Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales Essais sur les modèles collectifs de comportement du ménage Thèse pour le Doctorat “Nouveau Régime” en Sciences Economiques de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, présentée et soutenue publiquement par Olivier Donni DELTA Unité Mixte de Recherche (C.N.R.S. — E.H.E.S.S. — E.N.S.) le 21 mars 2000 Directeur de Recherches : François Bourguignon, Directeur d’Etudes à l’E.H.E.S.S. Composition du Jury : François Bourguignon, Directeur d’Etudes à l’E.H.E.S.S. Pierre-André Chiappori, Professeur à l’Université de Chicago François Gardes, Professeur à l’Université de Paris 1 Thierry Magnac, Directeur de Recherches à l’I.N.R.A. Costas Meghir, Professeur au Collège Universitaire de Londres L’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans les thèses : ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs. 2 A mes parents, 3 Remerciements C’est un plaisir pour moi d’avoir ici l’occasion de remercier tous ceux qui m’ont aidé et soutenu tout au long du parcours sinueux dont cette thèse est l’aboutissement. Ma gratitude va en premier lieu à mon directeur de recherches, François Bourguignon. J’ai beaucoup appris de lui, à commencer par l’étendue de ce qui me reste à apprendre. Tous les chapitres de cette thèse doivent à ses encouragements et à ses critiques. Je tiens ensuite à remercier Pierre-André Chiappori, dont l’enthousiasme et la clairvoyance ont toujours été pour moi de la plus grande utilité, et Pierre Pestieau qui, en plus de m’avoir soutenu à de nombreuses occasions, me suggéra, il y a bien longtemps déjà, le sujet de cette thèse. J’ai aussi béné…cié de conseils précieux de Thierry Magnac, notamment lorsque mes recherches achoppaient sur ce qui allait devenir le Chapitre I. Je remercie également François Gardes et Costas Meghir de l’intérêt qu’ils ont manifesté pour mon travail en me faisant l’honneur de participer au jury de cette thèse. Au cours de mes pérégrinations entre l’Université de Liège et le Delta en passant par l’Université de Mons et divers séminaires, j’ai béné…cié des conseils et des encouragements de nombreuses personnes, auxquelles je souhaite témoigner ma reconnaissance : Luc Arrondel, Bernard Fortin, Guy Lacroix, Bernard Lejeune, André Masson, Nathalie Picard, Sergio Perelman, Stan Standaert. Je ne saurais, non plus, oublier dans ces remerciements Jeanne Picquart, Bénédicte Sabatier-Labeyrie et José Sastre pour leur gentillesse et leur compétence, ni mes collègues doctorants du Delta, et en particulier Hector Calvo-Pardo, Pierre-Emmanuel Couralet, Florence Jusot, Pierre-Alain Taillard, Thierry Tressel, Karine Van Der Straeten et Alexandre Vincent, qui acceptèrent de relire ces textes bizarres, confus et incompréhensibles qu’étaient les ébauches des chapitres de cette thèse. Finalement, je voudrais conclure en remerciant Caroline qui a corrigé ma mise en page ainsi que Sébastien et Muriel qui ont rendu ce séjour parisien agréable. J’ai béné…cié lors de mon séjour à Paris d’une bourse Marie Curie de la Communauté Européenne. 4 L’auteur étude les fois que le lancement de la tomate il provoquit la réaction yellante chez la Chantatrice et demonstre que divers plusieures aires de la cervelle elles était implicatées dans la response, en particular, le trajet légumier, les nuclei thalameux et le …çure musicien de l’hémisphère nord. Perec G. [1991]. Cantatrix sopranica L. et autres écrits scienti…ques. Seuil. “La librairie du XXe siècle”. 5 Table des matières 8 Introduction générale 1 O¤re de travail du ménage : Extensions 1.1 Introduction 1.2 Les hypothèses de base 1.3 Le cas linéaire 1.3.1 Cadre de base 1.3.2 Identi…cation et testabilité 1.3.3 Salaires partiellement observés 1.3.4 Un exemple paramétrique simple 1.4 Le cas non-linéaire 1.4.1 Cadre de base 1.4.2 Identi…cation et testabilité 1.4.3 Ensemble budgétaire non-convexe 1.4.4 O¤re de travail et impôt sur le revenu 1.5 Conclusion Annexe A. Démonstrations Annexe B. Ensembles non-convexes 25 25 27 31 31 32 42 43 47 47 51 54 56 58 59 64 2 O¤re féminine de travail : Théorie 2.1 Introduction 2.2 L’approche collective 2.2.1 Les hypothèses de base 2.2.2 Décentralisation et rationnement 2.2.3 La situation de référence 2.3 O¤re féminine de travail 2.3.1 Considérations préliminaires 2.3.2 Identi…cation de la règle de partage 2.3.3 Tests de la rationalité collective 2.3.4 Exemple 1 : Fonctions de comportement quadratiques 2.4 Extensions 2.4.1 Rationnement de l’o¤re féminine de travail 2.4.2 Présence de facteurs de distribution 2.4.3 Taxation du revenu et coûts …xes de participation 2.5 Dualité : O¤re de travail conditionnelle 2.5.1 Motivation 2.5.2 Identi…cation de la règle de partage 67 67 69 69 71 74 75 75 77 79 82 85 85 89 90 94 95 96 6 2.5.3 Tester la rationalité collective 2.5.4 Exemple 2 : O¤re de travail quadratique 2.6 Conclusion Annexe A. Démonstrations 98 100 101 103 3 O¤re féminine de travail et impôt sur le revenu 3.1 Introduction 3.2 Cadre théorique 3.2.1 O¤re de travail et impôt sur le revenu 3.2.2 Identi…cation et testabilité 3.3 Les e¤ets de l’impôt sur le revenu 3.4 Le modèle empirique 3.4.1 Une contrainte budgétaire di¤érentiable 3.4.2 Forme fonctionnelle et hétérogénéité des préférences 3.4.3 La fonction de vraisemblance 3.5 Données et résultats empiriques 3.5.1 Les données 3.5.2 Le système français d’impôt sur le revenu 3.5.3 Estimation des paramètres 3.5.4 Simulation de réformes …scales 3.6 Conclusion Annexe A. Le modèle unitaire d’o¤re de travail 108 108 110 110 116 118 122 123 124 132 133 133 136 138 142 143 146 Conclusion générale 148 Références bibliographiques 153 7 Introduction générale Men are not, when brought together, converted into another kind of substance, with di¤erent properties. (J.S. Mill. 1965 [1843]. Collected Works 8 : 879). Dans les manuels de micro-économie, le ménage est presque toujours considéré comme l’unité de décision élémentaire. Son comportement est alors décrit par une fonction d’utilité unique qui est maximisée par rapport à une contrainte budgétaire. Cette manière de procéder, tout en étant très simple, permet d’e¤ectuer des tests empiriques rigoureux des hypothèses sous-jacentes, de retrouver les préférences du ménage de manière non-ambiguë et d’interpréter les résultats empiriques dans la perspective d’évaluer l’impact sur le comportement du ménage des politiques économiques. Ces commodités expliquent largement le succès que cette approche, dite unitaire, rencontre depuis plusieurs