Dossier Publicité et législation en Europe L’abus d e p ublicité, dangereux pour la santé ? Unique en Europe, la loi Evin impose des limites précises à la publicité en faveur de l’alcool : espaces autorisés, contenu des messages comme des images. Dag Rekve, Senior Adviser Ministère des Affaires Sociales de Norvège uns fabriquèrent leur propre code de bonne conduite. Parallèlement, les premières chaînes privées de télévision cassèrent le système réglementaire interne des chaînes publiques, où la publicité pour l’alcool avait toujours été interdite (1985). Profitant de cette déréglementation, les publicités en faveur de l’alcool exploitè- ❝ Certaines de ces images, sexy et souvent sexistes, outragaient non seulement la loi, mais encore la pudeur ! ❝ R appelons à nos lecteurs distraits que la loi Evin (1991), bien connue au titre de la législation sur le tabagisme, impose également un contrôle sévère de la publicité en faveur des boissons alcooliques. C’est même un des textes les plus contraignants des pays de l’Union européenne. La législation française antérieure –très compliquée et discriminatoire vis-à-vis des produits étrangers- n’était pas compatible avec les traités européens. Elle avait d’ailleurs été dénoncée en 1980 devant la Cour de justice des Communautés Européennes qui avait demandé au gouvernement français de modifier sa législation ; les gouvernements successifs tardèrent ; le temps passant, producteurs et publicitaires ignorèrent totalement la loi, au point que quelques- Interview Que pensez-vous de la loi Evin ? La loi Evin bénéficie d’une sorte de statut-culte auprès des professionnels de la santé publique de toute l’Europe, surtout depuis le clash survenu entre le brasseur américain Anheuser-Busch et le gouvernement français, à l’occasion de la Coupe du monde de football en 1998. La volonté française de ne pas céder sur les principes et de résister à un géant de la production reste un exemple pour tous les acteurs de prévention. rent des images de plus en plus séductrices, évoquant le plus souvent le monde des loisirs : ainsi vit-on des buveurs arborant tous les signes de la réussite sociale s’amuser sur des plages ensoleillées ou dans des soirées branchées. Certaines de ces images, sexy et souvent sexistes, outrageaient non seulement la loi, mais encore la pudeur ! C’est alors que le Ministre français de la santé, Claude Evin, guidé par un groupe d’experts connus sous le nom des « Cinq sages », proposa une 10 - Septembre 2003 - N°3 Addictions La loi Evin n’est pas passée par là : quelques exemples... chauds de publicité, venus de Scandinavie. loi sur l’alcool et le tabac. Cette loi, mélange inédit de produits psycho-actifs, fut votée puis publiée le 10 janvier 1991, après une longue bataille parlementaire. Une loi unique en Europe Les articles concernant l’alcool se résument ainsi : ● Toutes les boissons com- Aucune publicité n’est autorisée à la télévision et au cinéma. Pas de sponsoring d’événement sportif, seul le mécénat peut être autorisé dans certains cas. ● La publicité est autorisée seulement dans la presse pour adultes, à la radio dans des conditions précises, dans les lieux de vente et enfin durant certains événements ou en certains lieux (comme les foires aux vins et les musées du vin). ● Le message est sévèrement contrôlé, il ne doit mention● prenant plus de 1,2% d’alcool sont considérées de façon égale devant la loi comme des boissons alcooliques : le vin et la bière rejoignent ainsi le régime commun. 