altruistespaternalistes :9
ui (z f ; z m ; Z),
où i = f; m et z f et z m désignent respectivement les consommations de f
et de m. Formellement, ces préférences ne peuvent pas être distinguées de
celles obtenues dans la situation où tous les biens seraient publics. Nous
pouvons également considérer un type de préférences plus structurées où
les agents sont dits altruistes au sens strict :
Wi (uf (z f ; Z); um (z m ; Z); Z).
L’utilité du membre i du ménage dépend d’un indice de bien-être fonction
de sa propre consommation et de l’indice de bien-être de son partenaire.
Finalement, nous pouvons considérer un dernier type de préférences où
les agents sont dits égoïstes :
ui (z i ; Z).
L’utilité du membre i du ménage ne dépend que de sa propre consommation. Remarquons que les propriétés des modèles basés sur des agents
altruistes au sens strict sont assez proches de celles des modèles basés sur
des agents égoïstes (du moins sous l’hypothèse d’e¢cacité Parétienne).
Pour ces types de préférence, nous pouvons également considérer le cas
particulier où tous les biens sont privés et celui où tous les biens sont
publics ; cela peut largement simpli…er l’analyse.
Lorsque les agents sont égoïstes ou altruistes au sens strict, nous pouvons encore faire une distinction importante. Si un bien est consommé
par le seul membre i dans le ménage, ce bien sera dit exclusif ou exclusivement consommé par le membre i. Un exemple typique est celui
9
Notre terminologie n’est pas habituelle dans la littérature sur les modèles collectifs.
Généralement, le terme “altruiste” quali…e ce que nous appelons des préférences paternalistes
tandis que le terme “bienveillante” (caring ) est appliqué aux préférences altruistes.
15
Introduction générale
du loisir des partenaires ou celui du tabac et de l’alcool lorsqu’une seule
personne dans le ménage consomme ces biens. Remarquons qu’un bien
exclusif n’est, à proprement parler, ni un bien public ni un bien privé ;
le caractère exclusif est plutôt une propriété de la forme de la fonction
d’utilité et de l’ensemble des arguments de celle-ci.
La notion de bien exclusif est très proche de celle de bien assignable.
Un bien assignable, par opposition à un bien agrégé, est un bien privé
pour lequel nous pouvons observer la consommation de chaque personne
dans le ménage. Cette caractéristique est plutôt une propriété de l’ensemble d’observation de l’économiste. Néanmoins, quand nous n’observons
pas de variations de prix, la distinction entre biens assignables et biens
exclusifs est parfois assez ‡oue : les consommations individuelles d’un
bien assignable peuvent être vues comme celles de deux biens exclusifs.
Un exemple de bien assignable dans les enquêtes de consommation est
celui des vêtements car ceux-ci sont généralement sexuellement di¤érenciés : nous observons les vêtements consommés par la femme et ceux
consommés par l’homme. Cependant, nous pourrions raisonnablement
considérer que l’ensemble des vêtements est constitué de deux biens exclusifs.
D. Le processus de décision
Lors de la spéci…cation d’un modèle collectif, l’hypothèse cruciale concerne le choix du processus de décision. En utilisant la terminologie de la
théorie des jeux, nous pouvons distinguer deux manières structurelles de
modéliser le comportement du ménage, soit par un équilibre non-coopératif de Nash ou un de ses ra¢nements, soit par un équilibre coopératif de
négociation (bargaining). Ces dernières années, un courant semble uni…er
les modèles collectifs autour de la notion de rationalité collective. Celleci implique seulement que les choix du ménage doivent être e¢caces au
sens de Pareto sans préciser comment cette e¢cacité est atteinte. Il
s’agit donc de modèles semi-structurels où le processus de décision n’est
pas complètement spéci…é.10
10
Pour être complet, remarquons qu’il existe d’autres modélisations, moins formalisées,
qui s’intéressent également aux relations entre les membres du ménage. En particulier,
Pollak [1985] présente le ménage comme un lieu où sont réduits les coûts de transaction.
D’autres approches, plus dans la tradition marxiste/féministe, insistent sur la possibilité
d’exploitation d’un des membres du ménage lorsque ce dernier consomme moins que ce qu’il
produit. Folbre [1986] donne un résumé de ces recherches. Voir également Bergstrom [1998]
pour un aperçu des autres modèles de comportement du ménage.