décennies. Récemment, certains auteurs ont pourtant souligné les insu¢sances d’un cadre d’analyse qui ne prend pas en compte la pluralité des décideurs dans le ménage, lorsqu’il s’agit d’étudier la formation et la dissolution du couple ou la répartition des ressources entre les partenaires. Confortés par le manque de support empirique rencontré par l’approche unitaire ainsi que par son absence de fondements théoriques, ils ont développé des modèles basés sur une représentation collective de la prise de décision dans le ménage. Ces modèles sont d’une grande diversité mais ils partagent un même postulat théorique : chaque individu dans le ménage doit être caractérisé par des préférences propres. Les principales distinctions apparaissent lors de la spéci…cation du processus de décision ; schématiquement, celui-ci étant supposé soit coopératif, soit noncoopératif. Suite aux travaux de Chiappori [1988a, 1992], l’approche collective semble s’uni…er, ces dernières années, autour d’une hypothèse principale selon laquelle les choix du ménage doivent être e¢caces au sens de Pareto, quel que soit le processus de décision. Les travaux les plus récents montrent que les modèles basés sur l’e¢cacité parétienne ont les mêmes avantages que ceux issus de l’approche unitaire sans en avoir les inconvénients. Cette thèse traite de cette dernière catégorie de modèles de comportement du ménage. Considérons d’abord de manière plus approfondie les raisons qui ont poussé de nombreux auteurs à rejeter l’approche unitaire. 8 Introduction générale A. Critique de l’approche unitaire Une première faiblesse des modèles traditionnels, peut-être aussi la plus évidente, est d’ordre méthodologique. Comme le souligne Chiappori [1992], l’approche unitaire ne satisfait pas un des principes de base de l’analyse néo-classique, à savoir l’individualisme méthodologique. Selon ce principe, tous les modèles de l’économie doivent ou devraient trouver leur justi…cation dans le comportement individuel des agents. Par conséquent, il est préférable, lorsque l’on modélise le comportement d’un ménage, de caractériser les individus par des préférences propres, plutôt que de les agréger dans une unité de décision …ctive. Le fait de modéliser un groupe de la même manière qu’un individu isolé doit être vu comme une déviation holiste, qu’il faut éviter dans la mesure du possible. Il convient néanmoins de dire que, sous certaines hypothèses, un modèle satisfaisant les préceptes de l’individualisme méthodologique peut se décrire par l’approche unitaire. Samuelson [1956] déjà souligne que le ménage peut se comporter comme un seul individu si les membres décident de maximiser une fonction de bien-être social. Cependant, cette hypothèse est très arbitraire si l’on ne spéci…e pas comment cette fonction est dérivée de la confrontation des préférences individuelles. Dans plusieurs contributions [1974a, 1991], Becker adopte un cadre d’analyse dont les bases théoriques sont mieux fondées. Il reconnaît que l’individu est l’unité de décision élémentaire et il suppose que le ménage est composé de plusieurs personnes, chacune caractérisée par des préférences propres. Une de ces personnes est altruiste dans le sens où son utilité dépend de celle de ses partenaires. Une conséquence de ces hypothèses est le Théorème de l’Enfant Gâté (Rotten-Kid Theorem) : le ménage se comporte comme si la fonction d’utilité du membre altruiste était maximisée.1 Ce théorème a cependant des hypothèses implicites très fortes. Comme le souligne Ben-Porath [1982], une condition essentielle est que le membre altruiste doit disposer de ressources importantes a…n de modi…er ses transferts en réponse aux décisions des autres membres.2 1 Les modèles “unitaires” ou “traditionnels” sont parfois dits “néo-classiques”, “consensuels” ou “altruistes”. Il est clair maintenant que le premier terme est simplement inadéquat, le second fait référence à la justi…cation donnée par Samuelson et le troisième à celle donnée par Becker. 2 La validité de ce théorème repose sur plusieurs autres hypothèses. Ainsi Bergstrom [1989] relève que l’utilité doit être transférable entre les membres du ménage. Par ailleurs, Bruce et Waldman [1990] montrent que, dans un modèle à deux périodes, les membres égoistes peuvent être incités à épargner trop peu dans la première période en attendant que le membre altruiste leur vienne en aide dans la seconde. Cet e¤et pervers est connu sous le 9 Introduction générale Une seconde faiblesse, mise en évidence par Lundberg [1988], est que l’approche unitaire est assez peu adaptée pour étudier certaines décisions des agents, telles que le mariage ou le divorce, et plus généralement, pour analyser le comportement de ménages de composition di¤érente. Il est clair, même pour les défenseurs de l’approche unitaire, que les individus doivent être représentés, avant la formation d’un couple (ou après sa dissolution), par des préférences distinctes. D’une certaine manière, le mariage constitue alors la fusion de ces préférences en une boîte noire, symbolisée par la fonction d’utilité du ménage. Mais ce processus d’agrégation est mal expliqué par les théories issues de l’approche unitaire, si bien qu’il est généralement impossible d’associer une fonction d’utilité pour le ménage aux préférences individuelles de tous les membres et en conséquence de tenir compte des changements de composition du ménage.3 Selon l’approche unitaire, le ménage est donc une boîte noire : ses relations avec l’environnement externe peuvent être caractérisées mais son fonctionnement interne ne peut pas être spéci…é. Il est évident que la manière selon laquelle les ressources sont redistribuées à l’intérieur du ménage ne peut pas être étudiée tant que nous ne formulons pas plus précisément les interactions entre les individus (Haddad et Kanbur [1990, 1992b] et Kanbur et Haddad [1994]). D’abord, la notion de bien-être individuel elle-même est plutôt en contradiction avec cette approche, puisque le bien-être est seulement dé…ni au niveau du ménage. Si nous adoptons une interprétation individualiste de l’approche unitaire, telle que celle de Becker, le bien-être individuel peut être envisagé a priori, mais nous sommes alors confrontés au problème de la non-assignabilité : la plupart des ensembles de données contiennent de l’information sur la consommation agrégée du ménage, mais pas sur les consommations individuelles. Une question naturelle est alors de se demander comment la consommation individuelle peut être déduite de l’observation de la consommation nom de “Dilemme du Bon Samaritain”. 