Confessions d`un anthropologue

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Michael Singleton
Confessions
d’un anthropologue
CultureS et MédecineS
Confessions d’un anthropologue
Cultures et Médecines
Dirigée par Claudine Brelet
Toute médecine est « traditionnelle ». Chacune est le produit d’une culture,
d’une tradition, dont découle une certaine perception du monde et de l’être
humain donnant du sens à la souffrance et à la maladie, à la naissance et à la
mort… De cette vision du monde dépendent aussi une manière de
diagnostiquer, des techniques et des pratiques, et les normes autour desquelles
s’institutionnalise la relation soignant-soigné au sein d’une même culture.
Depuis 1948, l’OMS a encouragé les soignants formés à la médecine
occidentale classique à tenir compte de l’approche holistique de l’être humain
et du caractère préventif des « ethnomédecines ». La mondialisation n’est pas
qu’économique… À l’instar des musiques du monde s’enrichissant
réciproquement, le pluralisme médical présenté dans cette collection témoigne
comment et pourquoi soignants et soignés peuvent bénéficier de l’intégration
de la diversité culturelle dans le domaine de la santé.
Dernières parutions
Geneviève N’KOUSSOU, Enfants soldats… enfants sorciers ? Approche
anthropologique dans l’Afrique des Grands Lacs, 2014.
Mourad MERDACI, Anthropologie de la souffrance psychique et sociale. Le
contexte psychosocial algérien, 2012.
Claudine BRELET, Anthrop’eau. L’anthropologie de l’eau racontée aux
hydrologues, ingénieurs et autres professionnels de l’eau, 2012.
Bony GUIBLEHON, Les Hommes-panthères. Rites et pratiques magicothérapeutiques chez les Wè de Côte d’Ivoire, 2007.
Nicolas KOPP, Marie-Pierre RETHY, Claudine BRELET et François
CHAPUIS (Sous la dir. de), Ethique médicale interculturelle. Regards
francophones, 2006.
Michael Singleton
CONFESSIONS D’UN ANTHROPOLOGUE
© L’Harmattan, 2015
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.harmattan.fr
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-343-05972-3
EAN : 9782343059723
Sommaire
Introduction ............................................................................................................................... 7
« Ça » n’existe pas ....................................................................................................................13
Ethnomédecine = ethnocide ..........................................................................................................13
Le transit interculturel ..................................................................................................................38
Le « Dr » Ngamila .....................................................................................................................44
Le non-religieux ou le « Non ! » au religieux ................................................................................50
Le fait de Waterloo entre fête et défaite ..........................................................................................62
Un certain religieux et une religiosité certaine .................................................................................64
Du symbole suprême à l’être subsistant, et retour ..........................................................................80
Témoignages indigènes à la barre ...................................................................................................84
Appel à mes autorités ancestrales ..................................................................................................92
Continuité, ou plutôt non-continuité ? .........................................................................................102
Transition et projets ...................................................................................................................105
Nomades à l’insu de leur plein gré ..............................................................................................108
Nomade à mon corps défendant ..................................................................................................127
L’humanité, même « ça » n’existe pas non plus ! .........................................................................131
Là où le prophète parle et où le visionnaire voit ............................................................................158
Le prix de l’anthropologie ....................................................................................................175
Qui paie ? .................................................................................................................................175
De l’avunculat anthropologique ...................................................................................................200
Paradigme, vous avez dit paradigme ? ................................................................................209
Du paradigme lui-même .............................................................................................................209
Le paradigme sans problème est un paradigme non problématisé ...................................................213
Le paradigme personnel et personnalisé ........................................................................................217
De la paresse paradigmatique .....................................................................................................230
L’anthropologie autrement ou autre chose que l’anthropologie ? .....................................................244
Le mot de la fin… .................................................................................................................249
Quand parler est faire ................................................................................................................250
Le fait maison ...........................................................................................................................253
Quand parler c’est tout dire ........................................................................................................254
Des data et des facta ................................................................................................................262
Le fait de comprendre et celui de connaître ...........................................................................270
Pour une anthropologie reconnaissante .........................................................................................286
Pour finir, une parabole nomade .........................................................................................291
Bibliographie ...........................................................................................................................293
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Introduction
…dis adieu et guéris !1
La vie est sûrement à sens unique et probablement sans issue. En attendant
Godot à la lisière du désert des Tartares, mieux vaut exprimer des regrets de
son vivant plutôt qu’attendre un hypothétique « après ». En cette Afrique que je
connais le mieux, les Ancêtres veillent toujours à leur grain, mais aussi, l’au-delà
n’étant jamais très éloigné, il est toujours possible de revenir en dire un mot aux
siens – même pour les accuser. Néanmoins, en règle générale, une fois bien
parti, un Africain ne revient plus hanter les lieux de ses crimes éventuels. L’on
ne craint pas autant les revenants que les malemorts, les suicidés et les sorciers
qui rôdent toujours dans les parages. En Inde, le continent par excellence de la
métempsychose, les réincarnés ne se souviennent que très rarement de leurs
faits et méfaits antérieurs – et le Nazaréen d’ajouter, du moins selon les dires
des siens, que même « un ressuscité d’entre les morts »2 éprouverait du mal à se
faire entendre. L’on comprend donc que saint Augustin ait rédigé ses
Retractationes avant que son cœur inquiet ne soit enfin rendu au repos éternel et
qu’il y ait passé en revue ses publications par ordre chronologique – pas tant
pour les rectifier que pour clarifier certains points de détail3.
