Ac t u e l Premier épisode psychotique: un défi particulier pour le diagnostic différentiel et le traitement Andor E. Simona, b, f, Anastasia Theodoridouc, f, Roland Schneiderd, f, Philippe Conuse, f Introduction Au cours de ces 15 dernières années, le diagnostic et le traitement précoces des troubles psychotiques se sont développés et constituent désormais un domaine de recherche intensive en psychiatrie. Parallèlement aux efforts consentis dans de très nombreuses disciplines de la médecine somatique, l’ambition à l’égard des troubles psychotiques est de pouvoir dépister à temps ces maladies psychiatriques qui sont potentiellement graves, de manière à prévenir le développement de leur tableau clinique complet ou tout au moins d’en influencer favorablement l’évolution. La phase précoce des troubles psychotiques se divise en deux: la phase dite prodromale et le premier épisode psychotique qui lui fait suite [1]. L’adjectif prodromal ne peut par définition être utilisé que rétrospectivement, après la manifestation d’un premier épisode psychotique constitué. Prospectivement, avant que le seuil de psychose ne soit atteint, on doit parler «d’état de haut-risque» et les expressions «at-risk mental state» ou «clinical high risk» sont utilisées dans la littérature [1]. Dans le domaine des états à haut risque, la recherche se focalise avant tout sur l’identification de critères permettant de prédire le risque de transition vers la psychose constituée [2]. Dans le domaine des premiers épisodes psychotiques, l’attention est surtout portée à la mise en place d’un traitement adéquat et ce dans les plus brefs délais. Swiss Medical Forum a publié plusieurs articles sur la phase psychotique précoce ces dernières années. Ils s’intéressaient principalement aux questions relatives à la phase prodromale ou aux états à haut risque de psychose [1, 3–5]. Le présent article ne traite que du premier épisode psychotique et montre dans une première partie que le diagnostic différentiel est un défi complexe posé aux cliniciens, tant il est souvent difficile dans cette phase de la maladie de classifier les patients dans l’un des deux grands groupes de psychoses, affectives (trouble bipolaire et dépression) ou non affective (principalement la schizophrénie). Dans la seconde partie, nous discutons des éléments importants du traitement qui feront prochainement l’objet d’un symposium international organisé dans le cadre du réseau Swiss Early Psychosis Project (SWEPP). Les auteurs ne déclarent aucun soutien financier ni d’autre conflit d’intérêt en relation avec cet article. non organiques date de plus d’un siècle, et se base sur le concept, proposé par Emil Kraepelin en 1896, de la distinction entre dementia praecox (de mauvais pronostic) et troubles maniaco-dépressifs (de meilleur pronostic) [6]. Kraepelin déjà, et plus tard Kurt Schneider [7], ont décrit des symptômes présents dans ces deux groupes diagnostiques, identifiant ainsi des «cas intermédiaires» ne remplissant qu’insuffisamment les critères des troubles schizophréniques ou affectifs quant à leurs manifestations psychopathologiques et leur évolution. Cette question n’a cependant pendant longtemps pas fait l’objet de beaucoup d’attention bien que Kraepelin ait déclaré dès 1920 que les cas ne pouvant être catégoriquement classés dans l’un de ces deux groupes de maladies étaient «malheureusement très fréquents» [8]. Pour regrouper ces cas, Kasanin a introduit en 1933 le terme de psychose schizoaffective [9], diagnostic qui requérait selon lui un début aigu, une brève durée de l’épisode et une rémission complète. Il tenait ainsi compte d’un autre phénomène déjà observé dans les débuts de la psychiatrie, à savoir que certains épisodes psychotiques peuvent être de brève durée et avoir un excellent pronostic. Au XXe siècle, d’autres concepts diagnostiques ont été élaborés pour ces psychoses de brève durée à bon pronostic, par exemple les psychoses cycloïdes de la psychiatrie allemande [10, 11], la bouffée délirante de la psychiatrie française [12], la psychose psychogène ou réactionnelle de la psychiatrie scandinave [13], la psychose atypique de la psychiatrie japonaise [14], la schizophrénie rémittente ou «good-prognosis» de la psychiatrie nord-américaine [15] ou la psychose émotionnelle schizophrénotypique de la psychiatrie helvétique [16, 17]. De nombreux arguments accumulés au fil des ans confirment qu’une distinction claire entre troubles schizophréniques