3 La théorie du mariage de Becker [1973, 1974b, 1991] constitue une exception notable. Par certains aspects, cette théorie est étroitement liée à l’approche collective (préférences individuelles et pouvoir et négociation à l’intérieur du ménage). Selon Becker, la décision de se marier génère un gain qui est partagé entre les membres selon une certaine règle, cette règle dépendant de l’état du marché du mariage. Néanmoins, cette théorie n’a pas atteint un niveau de formalisation su¢sant pour fournir des résultats concrets concernant l’identi…cation des préférences individuelles. Dans ses écrits postérieurs, lorsque Becker introduit le Théorème de l’Enfant Gâté, l’agrégation est expliquée par les préférences du membre altruiste. Cependant, nous avons déjà souligné que les hypothèses sur lesquelles ce théorème est basé sont fortement criticables. 10 Introduction générale agrégée sur la base d’hypothèses théoriques adéquates. Cela constitue une troisième faiblesse des modèles unitaires ; ceux-ci n’o¤rant pas de perspectives très encourageantes pour résoudre ce problème.4 Cependant, la principale critique que l’on peut adresser à l’approche unitaire est probablement l’absence importante, sinon totale, de support empirique. Les fonctions de comportement du ménage, engendrées par la maximisation d’une fonction d’utilité sous une contrainte budgétaire, doivent satisfaire au moins deux restrictions qui ont été régulièrement testées sur des observations empiriques. Tout d’abord, seul le revenu total du ménage, et non sa répartition ex-ante selon son origine, est important pour expliquer les choix du ménage ; il s’agit de l’hypothèse d’agrégation des revenus (Income Pooling Hypothesis). Cependant, de nombreux résultats empiriques suggèrent clairement que cette hypothèse n’est pas compatible avec les données disponibles : les revenus contrôlés par la femme et ceux contrôlés par l’homme ont des e¤ets assez signi…cativement di¤érents sur le comportement du ménage, que celui-ci soit mesuré par les dépenses pour des catégories de biens ou par des indicateurs synthétiques tels que la santé des enfants.5 Ainsi, on constate que les dépenses de restaurant, de soins relatifs aux enfants et de vêtements féminins (Phipps et Burton [1992]) sont associées à un revenu relativement plus élevé de la femme, et que celles d’alcool et de tabac (Phipps et Burton [1992] et Hoddinott et Haddad [1995]) à un revenu relativement plus élevé de l’homme. Par ailleurs, la santé et la nutrition des enfants ainsi que les probabilités de survie de ceux-ci sont associées à un revenu relativement plus élevé de la femme. Ensuite, selon l’approche unitaire, les e¤ets compensés des prix sur les demandes de biens (ou de loisir) doivent être symétriques et néga4 Si nous adoptons une interprétation individualiste de l’approche unitaire, il n’est sans doute pas impossible de retrouver les consommations de chaque membre du ménage, comme le montrent les travaux de Lazear et Michael [1986], Deaton [1989], Deaton, Ruiz-Castillo et Thomas [1989] ou Gronau [1991], réalisés dans la tradition de la méthode de Rothbarth. Toutefois, nous avons déjà eu l’occasion de souligner que les fondements théoriques des interprétations individualistes de l’approche unitaire sont fragiles. 5 Une liste non-exhaustive de ces études est Behrman [1988], Cai [1989], Thomas [1990, 1992, 1994], Schultz [1990], Altonji, Hayashi et Kotliko¤ [1992], Phipps et Burton [1992], Haddad et Hoddinott [1994], Rose [1994], Hoddinott et Haddad [1995] et Lundberg, Pollak et Wales [1995]. La dernière étude citée, celle de Lunberg, Pollak et Wales [1995], est particulièrement pertinente car elle utilise une modi…cation de revenu exogène, celui-ci étant dû au changement de titulaire des allocations familiales au Royaume-Uni à la …n des années soixante-dix. Par ailleurs, Horney et McElroy [1988] et Kawaguchi [1994] présentent une panoplie de modèles et de tests, dont des tests de l’hypothèse d’agrégation des revenus. Un résumé de ces études est donné par Behrman [1998] et par Lundberg et Pollak [1996]. 11 Introduction générale tifs, en vertu de la condition de Slutsky. Il y a longtemps déjà, à la suite des travaux de Barten, que la symétrie — la négativité également, mais de manière plus informelle — a été testée sur des données macroéconomiques. Si ces tests n’ont jamais vraiment été pris au sérieux,6 des études empiriques plus récentes, utilisant des données micro-économiques, soulèvent de nouvelles inquiétudes quant à la pertinence de l’approche unitaire.7 En particulier, un résultat troublant de Browning et Chiappori [1998] montre, avec des données canadiennes, que la symétrie est rejetée pour les couples mais non pour les célibataires. B. L’approche collective et ses fondements théoriques Le choix d’une approche, collective ou unitaire, pour étudier le ménage peut avoir des conséquences cruciales sur l’évaluation de politiques économiques, telles que les allocations familiales, dont la cible est le bien-être de certains individus dans le ménage. Comme cela apparaît de manière de plus en plus évidente, les modèles unitaires pourraient bien s’avérer sérieusement trompeurs. Ils partent de l’idée que seule la répartition des revenus entre les ménages est importante. Cela revient à faire l’hypothèse que l’allocation du bien-être à l’intérieur du ménage est, soit sans intérêt, soit systématiquement optimale par rapport aux préférences des décideurs politiques. Il s’agit là d’une hypothèse purement ad-hoc. La prise en compte des inégalités à l’intérieur du ménage pourrait signi…cativement altérer un nombre important de recommandations fournies par l’approche unitaire.8 Ces quelques considérations ont amené plusieurs auteurs à développer 6 Un résumé de ces études empiriques, qui se sont déroulées de la …n des années soixante au début des années quatre-vingts, est donné par Deaton [1985]. Ces études peuvent être quali…ées de naïves. Outre le fait de transposer à une économie entière des modèles typiquement micro-économiques, elles ne tiennent généralement pas compte de l’endogénéité de certaines variables explicatives et, en particulier, de la dépense totale du ménage, ou des aspects dynamiques dus à la présence de biens durables. 