L`expertise profane dans les associations de patients, un outil de

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L’expertise profane
dans les associations de patients,
un outil de démocratie sanitaire
Lay expertise in patient organizations: an instrument
for health democracy
Madeleine Akrich (1), Vololona Rabeharisoa (1)
Résumé : Dans le domaine de la santé, l’expertise profane recouvre deux réalités différentes
qui entretiennent des relations multiples : l’expertise expérientielle, ou expertise tirée de
l’expérience d’une condition particulière, et l’expertise médico-scientifique. Les associations
de patients déploient une part importante de leur activité à constituer cette double
expertise : d’un côté, elles collectent, mettent en forme, analysent les témoignages de leurs
adhérents, réalisent des enquêtes et produisent des statistiques ; de l’autre, elles assurent
une veille scientifique, produisent des synthèses de la littérature, publient des documents de
vulgarisation ou organisent des conférences. Cette expertise, avec ses deux composantes,
est mobilisée dans des actions dirigées à la fois vers des patients individuels – il s’agit de
renforcer leur capacité d’action –, et vers le « monde de la santé » – professionnels,
établissements, réseaux de soins, agences sanitaires, ministère, politiques – afin de peser
sur la politique de santé au sens large : elle contribue ainsi pleinement à la démocratie
sanitaire, dans l’acception double que lui a donné la loi du 4 mars 2002, i.e. participation des
individus aux décisions qui les concernent et participation de leurs représentants à la
gouvernance de la santé.
Summary: In the health sector, lay expertise refers to two distinct but related phenomena:
experiential expertise, i.e. expertise based on the experience of a specific condition, and
medical-scientific expertise. A significant part of the activities of patient organizations are
devoted to developing both forms of expertise: on the one hand, they collect, shape, analyze
their members’ testimonies, conduct surveys and produce statistics; on the other hand, they
provide a scientific watch, synthesize the academic literature, publish documents for the
public or organize conferences. This two-fold expertise is mobilized in actions directed both at
empowering of the individual patient as well as at shaping health policies: therefore it
contributes to health democracy, understood in the double sense used in the March 4th 2002
Act, i.e. as participation of individuals to decisions regarding their own health and as
participation of patients’ and users’ representatives to the governance of health.
Santé publique 2012, volume 24, n° 1 pp. 69-74
Keywords: Governance - advocacy - EBM - patients - experience.
(1) CSI, Mines ParisTech, UMR 7185 CNRS - 60, bd Saint-Michel - 75006 Paris.
Correspondance : M. Akrich
[email protected]
Réception : 12/01/2012 – Acceptation : 25/01/2012
OPINIONS & DÉBATS
Mots-clés : Gouvernance - advocacy - EBM - patients - expérience.
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M. AKRICH, V. RABEHARISOA
De plus en plus présente dans le monde de la santé, la notion d’« expertise
profane » renvoie à l’idée que (i) des personnes sans formation académique
sur un sujet – mais concernées par ce sujet parce qu’elles en ont une
expérience personnelle – sont capables de développer des connaissances et
des analyses spécifiques ; et que (ii) ces connaissances et ces analyses
peuvent et doivent être prises en considération dans les processus
de décision, que ces décisions concernent des individus, l’élaboration de
protocoles, l’organisation du système de soins ou les politiques de santé en
général.
Dans le domaine de la santé, l’expertise profane recouvre deux réalités
différentes qui entretiennent des relations multiples : l’expertise expérientielle
et l’expertise médico-scientifique. Au travers d’exemples tirés pour la plupart
d’un projet de recherche européen (2), nous nous efforcerons d’en faire
apprécier la nature et l’usage.
La notion d’expertise expérientielle est tirée des travaux de T. Borkman [1].
Elle distingue :
– l’expérience, qui s’exprime par l’intermédiaire du récit à la première
personne ;
– le savoir expérientiel qui suppose une appréhension mentale plus
élaborée sur la nature et la signification de l’expérience : il se construit
souvent par l’intermédiaire de processus collectifs d’échange et de
confrontation et suppose une prise de distance, une analyse, une
rationalisation ;
– l’expertise expérientielle qui se traduit par une compétence à mobiliser
le savoir expérientiel pour apporter des réponses à des problèmes
formulés en termes généraux ou spécifiques.
Au-delà, de nombreux travaux sur les malades chroniques [2] ont accrédité
l’idée que les patients, confrontés quotidiennement à leur pathologie et aux
problèmes qu’elle engendre, finissent par en devenir de véritables experts.
Comment les associations mobilisent-elles l’expertise expérientielle ? Au
travers des réunions d’information ou des groupes de parole qu’elles
organisent, des forums sur internet qu’elles animent ou de leurs permanences
téléphoniques, elles sont en contact constant avec des personnes concernées.