Mon « Adieu à l’anthropologie » se trouve entre le simple retraitement
des données – ce que le mot latin retractatio signifie – et le déni radical de tout ce
qui est impliqué par une « rétractation » contemporaine. Ancien Père Blanc,
devenu père blanc pour de bon, je n’ai pas plus de raisons de désavouer mon
parcours anthropologique que je n’ai à cœur de renier mon passé missionnaire4.
Resté ami avec mes anciens confrères, je ne voudrais pas me dissocier de mes
collègues actuels. Rien de plus énervant que le converti devenu plus catholique
que le Pape ! Bien que fumeur repenti, il m’arrive encore de fumer volontiers
les cigarettes qui me sont offertes. J’ai sûrement plus à regretter que la Môme
Piaf, mais seule l’existence absolue du Faux et du Mal permettrait la rétractation
apodictique de son passé après le passage décisif vers le Vrai et le Bien absolus.
Or, philosophe recyclé en anthropologue, des considérations qui me semblent
crédibles m’empêchent de croire à l’existence d’un gabarit épistémologique et
Hesse, H. Le Jeu des perles de verre. Paris, Calmann-Lévy, 2012
Luc, 16.31.
3 Brown, P. La vie de saint Augustin. Paris, Seuil, 2001: 565 sq.
4 Singleton, M. « De la mission à la ré-mission en passant par la dé-mission : autobiographie d’un apôtre anthropologique », in Nouvelles voies de la mission : 1950-1980, (dir.
M. Cheza et al.). Lyon, CREDIC, 1999 : 345-360 et « Ma foi… d’anthropologue ! », Du
missionnaire à l’anthropologue. Enquête sur une longue tradition en compagnie de Michael Singleton,
(éd. Laugrand, F. et Servais, O.), Paris, Karthala, 2012.
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d’un étalon éthique qui, pour l’essentiel, transcenderaient toute situation
sociohistorique. En l’absence d’un Réel de Référence absolu, je ne peux donc
ici procéder qu’à des reconsidérations relatives de mes faits et dires.
Repenti, je veux bien battre ma coulpe, mais à qui demander pardon et
l’absolution ? Si, lorsque j’ai quitté l’Église, je ne pouvais plus me confesser aux
ministres du magistère vatican, c’est que même la venue éventuelle d’une
papesse noire ne me paraissait pas pouvoir combler l’écart entre, d’une part,
l’élan libérateur incarné par Jésus, exprimé en partie dans les évangiles, et,
d’autre part, sa confiscation par le haut clergé catholique au nom d’un très
hypothétique Absolu. Anthropologue défroqué, malgré tout le respect que je
leur dois, je ne me sens pas davantage en mesure de m’excuser, auprès des
souverains pontifes, de mes transgressions de l’ordre académique établi dans les
hauts centres du monde anthropologique. Ce qui pourrait paraître aux fidèles
un crime prétentieux de lèse-majesté (comme ma résistance à la domination de
Bourdieu)5 n’est pour moi que bon sens sociologique : en règle générale, les
révolutions radicales sans lesquelles il n’y a pas d’avenir passent par des
autorités subalternes et non par le pouvoir hégémonique, par des mutants
marginaux et non des mandarins centraux6.
Ce n’est pas que je n’aie jamais péché. J’admets volontiers m’être trompé
et même avoir trompé, mais que celui qui n’a jamais traficoté ses données pour
une bonne cause jette la première pierre ! Sur le terrain, je n’ai pas toujours, loin
s’en faut, travaillé équitablement pour le bien de chacun – mais de nouveau,
seul l’anthropologue qui a trouvé bons tous ses sauvages pourrait incriminer
mes antipathies. Le problème n’est pas là. Les errements que j’estime opportun
d’avouer dans cet essai n’ont jamais été à ce point déontologiquement
indécents. C’est justement parce que j’ai parfois agi en toute âme inconsciente,
aussi bien qu’en conscience professionnelle, que j’y pense sur le tard. Pendant
longtemps, même dans l’arène académique, les paradigmes ne changeaient que
rarement de mémoire d’homme. Aujourd’hui, l’inédit qui émerge en
permanence rend tôt ou tard caducs nos acquis même les plus apparemment
absolus, et devient plus prégnant et perceptible. Si l’on veut ne pas être
totalement dérouté par cette fuite en avant aussi permanente que profonde,
mieux vaut tard que jamais s’arrêter à des étapes décisives.
En précisant mon point d’arrivée actuel, je ne prétends pas que chacun
doive passer par là. Devenu ou redevenu nomade, du moins en esprit, il
Singleton, M. « Pour en finir avec la domination – l’amor ? » Recherches Sociologiques, 2,
30, 1999: 202-207.
6 Singleton, M. « En marge monumentale », À la périphérie du centre. Les limites de
l’hégémonie en anthropologie (dir. M. Daveluy et L.-J. Dorais, Montréal, Liber, 2009: 11-24.
