« Croire » : Alain, Meirieu ou la foi (sans foi) du pédagogue Alain TROUVÉ* Résumé : Revenant sur le sens des termes foi et croyance, l’auteur se propose d’illustrer le thème de la foi du pédagogue par l’examen de deux pensées pédagogiques que l’on considère habituellement comme étant antithétiques : celle d’Alain et celle de Philippe Meirieu, la première étant emblématique des positions dites « conservatrices », la seconde étant connue pour incarner le réformisme en éducation. Or, si l’idée d’une foi pédagogique réunit ces deux pédagogues – ce qui est assez consensuel : quel pédagogue n’est pas animé par une « foi » ? –, il est intéressant de noter que Philippe Meirieu s’inspire (entre autres) d’Alain pour construire sa réflexion sur le postulat d’éducabilité. Cette rencontre permet donc de nuancer quelque peu leur opposition à partir d’une décision commune de « croire ». Mots-clés : croyance – éducabilité – foi – morale – savoir. L’opinion largement répandue, et sans doute partagée, selon laquelle on ne peut éduquer sans croire mérite d’être éclairée si l’on veut éviter une première confusion, celle qui consiste à estimer qu’il n’y a de foi et de croyance que religieuse. En effet, sans exclure nécessairement cette dernière, la foi peut-être celle de l’humanisme, de celui qui croit en l’Homme. De plus, elle peut aussi être perçue paradoxalement comme une nécessité de la raison. Sans entrer dans le débat (sans fin) de savoir si, de la religion ou de la philosophie, laquelle des deux est la plus fondamentale, il nous paraît opportun d’apporter quelques précisions sémantiques avant d’aborder plus précisément l’aspect pédagogique de la question. * Maître de Conférences, Université de Rouen, Laboratoire CIVIIC. 1 Quelques précisions sémantiques Croire signifie à l’origine « mettre sa confiance en quelqu’un, en quelque chose », « confier quelque chose à quelqu’un », autrement dit créditer de quelque chose à quelqu’un, ou bien encore lui faire crédit, placer en lui toute sa créance. Ainsi, la personne que l’on crédite devient-elle par ce biais digne de la confiance qu’on lui accorde, dans le sens où confiance signifie justement se fier à quelqu’un, c’est-à-dire avoir en quelque sorte foi (fiance, fides) en lui. Nous constatons donc non seulement que les idées de croyance et de foi sont intimement entremêlées, mais encore qu’elles ne se rapportent pas expressément à la religion. En schématisant un peu (mais pour nous inscrire dans la distinction classique entre foi et raison, entre religion et philosophie), le credo (« je crois ») de la foi peut être distribué selon deux registres : celui, bien sûr, de la croyance religieuse, et celui de la croyance rationnelle par laquelle la confiance, par exemple, peut apparaître comme une version sécularisée de la foi. Ajoutons également que, par extension, croire a pris le sens de « penser que », « être d’avis que », manifester une opinion. Si nous allons un peu plus loin, nous tombons sur le concept d’opinion (la doxa des philosophes) et, dès lors, la croyance n’est plus que l’envers ou l’abîme de la pensée rationnelle. De la foi en éducation Au-delà de ces généralités, c’est, nous semble-t-il, l’idée même de la nécessité de la foi (ou de la croyance) en éducation qui mérite d’être interrogée. En effet, on peut se demander en toute légitimité en quoi l’éducation supposerait nécessairement à son principe un quelconque acte de foi. Il nous paraît donc intéressant de nous arrêter sur l’idée d’un lien étroit entre l’éducation et la foi afin d’en dégager la signification principale. Affirmer que l’on ne peut éduquer sans croire suggère l’idée qu’il existe une limite à nos certitudes en matière d’éducation. En effet, celles-ci sont constituées par la connaissance du fait éducatif (principalement, celle des conditions et des situations d’apprentissage, des modalités de la transmission des connaissances, de ce qui se joue dans la relation éducative, du contexte institutionnel) et des principes qui la justifient. Or, nos certitudes ne sont jamais absolues dans la mesure où elles sont non seulement le fruit d’une lente et difficile conquête au sein d’une réalité extrêmement complexe composée par une grande multiplicité de paramètres (que les Sciences de l’éducation s’efforcent de dégager et d’expliciter), mais encore où elles sont provisoires par nature. Ceci est d’autant plus patent que le savoir en éducation revendique le statut de science, devenant, par conséquent, tributaire de son caractère réfutable (« falsifiable » selon Popper). Un savoir scientifique, aussi précis soit-il, reste en effet tributaire des principes, des hypothèses et des méthodes qu’il mobilise à un moment précis de son histoire. 