11 - Septembre 2003 - N°3 Addictions Pourquoi les champions sportifs acceptent-ils de faire de la publicité pour l’alcool ? Le 31 mai dernier, la Commission Européenne a lancé une campagne à destination des jeunes sur la prévention du tabagisme. Elle a fait appel à des joueurs très populaires comme Zidane, Raul, Figo ou Maldini. L’engagement des stars du football contre le tabac peut jouer comme un argument décisif auprès des jeunes ! Malheureusement, les champions sportifs sont aussi sollicités par les producteurs d’alcool, qui les payent à un niveau tel qu’ils ont du mal à refuser leurs offres ! Les événements sportifs seraient-ils menacés financièrement par une interdiction de la publicité alcoolique ? Bien sûr que non. C’est à eux d’équilibrer leurs dépenses et leurs revenus. En cas de difficulté, ils peuvent toujours réduire leurs dépenses, par exemple en limitant le salaire de leurs joueurs-vedettes. Que risque-t-il de se passer au niveau de la publicité pour l’alcool ? Je ne suis pas optimiste. Dans de nombreux pays, les réglementations sont en train de perdre du terrain, au motif que les professionnels de santé n’ont pas apporté la preuve formelle que la publicité est préjudiciable à la santé ! Mais à mon avis, le vent finira bien par tourner. La question qui demeure est : combien de vies devront être sacrifiées pour que les politiciens se décident à agir ? Dossier Publicité et législation en Europe techniques « objectives » sur les produits, la publicité en faveur de l’alcool est encore ❝ ner que les caractéristiques du produit comme le degré, l’origine, la composition, les moyens de production ou encore les modes de consommation. ● Un message sanitaire doit être inclus sur chaque publicité, précisant que « l’abus d’alcool est dangereux pour la santé ». Il ne s’agit pas là d’un code de bonne conduite, mais de la mise en œuvre d’obligations légales comportant des peines d’un niveau élevé. Le texte semble assez difficile à contourner : il impose des limites précises en définissant d’une part les espaces où la publicité est autorisée, et d’autre part le contenu acceptable des messages et des images. Il laisse toutefois la liberté de donner des informations sur le produit. En dépit de sa rigueur, le texte reste de nature à stimuler la créativité des publicitaires en les obligeant à délaisser les images traditionnelles et les ressorts faciles de la séduction. Certaines campagnes des années 90 sont effectivement très réussies. Certes, quand elle livre des informations ❝ Il est difficile d’évaluer le poids des facteurs influant sur la consommation. Il ne s’agit pas là d’un code de bonne conduite, mais de la mise en œuvre d’obligations légales comportant des peines d’un niveau élevé. souvent tendancieuse. Cependant, on peut considérer que la loi a réussi à modifier le discours publicitaire, Futur consommateur ou objet de consommation ? qui a perdu son caractère volontiers racoleur. On observe une restriction de la narration, une déshumanisation de l’image –les buveurs ont disparu - et…une apparition de la figure du producteur, seul 12 - Septembre 2003 - N°3 Addictions personnage dont la présence peut être facilement justifiée. L’efficacité de la loi, elle, peut se mesurer aux succès enregistrés par l’A.N.P.A.A., qui a toujours obtenu gain de cause dans ses actions en justice à l’encontre des publicités litigieuses. Les effets de la loi Evin L’effet quantitatif Il est difficile d’évaluer le poids de chaque facteur : prix, lieux de vente, publicité…influant sur la consommation d’alcool, surtout lorsque le rôle de ces facteurs évolue dans le temps. Les quelques études scientifiques concernant les effets de la publicité ont établi que cet effet était faible. Aussi producteurs d’alcool et publicitaires peuvent-ils soutenir hardiment que la publicité ne retentit pas sur la consommation globale, et que la plupart des publicités sont compétitives par nature puisqu’elles ne servent qu’à départager les marques. Toutefois, il faut reconnaître que la plupart des études ont porté sur des interdictions totales. Peu de cas d’interdiction partielle ont été pris en considération. Par ailleurs, l’effet n’a pas été étudié selon les groupes d’âge et les classes socio-économiques. Dans un pays comme la France où la diminution de la consommation avoisine 1% par an tous les ans depuis trente ans, la régulation de la publicité ne représente qu’un élément d’une stratégie générale de prévention dont l’effet global sur les jeunes générations ne pourra pas se mesurer avant plusieurs décennies. L’effet symbolique Ces considérations