7 La principale étude récente portant sur les tests de la condition de symétrie est celle de Blundell, Pashardes et Weber [1992]. La plupart des autres études, telles que celles de Kooreman et Kapteyn [1986], Kapteyn, Kooreman et van Soest [1990] ou Browning et Meghir [1991], posent les restrictions du modèle unitaire sans en véri…er l’adéquation aux données. Remarquons que la restriction d’homogénéité, selon laquelle une variation proportionnelle des prix et du revenu (ou des dépenses) total ne doit pas a¤ecter le comportement, ne semble pas être rejetée par les études récentes, du moins lorsque l’on utilise des données transversales et que l’on tient compte de l’endogénéité du revenu. 8 Haddad et Kanbur [1992a] soulignent les liens qui existent entre les modèles collectifs et la théorie du ciblage qui étudie comment atteindre certains individus en particulier par une politique économique générale. Une discussion approfondie des éventuelles erreurs impliquées par les modèles unitaires, ainsi que de nombreux exemples concrets, est donnée dans 12 Introduction générale une approche qui tient compte expressément de la pluralité des décideurs à l’intérieur du ménage. De manière idéale, comme le soulignent Bourguignon et Chiappori [1992], ces modèles, dits collectifs, devraient satisfaire un certain nombre d’exigences minimales, quel que soit leur contenu exact, pour espérer remplacer les modèles unitaires correspondants. Ces exigences sont triples : 1. Expliquer d’un point de vue théorique, ou du moins justi…er, l’e¤et observé de la répartition des ressources entre les partenaires sur le comportement du ménage, et dans une moindre mesure, justi…er le rejet de la condition de symétrie des e¤ets de substitution. 2. Générer des restrictions testables, de préférence originales, qui peuvent être utilisées, soit pour faciliter les estimations empiriques, soit pour véri…er ex-post l’adéquation de la théorie au comportement observé. 3. Etre intégrable, et permettre l’identi…cation d’éléments structurels du processus de décision, tels que les préférences ou le résultat de la négociation, à partir du comportement observé, a…n de donner une interprétation aux résultats empiriques et de fournir une assise à des recommandations de politique économique. Remarquons, à titre de comparaison, que les modèles unitaires sont bien évidemment testables ; ils fournissent des prédictions qui peuvent être falsi…ées lors d’une confrontation à des observations empiriques, en accord avec la méthodologie scienti…que de Popper [1968] — et d’ailleurs ces prédictions sont e¤ectivement falsi…ées, comme nous l’avons souligné précédemment. De plus, certains modèles unitaires, notamment celui du consommateur, sont intégrables (pour toute fonction de comportement satisfaisant un ensemble de restrictions, il existe des préférences qui rationalisent cette fonction) et identi…ables de manière non-paramétrique (ces préférences sont uniques à une transformation monotone croissante près). Cette identi…cation nous garantit que des indications normatives sans ambiguïtés peuvent être obtenues de l’estimation de fonctions de comportement, pour autant que nous acceptions le modèle théorique sous-jacent ; une bonne raison pour l’accepter étant que les prédictions testables ne sont pas rejetées empiriquement. Alderman, Chiappori, Haddad, Hoddinott et Kanbur [1995]. A ce stade, signalons seulement l’exemple le plus frappant, celui des allocations familiales. Selon l’approche unitaire, le choix du titulaire de ces allocations, qu’il s’agisse de la femme ou de l’homme, n’a aucune importance sur le comportement du ménage. Au contraire, une approche collective pourraît bien indiquer que, lorsque la femme contrôle ces ressources, le bien-être des enfants s’en trouve amélioré. 13 Introduction générale Cette notion d’identi…cation non-paramétrique, que nous utiliserons régulièrement dans cette thèse, ne doit pas être confondue avec celle d’identi…cation économétrique (ou paramétrique). En fait, il s’agit d’une propriété beaucoup plus forte. D’abord, un modèle identi…able de manière non-paramétrique est identi…able au sens économétrique. Cela signi…e que les paramètres de la forme structurelle peuvent être retrouvés de manière unique à partir des paramètres de la forme réduite correspondante. Mais en plus, l’identi…cation non-paramétrique, jointe à l’intégrabilité, implique que, pour toute forme réduite satisfaisant certaines conditions nécessaires, les paramètres structurels peuvent être retrouvés de manière unique. Il est d’ailleurs assez facile de dé…nir un modèle qui serait identi…able au sens faible (économétrique) mais pas au sens fort (non-paramétrique). Voir l’exemple donné par Bourguignon et Chiappori [1992]. Pour être acceptable, l’approche collective doit o¤rir des possibilités comparables à celles de l’approche unitaire, tout en expliquant pourquoi la répartition des ressources in‡uence le comportement du ménage. D’abord, elle doit générer des prédictions falsi…ables au risque d’être rejetée lors d’une confrontation empirique ; ces prédictions devraient idéalement être originales, ou en d’autres termes, ne pas être incluses dans celles générées par l’approche unitaire. Ensuite, l’approche collective doit permettre d’identi…er les préférences individuelles de tous les membres du ménage mais aussi donner de l’information sur le processus de décision dans le ménage. Ces exigences devraient permettre de faire des recommandations …ables de politique économique qui cibleraient les individus par opposition aux ménages. C. Quelques concepts Pour discuter de manière plus détaillée les caractéristiques de l’approche collective, nous allons dé…nir précisément un certain nombre de concepts. Ceux-ci seront utilisés régulièrement dans cette thèse. Considérons un ménage composé de deux personnes f and m caractérisées par des préférences propres uf et um . Ce ménage dispose de N biens privés, désignés par z = (z 1 ; : : : ; z N ), et de L biens publics, désignés par Z = (Z 1 ; : : : ; Z L ), ces biens pouvant inclure le loisir des partenaires. Cette distinction entre biens, soit publics, soit privés, est familière en économie. Certains biens, comme l’alimentation, sont typiquement privés ; d’autres, comme le chau¤age, ont une composante publique importante. Pourtant, il peut parfois s’avérer di¢cile de placer une fron- 14 Introduction générale tière nette entre ce qui est privé et ce qui est public. Un même bien peut quelquefois être consommé, selon les circonstances, de manière publique ou de manière privée. Un exemple est le service fourni par le téléphone. Quoi qu’il en