16
Introduction générale
a) Equilibres non-coopératifs Les premiers modèles non-coopératifs
datent de la …n des années soixante. Utilisant des concepts assez simples
de la théorie des jeux, tels que l’équilibre de Nash, ils sont caractérisés par
le fait que les actions d’un individu sont prises conditionnellement aux
actions du partenaire. Par exemple, Leuthold [1968] considère un ménage composé de deux agents égoïstes (f et m) avec un bien public Z (la
consommation du ménage) et deux biens exclusifs z i (le loisir de chaque
individu), les fonctions d’utilité étant données par ui (z i ; Z). A l’équilibre, chaque individu maximise son utilité par rapport à la contrainte
budgétaire du ménage en choisissant son o¤re de travail et la consommation publique. Ce cadre théorique fournit des contraintes testables. Il est
par exemple aisé de montrer que l’accroissement du salaire d’un individu
dans le ménage a nécessairement un e¤et négatif sur l’o¤re de travail
de son partenaire (du moins si le loisir est un bien normal), puisque la
contrainte budgétaire est commune. Par ailleurs, Ulph [1988] adapte les
hypothèses de Leuthold pour obtenir une explication théorique à l’absence d’agrégation des revenus dans le ménage.
Nous pourrions citer plusieurs autres variantes théoriques ainsi que
des applications empiriques.11 Néanmoins, ces modèles présentent tous
un inconvénient majeur : ils ne garantissent pas l’optimalité parétienne
des allocations du ménage, en raison du caractère statique du jeu sousjacent.12 Certes, comme le soulignent Lundberg et Pollak [1994, 1996],
certaines allocations choisies par le ménage peuvent ne pas être e¢caces. Cela semble évident dès que nous constatons des violences intrafamiliales (Tauchen, Witte et Long [1991]) ou une allocation ine¢cace des
ressources sur des parcelles cultivées de terrains (Udry [1995]). Cependant, l’e¢cacité ne devrait pas être exclue a priori par la simplicité de
la méthode d’analyse.13
Lundberg et Pollak [1994] se font les avocats de modèles non-coopératifs du comportement des ménages basés sur des jeux répétés durant
11
Dans la tradition de l’article de Leuthold [1968], nous pouvons citer comme principales
références: Ashworth et Ulph [1981], Bourguignon [1984], Ulph [1988], Woolley [1988], Kooreman et Kapteyn [1990], Carter et Katz [1992]. Certaines études, comme Kooreman [1994]
ou Bjorn et Vuong [1984, 1985], s’intéressent plutôt à des modèles économétriques où les
choix des partenaires sont discrets et déterminés notamment par un équilibre de Nash.
12
Nous pouvons également douter des capacités de ces modèles à permettre l’identi…cation
des préférences individuelles.
13
Récemment, Bergstrom [1996, 1997] a discuté une approche qui utilise des modèles noncoopératifs de négociation à la Rubinstein-Binmore. Ces jeux, bien que non-coopératifs,
fournissent des solutions e¢caces au sens de Pareto. Cependant, les quelques résultats
obtenus sont identiques à ceux obtenus avec les modèles coopératifs de négociation.
17
Introduction générale
plusieurs périodes. Ce type de jeu possède généralement un grand nombre
de solutions, certaines e¢caces, d’autres non ; la sélection par les membres du ménage étant faite par des conventions sociales ou culturelles. Si
cette approche semble réaliste, elle ne permet vraisemblablement pas de
réaliser des tests empiriques puisqu’aucune solution possible n’est exclue
a priori. Pour réaliser des tests empiriques, il faut que certains états de
la nature soient considérés comme impossible par le modèle théorique.