et troubles affectifs bipolaires n’est pas toujours possible et suggèrent plutôt que ces deux groupes diagnostiques se trouvent sur un continuum, ceci aussi bien au plan de la symptomatologie qu’à celui du poten- Ambulatorium Bruderholz, Psychiatrie Baselland Universitätsklinik und Poliklinik für Psychiatrie Bern c Psychiatrische Universitätsklinik, Zürich d Psychiatrische Klinik, Münsterlingen e Service de Psychiatrie Générale, Département de Psychiatrie CHUV, Université de Lausanne f Swiss Early Psychosis Project (SWEPP) a Nosologie du premier épisode psychotique Lorsqu’une psychose est diagnostiquée on pense tout d’abord soit à une schizophrénie soit à un trouble bipolaire. Cette dichotomie des psychoses fonctionnelles b Forum Med Suisse 2012;12(20–21):402–405 402 Ac t u e l tiel évolutif [18]. Le diagnostic différentiel est naturellement un peu plus facile quand il est posé rétrospectivement et que l’évolution est déjà connue, mais quand il s’agit d’un premier épisode psychotique, la tâche est souvent très complexe. Classification des «cas intermédiaires» psychotiques dans les systèmes de classification internationale Un bref aperçu de l’évolution, au cours du temps, de la classification nosologique des troubles schizoaffectifs et des troubles psychotiques aigus et transitoires illustre à quel point le diagnostic différentiel d’un premier épisode psychotique peut être difficile en pratique clinique. Dans le DSM-I (1952), le type schizoaffectif figurait dans les réactions schizophréniques, et les critères proposés par Kasanin (début aigu, brève durée de l’épisode et rémission complète) n’en faisaient pas partie. En 1968, aussi bien le DSM-II que l’ICD-8 introduisirent la catégorie schizophrénie, type schizoaffectif, mais la définition était vague et ne comportait que l’association Dans le cadre des premiers de symptômes schiépisodes psychotiques, l’attention est surtout portée zophréniques et affectifs. Dans le DSM-III à la mise en route d’un traitement adéquat dans les (1980), les psychoses schizoaffectives avaient plus brefs délais pratiquement disparu: les épisodes maniaques et dépressifs englobaient aussi des cas de symptômes psychotiques affectivo-incongruents, et ce n’est qu’en marge qu’une catégorie troubles schizoaffectifs était ajoutée, mais sans aucune directive diagnostique et avec la remarque qu’elle ne devait être utilisée que s’il n’était pas possible de faire la distinction entre trouble schizophrénique et affectif. Dans la version révisée, DSM-III-R (1987), les troubles schizoaffectifs furent réintroduits comme troubles psychotiques non autrement spécifiés, et dans le DSM-IV (1994) ils étaient rattachés à la catégorie des schizophrénies et autres troubles psychotiques. En fonction de la description encore vague du trouble schizoaffectif dans le DSM-IV, le DSM-V apportera probablement plus de précision, mais apparemment sans imposer clairement cette catégorie diagnostique (www.dsm5.org). La classification des troubles schizoaffectifs dans l’ICD-9 (1976) était la même que dans l’ICD-8, mais l’ICD-10 (1992), actuellement encore utilisée, présente les troubles schizoaffectifs comme une catégorie à part entière dans le chapitre des troubles schizophréniques et délirants. En ce qui concerne les psychoses aiguë et de brève durée à évolution favorable, ces deux systèmes de classification internationale n’ont introduit que relativement tard les groupes diagnostiques leur correspondant, en tentant d’intégrer les divers concepts nationaux auxquels ils correspondent. Dans l’ICD-10 (1992), on parle de troubles psychotiques aigus et transitoires, et dans le DSM-IV (1994) de troubles psychotiques brefs, les critères de ces deux groupes diagnostiques étant basés sur des conventions plutôt que sur des preuves formelles. Les critères de l’ICD-10 sont plus détaillés que ceux du DSM-IV et distinguent plusieurs sous-types. Les troubles psychotiques aigus et transitoires se manifestent de manière aiguë, sont de brève durée, les patients répondent bien aux antipsychotiques et leur pronostic est bon malgré d’éventuelles récidives. Ils se distinguent aussi des psychoses schizophréniques par l’absence de déficit préalable au niveau des fonctions psychosociales. Implications pour la clinique et la recherche Bien qu’il faille tenir compte des critères des systèmes de classification mentionnés ci-dessus pour le diagnostic, les nombreuses révisions de ceux-ci au cours des dernières décennies montrent qu’ils ne permettent pas toujours de donner une image fidèle et stable des pathologies psychotiques telles qu’on les observe dans la réalité clinique. Ces systèmes de classification ne tiennent par exemple aucun compte du fait que les troubles schizoaffectifs ne sont pas toujours monomorphes, et qu’ils peuvent aussi avoir une évolution polymorphe, c.