De manière quasi-générale, elles procèdent à un recueil plus ou moins
formalisé des récits que leur font les personnes qu’elles essaient d’aider.
Les manières dont elles les mettent en valeur sont variées : on en trouve sur
les sites ou les publications de l’association ; mais elles peuvent faire l’objet
de traitements plus sophistiqués, comme l’illustrent les deux exemples
suivants dans le domaine de la périnatalité :
– le premier concerne un livre [3] édité par une association sur la
« difficulté maternelle ». Il est organisé autour de dix témoignages,
recueillis par l’association, de femmes confrontées à la dépression
après la naissance de leur enfant, accompagnés d’une partie plus
(2) Projet EPOKS financé par le programme Science in Society, 7e PCRD, http://www.csi.ensmp.fr/WebCSI/
EPOKSWebSite/.
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L’expertise expérientielle
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L’EXPERTISE PROFANE DANS LES ASSOCIATIONS DE PATIENTS,
UN OUTIL DE DÉMOCRATIE SANITAIRE
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compréhensive proposant des mesures pour mieux accompagner les
jeunes mères en difficulté. Ce type de publication vise à fournir des
repères aux personnes confrontées à un problème en rapport avec leur
santé, à leur montrer qu’elles ne sont pas seules, que d’autres sont
passées par là et s’en sont sorties. Il s’agit aussi de faire connaître
et reconnaître l’existence d’un trouble, d’une maladie et de ses
conséquences, et ainsi de lutter contre une stigmatisation éventuelle ;
– le second concerne un article [4] paru dans une revue professionnelle,
écrit par la présidente d’une association sur la césarienne. S’appuyant
sur les témoignages recueillis au sein de l’association, elle montre que
la demande de césarienne par les femmes hors de toute situation
pathologique reste un phénomène marginal dont elle s’attache à
spécifier les déterminants, s’opposant ainsi à l’idée reçue selon laquelle
l’augmentation du taux de césarienne serait imputable à la demande
des femmes.
L’expertise expérientielle est donc mobilisée en direction de publics variés
– des personnes concernées aux professionnels en passant par le grand
public – et sous des formats divers : au-delà de la mise en forme de
témoignages, les associations ont compris le pouvoir des statistiques, des
graphiques, des figures permettant d’établir des « faits » jugés plus robustes
par certains acteurs.
Ainsi, elles conduisent des études allant du recueil de données figurant sur
les bulletins d’adhésion par exemple, à des enquêtes ponctuelles ou en
continu, aboutissant à la constitution de connaissances sur :
– les parcours de soins : le travail de collecte de données mené par
l’association Hypersupers (Trouble de déficit d’attention/hyperactivité) a
permis ainsi d’établir qu’il s’écoule deux ans entre le premier repérage
des problèmes et le diagnostic, et qu’il faut compter huit mois d’attente
pour avoir un rendez-vous dans une consultation spécialisée [5] ;
– les effets de certains traitements non pris en considération par les
médecins : ainsi, l’association sur l’aplasie médullaire essaie d’attirer
l’attention sur les problèmes sexuels et l’infertilité féminine qui
accompagnent la greffe de moelle ;
– la maladie elle-même : l’association sur les kystes méningés de Tarlov a
mis en évidence l’importance des douleurs dans les bras et la limitation
d’amplitude dans les mouvements que subissent les patients, problèmes
qui ne sont pas reconnus par les médecins. De même, l’association sur
la micro-délétion 22Q11 a établi la prévalence élevée de la schizophrénie
chez les personnes concernées par cette anomalie génétique ; ce
constat, d’abord éprouvé au travers des rencontres entre membres de
l’association, a été confirmé par une enquête plus systématique.
Trois remarques peuvent être faites à ce stade :
– la mobilisation des connaissances issues de l’expérience ne doit pas être
considérée comme une caractéristique des associations de patients,
conduisant à en relativiser la portée : les médecins y font appel aussi
en de multiples occasions [6] ;
– l’expérience des patients ne se laisse pas réduire à des aspects
psychosociaux : d’une part, elle est imprégnée de connaissances
médicales, elle est soutenue et renforcée par ces connaissances qui font
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M. AKRICH, V. RABEHARISOA
partie intégrante de la vie des patients, qui les aident à se représenter
leur pathologie et à interpréter leurs perceptions ; d’autre part, sa
collecte et sa mise en forme apportent, comme on l’a vu, des éléments
de connaissance médicale ou épidémiologique ;
– il y a un vrai travail des associations qui justifie que l’on parle
d’« expertise expérientielle » : la question de la représentativité des
associations, parfois posée par différents acteurs, ne devrait pas être
appréciée uniquement à l’aune du nombre d’adhérents – en dehors de
tout mécanisme incitatif fort, l’adhésion demeure timide et fluctuante –
mais à celle des efforts qu’elles déploient pour saisir et rendre compte
de l’expérience des personnes dont elles se font les porte-parole.