quantitatives ont en fait peu d’importance par rapport à l’effet qualitatif et symbolique. La publicité est utilisée pour renforcer les idées préconçues, nombreuses dans l’arrière-plan culturel, sur la consommation d’alcool. Les Jameson : une mise en scène qui va au-delà des informations autorisées. « créatifs » ne font qu’exploiter ces images préexistantes, conscientes et inconscientes. Si les effets de l’alcool sur la santé ou la virilité sont interdits par la plupart des codes de bonne conduite dans le monde occidental, la consommation d’alcool est encore très souvent reliée à des valeurs telles que le succès personnel ou la réussite sociale. La sévérité de la loi Evin était le seul moyen d’obtenir le changement de ce discours Les actions judiciaires de l’A.N.P.A.A. Aux c opines q ui o nt d e l a c onversation Ce sont une vingtaine d’actions judiciaires qu’a engagées l’A.N.P.A.A. depuis 1991, date de promulgation de la loi Evin. Toutes gagnées, sauf une, et encore en raison de l’annulation d’un décret sur lequel son argumentation était fondée ! De nombreuses marques ont ainsi été épinglées : Marie Brizard, Chivas Regal, J&B, Cambras, Pétillant de Listel, Adelscott, et… bien d’autres. Toutes les publicités de ces boissons allaient au-delà des indications autorisées. Ainsi en fut-il d’une campagne publicitaire de Kronenbourg. Deux visuels étaient en cause. Le premier représentait trois jeunes femmes tout sourire, tenant un plateau et trois verres de bière, avec sur le côté le texte « Distribution de Kronenbourg fraîche aux copines qui ont de la conversation », suivi d’une astérisque renvoyant en petits caractères à l’adresse d’un café à Tarbes. Le deuxième visuel se voulait la version masculine du premier, une photo de trois jeunes gens, aussi souriants que les jeunes filles, coiffés de chapeaux de paille, et au regard le texte « Distribution de Kronenbourg fraîche aux copains frisant l’insolation» avec, toujours en petits caractères l’adresse d’un bar à Morcenx. Pour l’annonceur et les publicitaires, cette publicité était tout ce qu’il y a de plus légal, les photos et les textes explicitant les modalités de vente ou de consommation du produit, indications autorisées par la loi. Non ! a répondu la Cour de Cassation pour qui la Cour d’Appel de Paris a parfaitement justifié sa décision de condamnation en relevant que « les photographies ne représentent pas des serveurs et que les accessoires n’ont pour but que de renforcer le caractère attractif de la publicité », ajoutant que « les messages accompagnant les photographies sont en réalité des slogans publicitaires, tandis que les adresses de débits de boissons ne sont destinées qu’à créer une apparence de légalité, sans véritable souci d’informer le public ». La dernière décision en date remonte au 10 juillet 2003: le TGI de Paris ( 31ème chambre) a condamné à 13 - Septembre 2003 - N°3 Addictions 10 000 euros d‘amende et à 1000 euros de dommages et intérêts envers l’A.N.P.A.A. le directeur de la revue Action Auto Moto pour avoir publié, sans message sanitaire, la photo du podium du grand prix de Formule 1 d’Australie gagné par Michael Schumacher où apparaissent des publicités en faveur de la bière « Foster’s » et du Champagne Mumm. D’autres affaires sont actuellement en cours et concernent les marques telles que Martini, William Grant’s, Absolut Vodka, Hennessy, … ou encore Ricard et Kronenbourg pour le parrainage et l’animation d’une soirée étudiante ( Voir Addictions n°1, p.7). Les prochaines décisions sont attendues pour le début de 2004. ❝ Dossier Publicité et législation en Europe ❝ Addictions primaire, accrocheur et sent n’a pas été retenu. facile. Il est clair que la loi n’entraîne pas de discrimination qui favoriEffets négatifs serait les produits franIl est possible cependant çais. Les seules difficulque des effets secontés qui peuvent survedaires ou pervers se nir concernent la manifestent : l’interdicretransmission télévition publicitaire a entraîsée d’événements né le développement sportifs : la législation