-à-d. qu’à long terme il peut y avoir des épisodes aussi bien schizophréniques qu’affectifs [19]. De même, les critères pour qu’un diagnostic de trouble psychotique aigu et transitoire puisse être posé, concernant dans l’ICD-10 avant tout la durée maximale des symptômes psychotiques, sont trop peu spécifiques pour guider le traitement dans la réalité clinique [11, 19, 20]. La classification proposée dans l’ICD-10 constitue en effet un appauvrissement par rapport à la description extrêmement détaillée des psychoses cycloïdes de Leonhard [11]. On remarque ainsi souvent que seuls l’examen psychopathologique approfondi et l’observation de l’évolution des symptômes au fil du temps dans le contexte d’un programme de soins structurés permettent de déterminer précisément le type de psychose dont souffre le patient. Considérant la complexité de ce diagnostic différentiel et le côté parfois relativement arbitraire des éléments qui les différencient, on suggère plutôt de recourir à des concepts diagnostiques plus généraux tels que Plusieurs arguments sug­ «premier épisode psygèrent qu’une distinction chotique» ou «psychose claire entre troubles schizo­ phrènes et affectifs bipolaires émergente» et de ne pone soit pas toujours possible ser un diagnostic catégoriel précis qu’avec un au début de la maladie certain recul. On suggère également de recourir à un concept de diagnostic dimensionnel plutôt que catégoriel, dans le cadre duquel on prend en compte les divers éléments du tableau clinique (symptômes positifs, symptômes négatifs, manie, dépression) pour orienter le choix du traitement. Traitement Les études conduites chez des patients présentant un premier épisode de psychose ont mis en évidence qu’un long délai, en moyenne de 2 ans, sépare l’apparition des symptômes et la mise en route du traitement (durée de psychose non traitée, DUP), et que ce délai pouvait avoir des conséquences importantes: risque de suicide, détérioration de l’intégration sociale, développement de co-morbidités, moins bonne réponse au traitement Forum Med Suisse 2012;12(20–21):402–405 403 Ac t u e l [21, 22]. De plus, certains auteurs ont suggéré que les premières années d’évolution du trouble psychotique constituaient une «phase critique» au cours de laquelle se développent des déficits (fonctionnels, cognitifs) auxquels il est ensuite difficile de remédier [23]. Diverses approches permettent de diminuer la DUP. Premièrement, il est essentiel de développer des programmes de soin facilement accessible, dotés d’équipes mobiles pouvant se déplacer au domicile des patients ou chez les intervenants de premier recours (médecins généralistes, urgences). Deuxièmement, ces programmes doivent promouvoir une attitude pro-active (aller chercher le patient s’il ne se présente pas au rendez-vous) de manière à favoriser et soutenir l’engagement dans les soins. Troisièmement, la continuité des soins est d’une importance fondamentale, tant l’alliance thérapeutique souvent fragile peut être menacée par des changements de thérapeutes. On organise ainsi habituellement les soins autour d’un soignant de référence (case manager) qui constitue le fil rouge de la prise en charge pendant la durée du programme qui s’étend idéalement sur trois voire cinq ans. Ce soignant établira une relation de confiance avec le patient, et sera à même de l’aider à intégrer et donner un sens à cet épisode dans sa trajectoire de vie. Enfin, il est important de faire savoir au grand public, par le biais de campagnes d’information, que ce type de programmes existent, et que les troubles psychotiques se soignent. Il est ainsi utile de rappeler par exemple que les études d’évolution à long terme montrent que 30% des patients atteints de schizophrénie guérissent [24]. Diminuer la DUP n’est cependant pas suffisant; il faut aussi proposer des soins spécifiquement adaptés à cette phase de la maladie [25], en appliquant ainsi le concept de staging aux pathologies psychiatriques Les nombreuses révisions des critères diagnostiques au [26]. Premièrement, les cliniciens doivent adopcours de ces dernières décennies