Le travail petit à petit… Gilles Remillet Ethnologue-Cinéaste Cinémas, Représentations, Identités Université Paris -X Nanterre Préambule Angelo à Landry (Chronique d’un été, 1960) : « Vous avez vachement raison, c’est dégueulasse, je me demande comment on peut faire pour rester enfermé dans une usine, comme vous dites, enfermés. On est enfermés, on est contrôlés. (…) En plus de ça y a la maîtrise qui nous harcèle qui est toujours derrière nous, les contremaîtres – c’est ça, c’est vraiment dégueulasse ! ». Ce « témoigne direct » filmé par Jean Rouch avec la complicité d’Edgar Morin dans Chronique d’un été en 1960 aurait dû attirer notre attention et mettre les ethnologues-cinéastes sur la piste de l’usine, du travail et du monde ouvrier. Or les études ethno-cinématographique menées sur l’entreprise, le travail en usine, ou d’une manière plus générale, sur les organisations industrielles, demeurent à ce jour relativement rares. Marginales, elles semblent marquer une rupture avec les objets d’étude classique de l’anthropologie en général et du film ethnographique en particulier. Sans prétendre à l’exhaustivité, j’examinerai dans un premier temps les obstacles qui ont conduit les anthropologues-cinéastes à s’intéresser de manière tardive au fait industriel et à l’entreprise. Puis je reviendrai, à partir d’une recherche de terrain menée en anthropologie visuelle sur le travail ouvrier dans une fonderie gardoise (région d’Alès) de juillet 2000 à juillet 2002, sur les résistances relatives à l’accès au terrain filmique en entreprise. Dans cette optique, je montrerai comment « l’anthropologie partagée » si chère à Jean Rouch fut pour moi un véritable « accélérateur » d’insertion et devint le moteur même de la recherche. Tel est l’objet de cette communication. Enfin, malgré les restrictions relatives à l’insertion en milieu industriel, je montrerai l’intérêt du film comme outil privilégié pour l’analyse ethnologique des situations de travail. Je préciserai quel peut être l’intérêt épistémologique du film comme technique d’enquête réflexive pour la connaissance anthropologique du travail ouvrier. 1 Le travail industriel au regard des anthropologues et des cinéastes L'examen critique des sources ethnologiques et filmiques sur le travail industriel amène à formuler deux remarques essentielles. -premièrement, les études anthropologiques ont rarement pour objet d'enquête le quotidien du travail ouvrier. -deuxièmement, peu de films tournés sur le travail industriel en usine ont été réalisés par des ethnologues ou des sociologues, la plupart sont dus à des documentaristes, militants politiques ou professionnels de l'audiovisuel. Quelles raisons donner à ce constat ? Pour expliquer la lente construction du travail industriel comme objet d’étude anthropologique en France, j’identifierai au moins trois obstacles de nature historique, épistémologique et méthodologique. D'un point de vue historique, la discipline ethnologique est issue d'une tradition scientifique qui a longtemps privilégié l'étude des sociétés et cultures extra-européennes. Une fois son retour opéré dans la société française, elle s'est donc plus facilement intéressée à l'étude du « (…) plus sauvage au sein de sa société (…) »1 et s'est prioritairement tournée vers une ethnologie de la ruralité2 à défaut d'une ethnologie de la ville et de la modernité. Dans ce contexte précis, l'entreprise, l'usine et le travail industriel ne sont pas immédiatement apparus comme un champ d'étude digne d’intérêt, d'autant plus que ces domaines des sociétés industrielles furent longtemps envisagés comme le terrain de prédilection de la sociologie du travail, des organisations, de l'entreprise, ou encore de l'ergonomie. Dans les années 1980, sous l'influence de l’anthropologie urbaine française3, une ethnologie de la modernité et du contemporain s'esquisse. Les premières études focaliseront leur attention sur des sujets tels que la ville (C. PETONNET : 1980), les lieux de travail (G. ALTHABE : 1992) ou sur les 1 Jean Cuisenier et Martine Segalen, Ethnologie de la France, coll. « Que sais-je ? », n° 2307, P.U.F, 1986. Au sujet des processus exercés par la discipline anthropologique pour légitimer son inscription dans les aires culturelles européennes, rappelons pour mémoire les remarquables travaux de l'enquête collective menée sur le village français de Minot (Côte-d'Or) entre 1968 et 1975 qui, au-delà des recherches ethnologiques proprement dites, avaient pour objectif d'opérer une rupture avec une ethnologie de la France marquée par l'héritage de la tradition folkloriste en montrant la valeur des modèles heuristiques et méthodologiques proposés par l'ethnologie exotique pour l'analyse de notre société et plus particulièrement des campagnes françaises. 3 Pour plus de précisions sur l'historique des origines et de la genèse de l'anthropologie urbaine française voir Jacques Gutwirth, « Introduction », in Le regard de l'ethnologue 1. Chemins de la ville. Enquêtes ethnologiques, Paris, Editions du C.T.H.S, 1987, pp. 1-12. 2 2 relations entre travail et loisir (F. WEBER : 1989), laissant encore à la sociologie l’étude du travail industriel. Aux raisons d'ordre historique précédemment évoquées pour expliquer la lente construction du « fait industriel » comme objet anthropologique, il faut ajouter celles d'ordre théorique et épistémologique. En effet, les ethnologues de la France ont été nombreux à remettre en question la validité des concepts forgés par l'anthropologie des sociétés « exotiques » pour une compréhension et une analyse des situations propres aux terrains européens, soulignant ainsi la pauvreté et les lacunes de « (…) l'histoire conceptuelle et méthodologique de l'anthropologie du proche (…) »4. Face à ce « flou théorique » d'une part et à la présence des disciplines sociologiques sur le terrain de l'entreprise, de l'usine et du travail d'autre part, l'ethnologie du proche devait s'interroger sur ses capacités à produire des connaissances différentes et à porter un regard neuf sur ces objets d'étude particuliers. Parallèlement au retour de l'entreprise sur la scène socio-politique française dans les années 80, le monde de l'entreprise était lui-même animé par la mise en place de nouvelles politiques de management axées sur une « nouvelle éthique communautaire »5 reposant essentiellement sur la notion de « culture d'entreprise »6. Or c'est précisément par le biais de cette notion que l'anthropologie du proche va peu à peu s'intéresser au monde de l'entreprise en général et à celui du travail en particulier. Ainsi, dans le courant des années 1980 un ensemble de travaux ethnologiques sur patrimoine industriel seront orientés vers ce nouveau type de terrain7. Ces études contribueront à légitimer un nouveau champ de recherche pour la discipline et à en préciser les contours. Au même titre que les autres domaines de la vie sociale, le monde de l'entreprise et du travail sont à leur tour considérés comme un espace social propice à la construction d'identités sociales et culturelles8. L'entreprise et l'usine apparaissent alors comme des entités sociales autonomes, susceptibles d'être étudiées à la 4 Christian Bromberger, op. cit., 1997, p. 308. Jean-Pierre Jardel et Christian Lorion, Les rites dans l’entreprise. Une nouvelle approche du temps, Paris, Editions d’Organisation, 2000, p. 13. Dans cet ouvrage, les auteurs rappellent que cette notion a été introduite en 1950 par Elliot Jacques et qu'elle a ensuite été mise en place par le management Nord Américain pour qualifier ce qui rassemble et donne une cohérence à l'organisation. 6 Pour plus de détails sur cette notion voir M. Thevenet, La culture d'entreprise, Paris, P.U.F, Coll., « Que sais-je ? », 1993. Pour une analyse critique du concept de « culture d'entreprise » et des limites de son usage en sciences sociales, voir l'ouvrage de Renaud Sainsaulieu, L'identité au travail. Les effets culturels de l'organisation, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, Coll., « Références », 1993. 7 A ce sujet, voir le dossier Ethnologie de l'entreprise du Journal des anthropologues, n°43-44, Juin,1991. 