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m’importe seulement de bouger avec des temps qui changent en continu7. Ce
faisant, je me trouve inévitablement confronté à des bifurcations cruciales sans
savoir d’avance d’où il faut repartir. Tous les chemins ne mènent plus à Rome.
Jusqu’ici, il y a toujours eu un après et, parfois, un après tout autre. Aller à
gauche me permettra-t-il de continuer ma route plutôt que de m’enfoncer à
droite dans une impasse ? Sur un rond-point noyé dans le brouillard, toutes les
sorties se ressemblent et, si certaines s’ouvrent sur des voies royales, d’autres,
comme les chemins forestiers, à l’instar des Holzwege de Heidegger, finissent par
se fondre dans le décor.
En parlant de se perdre en chemin, j’avoue ne pouvoir offrir au lecteur
qu’un fil rouge des plus ténus pour sortir vivant du dédale qui va suivre. Je n’ai
jamais été l’auteur jugé le plus rectiligne et, bien que de la génération des
premiers disciples de Malinowski, Evans-Pritchard et Firth m’ont toujours
semblé incarner les deux extrêmes de l’écriture ethnologique. Dans La religion
des Nuer, Evans-Pritchard ne parle ni de l’écologie, ni des systèmes de parenté
(sujets réservés aux deux autres volumes de sa trilogie consacrée à ce peuple
nilote), mais uniquement de ce qu’il avait cru comprendre être les rites et
raisonnements religieux des Nuer. Au contraire, Firth, dans We, the Tikopia,
parle de tout et de n’importe quoi. Lorsque je fus l’assistant d’Evans-Pritchard à
l’Institute of Social Anthropology à Oxford, j’ai croisé Firth de temps en temps. Que
le premier me pardonne, car j’avais beau n’annoncer qu’un sujet dans les titres
de mes publications, de parenthèse en parenthèse, de digression en digression,
d’histoire en histoire, cela partait souvent dans tous les sens et, souvent, se
terminait en queue de poisson.
Ces reproches sont un premier écho aux non-dits ethnocentriques dont il
sera bientôt question. Pour m’en excuser, je pourrais rétorquer que je me suis
laissé plus impressionner par la façon de conter de mes vieux et, surtout, de
mes vieilles amies africaines que par la linéarité biblique qui a déteint sur nos
genres littéraires occidentaux. Les grand-mères commençaient leurs contes par
le nulle part d’un « Autrefois… » pour finir abruptement, après moult détours,
fatiguées ou ayant réussi à endormir leurs petits-enfants, par : « Et voilà
pourquoi la girafe a un si long cou ». La fin stéréotypée des contes populaires
wallons (qui commencent aussi ex abrupto) est encore plus saugrenue : peu
importe le sujet, le conteur concluait ainsi : « Et moi, j’étais là avec mes jambes
de beurre et mes souliers de papier, et je suis revenu sur le dos de notre
chien »8 !
7 Singleton, M. « On ne bouge plus ! Une méditation d’anthropologue sur la mobilité
humaine », Spiritus, 1, 2001: 1-11.
8 Lemoine, J. Contes populaires du Pays Wallon. Gand, Vanderpoorten, (réédité chez
Molinay, Andenne), 2005: 70.
9
Spécialisé par la force de mes terrains africains en ethnomédecine, il
m’est arrivé de lire des traités de médecine chinoise qui m’ont donné la même
impression de démarrer in medias res et de s’arrêter en plein vol. Si Jullien9 a
raison, cet amoncèlement d’éléments encyclopédiques pourrait être le fait de
peuples qui, comme les Chinois et les Africains (et de braves Wallons), ne se
préoccupent pas particulièrement des commencements ex nihilo et des fins
absolues. À cet égard, les contributions de la plupart des auteurs africains à
l’ouvrage Le grand fleuve Niger10 sont aussi typiquement africaines que le titre est
exclusivement occidental. L’hypostase substantialisée des fleuves – le Nil, le
Congo, le Niger – répond aux intérêts singuliers des impérialistes (dominer par
le savoir scientifique pour exploiter des ressources naturelles). Les riverains,
sans se soucier de la source ou de l’embouchure d’un système fluvial qu’ils
ignoraient tout autant, se contentaient de vivre en harmonie avec la partie qui
leur avait été léguée par leurs ancêtres. C’est sans doute pourquoi les auteurs de
ce livre, sans envisager l’ensemble, pensent avoir accompli leur mission en
offrant pêle-mêle au lecteur des données sur la portion du fleuve qui leur était
familière : un fin fond philosophique fait de mondes morcelés et non de
morceaux choisis dans « Un » monde monumental.