Des travaux sur les mouvements autour du sida [7, 8], des myopathies [9]
ou des maladies rares [10] ont permis de mettre en évidence leur expertise
médico-scientifique : ces associations se sont investies dans ce domaine
pour être capables de faire entendre la voix des patients dans la recherche
et la conception des essais cliniques. Progressivement, cette appropriation des
connaissances académiques, facilitée par le développement d’internet [11],
est devenue incontournable pour la plupart des associations qui veulent
participer à la gouvernance du système de soins, dans un contexte qui donne
une place croissante à l’Evidence-Based Medicine.
Le TDAH (trouble déficit d’attention/hyperactivité) est de ce point de vue
un cas intéressant : la menace de l’exclusion scolaire est souvent ce qui
amène les parents à entreprendre des démarches ; la revendication première
est donc celle d’un droit à la scolarité. Pour faire valoir ce droit, il est
indispensable de faire reconnaître les « dysfonctionnements » de l’enfant
comme résultant d’un trouble neuro-développemental et non d’une
éducation déficiente. D’où le travail de l’association pour s’approprier les
connaissances scientifiques du domaine, les rendre accessibles aux parents
et, au travers de livrets publiés par l’association, les transmettre au monde
enseignant.
Cette expertise « académique » est d’abord constituée au bénéfice des
personnes concernées : les associations font un travail considérable de
collecte, traduction, vulgarisation, mise à disposition des connaissances
scientifiques, que ce soit au travers de leurs sites ou de l’organisation de
conférences. Il s’agit de renforcer la capacité d’action des individus,
d’enrichir leurs interactions avec les professionnels, de les rendre plus actifs
dans leurs choix, de les aider aussi à se représenter leur pathologie, à en être
des observateurs plus attentifs et plus efficaces.
En second lieu, cette expertise est mobilisée dans les différentes instances
instaurées afin de permettre une gouvernance partagée des questions de
santé. Parmi ces instances, on peut citer la Haute Autorité de Santé, en
charge de l’élaboration des recommandations de pratique professionnelle :
les représentants des usagers y sont impliqués à tous les niveaux, à la
demande de la HAS, mais ils peuvent aussi avoir une attitude proactive et
saisir la HAS afin d’obtenir que des recommandations soient élaborées sur
les sujets qui leur tiennent à cœur. C’est la démarche que le Ciane (Collectif
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L’expertise médico-scientifique
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L’EXPERTISE PROFANE DANS LES ASSOCIATIONS DE PATIENTS,
UN OUTIL DE DÉMOCRATIE SANITAIRE
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interassociatif autour de la naissance) a entreprise à de multiples reprises et
qui suppose, en raison du format très codifié et exigeant des saisines, une
maîtrise avancée de la littérature scientifique. Le Ciane a ainsi déposé des
saisines sur des sujets aussi variés que la pratique de l’épisiotomie, le
dépistage prénatal de la trisomie 21, la pratique du déclenchement, la
pratique de l’expression abdominale, les indications de la césarienne
programmée, le calcul du terme et de la date présumée d’accouchement.
Pourquoi une association se mêlerait-elle de questions aussi techniques que
celles-ci ? La réponse est simple : parce que c’est un moyen de faire valoir un
point de vue, en d’autres termes, de s’impliquer sur le plan politique.
Prenons le cas du déclenchement : les témoignages de femmes qui regrettent
a posteriori que leur accouchement ait été déclenché abondent ; le déclenchement est associé dans leurs récits à une accélération du travail, des
douleurs difficilement supportables, et plus généralement à une cascade
d’interventions aboutissant plus souvent à des césariennes. Or, pour des
raisons organisationnelles, certains hôpitaux et cliniques ont tendance à
encourager cette pratique. Obliger à revenir sur la littérature pour établir
l’existence de conséquences négatives au déclenchement, c’est une manière
de faire valoir l’expérience de ces femmes. À l’heure où certains s’inquiètent
de ce que la participation des profanes aux processus de décision pourrait
conduire à s’écarter de la médecine des preuves, on constate que, dans
certains cas, ce sont ces profanes qui ramènent la médecine vers les preuves.
Dans d’autres cas, la constitution de cette expertise médico-scientifique
permet à l’association d’agir sur la structuration de l’organisation des soins.