d’autres formes de empêchant la diffusion « marketing », plus difsur les chaînes franficiles à surveiller légaleçaises de programmes ment et souvent plus contenant des publiciincitatives à la consomtés pour l’alcool. mation. Désormais centré sur la qualité des pro- Homme/femme : les quotas sont respectés ! Face à la disparité des duits, l’impact publicisituations nationales et taire est probablement résisté à la force commerciale compte tenu de l’ouverture moindre auprès des du brasseur américain de l’Union Européenne à de consommateurs potentiels, Anheuser-Bush…ce n’est pas nouveaux pays à l’Est, il est, qui ne se laisseront plus abuson moindre mérite. il sera de plus en plus difficiser par un environnement Certains spécialistes de la le de légiférer. De nombreux attractif. Mais il risque d’être santé publique estiment toupays s’en tiennent aujourrenforcé sur ceux qui tefois que la loi n’a pas été d’hui à la mise en oeuvre de connaissent le produit, l’ont assez loin et montrent du « codes de bonne conduite » expérimenté, éventuelledoigt telle ou telle publicité souvent gérés par les seuls ment dans l’abus de la qu’ils considèrent comme producteurs et distributeurs dépendance. litigieuse. Sans doute d’alcool ou par les profesLa loi Evin reste cependant devraient-ils ouvrir davantasionnels de la publicité. Ne très efficace sur la forme et le ge les yeux lors de leurs nous étonnons pas dès lors contenu des messages déplacements en Europe, que ces codes ne soient pas publicitaires dont elle corriregarder les chaînes de télévitoujours respectés par leurs ge les outrances ; en rappesion étrangères et lire la presauteurs ! A l’heure actuelle, lant que les boissons alcoose européenne. Ils verraient les instances politiques et liques ne sont pas des maralors comment opère une administratives de l’Union chandises comme les autres, publicité non contrôlée faielle rejoint la politique de sant usage de tous les resprévention, avec laquelle elle sorts (sexe, sports…) pour est en cohérence. attirer les consommateurs les Notons par exemple l’efficaplus jeunes. A l’heure cité de la loi lors de la Coupe actuelle, l’Union du monde de football qui La loi Evin est-elle européenne s’est déroulée en France en extensible à l’Europe ? 1998. Tous les Français se n’envisage souviennent que l’équipe de La loi Evin a été plusieurs toujours pas de France a gagné…mais fois mise en question au législation savent-ils que pour la seule nom des obligations de libre commune. fois de son histoire, l’événecirculation des marchanment sportif le plus médiatisé dises et des services au sein s’est déroulé sans publicité de l’Union Européenne. pour l’alcool ? La loi Evin a Argument qui jusqu’à pré- 14 - Septembre 2003 - N°3 européenne n’envisagent toujours pas de législation commune. Pour ne pas heurter de front les intérêts économiques, elles préfèrent la mise en œuvre des codes cités plus haut. Naturellement, les forces politiques et commerciales favorables au libéralisme et à la mondialisation refusent également les contrôles. Pour leur part, les associations de prévention européennes comme Eurocare proposent des modifications prudentes, acceptables pour tous. Ainsi conseille-t-elle de laisser aux Etats la liberté de réglementer la publicité (affichage, radio, cinéma, publipostage…) à l’intérieur de leurs frontières. En revanche, des mesures communes devraient être envisagées dans tous les pays européens dès que les médias franchissent les frontières. Il conviendra alors d’interdire : ● les actions de communication (publicité, relations publiques, parrainage, mécénat…) dans le cadre de manifestations sportives. ● toute publicité sur les écrans de télévision Même limitées, ces mesures favoriseraient une nouvelle attitude politique ; en refusant de considérer les citoyens du monde en simples consommateurs avides de biens et de services, on obligerait les concepteurs à un message plus responsable, compatible avec le discours de prévention. Dossier coordonné par Michel Craplet, médecin délégué de l’A.N.P.A.A.