Et voilà, dans notre exorde même, un premier adieu à une anthropologie
peu consciente non seulement de son caractère ethnocentrique, mais aussi de sa
portée impérialiste. Nominalisme post-moderne oblige, les méga- et métarécits
partant de A pour finir à Z, en passant par toutes les lettres de l’alphabet, ont
été déclarés nuls et non avenus. Depuis longtemps, notre double héritage
judéo-chrétien (une Bible qui débute avec la Genèse pour se terminer en
Apocalypse) et gréco-latin (une vision du monde centrée sur la Cité humaine –
l’Urbs de Rome, annonciatrice de la Civitas Dei) nous oblige impérativement à
privilégier chez nous une entrée introductive et une sortie conclusive à nos
travaux savants, puis à les imposer à ceux qui du Sud viennent en stage
académique au Nord. Pour nous, tout (et surtout « le Tout ») a un sens, mais est
aussi censé être à sens unique. Si, cependant, comme l’on a pu le penser ailleurs,
les réalités réalisées par le Flux permanent n’ont ni queue ni tête, les coincer
entre des commencements et des fins, livresques ou autres, pourrait n’être
qu’un diktat ethnocentrique, une occidentalisation supplémentaire du monde. Il
se pourrait qu’on respecte mieux la fuite en avant de singularité irréversible en
singularité inédite, en enfilant nos « faits » comme autant de perles sur un fil
tout aussi factice que le collier fini.
Néanmoins, j’ai espacé mes perles avec des intertitres. Si certains ne sont
pas toujours sans détours, c’est que tout a été conçu et doit être lu comme un
bombardement aléatoire, tous azimuts, capable éventuellement de faire éclater
9
Jullien, F. La propension des choses. Pour une histoire de l’efficacité en Chine. Paris, Seuil, 1992.
Maïga, I.S. (dir). Djoliba, le grand fleuve Niger. Paris, La Dispute, 2010.
10
10
l’atome de cette anthropologie qui fut mienne. Pour qu’il n’y ait pas tromperie
sur la marchandise, il faudrait parcourir ces pages comme si l’on suivait le
travail d’un artiste (un simple peintre du dimanche et non Picasso !) qui, de
touche en retouche, finirait par produire quelque chose de vaguement
reconnaissable, voire satisfaisant.
Or, par le plus grand des hasards historiques, ou parce que mes idées
sont dans l’air du temps, la publication de cet essai, en chantier depuis belle
lurette, coïncide avec la mort annoncée, par la Ministre de l’Éducation en
France, d’une certaine anthropologie académique. Nos collègues de l’Hexagone
craignent que la fusion projetée de l’ethnologie avec les sciences sociales tourne
à une confusion kamikaze. C’est possible. Pourtant, au lieu de s’enliser dans un
combat d’arrière-garde corporatiste, le moment pourrait être venu de sortir de
nos ornières ethnocentriques en balisant des chemins d’un « faire sens »
interdisciplinaire, voire indiscipliné, capable de nous mener bien au-delà des
dichotomies sociohistoriquement situées entre sciences naturelles et sciences
humaines, et au sein de ces dernières, entre l’histoire et l’anthropologie.
Pour ne pas les compromettre, je ne nommerai pas les collègues et amis
qui ont réagi à l’une ou l’autre version de cet essai – qu’ils soient néanmoins
remerciés de tout cœur. Nous ne saurions toutefois pas taire notre gratitude
envers Christiane Sprimont (ma meilleure moitié) et Claudine Brelet (infatigable
correctrice de mes élucubrations) et, pour son dernier coup d’œil critique, mon
ami complice, Philippe Collet. Entre autres, je dois à Claudine non seulement
de figurer dans sa collection et la découverte de la caricature qui figure sur la
couverture, mais le titre de l’ouvrage, plus cool et moins compromettant que
l’Adieu à l’anthropologie que j’avais initialement proposé. Si d’éventuels lecteurs
ne butent pas trop sur les idiosyncrasies de ce texte, c’est grâce à l’acharnement
d’amis francophones de naissance sur mes anglicismes, belgicismes et autres
excentricités expressives. Qu’ils en soient remerciés et qu’on me pardonne ce
qui a échappé à leur vigilance.
11
« Ça » n’existe pas
Le progrès consiste à remplacer nos concepts
par des concepts plus adéquats, affranchis de
leurs origines modernes, plus capables d’embrasser
des données que nous avons commencé par défigurer.
Louis Dumont11
« Pardonnez-moi, Père Dumont, car j’ai beaucoup péché ! » 12 En effet, j’ai
défiguré les données que les WaKonongo de la Tanzanie profonde m’avaient
gracieusement offertes de 1969 à 1972. Il m’est déjà arrivé d’avouer mes
peccadilles interculturelles. Lors d’une expédition en brousse pour collecter du
miel, je me suis fait rabrouer par un vieux chef pour avoir secoué des
gouttelettes d’eau sur le feu de son campement, car mélanger imprudemment
des éléments peut porter préjudice aussi bien au Monde qu’au milieu humain.
Un jour, m’étant assis sur le mortier de sa femme, mon voisin m’a vite prié de
me lever : rien de plus féminin que cette cavité pilonnée, et rien de plus « chasse
gardée » ! Toutefois, les ayant longtemps ignorés, ce n’est qu’aujourd’hui que je
me mets à confesser mes péchés mortels. S’agissant d’incompréhension
interculturelle, aujourd’hui non superficielle mais sérieuse, nous avons souvent
du mal à reconnaître nos fautes graves car, la plupart du temps, nous les avons
commises et continuons de les commettre à l’insu de notre plein gré.