soit, supposons qu’il existe une ligne de démarcation nette entre les biens publics et les biens privés. La consommation par un des membres du ménage peut néanmoins avoir des e¤ets externes sur le bien-être de son partenaire, en particulier, si les agents sont altruistes. Si les fonctions d’utilité considérées dépendent de tous les biens, y compris ceux consommés par le partenaire, les agents sont dits altruistespaternalistes :9 ui (z f ; z m ; Z), où i = f; m et z f et z m désignent respectivement les consommations de f et de m. Formellement, ces préférences ne peuvent pas être distinguées de celles obtenues dans la situation où tous les biens seraient publics. Nous pouvons également considérer un type de préférences plus structurées où les agents sont dits altruistes au sens strict : Wi (uf (z f ; Z); um (z m ; Z); Z). L’utilité du membre i du ménage dépend d’un indice de bien-être fonction de sa propre consommation et de l’indice de bien-être de son partenaire. Finalement, nous pouvons considérer un dernier type de préférences où les agents sont dits égoïstes : ui (z i ; Z). L’utilité du membre i du ménage ne dépend que de sa propre consommation. Remarquons que les propriétés des modèles basés sur des agents altruistes au sens strict sont assez proches de celles des modèles basés sur des agents égoïstes (du moins sous l’hypothèse d’e¢cacité Parétienne). Pour ces types de préférence, nous pouvons également considérer le cas particulier où tous les biens sont privés et celui où tous les biens sont publics ; cela peut largement simpli…er l’analyse. Lorsque les agents sont égoïstes ou altruistes au sens strict, nous pouvons encore faire une distinction importante. Si un bien est consommé par le seul membre i dans le ménage, ce bien sera dit exclusif ou exclusivement consommé par le membre i. Un exemple typique est celui 9 Notre terminologie n’est pas habituelle dans la littérature sur les modèles collectifs. Généralement, le terme “altruiste” quali…e ce que nous appelons des préférences paternalistes tandis que le terme “bienveillante” (caring ) est appliqué aux préférences altruistes. 15 Introduction générale du loisir des partenaires ou celui du tabac et de l’alcool lorsqu’une seule personne dans le ménage consomme ces biens. Remarquons qu’un bien exclusif n’est, à proprement parler, ni un bien public ni un bien privé ; le caractère exclusif est plutôt une propriété de la forme de la fonction d’utilité et de l’ensemble des arguments de celle-ci. La notion de bien exclusif est très proche de celle de bien assignable. Un bien assignable, par opposition à un bien agrégé, est un bien privé pour lequel nous pouvons observer la consommation de chaque personne dans le ménage. Cette caractéristique est plutôt une propriété de l’ensemble d’observation de l’économiste. Néanmoins, quand nous n’observons pas de variations de prix, la distinction entre biens assignables et biens exclusifs est parfois assez ‡oue : les consommations individuelles d’un bien assignable peuvent être vues comme celles de deux biens exclusifs. Un exemple de bien assignable dans les enquêtes de consommation est celui des vêtements car ceux-ci sont généralement sexuellement di¤érenciés : nous observons les vêtements consommés par la femme et ceux consommés par l’homme. Cependant, nous pourrions raisonnablement considérer que l’ensemble des vêtements est constitué de deux biens exclusifs. D. Le processus de décision Lors de la spéci…cation d’un modèle collectif, l’hypothèse cruciale concerne le choix du processus de décision. En utilisant la terminologie de la théorie des jeux, nous pouvons distinguer deux manières structurelles de modéliser le comportement du ménage, soit par un équilibre non-coopératif de Nash ou un de ses ra¢nements, soit par un équilibre coopératif de négociation (bargaining). Ces dernières années, un courant semble uni…er les modèles collectifs autour de la notion de rationalité collective. Celleci implique seulement que les choix du ménage doivent être e¢caces au sens de Pareto sans préciser comment cette e¢cacité est atteinte. Il s’agit donc de modèles semi-structurels où le processus de décision n’est pas complètement spéci…é.10 10 Pour être complet, remarquons qu’il existe d’autres modélisations, moins formalisées, qui s’intéressent également aux relations entre les membres du ménage. En particulier, Pollak [1985] présente le ménage comme un lieu où sont réduits les coûts de transaction. D’autres approches, plus dans la tradition marxiste/féministe, insistent sur la possibilité d’exploitation d’un des membres du ménage lorsque ce dernier consomme moins que ce qu’il produit. Folbre [1986] donne un résumé de ces recherches. Voir également Bergstrom [1998] pour un aperçu des autres modèles de comportement du ménage. 16 Introduction générale a) Equilibres non-coopératifs Les premiers modèles non-coopératifs datent de la …n des années soixante. Utilisant des concepts assez simples de la théorie des jeux, tels que l’équilibre de Nash, ils sont caractérisés par le fait que les actions d’un individu sont prises conditionnellement aux actions du partenaire. Par exemple, Leuthold [1968] considère un ménage composé de deux agents égoïstes (f et m) avec un bien public Z (la consommation du ménage) et deux biens exclusifs z i (le loisir de chaque individu), les fonctions d’utilité étant données par ui (z i ; Z). A l’équilibre, chaque individu maximise son utilité par rapport à la contrainte budgétaire du ménage en choisissant son o¤re de travail et la consommation publique. Ce cadre théorique fournit des contraintes testables. Il est par exemple aisé de montrer que l’accroissement du salaire d’un individu dans le ménage a nécessairement un e¤et négatif sur l’o¤re de travail de son partenaire (du moins si le loisir est un bien normal), puisque la contrainte budgétaire est commune. Par ailleurs, Ulph [1988] adapte les hypothèses de Leuthold pour obtenir une explication théorique à l’absence d’agrégation des revenus dans le ménage. Nous pourrions citer plusieurs autres variantes théoriques ainsi que des applications empiriques.11 Néanmoins, ces modèles présentent tous un inconvénient majeur : ils ne garantissent pas l’optimalité parétienne des allocations du ménage, en raison du caractère statique du jeu sousjacent.12 Certes, comme le soulignent Lundberg et Pollak [1994, 1996], certaines allocations choisies par le ménage peuvent ne pas être e¢caces. Cela semble évident dès que nous constatons des violences intrafamiliales (Tauchen, Witte et Long [1991]) ou une allocation ine¢cace des ressources sur des parcelles cultivées de terrains (Udry [1995]). Cependant, l’e¢cacité ne devrait pas être exclue a priori par la simplicité de la méthode d’analyse.13 Lundberg et Pollak [1994] se font les avocats de modèles non-coopératifs du comportement des ménages basés sur des jeux répétés durant 11 Dans la tradition de l’article de Leuthold [1968], nous pouvons citer comme principales références: Ashworth et Ulph [1981], Bourguignon [1984], Ulph [1988], Woolley [1988], Kooreman et Kapteyn [1990], Carter et Katz [1992]. Certaines études, comme Kooreman [1994] ou Bjorn et Vuong [1984, 1985], s’intéressent plutôt à des modèles économétriques où les choix des partenaires sont discrets et déterminés notamment par un équilibre de Nash. 12 Nous pouvons également douter des capacités de ces modèles à permettre l’identi…cation des préférences individuelles. 