Par exemple, une hypothèse de départ serait d’exclure les solutions inef…caces.14
b) Equilibres coopératifs Ces modèles datent du début des années
quatre-vingts. Ils sont fondés sur une approche axiomatique de la négociation et utilisent par exemple les équilibres coopératifs de Nash ou
de Kalai-Smorodinsky.15 Sous l’hypothèse de symétrie de l’information,
cela implique que les choix du ménage sont nécessairement e¢caces au
sens de Pareto (voir Thompson [1994] pour une discussion des modèles
axiomatiques de négociation). La solution particulière sur la frontière
d’e¢cacité, unique sous certaines conditions de régularité, dépend du
type d’équilibre considéré et du point de menace des membres du ménage. Par exemple, si les agents sont égoïstes, que la consommation est
privée et que nous considérons un équilibre coopératif de Nash, le ménage
se comporte comme s’il maximisait la fonction suivante :
(um (z m ) ¡ v m ) ¢ (uf (z f ) ¡ v f )
sous une contrainte budgétaire, où les fonctions v i sont les points de menace des membres du ménage. Le choix de ces points de menace est assez
arbitraire. Manser et Brown [1980] et McElroy et Horney [1981] supposent qu’ils correspondent au niveau d’utilité obtenu par les membres
du ménage en cas de divorce ; il dépendent donc des salaires o¤erts aux
partenaires ainsi que de la législation sur le divorce, en particulier, le
droit de garde des enfants et le niveau des pensions alimentaires, des
possibilités de se remarier, etc. Ces dernières variables sont appelées
des paramètres environnementaux extra-familiaux par McElroy [1990,
1992]. Ulph [1988] et Woolley [1988] suggèrent, au contraire, que le
14
Cela ne contredit pas ce que nous venons de dire au sujet de l’observation de situations
ine¢caces. Celles-ci doivent être considérées comme des anomalies, rares et négligées dans
une première analyse.
15
Les principales références sont Manser et Brown [1980], McElroy et Horney [1981], Brown
et Chuang [1981], Haddad et Kanbur [1991, 1992b], Ott [1992], Lundberg et Pollak [1994],
Kanbur et Haddad [1994] et Bergstrom [1996].
18
Introduction générale
point de menace devrait plutôt être associé à la solution d’un jeu noncoopératif entre les membres du ménage ; ce jeu pouvant lui-même être
spéci…é de diverses façons. En particulier, d’après Lundberg et Pollak
[1993], le point de menace est constitué par les utilités obtenues lorsque
les partenaires se consacrent aux tâches qui leur sont attribuées par les
normes sociales ou la tradition. Dans ce cas, les points de menace ne
seront pas nécessairement a¤ectés par des paramètres environnementaux
extra-familiaux mais pourront être in‡uencés par d’autres variables exogènes internes au ménage.
Quoi qu’il en soit, ces modèles donnent généralement une justi…cation
théorique à l’absence d’agrégation des revenus dans le ménage ; suivant
les hypothèses particulières adoptées, ils peuvent également fournir des
prédictions testables sur le comportement des membres du ménage.16
Cependant, comme l’a souligné Chiappori [1988b, 1991, 1992], l’hypothèse d’e¢cacité parétienne, bien que plus simple, est suf…sante à elle
seule, pour obtenir ces résultats ; la spéci…cation de points de menace
peut néanmoins suggérer, de manière informelle, comment certaines variables a¤ectent le bien-être et le comportement des membres du ménage.
Cela nous amène à considérer les modèles de comportement du ménage
basés sur la rationalité collective.
16
La possibilité de tester le modèle de négociation proposé par McElroy et Horney a été
l’objet d’une polémique durant les années quatre-vingts entre les créateurs de ce modèle
et Chiappori. Nous pouvons la résumer en deux points. D’abord, la constatation d’un
impact de paramètres environnementaux extra-familiaux sur le comportement du ménage ne
constitue pas un test de l’approche collective mais un test de l’approche unitaire (Chiappori
[1988b]). Ensuite, si les agents sont égoïstes, il est possible de tester l’hypothèse d’e¢cacité
parétienne mais il n’est pas évident que les autres hypothèses caractéristiques d’un équilibre
coopératif de Nash soient testables (Chiappori [1992]). En apparence, le choix des points de
menace et du type d’équilibre pourrait être testé si les agents sont égoistes de la manière
suivante (McElroy et Horney [1990], McElroy [1990]). Premièrement, les niveaux d’utilité
indirecte en cas de divorce sont évalués sur base d’un échantillon de personnes divorcées.
Deuxièmement, ces points de menace sont utilisés pour estimer le modèle sur un échantillon
de couples mariés. Toutefois, cette façon de faire est illusoire (Chiappori [1991]). Outre
des problèmes techniques di¢ciles à résoudre (en particulier, le biais de sélection), il faut
mesurer les préférences individuelles de manière cardinale, ce qui est presque impossible.