Ethnomédecine = ethnocide
Pendant des années, j’ai cru de bonne foi que les waganga des WaKonongo
étaient des « guérisseurs ancestraux », des « tradipracticiens » comme des
experts de l’OMS allaient les (mal) nommer. Passe encore que ma croyance n’ait
été qu’une simple erreur d’étiquetage académique. Malheureusement, en
trahissant leur identité, elle avait été « proprement » ethnocidaire13. Pis encore,
en faisant du mganga un praticien primitif avant la lettre scientifique, j’ai tué dans
l’œuf une identité dont la reconnaissance aurait pu nous libérer du carcan
Dumont, L. Essais sur l’individualisme, Paris, Seuil, 1983: 16.
J’aurais également dû demander pardon à Rodney Needham (Belief, Language and
Experience, Chicago, University of Chicago Press, 1972: 203) selon qui, dix ans avant
Dumont, « la tâche primordiale de l’anthropologie est de saper les catégories dans
lesquelles les cultures ont diversement emballé leur conception de l’expérience
humaine ». Bien avant eux, P.A. Sorokin (Contemporary Sociological Theories through the First
Quarter of the Twentieth Century, New York, Harper & Row, 1928: 683, 710) avait fustigé
ceux qui prenaient les catégories analytiques des sciences humaines comme allant de soi.
13 Singleton, M. « L’ethnomédecine est-elle ethnocidaire ? » in Panser le monde, penser la
médecine, (dir. L. Pordié). Paris, L’Harmattan, 2005.
11
12
13
« biomédicaliste » dans lequel l’Occident a cru bon d’enfermer l’humanité tout
entière et à tout jamais.
Cet étalonnage des ethnomédecines en fonction d’une Médecine qu’on
imagine essentiellement non ethnique alors qu’il ne s’agit que d’une pratique
propre à la tribu occidentale, illustre bien (mais non en bien) l’enjeu qui soustend cet ouvrage : en dernière analyse, entre le Même et l’Autre, il faut choisir.
Other Cultures était le titre programmatique de notre manuel oxonien14. Pourtant,
bien que sa discipline vise à faire connaître et même reconnaître d’autres
cultures que la sienne, l’anthropologue peine à accepter que l’autre le soit
irréductiblement. Or l’altérité altérante est d’une importance vitale et pas
seulement une curiosité académique. En effet, la survie résulte non du bon
vouloir des plus forts qui n’ont aucun intérêt à modifier radicalement l’ordre
qu’ils ont établi à leur profit, mais de l’input inédit des mutants marginaux. En
règle générale, le salut vient de la promotion permanente d’un pluralisme
positif. En particulier, ramener le fondamentalement Autre (comme le mganga)
au foncièrement Même (le médecin occidental), risque d’entraîner toute
l’humanité droit dans le mur d’une (im)mondialisation mortelle. Elle n’est peutêtre pas intrinsèquement inique, mais la Pensée unique est globalement
suicidaire puisqu’elle s’imagine par-delà l’ethnique. Or si, comme je le crois,
« Hors culture : rien ! », à l’ethnocentrisme (au mieux critique) nul n’échappe.
Restreindre l’emploi de l’épithète « ethno » à certains phénomènes produit des
effets des plus pervers dont l’ethnocide à proprement parler n’est que le cas
limite. Puisque ce sont surtout mes recherches en ethnomédecine qui m’ont
convaincu du fait global de l’ethnocentrisme, voici le récit de mon entrée et,
surtout, de ma sortie du champ ethnomédical.
En 1969, lors de mon premier vrai terrain auprès des WaKonongo, la
médecine traditionnelle ne figurait aucunement parmi mes priorités de
recherche. L’essor de l’anthropologie médicale et des inventaires des médecines
du monde15 datent de bien après ma génération. Pourtant, allologie oblige,
l’Autre (allos en grec), en l’occurrence africain, allait me fournir, par la force de
ses choses et non de mes intérêts, de multiples données qui m’ont « donné à
penser » (comme aimait le dire Ricœur) en matière de philosophie et de pratique
du « naître et de l’être bien ». C’est ainsi que je traduis désormais l’uzima qui
préoccupait les WaKonongo et que trahit sa traduction par le mot « santé ».
L’anglais wholesomeness, ou l’allemand Heil rendent mieux le caractère global et
salutaire d’uzima. « Être en bonne santé » (muzima) pour un MuKonongo
renvoyait, en amont, au bon vouloir de ses ancêtres (muzimu) et, en aval, à un
Beattie, J. Other Cultures. Londres, Routledge & Kegan Paul, 1964.
Brelet, C. Médecines du monde. Histoire et pratiques des médecines traditionnelles. Paris, Robert
Laffont, coll. “Bouquins”, 2002 : Introduction.
14
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14
ensemble d’éléments – dont celui que notre culture occidentale identifie comme
« biomédical » résulte d’une extraction des plus ethnocentriques.
Malheureusement, même dans la tête des anthropologues et pas
seulement dans celles des pontes de l’OMS, la santé physique et mentale tend à
représenter une réalité transculturelle que toutes les cultures auraient eu à cœur
d’assurer à leurs membres, ne serait-ce que parce que les mêmes maladies
somatiques et psychiques seraient de tous temps et lieux. Or, cela n’est vrai que
selon la définition de la réalité propre à la biomédecine occidentale. Pour un
MuKonongo, jouir d’uzima revenait, entre autres, à conjurer la sorcellerie de sa
belle-mère, récolter du maïs à souhait, rencontrer du gibier lors de la chasse,
posséder plus d’une femme et, en fin de parcours, partir en paix au village
ancestral, uzimuni.