13 Récemment, Bergstrom [1996, 1997] a discuté une approche qui utilise des modèles noncoopératifs de négociation à la Rubinstein-Binmore. Ces jeux, bien que non-coopératifs, fournissent des solutions e¢caces au sens de Pareto. Cependant, les quelques résultats obtenus sont identiques à ceux obtenus avec les modèles coopératifs de négociation. 17 Introduction générale plusieurs périodes. Ce type de jeu possède généralement un grand nombre de solutions, certaines e¢caces, d’autres non ; la sélection par les membres du ménage étant faite par des conventions sociales ou culturelles. Si cette approche semble réaliste, elle ne permet vraisemblablement pas de réaliser des tests empiriques puisqu’aucune solution possible n’est exclue a priori. Pour réaliser des tests empiriques, il faut que certains états de la nature soient considérés comme impossible par le modèle théorique. Par exemple, une hypothèse de départ serait d’exclure les solutions inef…caces.14 b) Equilibres coopératifs Ces modèles datent du début des années quatre-vingts. Ils sont fondés sur une approche axiomatique de la négociation et utilisent par exemple les équilibres coopératifs de Nash ou de Kalai-Smorodinsky.15 Sous l’hypothèse de symétrie de l’information, cela implique que les choix du ménage sont nécessairement e¢caces au sens de Pareto (voir Thompson [1994] pour une discussion des modèles axiomatiques de négociation). La solution particulière sur la frontière d’e¢cacité, unique sous certaines conditions de régularité, dépend du type d’équilibre considéré et du point de menace des membres du ménage. Par exemple, si les agents sont égoïstes, que la consommation est privée et que nous considérons un équilibre coopératif de Nash, le ménage se comporte comme s’il maximisait la fonction suivante : (um (z m ) ¡ v m ) ¢ (uf (z f ) ¡ v f ) sous une contrainte budgétaire, où les fonctions v i sont les points de menace des membres du ménage. Le choix de ces points de menace est assez arbitraire. Manser et Brown [1980] et McElroy et Horney [1981] supposent qu’ils correspondent au niveau d’utilité obtenu par les membres du ménage en cas de divorce ; il dépendent donc des salaires o¤erts aux partenaires ainsi que de la législation sur le divorce, en particulier, le droit de garde des enfants et le niveau des pensions alimentaires, des possibilités de se remarier, etc. Ces dernières variables sont appelées des paramètres environnementaux extra-familiaux par McElroy [1990, 1992]. Ulph [1988] et Woolley [1988] suggèrent, au contraire, que le 14 Cela ne contredit pas ce que nous venons de dire au sujet de l’observation de situations ine¢caces. Celles-ci doivent être considérées comme des anomalies, rares et négligées dans une première analyse. 15 Les principales références sont Manser et Brown [1980], McElroy et Horney [1981], Brown et Chuang [1981], Haddad et Kanbur [1991, 1992b], Ott [1992], Lundberg et Pollak [1994], Kanbur et Haddad [1994] et Bergstrom [1996]. 18 Introduction générale point de menace devrait plutôt être associé à la solution d’un jeu noncoopératif entre les membres du ménage ; ce jeu pouvant lui-même être spéci…é de diverses façons. En particulier, d’après Lundberg et Pollak [1993], le point de menace est constitué par les utilités obtenues lorsque les partenaires se consacrent aux tâches qui leur sont attribuées par les normes sociales ou la tradition. Dans ce cas, les points de menace ne seront pas nécessairement a¤ectés par des paramètres environnementaux extra-familiaux mais pourront être in‡uencés par d’autres variables exogènes internes au ménage. Quoi qu’il en soit, ces modèles donnent généralement une justi…cation théorique à l’absence d’agrégation des revenus dans le ménage ; suivant les hypothèses particulières adoptées, ils peuvent également fournir des prédictions testables sur le comportement des membres du ménage.16 Cependant, comme l’a souligné Chiappori [1988b, 1991, 1992], l’hypothèse d’e¢cacité parétienne, bien que plus simple, est suf…sante à elle seule, pour obtenir ces résultats ; la spéci…cation de points de menace peut néanmoins suggérer, de manière informelle, comment certaines variables a¤ectent le bien-être et le comportement des membres du ménage. Cela nous amène à considérer les modèles de comportement du ménage basés sur la rationalité collective. 16 La possibilité de tester le modèle de négociation proposé par McElroy et Horney a été l’objet d’une polémique durant les années quatre-vingts entre les créateurs de ce modèle et Chiappori. Nous pouvons la résumer en deux points. D’abord, la constatation d’un impact de paramètres environnementaux extra-familiaux sur le comportement du ménage ne constitue pas un test de l’approche collective mais un test de l’approche unitaire (Chiappori [1988b]). Ensuite, si les agents sont égoïstes, il est possible de tester l’hypothèse d’e¢cacité parétienne mais il n’est pas évident que les autres hypothèses caractéristiques d’un équilibre coopératif de Nash soient testables (Chiappori [1992]). En apparence, le choix des points de menace et du type d’équilibre pourrait être testé si les agents sont égoistes de la manière suivante (McElroy et Horney [1990], McElroy [1990]). Premièrement, les niveaux d’utilité indirecte en cas de divorce sont évalués sur base d’un échantillon de personnes divorcées. Deuxièmement, ces points de menace sont utilisés pour estimer le modèle sur un échantillon de couples mariés. Toutefois, cette façon de faire est illusoire (Chiappori [1991]). Outre des problèmes techniques di¢ciles à résoudre (en particulier, le biais de sélection), il faut mesurer les préférences individuelles de manière cardinale, ce qui est presque impossible. En conclusion, Chiappori et Donni (2000) montrent que, si les points de menace ne sont pas observés et qu’ils ne sont pas contraints par des hypothèses théoriques, les modèles axiomatiques de négociation ne génèrent aucune contrainte au delà de l’e¢cacité parétienne. Par contre, des restrictions supplémentaires, pouvant être testées, sont générées si le point de menace possède certaines propriétés de séparabilité; ce qui sera généralement le cas s’il correspond aux utilités individuelles en cas de divorce. 