En conclusion, Chiappori et Donni (2000) montrent que, si les points de menace ne sont
pas observés et qu’ils ne sont pas contraints par des hypothèses théoriques, les modèles
axiomatiques de négociation ne génèrent aucune contrainte au delà de l’e¢cacité parétienne.
Par contre, des restrictions supplémentaires, pouvant être testées, sont générées si le point
de menace possède certaines propriétés de séparabilité; ce qui sera généralement le cas s’il
correspond aux utilités individuelles en cas de divorce.
19
Introduction générale
c) Rationalité collective Les premiers modèles basés sur la rationalité collective datent de la …n des années quatre-vingts.17 La rationalité
collective implique que les décisions du ménage sont e¢caces au sens de
Pareto, sans spéci…er la manière d’atteindre cette e¢cacité. Cette hypothèse a au moins trois avantages. D’abord, elle permet de généraliser
l’approche basée sur les modèles axiomatiques de négociation (et de supprimer les hypothèses super‡ues) ainsi que d’extraire un ensemble de
solutions particulières des modèles non-coopératifs répétés. De plus, par
sa simplicité, elle est l’extension la plus naturelle à un ménage composé
de plusieurs personnes, des axiomes de la théorie du consommateur. Finalement, elle génère des contraintes testables très précises et permet de
retrouver certains éléments du processus de décision.
Considérons, en quelques mots, le modèle simple d’o¤re de travail
présenté par Chiappori [1988a]. Si les agents sont égoïstes et que la consommation est constituée d’un bien privé, l’e¢cacité au sens de Pareto
implique que le processus de décision peut être décentralisé. Dans une
première étape, le revenu non-salarial du ménage y est réparti entre les
membres du ménage selon une certaine règle non spéci…ée. Dans une
seconde étape, chaque individu maximise son utilité par rapport à sa
contrainte budgétaire individuelle sans se soucier des choix de son partenaire. Son comportement est alors représenté par un programme de
maximisation tel que
max ui (xi ; z i ) sous la contrainte ½i = z i ¡ wi xi ,
P
où ½i , avec i ½i = y, est la dotation (qui n’est pas nécessairement positive) de l’individu i, xi son o¤re de travail, wi le salaire correspondant, et
z i sa consommation totale, le prix de la consommation étant normalisé
à 1. Cette décentralisation peut être vue comme une conséquence immédiate des Théorèmes de l’Economie du Bien-être. L’o¤re de travail de
l’individu i dépend alors du salaire wi et de la dotation ½i ; cette dernière
est généralement une fonction des salaires et du revenu non-salarial :
xi = Âi (wi ; ½i (wm ; wf ; y)):
(1)
Bien qu’elle ne soit pas directement observée, puisque le bien z i n’est
vraisemblablement pas assignable, la dotation ½i , ainsi d’ailleurs que les
préférences individuelles, peut être partiellement identi…ée, sous certaines
conditions de régularité, à partir de l’observation du comportement du
17
La référence de base est Chiappori [1988a, 1992] mais il existe plusieurs travaux précurseurs (Apps [1981, 1982], Apps et Jones [1982] et Apps et Rees [1988]).
20
Introduction générale
ménage. Ensuite, puisque le revenu non salarial et le salaire de l’individu
j n’in‡uencent le comportement de l’individu i que par l’intermédiaire
de la dotation ½i , la structure fonctionnelle (1) présente une propriété de
séparabilité généralisée qui peut être empiriquement testée.
Le fait que la règle de partage soit identi…able et que la rationalité
collective soit testable constitue un attrait appréciable du modèle d’o¤re
de travail que nous venons de présenter. Nous avons pour la première
fois la possibilité d’étudier d’un point de vue empirique les e¤ets sur le
bien-être individuel de politiques économiques telles que l’impôt sur le
revenu, les allocations familiales ou les politiques d’emploi. De plus, ce
cadre d’analyse a pu être généralisé dans de nombreuses directions, allant
de la consommation à la production domestique.
La rationalité collective constitue le fondement de notre thèse dont
nous présentons maintenant un résumé.