Afin d’obtenir et de maintenir l’uzima, le MuKonongo pouvait compter
sur le concours d’un mganga. Dans un premier temps, une incompréhension
interculturelle m’a fait représenter le mganga et son uganga (« remèdes ») en
fonction des acteurs et du fonctionnement d’une ethnomédecine étrangère à
l’Afrique, celle que ma propre ethnie occidentale identifie à tort à la médecine
tout court. Cette incompréhension interculturelle m’a même incité à récupérer
le mganga et l’uganga pour les besoins de la cause biomédicale. Dès mon retour
du terrain en 1973, avant de passer à des sujets réputés plus conséquents et
sérieux tels que l’ethnohistoire et la parenté, la possession et la sorcellerie,
j’avais préparé un texte pour liquider une fois pour toutes le peu que je pensais
avoir cueilli sur la médecine traditionnelle. J’y avais suggéré que le mganga n’était
ni un sorcier, ni un charlatan et qu’il pourrait y avoir des choses à apprendre de
sa démarche thérapeutique, et à prendre dans ses remèdes herboristes. Aucun
journal de médecine contacté n’étant alors prêt à considérer ce message comme
crédible, j’ai dû me résigner à le publier en 197616 dans la revue Cultures et
Développement. Par la suite, j’ai souvent contribué à cette revue, sans toutefois me
rendre compte de l’incongruité de son titre : comme si le développement, au
lieu d’être une culture à part entière (la nôtre), représentait le réel naturellement
décisif auquel toutes les cultures devraient se référer en définitive.
Ce n’est que dans la décennie suivante que les « guérisseurs » allaient être
envisagés comme des « médecins qui s’ignoraient ». Ils allaient même se trouver
anoblis par l’OMS comme des « tradipraticiens » susceptibles, suite à des
recyclages convenables, de secourir un Ordre médical à établir mondialement…
sous un contrôle genevois aussi strict que celui projeté par le Vatican sur un
monde promis au catholicisme. C’est aussi dans les années 1980 que
l’ethnobotanique, en général, et l’ethnopharmacologie, en particulier, ont
commencé à intéresser les chercheurs occidentaux et, par la suite, les
Singleton, M. « Medicine Men and the Medical Missionary », Cultures et Développement,
VII, 1, 1976: 33-52.
16
15
homologues indigènes qu’ils avaient formés. À leur tour, les multinationales
pharmaceutiques se sont penchées sur les profits potentiels qu’elles pourraient
tirer du raffinement et de la commercialisation d’éventuels agents actifs présents
dans la materia medica des guérisseurs locaux, mais redécouverts, réélaborés et
brevetés dans leurs laboratoires scientifiques.
Ne possédant pas la moindre action dans une entreprise pharmaceutique,
sachant à quel point la plupart des médicaments de synthèse ne servent pas à
grand-chose et, par conséquent, soupçonnant le caractère bidon des arguments
justifiant d’immenses profits engrangés par l’industrie pharmaceutique, je me
sens d’autant plus libre de mettre en cause une certaine manière de défendre les
droits des tradipracticiens. Que des industriels du Nord retravaillant sur ce
qu’ils ont compris être de la materia medica prise dans le Sud, soient obligés de
ristourner une partie de leurs bénéfices aux gens du Sud et aux acteurs qui leur
ont indiqué le matériel en question, est une bonne chose. Mais les justifications
habituelles de ce retour me laissent parfois rêveur.
Faute de pouvoir toujours mettre des noms sur les waganga (surtout ceux
d’antan), on tend à attribuer la médecine traditionnelle (qui est déjà une
abstraction académique) à un savoir-faire ancestral hypostasié en sagesse
immémoriale. Le fait de ne pas connaître le nom de l’artiste de Lascaux ou celui
de l’architecte de la première basilique Saint-Pierre n’en font pas moins des
individus au même titre que Michel-Ange ou le Bernin. De la même façon,
l’uganga ancestral était dû à une série de waganga bien connus des leurs à l’époque
où ils fonctionnaient. Comment s’y prenaient-ils ? À moins de supposer qu’une
approche initialement empirique se soit métamorphosée en une pratique
purement symbolique, il n’y a pas de raison de penser que les anciens se
comportaient tout autrement que leurs actuels successeurs. Si les waganga
continuent de se livrer à des expérimentations pré-, mais déjà scientifiques
(testant, par exemple, une sève qu’ils soupçonnent de contenir un lactogène sur
une série de femmes en panne sèche), ou s’ils possèdent des connaissances aussi
clairement causales que celles sur lesquelles se fondent les croyances de nos
propres médecins, alors oui, il faudrait les rémunérer en fonction de critères
transculturellement identiques.