19 Introduction générale c) Rationalité collective Les premiers modèles basés sur la rationalité collective datent de la …n des années quatre-vingts.17 La rationalité collective implique que les décisions du ménage sont e¢caces au sens de Pareto, sans spéci…er la manière d’atteindre cette e¢cacité. Cette hypothèse a au moins trois avantages. D’abord, elle permet de généraliser l’approche basée sur les modèles axiomatiques de négociation (et de supprimer les hypothèses super‡ues) ainsi que d’extraire un ensemble de solutions particulières des modèles non-coopératifs répétés. De plus, par sa simplicité, elle est l’extension la plus naturelle à un ménage composé de plusieurs personnes, des axiomes de la théorie du consommateur. Finalement, elle génère des contraintes testables très précises et permet de retrouver certains éléments du processus de décision. Considérons, en quelques mots, le modèle simple d’o¤re de travail présenté par Chiappori [1988a]. Si les agents sont égoïstes et que la consommation est constituée d’un bien privé, l’e¢cacité au sens de Pareto implique que le processus de décision peut être décentralisé. Dans une première étape, le revenu non-salarial du ménage y est réparti entre les membres du ménage selon une certaine règle non spéci…ée. Dans une seconde étape, chaque individu maximise son utilité par rapport à sa contrainte budgétaire individuelle sans se soucier des choix de son partenaire. Son comportement est alors représenté par un programme de maximisation tel que max ui (xi ; z i ) sous la contrainte ½i = z i ¡ wi xi , P où ½i , avec i ½i = y, est la dotation (qui n’est pas nécessairement positive) de l’individu i, xi son o¤re de travail, wi le salaire correspondant, et z i sa consommation totale, le prix de la consommation étant normalisé à 1. Cette décentralisation peut être vue comme une conséquence immédiate des Théorèmes de l’Economie du Bien-être. L’o¤re de travail de l’individu i dépend alors du salaire wi et de la dotation ½i ; cette dernière est généralement une fonction des salaires et du revenu non-salarial : xi = Âi (wi ; ½i (wm ; wf ; y)): (1) Bien qu’elle ne soit pas directement observée, puisque le bien z i n’est vraisemblablement pas assignable, la dotation ½i , ainsi d’ailleurs que les préférences individuelles, peut être partiellement identi…ée, sous certaines conditions de régularité, à partir de l’observation du comportement du 17 La référence de base est Chiappori [1988a, 1992] mais il existe plusieurs travaux précurseurs (Apps [1981, 1982], Apps et Jones [1982] et Apps et Rees [1988]). 20 Introduction générale ménage. Ensuite, puisque le revenu non salarial et le salaire de l’individu j n’in‡uencent le comportement de l’individu i que par l’intermédiaire de la dotation ½i , la structure fonctionnelle (1) présente une propriété de séparabilité généralisée qui peut être empiriquement testée. Le fait que la règle de partage soit identi…able et que la rationalité collective soit testable constitue un attrait appréciable du modèle d’o¤re de travail que nous venons de présenter. Nous avons pour la première fois la possibilité d’étudier d’un point de vue empirique les e¤ets sur le bien-être individuel de politiques économiques telles que l’impôt sur le revenu, les allocations familiales ou les politiques d’emploi. De plus, ce cadre d’analyse a pu être généralisé dans de nombreuses directions, allant de la consommation à la production domestique. La rationalité collective constitue le fondement de notre thèse dont nous présentons maintenant un résumé. E. Résumé Cette thèse est composée de trois chapitres qui ont tous pour objet l’étude de l’o¤re de travail des membres du ménage. Bien que les deux premiers chapitres soient purement théoriques, ils portent sur des questions aux implications empiriques, à savoir les possibilités d’identi…er et de tester un modèle sous les hypothèses de base de la rationalité collective et sous di¤érentes hypothèses auxiliaires. Le troisième chapitre est essentiellement empirique : il présente une étude de l’o¤re de travail des femmes réalisée sur des données françaises. Dans le Chapitre I, nous nous intéressons, pour commencer, au modèle d’o¤re de travail de Chiappori [1988a, 1992]. Pour les besoins de l’argumentation, celui-ci a été développé sous des hypothèses excessivement simples ; il ne permet pas de tenir compte de toute la complexité des choix du ménage. Tout d’abord, la décision de participer au marché du travail est négligée ou, en d’autres termes, les membres du ménage sont supposés ne jamais être rationnés dans leurs choix. Cela signi…e que, sur une base théorique rigoureuse, seules les observations où les deux membres du ménage travaillent peuvent être utilisées dans les estimations empiriques — du moins si le but de ces estimations est de réaliser des tests et de retrouver des éléments du processus de décision. Bien que des applications sur divers ensembles de données ont été récemment réalisées avec un certain succès (Fortin et Lacroix [1997], Chiappori, Fortin et Lacroix [1998]), les paramètres estimés des modèles restent souvent imprécis car l’échantillon 21 Introduction générale utilisé est de petite taille.18 Nous montrons cependant qu’en théorie, la règle de partage peut être identi…ée de manière non-paramétrique même lorsqu’un des partenaires ne travaille pas. Ce résultat est important car il permet d’utiliser les observations où un des membres du ménage ne participe pas au marché du travail et d’augmenter largement la taille des échantillons (et surtout d’augmenter la variabilité des o¤res de travail observées) ; cette généralisation devrait accroître la précision des estimations. Ensuite, un deuxième inconvénient du modèle initial de Chiappori est l’hypothèse de linéarité de la contrainte budgétaire : les agents