montrent qu’ils ne ter une attitude mêlant optimisme et réalisme, permettent pas toujours de donner une image correcte et de manière à favoriser l’engagement des pastable des pathologies psychotiques telles qu’on les tients tout en les motivant à se traiter. Deuxièobserve dans la réalité mement, la posologie de clinique la médication doit être modifiée par rapport aux traitements habituels, des études ayant montré que des doses faibles de neuroleptiques suffisent pour traiter les symptômes positifs [27]. La question de l’interruption du traitement doit être évaluée avec attention et doit se faire dans le cadre d’un suivi rapproché [28]. Troisièmement, s’il est nécessaire d’informer les patients sur les divers aspects des troubles dont ils souffrent (psychoéducation) et sur les effets potentiels de facteurs de risque tels par exemple que l’abus de cannabis, il faut le faire de manière adaptée, avec des outils accessibles [29]. Quatrièmement, le contenu du traitement psychologique doit également être en phase avec les besoins spécifiques de ces jeunes patients qui souvent n’ont jamais eu affaire au monde médical et ne se sont jamais trouvés dans une position de malade. Il s’agit donc de les aider à prendre conscience du besoin d’aide tout en sauvegardant une estime de soi fragilisée. Plusieurs modules de psychothérapie ont été étudiés, la majorité d’inspiration cognitive et comportementale [30], et certaines études suggèrent une réponse effectivement plus favorable à ce type de traitement dans la phase précoce des troubles psychotiques que chez les patients chroniques [31]. Enfin, l’enjeu principal est de favoriser la réintégration sociale des patients quand celle-ci n’a pas pu être sauvegardée. A cet égard, l’application précoce des stratégies de soutien à l’emploi (immersion rapide dans le circuit économique normal plutôt que passage par des modules de réhabilitation) semble prometteuse [32] . Swiss Early Psychosis Project (SWEPP): un réseau suisse Le SWEPP a été fondé en 1999 et a pour but de proposer un réseau d’échange d’informations et de connaissances sur le diagnostic et le traitement des phases psychotiques précoces. En plus de sensibiliser les méIl est nécessaire d’informer decins de famille [33], les patients sur les divers psychologues et psychiaaspects de leur maladie tres, d’organiser des séet les risques potentiels du minaires réguliers de cannabis par exemple, tout training psychopatholoen leur rappelant aussi qu’il est possible de se rétablir et gique et de publier plusieurs travaux [4, 5, 33, de retrouver un bon niveau 34], le SWEPP a déjà orde fonctionnement ganisé plusieurs conférences internationales. Leurs thèmes ont été: De la recherche à la pratique (2002), Schizophrénie et cannabis (2004), Phases psychotiques précoces: un update sur le diagnostic et le traitement (2005) et Les phases précoces des psychoses schizophréniques et affectives: points communs et différences (2007). Après 2 congrès nationaux en 2010 et 2011, le SWEPP organise le 21 juin 2012 à l’Université de Berne un nouveau symposium international consacré explicitement à la question du diagnostic différentiel et du traitement des phases psychotiques précoces. Le programme détaillé peut être consulté sur le site du SWEPP (www.swepp.ch). Correspondance: PD Dr Andor E. Simon Ärztlicher Leiter Spezialsprechstunde Bruderholz für psychotische Frühphasen Ambulatorium Bruderholz, Psychiatrie Baselland CH­4101 Bruderholz andor.simon[at]pbl.ch Forum Med Suisse 2012;12(20–21):402–405 404 Ac t u e l Références recommandées – Simon AE, Schmeck K, Di Gallo A, Borgwardt S, Aston J, Roth B, et al. Zur Bedeutung der frühen Erkennung und Behandlung von Psychosen. Schweiz Med Forum. 2011;11(49):913–8. – Riecher-Rössler A, Rechsteiner E, D’Souza M, von Castelmur E, Aston J. Frühdiagnostik und Frühbehandlung schizophrener Psychosen – ein Update. Schweiz Med Forum. 2006;6(25):603–9. – Simon AE, Conus P, Schneider R, Theodoridou A, Umbricht D. Psychotische Frühphasen: Wann intervenieren? Schweiz Med Forum. 2005;5(23):597–604. – Conus P, Berger G, Theodoridou A, Schneider A, Umbricht D, ConusMichaelis K, et al. Frühintervention bei bipolaren Störungen. Schweiz Med Forum. 2008;8(17):316–9. – Simon AE, Lauber C, Ludewig K, Umbricht DS. Cannabis und Psychose. Schweiz Med Forum. 2004;4(24):636–9. La liste complète des références numérotées se trouve sous www.medicalforum.ch. Forum Med Suisse 2012;12(20–21):402–405 405