8 Voir également dans la Collection Ethnologie de la France, le Cahier 4, Cultures du travail. Identités et savoirs industriels dans la France contemporaine, Paris, Edition de La Maison des sciences de l'homme, 1987. 5 3 lumière du concept de « culture »9, si cher à la tradition anthropologique. On assiste, dans le courant des années 1990, au développement d'une véritable anthropologie de l'organisation et de l'entreprise10. Cependant, exception faite de certaines recherches ethnologiques sur le pouvoir en usine comme (Véronique Moulinié)11, les groupes professionnels (Jean-Louis Tornatore) 12 de la Navale à Marseille ou encore sur les fêtes corporatistes de l'usine (Noëlle Gérôme)13, les enquêtes qui prennent pour objet d'étude la grande usine et le travail industriel au quotidien sont encore peu nombreuses14. Lorsqu'elles s’attachent à cet objet particulier, c'est souvent pour « (…) établir des relations entre une société productrice, ses formes d'organisation sociale, sa culture, son identité et la vie de travail, et ses bases matérielles »15, reformulant ainsi dans un cadre anthropologique le projet sociologique déjà ancien qui tend vers l'analyse des situations de travail en tant qu'elles sont le reflet « (…) de la société industrielle et du système de production qui la sous-tend »16. D'autres recherches ethnologiques ayant pour thème le travail industriel accordent une part minime à la quotidienneté du travail, préférant s'intéresser à l'étude des systèmes techniques, en fait, à la chaîne opératoire ou aux savoirs et savoir-faire des opérateurs représentatifs des fondements d'une culture du travail ouvrier. Enfin, d’autres raisons expliquent l'intérêt tardif porté au travail industriel et à l'usine comme objet d'étude anthropologique. Elles tiennent aux difficultés méthodologiques d'investigation rencontrées par les chercheurs pour observer quotidiennement le travail au sein de l'usine. Tous soulignent à ce propos les nombreuses difficultés pour accéder au terrain de l’usine, pour franchir les portes des ateliers, négocier leurs places, se maintenir sur le terrain 9 Le concept de culture dans son acception anthropologique la plus générale désigne l'ensemble des normes et des valeurs, des représentations partagées, des façons de sentir, penser et agir qui fondent une société, une ethnie ou un groupe spécifique. Pour plus de détails sur l'usage de ce concept, on se référera à l'ouvrage de Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, Edition La Découverte, coll. Repères, 1996. 10 Pour plus de détails sur ce champ d'investigation, voir l'ouvrage publié sous le direction de Jean-François Chantalt, L'individu dans l'organisation. Les dimensions oubliées, Québec, Edit. Eska. Les presses de l'université de Laval, 1990. Le livre présente un ensemble de recherches pluridisciplinaires ayant pour objet commun l'édification d'une anthropologie de la condition humaine dans les organisations. 11 Véronique Moulinié, « La passion hiérarchique. Une ethnographie du pouvoir en usine », Terrain, (21),1993, pp. 129-142. 12 Jean-Louis Tornatore, « Etre ouvrier de la Navale à Marseille. Technique(s), vice et métier », Terrain, (16), 1991, pp. 88-105. 13 Noëlle Gérôme, « Récompenses et hommages dans l'usine. Perspectives de recherches », Ethnologie française, XXVIII, 4, Les cadeaux : à quel prix ?, 1998, pp. 551-562 et « Les rituels contemporains des travailleurs de l'aéronautique », Ethnologie française, 14, 2, 1984, pp. 177-205. 14 L’examen du numéro 39 de la revue Terrain, paru en 2002 et intitulé « Travailler à l’usine », témoigne de manière exemplaire de cet état de fait. En effet, sur l’ensemble des articles consacrés à cet objet d’étude, seuls trois articles sur dix traitent du quotidien ouvrier. A ce propos, le lecteur pourra notamment se reporter aux articles de Monique JeudyBallini, Nicolas Hatzfeld et Pascale Trompette. 15 Alain Morel, « Nouveaux terrains, nouveaux problèmes, in Ethnologies en miroir. La France et les pays de langue allemande », Paris, Edition M.S.H, 1984, p. 1. 16 Claudette Lafaye, op. cit., 1996, p. 71. 