achètent n’importe quelle quantité de loisir à un prix constant. Cette hypothèse, même si elle peut éventuellement constituer une bonne approximation dans la pratique, n’est certainement pas correcte dans la réalité. La progressivité de l’impôt sur le revenu, pour ne citer que l’exemple le plus caractéristique, introduit une importante non-linéarité dans la contrainte budgétaire : le salaire marginal (après taxation) dépend de la législation …scale et du nombre d’heures e¤ectuées par les travailleurs. Nous montrons donc, dans le Chapitre I, que le modèle de Chiappori peut être étendu en incorporant une contrainte budgétaire non-linéaire. Bien entendu, un modèle qui ne tient pas compte de cette non-linéarité est mal-spéci…é et ses paramètres ne peuvent pas être estimés de manière convergente. Cependant, le principal intérêt à introduire la non-linéarité de la contrainte budgétaire est di¤érent. En fait, il s’agit de développer un cadre théorique permettant de mesurer l’impact de la taxation sur l’o¤re de travail des ménages et d’obtenir des indications normatives de politique économique. Dans le Chapitre II, nous partons de l’observation empirique que l’offre masculine de travail est souvent rigide et …xée à plein temps alors que l’o¤re féminine de travail est assez ‡exible. Clairement, de nombreux résultats acquis, notamment ceux du Chapitre I, se trouvent remis en question si, parmi ce qui est observé, seule l’o¤re féminine de travail varie. Par ailleurs, cela explique aisément pourquoi, dans les applications empiriques, les paramètres estimés de la règle de partage sont si imprécis — sans parler du risque de mauvaise spéci…cation car la variabilité de l’o¤re masculine est souvent imputable à des règles institutionnelles et non à des choix rationnels. Dans ce chapitre, nous supposons donc 18 Une exception importante est le travail de Blundell, Chiappori, Magnac et Meghir [1998] qui supposent que les choix de la femme sont continus alors que ceux de l’homme sont discrets, soit ce dernier ne participe pas au marché du travail, soit il y participe à plein temps. 22 Introduction générale explicitement que l’o¤re masculine de travail est …xée à plein temps et nous nous concentrons sur l’o¤re féminine. Nous montrons que l’identi…cation de la règle de partage est possible si nous utilisons de l’information supplémentaire, à savoir l’observation d’un système de demandes de biens. Cette généralisation permet d’obtenir, en principe, des estimations assez précises car, comme nous le verrons, une seule o¤re de travail fournit déjà une information importante sur la règle de partage mais en plus de cela, il est possible d’utiliser un grand nombre de demandes de biens, chacune apportant un peu d’information. Finalement, ce modèle d’o¤re féminine de travail que nous présentons est parfaitement dans la tradition des recherches en économie du travail depuis Heckman [1974] qui étudient les choix de la femme en négligeant ceux de l’homme. Dans le Chapitre III, nous illustrons les précédents résultats théoriques par une application empirique en utilisant des données françaises. Plus particulièrement, nous nous intéressons à la question des e¤ets de la taxation sur l’o¤re féminine de travail et sur le bien-être des individus. Il s’agit, à notre connaissance, d’une des premières applications empiriques des modèles collectifs dans un but explicite de politique économique. Dans ce chapitre, nous montrons que cela soulève certains problèmes liés spéci…quement aux modèles basés sur la rationalité collective. Comme nous l’avons vu, l’e¢cacité parétienne, à elle-seule, n’engendre pas des modèles intégralement structurels : la forme de la règle de partage — et les variables qui interviennent comme arguments — n’est pas expliquée. Il est donc possible que, si une réforme économique est mise en place, diverses variables in‡uencent la répartition des ressources à l’intérieur du ménage sans que nous puissions en contrôler exactement les e¤ets. Quoi qu’il en soit, nous considérons l’estimation d’un système joint d’o¤re féminine de travail et de demandes de biens du ménage. Compte tenu de la taille assez réduite de notre échantillon et de la forme fonctionnelle que nous avons adoptée, nous obtenons une règle de partage qui est estimée de manière très précise. Sur base de ces estimations et en utilisant certaines hypothèses particulières, nous simulons les e¤ets de réformes …scales sur l’o¤re de féminine de travail et sur le bien-être de chaque individu dans le ménage. Ces résultats sont comparés avec ceux obtenus par un modèle unitaire. F. Remarques sur les conventions et les notations Cette thèse est conçue comme la réunion de trois articles distincts. A…n d’en faciliter la lecture, les redondances les plus ‡agrantes ont été 23 Introduction générale éliminées. Néanmoins, nous avons tenu à ce que chacun des chapitres reste dans une large mesure autonome, et à quelques exceptions près, les hypothèses et les conventions adoptées sont rappelées au début de chacun d’entre eux. En revanche, la notation dans les trois chapitres est largement uni…ée. Nous avons essayé d’adopter les conventions suivantes — avec, comme il se doit, quelques exceptions. Les formes réduites des fonctions de comportement des membres du ménage — les fonctions qui sont observées — sont désignées par des lettres latines tandis que les formes structurelles — les fonctions qui déterminent le processus de décision — sont désignées par des lettres grecques. Les premières lettres de l’alphabet a; b; A; B; ® et ¯ sont utilisées comme fonctions diverses ou comme paramètres dont la signi…cation est spéci…que au chapitre concerné. Les dérivées par rapport à une variable sont dénotées en mettant cette variable en indice en bas à droite : @f(²)=@² = f² . Quelques fois, pour simpli…er la notation, la variable en indice est remplacée par une autre lorsque cela ne crée pas d’équivoques. En particulier, les dérivées des demandes de biens de l’individu i par rapport au salaire de l’individu j sont dénotées de manière concise par zji au lieu de zwi j . Lorsque nous parlons de “demandes de biens” ou d’“o¤res de travail”, sans utiliser d’autres quali…catifs, nous faisons référence aux formes réduites. Finalement, comme cette thèse s’intéresse uniquement aux modèles basés sur la rationalité collective, nous désignerons ceux-ci, à partir de maintenant, par le nom de “modèles collectifs” (au sens strict) malgré le léger abus de langage que cela implique. 24