La micro-délétion 22Q11 correspond à un syndrome complexe et se traduit
par des manifestations très variées qui apparaissent seules ou en
association : cardiopathies, anomalies du palais, difficultés d’apprentissage,
baisse de l’immunité, hypocalcémie, problèmes rénaux. Selon la manière
dont les symptômes apparaissent, les spécialistes consultés diffèrent sans
que, bien souvent, ils aboutissent au bon diagnostic. L’éclatement des
spécialités impliquées conduit donc à un important retard de diagnostic.
L’association collecte et met ensemble les données scientifiques sur ce
problème complexe de manière à pouvoir pousser au dialogue et à la
coordination des spécialistes. Ce travail est progressivement reconnu et vaut
à l’association d’être impliquée dans l’établissement des protocoles et dans
le partenariat avec les centres de référence.
Enfin, l’engagement des associations dans la recherche est une réalité qui
s’étend et prend des formes variées. Il est aussi en voie d’institutionnalisation,
puisqu’un organisme comme l’INSERM vise à intégrer des représentants
d’usagers dans l’élaboration de certains programmes de recherche, et pour
cela, participe au renforcement de leur expertise en assurant des formations
dans les principaux domaines scientifiques de la biomédecine.
Conclusion
La constitution d’une expertise profane a joué un rôle moteur dans le
développement de la démocratie sanitaire : c’est en partie parce que certains
mouvements ont su se faire reconnaître comme des interlocuteurs compétents,
informés et porteurs d’un savoir propre que l’intégration des associations
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M. AKRICH, V. RABEHARISOA
dans la gouvernance de la santé a progressé, dans un contexte marqué par
des incertitudes et des controverses face auxquelles l’expertise médicale a
montré ses limites.
Aujourd’hui, l’existence d’instances et de procédures qui donnent un
contenu à la démocratie sanitaire pousse un nombre croissant d’associations
à aller au-delà des seules activités de soutien : elles s’engagent dans la
construction d’une expertise déployée sur deux dimensions – l’expertise
expérientielle et l’expertise médico-scientifique – dont l’articulation constitue
le fondement-même du travail politique des associations, au point que l’on
assiste à la montée de ce que nous appellerons un Evidence-Based Activism.
Cette expertise, avec ses deux composantes, est mobilisée dans des
actions dirigées à la fois vers des patients – il s’agit de renforcer leur capacité
d’action –, et vers le « monde de la santé » – professionnels, établissements,
réseaux de soins, agences sanitaires, ministère, politiques – afin de peser sur
la politique de santé au sens large. Elle contribue ainsi pleinement à la
démocratie sanitaire, dans l’acception double que lui a donnée la loi du
4 mars 2002, i.e. participation des individus aux décisions qui les concernent
et participation de leurs représentants à la gouvernance de la santé.
Aucun conflit d’intérêt déclaré
1. Borkman T. Experiential Knowledge: A New Concept for the Analysis of Self-Help Groups. Soc Serv Rev
1976;50:445-56.
2. Charmaz K. Experiencing chronic illness. In: Albrecht GL, Fitzpatrick R, Scrimshaw SC (dir.), The Handbook
of Social Studies in Health and Medicine. London: Sage 2000:277-92.
3. Maman Blues Tremblements de mères. Vineuil : Éditions Instant Présent 2010;475.
4. Heimann S. La césarienne sur demande maternelle : quelle est la vraie demande de la mère ?, Revue de
médecine périnatale 2009;2(1):8-11.
5. Gétin C, Keddad K, Lecendreux M. Enquête sur le parcours de soin des familles ayant un enfant atteint de
TDAH en France. L’encéphale 2011;3:299.
6. Moore A, Stilgoe J. Experts and Anecdotes. Sci Technol Human Values 2009;34:654-77.
7. Epstein S. The Construction of Lay Expertise: AIDS Activism and the Forging of Credibility in the Reform of
Clinical Trials. Sci Technol Human Values 1995;20:408-37.
8. Barbot J. Les Malades en mouvements. La médecine et la science à l’épreuve du sida. Paris : Balland ;
2002;307 p.
9. Rabeharisoa V. Un nouveau modèle de relation entre les malades et la recherche médicale. NSS
2001;9:27-35.
10. Rabeharisoa V, Callon M, Paterson F, Vergnaud F. Mapping and Analyzing Patient Organization Movements
on Rare Diseases. Rapport Convention ANR-05-061-01; 2008:169 p.
11. Akrich M. From communities of Practice to Epistemic Communities: Health Mobilizations on the Internet.
Sociol. Res. Online 2010;15(2); http://www.socresonline.org.uk/15/2/10.html
Santé publique 2012, volume 24, n° 1 pp. 69-74
BIBLIOGRAPHIE
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