4 de l’enquête et restituer l’information ethnologique aux différents acteurs sociaux de l’entreprise (syndicalistes, ouvriers, direction). D’un autre côté, que donnent à voir les cinéastes documentaristes du travail industriel ? Face au travail industriel « (…) qui ne laisse bien souvent apparaître que l'opacité de ses apparences »17, j’ai pu constater que les cinéastes ont parfois occulté la complexité de ce fait social, pour ne retenir que l’une de ses multiples facettes, afin de servir leur propos. Ainsi, deux figures opposées mais récurrentes, celle du cinéma militant et celle du cinéma institutionnel ou d’entreprise jalonnent les représentations du travail industriel à l’écran. Les cinéastes militants s’intéressent moins aux aspects techniques en eux-mêmes qu’à leurs effets sur le travail et les salariés. Dans cette logique, la technique est souvent présentée comme négative et source d’aliénation sociale. A l’inverse, les réalisateurs des films d’entreprise insistent davantage sur les apports positifs des innovations techniques, présentées comme des arguments commerciaux. Celles-ci sont signes de la performance et de la compétitivité des entreprises. On comprend aisément les raisons pour lesquelles, bien que systématiquement au centre de ces réalisations, les outils de production ne sont jamais décrits de manière détaillée : ils sont subordonnés à une logique de communication publicitaire. Ainsi les cinéastes évitent-ils le plus souvent les descriptions suivies portant sur les interactions sociales et leurs aspects rituels, tout comme sur les modes de coopération à l’œuvre dans les organisations sociales du travail industriel. En fait, les chercheurs en sciences sociales, comme les cinéastes professionnels, rencontrent les mêmes obstacles pour accéder à l'observation du travail dans l'entreprise ou dans l'usine. Les portes de l'usine se révèlent difficiles à franchir. Une véritable épreuve initiatique attend l’observateur et rend indispensable la mise en place de stratégies d'insertion. De cette étape préliminaire dépendra en grande partie la réussite du projet de recherche tout comme le maintien du cinéaste ou de l'ethnologue sur son terrain d'enquête. Il apparaît clairement que le quotidien du travail en usine est pour l’anthropologuecinéaste un terrain d’étude particulièrement riche tant sur le plan ethnologique que cinématographique. De par sa nature, le travail industriel engendre des formes de socialité 17 Christian Lallier, « Une caméra au travail. L’observation filmée en entreprise », in Filmer le travail : recherche et réalisation, Paris, L’Harmattan, n°6, coll. Champs Visuels, 1997, p. 137. 5 complexes souvent difficiles à décrire par les méthodes classiques de l’anthropologie. Ici le film comme outil d’investigation ethnographique peut jouer un rôle majeur dans la connaissance du travail et du milieu ouvrier. J’aimerais maintenant vous en convaincre en m’appuyant sur une expérience de terrain menée en anthropologie visuelle dans la fonderie d’acier de « Tamaris » dans le Gard. Le film en partage Avant de poursuivre, j’aimerais présenter brièvement l’usine de « Tamaris ». C’est aujourd’hui une filiale du groupe international Delachaux depuis que son site historique de production sur Gennevilliers a été délocalisé en 1997 dans le Gard à Tamaris, au Nord de la ville d’Alès, sur l’ancien site de production des Aciérie et Fonderies de Tamaris (A.F.T). En 2002, au moment de l’enquête, l’effectif de l’entreprise est de 173 salariés. Le personnel ouvrier, majoritairement représenté par les salariés de l’ancienne usine des A.F.T est d’origine cévenole, tandis que le personnel de la direction, de l’encadrement et de l’administration vient essentiellement de la région parisienne accompagnant ainsi la délocalisation de leur entreprise sur Alès en 1997. C’est donc sur un fond de rachat industriel récent que s’est déroulée l’enquête filmique. Les tournages, effectués sur deux ans d’enquête (2000-2002) ont été fractionnés en de multiples séjours de terrain, sans que leur nombre et leur durée ne soient déterminés au préalable. Mais la présence d’un chercheur-cinéaste