E. Résumé
Cette thèse est composée de trois chapitres qui ont tous pour objet
l’étude de l’o¤re de travail des membres du ménage. Bien que les deux
premiers chapitres soient purement théoriques, ils portent sur des questions aux implications empiriques, à savoir les possibilités d’identi…er et
de tester un modèle sous les hypothèses de base de la rationalité collective et sous di¤érentes hypothèses auxiliaires. Le troisième chapitre est
essentiellement empirique : il présente une étude de l’o¤re de travail des
femmes réalisée sur des données françaises.
Dans le Chapitre I, nous nous intéressons, pour commencer, au modèle
d’o¤re de travail de Chiappori [1988a, 1992]. Pour les besoins de l’argumentation, celui-ci a été développé sous des hypothèses excessivement
simples ; il ne permet pas de tenir compte de toute la complexité des choix
du ménage. Tout d’abord, la décision de participer au marché du travail
est négligée ou, en d’autres termes, les membres du ménage sont supposés
ne jamais être rationnés dans leurs choix. Cela signi…e que, sur une base
théorique rigoureuse, seules les observations où les deux membres du ménage travaillent peuvent être utilisées dans les estimations empiriques —
du moins si le but de ces estimations est de réaliser des tests et de retrouver des éléments du processus de décision. Bien que des applications sur
divers ensembles de données ont été récemment réalisées avec un certain
succès (Fortin et Lacroix [1997], Chiappori, Fortin et Lacroix [1998]), les
paramètres estimés des modèles restent souvent imprécis car l’échantillon
21
Introduction générale
utilisé est de petite taille.18 Nous montrons cependant qu’en théorie, la
règle de partage peut être identi…ée de manière non-paramétrique même
lorsqu’un des partenaires ne travaille pas. Ce résultat est important car
il permet d’utiliser les observations où un des membres du ménage ne
participe pas au marché du travail et d’augmenter largement la taille des
échantillons (et surtout d’augmenter la variabilité des o¤res de travail
observées) ; cette généralisation devrait accroître la précision des estimations.
Ensuite, un deuxième inconvénient du modèle initial de Chiappori est
l’hypothèse de linéarité de la contrainte budgétaire : les agents achètent
n’importe quelle quantité de loisir à un prix constant. Cette hypothèse,
même si elle peut éventuellement constituer une bonne approximation
dans la pratique, n’est certainement pas correcte dans la réalité. La progressivité de l’impôt sur le revenu, pour ne citer que l’exemple le plus
caractéristique, introduit une importante non-linéarité dans la contrainte
budgétaire : le salaire marginal (après taxation) dépend de la législation …scale et du nombre d’heures e¤ectuées par les travailleurs. Nous
montrons donc, dans le Chapitre I, que le modèle de Chiappori peut
être étendu en incorporant une contrainte budgétaire non-linéaire. Bien
entendu, un modèle qui ne tient pas compte de cette non-linéarité est
mal-spéci…é et ses paramètres ne peuvent pas être estimés de manière
convergente. Cependant, le principal intérêt à introduire la non-linéarité
de la contrainte budgétaire est di¤érent. En fait, il s’agit de développer
un cadre théorique permettant de mesurer l’impact de la taxation sur
l’o¤re de travail des ménages et d’obtenir des indications normatives de
politique économique.
Dans le Chapitre II, nous partons de l’observation empirique que l’offre masculine de travail est souvent rigide et …xée à plein temps alors
que l’o¤re féminine de travail est assez ‡exible. Clairement, de nombreux résultats acquis, notamment ceux du Chapitre I, se trouvent remis
en question si, parmi ce qui est observé, seule l’o¤re féminine de travail
varie. Par ailleurs, cela explique aisément pourquoi, dans les applications
empiriques, les paramètres estimés de la règle de partage sont si imprécis — sans parler du risque de mauvaise spéci…cation car la variabilité
de l’o¤re masculine est souvent imputable à des règles institutionnelles
et non à des choix rationnels. Dans ce chapitre, nous supposons donc
18
Une exception importante est le travail de Blundell, Chiappori, Magnac et Meghir [1998]
qui supposent que les choix de la femme sont continus alors que ceux de l’homme sont
discrets, soit ce dernier ne participe pas au marché du travail, soit il y participe à plein
temps.