Heureusement, ou malheureusement, il n’en est rien. Les waganga ne font
pas partie intégrante, même modestement, d’un seul et unique monde
scientifique : ils fonctionnent à merveille dans un monde tout autre. Sans devoir
invoquer en leur défense le fait qu’une certaine causalité pose déjà problème
selon la tradition occidentale et pas seulement en Orient où elle est carrément
niée, je n’ai jamais connu de « guérisseurs » africains découvrant des
médicaments grâce à des démarches expérimentales, même rudimentaires.
L’uganga des waganga était et reste redoutablement efficace, non parce que, Dieu
sait comment (et encore !), ils seraient tombés par hasard sur un agent
biochimiquement actif, mais grâce à d’autres facteurs que nous présenterons
16
sous peu. En effet, les guérisseurs que j’ai connus, surtout les plus renommés
d’entre eux, attribuaient la découverte de leurs médicaments à des révélations
provenant d’interlocuteurs ancestraux sans l’intervention activante desquels ils
seraient restés inefficaces. La plupart du temps ils recevaient ces révélations
gratuitement en songe et donc sans les avoir sollicitées, ni provoquées par des
transes ou des hallucinogènes. Même les marabouts africains que j’ai côtoyés, et
pas seulement des waganga, ignoraient tout des philosophies et des pratiques
proprement chamaniques17. En cela, ils ne font qu’obéir à cette même loi
allologique qui incline la « Pensée sauvage » à attribuer l’invention des choses
cruciales, comme le feu ou l’agriculture, à une Altérité mythique.
L’anthropologie médicale ne peut pas à la fois conserver son gâteau et le
manger : d’une part, critiquer la causalité en général et, plus concrètement,
mettre en cause l’efficacité d’une grande partie des médicaments scientifiques
et, d’autre part, créer des fiches pour chaque échantillon fourni par des
« guérisseurs » du Sud comme s’ils soignaient, eux aussi, par des plantes.
Imaginer que dans toute culture il s’est toujours trouvé un herboriste pour
soigner simplement par des plantes revient à ignorer que l’idée de « plantes
naturelles » et de « soins médicaux » relève de l’imaginaire de la seule culture
occidentale. En matière de santé interculturelle, il faut sortir par le haut en
problématisant à fond ce qu’« être malade » et « être guéri » peuvent bien
signifier.
Si je me réfère à ce que je sais des cas africains (notamment sénégalais),
les projets de récupération des praticiens traditionnels et de rentabilisation de
leur panoplie médicamenteuse ont tourné court. D’une part, en se ralliant aux
toubabs, les tradipraticiens se sont aliéné une partie de leur clientèle indigène
tout en ne se trouvant jamais vraiment intégrés à l’ordre médicalement établi
par l’Occident. Au bas mot, ils ont continué de se déplacer à vélo et non en
4x4 climatisé. D’autre part, très peu d’agents biochimiquement actifs ont été
découverts dans les plantes indiquées par les guérisseurs indigènes aux
chercheurs occidentaux. Ces derniers se sont rendu compte que les indications
fournies étaient souvent contradictoires – la même feuille étant dite antitussive
par un guérisseur et laxative par un autre – mais ne sont jamais demandé si
(parfois en songe) leur concept de la contradiction n’était pas trop
inconsciemment ethnocentrique. Car à l’instar des « idoles païennes » des
« Primitifs », la plupart des divinités gréco-romaines étaient polyvalentes (Diane
pouvant tout aussi bien fournir du gibier à un chasseur qu’un bébé à une
femme stérile). Par conséquent, il ne faut pas s’étonner du fait que dans la
plupart des cultures non occidentales les « médicaments » ne soient pas à ce
point monocausaux. D’ailleurs, cette polyvalence contrastée existe aussi dans
Cf. « Ba le marabout bombardier – un shaman africain ? » à paraître dans Anthropos,
2015.
17
17
l’histoire de la médecine occidentale où, par exemple, la mue du serpent pouvait
servir aussi bien en cas de diarrhée que de constipation18. Cela ne compromet la
portée thérapeutique de ces pratiques que si l’on a, au préalable, télescopé la
causalité avec la seule efficacité des molécules biochimiques. L’étonnement des
waganga rwandais exprimé à un étudiant originaire du pays en train de rédiger un
mémoire à leur sujet peut donc se comprendre : « Pourquoi les Blancs
s’acharnent-ils sur les plantes ? Nous les leur donnons volontiers car, sans l’aval
activant des ancêtres ou leur révélation par un esprit, ce n’est que de l’herbe ! ni
majani tu ! ». Chez les WaKonongo, les patients qui préparaient les ingrédients
matériels pour leur « médicament » savaient qu’ils ne serviraient à rien tant que
leur mganga traitant n’y aurait pas mis son kizimba, l’apport clé qui allait catalyser
le tout – tel un morceau d’une abeille reine sans laquelle les beignets préparés
par des gamins konongo pour amadouer (et plus si affinités !) leurs dulcinées
n’aurait pas produit l’effet escompté.