2 Il y aurait donc en éducation la place pour un « au-delà » de ce qui peut être reçu comme certain dans tel ou tel contexte particulier. Pour dire les choses autrement et de manière synthétique, la certitude en matière d’éducation et de pédagogie – comme partout ailleurs – n’est rendue possible que sur un fond d’incertitude nécessairement plus vaste et englobant. Cela veut dire que la foi trouverait sa place dans cette ouverture à l’indétermination d’un idéal à atteindre, toujours incertain quant à sa réalisation. La foi pourrait même en constituer la condition de possibilité, à la fois effective et morale – du moins c’est ce que nous voudrions montrer dans ce qui suit. Deux adeptes de la « foi sans foi » Nous voudrions illustrer ici cette incontournable « foi du pédagogue » par l’évocation de deux grandes figures de la pédagogie moderne, quoique n’appartenant pas à la même époque. Il s’agit d’Alain, philosophe et pédagogue de la grande tradition rationaliste (qui va des Stoïciens à Kant en passant par Descartes et Spinoza), et de Philippe Meirieu, pédagogue héritier du mouvement de l’Éducation nouvelle, spécialiste des activités de groupe et ardent défenseur de la pédagogie différenciée. Sans doute notre propos est-il quelque peu provocateur. Cependant, il nous a paru intéressant de mettre en regard ces deux pédagogues qui s’opposent sur bien des points1, mais qui, en l’occurrence, se rencontrent avec bonheur quant à la question de la croyance en éducation. Alain ou l’obligation de croire Alain est célèbre pour avoir développé sa pensée pédagogique (et philosophique), dans les années vingt et trente, au sein d’un ensemble de textes courts que l’auteur a qualifié de « propos ». Si ses Propos sur l’éducation et sa Pédagogie enfantine2 sont bien connus, c’est également par le biais de bien d’autres « propos » que s’exprime sa pensée pédagogique. C’est notamment le cas en ce qui concerne la question de la croyance, que l’auteur conçoit selon deux registres différents, celui de l’enfant ou de l’élève et celui de l’adulte ou de l’éducateur. 1 Ne serait-ce que parce l’un déduit sa pédagogie de sa philosophie et que l’autre, inversement, déduit sa philosophie de son expérience pédagogique. En schématisant, nous pourrions avancer que Alain, en philosophe humaniste, croit d’abord en l’homme : il part de l’homme pour arriver à l’élève ; alors que P. Meirieu, en pédagogue humaniste, croit d’abord en l’enfant : dans le sillage de Pestalozzi, il part de l’élève pour arriver à l’homme. 2 Réunis en un volume publié aux PUF en 1986. 3 Croyance et foi Alain, en fidèle disciple de Platon et de Descartes, oppose croyance et savoir. « Ne pas croire, mais savoir » (1970, p. 280), telle est l’une de ses principales maximes philosophiques. Cependant, s’agit-il d’abolir la croyance pour autant ? Certainement pas, comme le montre la distinction qu’il opère entre deux formes de croyance, l’une négative et l’autre positive. La première est propre à l’enfant et à l’esprit faible. « L’enfant croit […] par faiblesse » affirme-t-il en lui opposant l’adulte raisonnable qui croit plutôt par « force d’esprit » (ibid., p. 254). C’est que l’enfant est volontiers crédule. Il acquiesce d’abord : « L’enfant dit oui avant d’avoir compris », souligne encore Alain (ibid., p. 1045). Alors que ce qui caractérise la raison de l’homme fait, c’est son scepticisme méthodologique qui le fait douter d’abord. « Penser, c’est dire non », affirmait volontiers le philosophe. La seconde, au contraire, est volontaire. Elle manifeste ainsi la présence de la raison en l’esprit. Elle est l’acte de foi à partir duquel non seulement tout savoir mais encore toute liberté sont légitimes et possibles. La première maxime se renverse donc en son contraire : il faut croire d’abord avant de savoir et de pouvoir, nous rappelle paradoxalement le philosophe de la raison et de la volonté. Ainsi, la foi précède-t-elle tout autant la connaissance et l’action. Elle leur est même nécessaire, mais, il est vrai, selon deux niveaux différents. Passage obligé, mais simplement passage, en ce qui concerne la connaissance : il s’agit aussi d’en sortir ; mais un principe en ce qui concerne l’action : il s’agit d’y rester. « Il faut croire aussi au semblable » (1958, p. 1061), nous dit-il. De telles idées peuvent surprendre de la part d’un cartésien convaincu. En effet, le cartésianisme ne nous a-t-il pas appris à distinguer nettement le monde de