dans l’usine est loin d’être perçue comme légitime pour le personnel ouvrier. Autrement dit, accéder au terrain de l’enquête s’apparente parfois à un véritable parcours du « combattant ». En effet, la réussite du projet de recherche dépendait de ma capacité à décoder les rôles sociaux successifs qu’on a pu m’attribuer. Tantôt espion, tantôt témoin ou observateur engagé, j’ai du composer avec les attentes des enquêtés sans pour autant céder aux intérêts des divers groupes sociaux. Trouver la « bonne distance » et la « juste place » s’est donc imposé à moi comme un défi méthodologique majeur pour mener à bien l’enquête filmique. Les difficultés méthodologiques relatives à l’insertion furent en partie résolues grâce à la possibilité qu’offre l’enquête filmique de restituer aux enquêtés l’image de leur travail. Dès les premiers tournages, je leur avais soumis l’idée d’examiner avec moi les images, mais cette offre était restée sans effet. Ainsi, pendant la phase d’insertion, lorsque je 6 proposai aux ouvriers de dialoguer avec eux en présence des images, j’essuyai de nombreux refus. On me disait : « Vous savez, moi, ça fait vingt ans que je bosse là-dedans, alors après le poste, moi je veux plus en entendre parler de cette usine ! » ou encore « Regarder vos images ? Mais vous voulez que je fasse une double journée, ou quoi ? » mais aussi : « Ah ! mon travail vous passionne… Vous trouvez ça intéressant de meuler des pièces toute la journée et ben moi pas du tout, vous voulez pas en plus que je revoie ça le soir ! ». Au bout de six mois d’enquête de terrain (février 2001), les enquêtés, constatant que les tournages successifs n’avaient entraîné aucune conséquence négative sur leur activité, acceptèrent enfin de me recevoir à leur domicile. L’un d’eux avait même loué le caméscope du Comité d’Entreprise pour filmer mon arrivée chez lui en guise de souvenir. Il m’attendait sur le pas de la porte, caméscope au poing, et me lança avant d’éclater de rire : « C’est à mon tour de te filmer maintenant ! Tu vas voir ce que c’est ! ». Lors de ces entretiens, je fus surpris de constater que les enquêtés avaient souvent convié leur femme et leurs enfants à voir les films. Ils profitaient de ma venue pour montrer à leurs proches la réalité quotidienne de leur travail, dont ils avaient des difficultés à parler. Parfois, les femmes ou les enfants se substituaient à moi, questionnant à leur tour leur mari ou père sur ses activités. Les membres de la famille devenaient momentanément des observateurs critiques des films et des enquêteurs secondaires. Ces expériences, que l’on pourrait qualifier à la suite de Jean Rouch « d’anthropologie partagée »18, marquèrent un tournant décisif dans l’enquête, puisqu’à mon rôle d'espion succéda celui d'observateur-témoin des conditions de travail des ouvriers. Lors des six derniers mois de tournage (année 2002), les ouvriers firent appel à moi pour filmer la poussière ambiante, l’aspect vétuste des machines ou encore l’état dégradé des douches dans les vestiaires. Ce statut de témoin atteignit son paroxysme lorsque, proche du départ à la retraite, l’un des enquêtés me confia la tâche de prendre des photos de l’atelier et de ses collègues de travail en souvenir de ses quarante années passées à l’usine. Les enquêtés chez qui j’étais venu travailler la veille, s’empressaient, le lendemain, de raconter avec enthousiasme à leurs collègues, le contenu précis des images enregistrées dans leur atelier. Comme par un effet de boomerang, j’étais à présent constamment invité à venir filmer de nouveaux ateliers. Mon travail d’observateur-cinéaste était désormais bien accepté et reconnu. Signe manifeste de mon insertion, les ouvriers m’attribuèrent avec 18 Jean Rouch, « La caméra et les hommes », in Claudine de France, Pour une anthropologie visuelle, Paris, éd. Mouton, 1979, p. 69. 