Le témoignage du Père Cambron, qui a vécu quarante ans au Congo, est
particulièrement éloquent. Cet oblat belge faisait partie d’une poignée de
missionnaires qui, comme Junod, Crazzolara, Tempels et de Rosny, étaient
devenus plus indigènes que les indigènes à cause de leur immersion durable,
sinon totale, dans le milieu local. « Qu’est-ce qui guérit le malade dans votre
médecine ? » demanda-t-il un jour à une guérisseuse (spécialisée dans les
hémorroïdes qu’elle enlevait avec des ciseaux). Cette vieille dame lui répondit :
« Ce sont les racines, mais surtout la marmite qui éloigne le sorcier qui vient
tourmenter le malade en rêve »19. Elle mettait des écorces toxiques (les mêmes
que celles employées pour l’ordalie ou l’épreuve du poison) dans une marmite.
Placée à l’entrée de la case du souffrant, l’objet médicamenteux devait
empêcher d’y pénétrer le sorcier qui en voulait à mort au malade.
Les observateurs, certains anthropologues inclus, ne semblent pas
toujours avoir suffisamment tenu compte du fait qu’en Afrique, parce qu’il n’y a
pas de mort purement accidentelle, une personne ne devient pas malade par le
simple hasard microbien. Qui a connu l’Afrique villageoise sait qu’on peut y
mourir rapidement et de ce qui, à nos yeux, serait une maladies bénigne. Au
début de mon séjour sur le terrain, plus d’un MuKonongo se plaignant le matin
de ce que je prenais pour de simples maux de ventre, était mort le soir même,
convaincu qu’un sorcier le dévorait de l’intérieur. Certes, ce sont surtout des
maladies graves qui font clairement penser à un envoûtement. Il faut cependant
le prouver et non présumer du fait que, pour les intéressés, les « médicaments »
censés venir à bout des problèmes de santé relèvent, en règle générale, de
l’empirique, et seulement dans des cas exceptionnels, de la magie. Tout malheur
18 Glansdorff, S. « Animaux et médecine », in Toussaint, J. Fabuleuses histoires des bêtes et
des hommes. Namur, Trema, 2013: 129.
19 Cambron, E et D. Delabie. Où veulent-ils en venir ? Cheminements de communautés
interclaniques en milieu coutumier. Idiofa (RDC), Lutonda ya Kimvuka, 2008: 80.
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et toute maladie pouvant être d’origine malveillante, je ne suis pas certain que
les WaKonongo opposaient, comme nous le faisons, l’efficacité naturelle et, le
cas échéant, la surnaturelle.
Au Congo, à Cambron qui lui demandait : « Pourquoi n’avez-vous pas
envisagé de continuer à soigner les maux de tête par des plantes médicinales,
sans références aux Ancêtres, ni aux sorciers du clan ? » un vieux guérisseur,
recyclé en bouvier depuis sa conversion au christianisme, répondit que cela
n’était ni imaginable, ni possible : autrefois, tout le monde voulait « que nous
invoquions les Ancêtres, car ce sont eux qui donnent la force de guérir aux
plantes »20. Cambron insista: « Vous ne voyez donc pas la possibilité de
pratiquer une médecine faite uniquement de plantes médicinales, sans recours
aux Ancêtres ou à l’ensorcellement ? » – c’est-à-dire sans deviner qui est
coupable ou responsable de l’envoi de la maladie. Son vieil interlocuteur lui
répondit : « Je ne vois pas cette possibilité. Croire que la plante a une vertu
médicinale indépendamment de l’intervention des Ancêtres, c’est la façon de
voir des Blancs ; nous autres, nous n’avons pas cette façon. Si je recommençais
à soigner, je serais de nouveau repris comme un sorcier du clan et toutes mes
difficultés recommenceraient »21.
En réaction contre le dénigrement du colonialisme, les anthropologues
ont insisté sur le fait que, loin d’être un sorcier (mchawi), le mganga n’avait des
« yeux » (comme l’aurait dit le Père de Rosny) que pour combattre les sorciers,
invisibles par définition. Plus engagé que la plupart des ethnologues dans la
lutte villageoise pour la survie, le Père Cambron se faisait moins d’illusions sur
l’ambivalence du mganga, bienfaiteur de ses clients, mais malfaiteur pour leurs
ennemis. Pour moi, cette ambiguïté du personnage, reconnue et même
appréciée par tout son monde, fait partie intégrante d’une vision et d’une
valorisation africaines des choses nettement moins manichéennes que la nôtre.
Afin de ne pas leur imputer une incohérence schizophrène en insinuant que,
jusqu’à un certain point, les WaKonongo se comportaient selon les règles
empiriques connues et respectées de tous les peuples de la Terre, puis d’un
coup, basculaient dans l’irrationnel, j’ai toujours préféré les voir comme
foncièrement conséquents – dans la cohérence du positivisme scientiste propre
à la Pensée sauvage. Le fondement paradigmatique de leur philosophie et de leur
pratique du monde reposait sur la conviction que, quelque part, quelqu’un
(souvent un mganga) possédait un remède (uganga ou dawa) pour n’importe quel
problème (shida). Il ne pleut pas ? Vous ne trouvez pas de femme ou de travail ?
Vos vaches risquent d’être volées à l’étable ? Vous souffrez de migraine ? Pas
de problème, allez voir Bwana mganga X, il a la solution ad hoc. Bien qu’anormal
à nos yeux, les WaKonongo avaient trouvé tout à fait normal que leur chef
20
21
Ibid.: 92.
Ibid.: 93.
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