la foi de celui de la raison, la première étant subsumée sous la seconde ? Cependant, Alain avait également perçu que l’évidence rationnelle ne suffisait pas pour fonder la connaissance, et que l’adhésion à l’évidence supposait un acte de foi préalable. Tout en ne confondant pas la foi religieuse avec la foi rationnelle, Alain établit donc une distinction qui lui restera chère, celle entre la croyance, qui est automatisme et passivité, et la foi, effort volontaire. Grâce à cette distinction, la foi retrouve toute sa place dans la réflexion rationnelle, et le philosophe – même le plus rationaliste – ne devra pas l’évincer de son horizon de pensée, tant en ce qui concerne la connaissance que l’action. Pour ce qui est de la connaissance, il faut adhérer en quelque sorte naïvement au monde et, en ce qui concerne l’action, avoir foi en soi. Pour connaître, « il faut croire d’abord » (1951, p. 77), et pour agir librement, il faut d’abord prendre « le parti de croire en soi » (1960, p. 186). « Croire d’abord », car sans ce préalable la vérité est impossible, même si la précession (et non sa négation) de la croyance par rapport au savoir peut heurter notre fibre platonicienne et cartésienne : « Il faut croire avant toute preuve, car il n’y a point de preuve pour qui ne croit rien » (1951, p. 77). Selon Alain, la possibilité même de prouver quoi que ce soit suppose toujours la croyance, ne 4 serait-ce que celle qui envisage l’administration de la preuve. « De quel ton Socrate expliquerait-il la géométrie au petit esclave, s’il n’était assuré de trouver en cette forme humaine la même raison qu’il a sauvée en lui-même ? » (ibid.). De la même façon, « la justice n’existe point » (1970, p. 280), elle n’est pas un fait observable que l’on pourrait décrire et quantifier, c’est-à-dire un « objet de savoir », mais, en tant qu’idée ou idéal, « je dois la vouloir ». Donc y croire ! En fait, Alain reprend à son propre compte la distinction kantienne entre « deux ordres de choses », celui de l’être et celui du devoir-être ou du vouloir-être. Le premier est celui de la connaissance phénoménale, objet de savoir ; le second, celui de la foi morale, objet de la volonté bonne. Ainsi, si la justice n’est pas stricto sensu, il faut néanmoins la vouloir. Or « comment vouloir sans croire ? » demande le philosophe (ibid.). Bref, dans l’univers de la morale, seule la croyance importe, faute de connaissance. Telle est donc illustrée la limite évoquée plus haut, en l’occurrence, celle par laquelle la croyance doit se substituer au savoir3. La perspective savante et la perspective morale se trouvent donc réunies au sein de l’univers de la croyance. Et, en vérité, bien avant Kant, dans la tradition cartésienne elle-même. On se souvient que Malebranche, par exemple, voulant prouver l’existence d’une raison universelle partagée par tous les hommes, suppose (« croit ») que tout homme, quel qu’il soit, voit nécessairement « que deux fois deux font quatre et qu’il faut préférer son ami à son chien » !4 Il y aurait par conséquent une même légitimité de la croyance (rationnelle, raisonnable ?, raisonnée en tout cas) aussi bien dans le domaine de la connaissance que dans celui de l’action. Ainsi, la croyance (comme foi) est-elle doublement justifiée : du point de vue de la connaissance et du point de vue moral. Dans les deux cas, elle exerce un rôle fondamental : préalable pour le premier, fondateur pour le second. L’argument des « esprits forts », ceux qui, dit-on, ne croient en rien, se retourne donc contre eux. Alain en souligne la faiblesse fondamentale, laquelle réside justement dans leur manque de foi : « Il ne manque pas d’esprits sans foi. Ce sont des esprits faibles » (1951, p. 77). Ces esprits soi-disant « forts » sont faibles en ce qu’ils « cherchent un appui au dehors » (ibid., p. 78), dans l’expérience commune. Pour Alain, c’est s’empêcher de penser, c’est dormir et tricher, manifestation d’une paresse de l’esprit. Car la libre volonté ne peut s’exercer qu’à partir de la foi en soimême5. « Ainsi l’usage commun nous rappelle que la foi habite aussi cette terre, et que le plus humble travail l’enferme toute » (1960, p. 186). Curieuse surprise, donc, chez un philosophe rationaliste : la foi se trouve ainsi érigée non seulement au rang de vertu, mais elle est même « la première » (ibid., p. 187) de toutes ! Pourquoi ? Parce qu’elle va de pair avec l’espérance sans laquelle on ne peut rien, 3 Pour la référence kantienne, se reporter à la Préface à la seconde édition de la Critique de la raison pure. 4 MALEBRANCHE, Œuvres complètes, tome III : De la Recherche de la Vérité. Éclaircissements, Paris : Éd. Vrin, 1976, p. 129. 