22
Introduction générale
explicitement que l’o¤re masculine de travail est …xée à plein temps et
nous nous concentrons sur l’o¤re féminine. Nous montrons que l’identi…cation de la règle de partage est possible si nous utilisons de l’information
supplémentaire, à savoir l’observation d’un système de demandes de biens. Cette généralisation permet d’obtenir, en principe, des estimations
assez précises car, comme nous le verrons, une seule o¤re de travail fournit déjà une information importante sur la règle de partage mais en plus
de cela, il est possible d’utiliser un grand nombre de demandes de biens,
chacune apportant un peu d’information. Finalement, ce modèle d’o¤re
féminine de travail que nous présentons est parfaitement dans la tradition des recherches en économie du travail depuis Heckman [1974] qui
étudient les choix de la femme en négligeant ceux de l’homme.
Dans le Chapitre III, nous illustrons les précédents résultats théoriques
par une application empirique en utilisant des données françaises. Plus
particulièrement, nous nous intéressons à la question des e¤ets de la taxation sur l’o¤re féminine de travail et sur le bien-être des individus. Il
s’agit, à notre connaissance, d’une des premières applications empiriques
des modèles collectifs dans un but explicite de politique économique.
Dans ce chapitre, nous montrons que cela soulève certains problèmes liés
spéci…quement aux modèles basés sur la rationalité collective. Comme
nous l’avons vu, l’e¢cacité parétienne, à elle-seule, n’engendre pas des
modèles intégralement structurels : la forme de la règle de partage — et
les variables qui interviennent comme arguments — n’est pas expliquée.
Il est donc possible que, si une réforme économique est mise en place,
diverses variables in‡uencent la répartition des ressources à l’intérieur du
ménage sans que nous puissions en contrôler exactement les e¤ets. Quoi
qu’il en soit, nous considérons l’estimation d’un système joint d’o¤re
féminine de travail et de demandes de biens du ménage. Compte tenu de
la taille assez réduite de notre échantillon et de la forme fonctionnelle que
nous avons adoptée, nous obtenons une règle de partage qui est estimée de
manière très précise. Sur base de ces estimations et en utilisant certaines
hypothèses particulières, nous simulons les e¤ets de réformes …scales sur
l’o¤re de féminine de travail et sur le bien-être de chaque individu dans
le ménage. Ces résultats sont comparés avec ceux obtenus par un modèle
unitaire.
F. Remarques sur les conventions et les notations
Cette thèse est conçue comme la réunion de trois articles distincts.
A…n d’en faciliter la lecture, les redondances les plus ‡agrantes ont été
23
Introduction générale
éliminées. Néanmoins, nous avons tenu à ce que chacun des chapitres
reste dans une large mesure autonome, et à quelques exceptions près,
les hypothèses et les conventions adoptées sont rappelées au début de
chacun d’entre eux.
En revanche, la notation dans les trois chapitres est largement uni…ée.
Nous avons essayé d’adopter les conventions suivantes — avec, comme il
se doit, quelques exceptions. Les formes réduites des fonctions de comportement des membres du ménage — les fonctions qui sont observées —
sont désignées par des lettres latines tandis que les formes structurelles
— les fonctions qui déterminent le processus de décision — sont désignées
par des lettres grecques. Les premières lettres de l’alphabet a; b; A; B; ®
et ¯ sont utilisées comme fonctions diverses ou comme paramètres dont
la signi…cation est spéci…que au chapitre concerné. Les dérivées par rapport à une variable sont dénotées en mettant cette variable en indice en
bas à droite : @f(²)=@² = f² . Quelques fois, pour simpli…er la notation,
la variable en indice est remplacée par une autre lorsque cela ne crée pas
d’équivoques. En particulier, les dérivées des demandes de biens de l’individu i par rapport au salaire de l’individu j sont dénotées de manière
concise par zji au lieu de zwi j .
Lorsque nous parlons de “demandes de biens” ou d’“o¤res de travail”,
sans utiliser d’autres quali…catifs, nous faisons référence aux formes réduites. Finalement, comme cette thèse s’intéresse uniquement aux modèles basés sur la rationalité collective, nous désignerons ceux-ci, à partir
de maintenant, par le nom de “modèles collectifs” (au sens strict) malgré
le léger abus de langage que cela implique.
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