7 humour, un sobriquet, comme il le faisait pour eux-mêmes. Je devins « Spielberg ». Il s’agissait bien sûr d’une antiphrase, puisque je n’employais jamais les effets spéciaux des cinéastes de fiction dont ils avaient l’habitude de voir les films. Grâce à ces séances répétées de restitution de l’information, les ouvriers accédaient directement à la présentation filmique que je donnais d’eux, comme de leur travail. Ils prenaient ainsi conscience de mon intérêt pour les aspects les plus spectaculaires, mais aussi pour les plus banales de leurs activités. Mes intentions étaient mises à jour et devenaient, par l’intermédiaire du film, enfin accessibles aux enquêtés. C’est précisément ce dont fait état le commentaire de l’un des ouvriers, recueilli lors de ces entretiens : « En fait, ce qui vous intéresse de voir c’est la réalité réelle, c’est pas de faire du cinéma ! ». Que Jean Rouch se rassure… Compte tenu des difficultés relatives à l’accès au terrain en milieu industriel, prendre le film pour principal instrument d’investigation peut surprendre. En effet, l’instrumentation vidéographique paraît constituer un obstacle majeur au travail d’insertion. Pourtant, j’ai pu constater que la caméra n’était pas la source première des difficultés que je rencontrais. Mon appartenance à la classe moyenne, mon statut de chercheur et le milieu universitaire que je représentais marquaient davantage la distance sociale qui me séparait des ouvriers enquêtés. Plus que la caméra, était un sujet d’inquiétude l’usage qui risquait d’être fait des images par la direction. Les doutes relatifs à l’utilisation des enregistrements se sont dissipés lorsque les enquêtés ont accepté d’examiner les images concernant leur travail quotidien. Cette restitution de l’information, ce « partage des données » en cours d’enquête a joué un rôle majeur dans la recherche. En effet, l’analyse des images examinées en présence des enquêtés m’a permis d’évaluer, à mesure que progressait l’enquête, mon degré d’insertion, les rôles sociaux qui m’étaient attribués, et une connaissance approfondie des pratiques étudiées. Parce que l’enregistrement audiovisuel donne accès au procès d’observation (la mise en scène du cinéaste) et au procès observé (l’auto-mise en scène des situations étudiées)19 il est possible, a posteriori, d’apprécier les stratégies de mise en scène retenues, comme d’acquérir une connaissance toujours plus approfondie des faits observés, sources de questionnements ethnologiques. Ainsi, l’examen répété des pratiques filmées, les nombreux visionnements et les entretiens menés à partir des images en présence des ouvriers, m’ont permis d’analyser plus 19 « Notion essentielle en cinématographie documentaire, qui désigne les diverses manières dont le procès se présente de lui-même au cinéaste dans l’espace et le temps », Claudine de France, Cinéma et anthropologie, 1er éd. 1982, Paris, Maison des sciences de l’Homme, 1989, p.367. 8 finement la complexité des situations de travail enregistrées, de confronter mes hypothèses de recherche aux actions observées et aux propos des ouvriers filmés, enfin d’affiner mes choix de mise en scène. En définitive, la forte réflexivité qu’offre l’image à l’ethnologue ouvre sur une méthode heuristique d’anthropologie filmique prometteuse. Elle ouvre des pistes théoriques pour que l’anthropologie du proche devienne enfin accessible à ceux qui en sont l’objet. Assurément, que Jean Rouch se rassure, le travail de connaissance et de transmission du savoir anthropologique par l’image fait son chemin, petit à petit. Bibliographie Remillet, Gilles, Ethno-cinématographie du travail ouvrier. Essai d’anthropologie visuelle en milieu industriel, Paris, L’Harmattan, Coll. «Champs Visuels», 2009, 300 p. (L’ouvrage à paraître est accompagné du film Ouvriers de Tamaris, 80 min.) - « Filmer le travail ouvrier. L’exemple d’une fonderie gardoise » in Actes du Colloque International Transdisciplinaire : Filmer le travail, Films et Travail, (21-22 -23&24 Novembre 2007, PUP, Aix-en-Provence, 2009, 9 p. (A paraître). -« L’usine, un terrain miné. Récit et analyse d’une insertion en milieu industriel », Socioanthropologie. Revue interdisciplinaire de sciences sociales, Petits objets, Grands Enjeux. Ou le terrain comme attente de l’ethnologue, Paris, n°20,1er semestre, 2007, pp.135-157. 9 10