5 La pensée d’Alain est en accord avec l’idée de générosité telle que l’entendait Descartes (Les passions de l’âme, § 153). 5 ni à l’égard des choses ni à l’égard des hommes, nous dit Alain. Le matérialisme est une impasse. Ici encore, Alain se montre parfaitement kantien. Conséquences sur l’éducation Nous mesurons donc toute l’importance de telles idées en ce qui concerne l’éducation pour autant que, effectivement, éduquer c’est à la fois croire en soi et croire en l’autre : c’est là toute la part de la confiance, sans doute premier degré de la foi (1958, p. 1044), mais néanmoins essentielle à la relation éducative. En effet, cette « foi morale » n’est pas sans avoir un écho dans le registre de l’éducation, et pas seulement parce l’éducation comme la morale relève, en dernière analyse, de l’action pratique (praxis), mais parce qu’elle joue un rôle cardinal dans le domaine des relations entre les hommes et, plus particulièrement, dans celui de l’éducation et de l’enseignement. Comment le recours à la croyance peut-il donc se justifier dans le champ de l’éducation ? Selon Alain, celui-ci se vérifie par le crédit (creditum) ou la créance (credentia) que l’adulte accorde à l’enfant qu’il élève et qu’il éduque. Cet a priori de la foi envers autrui est fondamental, car il en va de la possibilité même de l’apprentissage : « Comment l’enfant arriverait-il à parler et à entendre si on l’en croyait incapable ? » (1970, p. 1044), nous rappelle le philosophe pédagogue. Si nous voulons véritablement éduquer ou instruire autrui, il nous faut donc le créditer d’une vertu, celle de la capacité d’apprendre et de progresser, vertu qu’il n’actualise peut-être pas dans les faits mais en laquelle il faut croire pour qu’elle soit possible. « Si je crois que les hommes sont ignorants, paresseux, malveillants, et sans remède, que puis-je tenter ? Tenterai-je seulement d’instruire un enfant si je le crois stupide ou frivole ? », répète encore Alain (1960, p. 187). Foi, espérance et, d’une certaine façon, charité deviennent ainsi, en dehors de tout contexte théologique, des vertus proprement humaines. Ces vertus nourriront sa pédagogie humaniste, laquelle s’inscrit dans le processus de sécularisation qui, commencé déjà depuis bien longtemps, s’est poursuivi tout au long du XXe siècle. Nous aurons ainsi une exacte mesure de la teneur de cette pédagogie de la foi par le fait qu’elle prend le parti de s’intéresser à « ceux que l’on n’instruit guère, soit parce qu’ils ne veulent pas apprendre, soit parce qu’ils ne peuvent » (1970, p. 643). Or, c’est justement ceux-là, nous dit Alain, qui doivent mériter tous nos soins et toute notre attention. Surtout ne pas les tenir pour des laissés-pour-compte, contrairement aux habitudes bien ancrées qui préfèrent la facilité des jugements sommaires (« Ce garçon n’est pas intelligent »). Au contraire : « Ceux qui s’accrochent partout et se trompent sur tout, ceux qui sont sujets à perdre courage et à désespérer de leur esprit, c’est ceux-là qu’il faut aider » (ibid.). Aider, et non abandonner comme on le fait si souvent. Le jugement hâtif et définitif, « c’est la faute capitale à l’égard de l’homme » poursuit Alain. « À l’égard de l’homme » : cette expression suggère que l’on ne peut dissocier la pédagogie d’une philosophie de l’homme selon laquelle la 6 personne est une fin en soi et non un moyen (une « chose », dit Kant) destiné à servir des fins qui lui sont extérieures et étrangères. Le problème de ce manquement n’est donc pas spécifiquement pédagogique au sens technique du terme (un manque de professionnalisme), mais il est de nature philosophique dans la mesure où il met en jeu le fondement même de l’humanité. C’est pourquoi Alain peut écrire encore : « Il faut croire aussi au semblable et le supposer digne d’être instruit et capable de liberté » (1958, p. 1061). Nous reconnaissons dans ces derniers propos l’expression d’un principe qui sera formulé plus tard, notamment par Philippe Meirieu, sous l’appellation de « postulat d’éducabilité ». Le stoïcisme d’Alain peut nous aider à le comprendre. En effet, dans un passage tout à fait édifiant, le philosophe répète, avec les disciples de la célèbre école du Portique (stoa), que, si nous ne pouvons changer le cours des choses naturelles, cela est en revanche possible en ce qui concerne nos « frères les hommes » : « ce que je crois finit souvent par être vrai » (1952, p. 227). C’est à partir du constat qu’il y a des choses qui dépendent de nous et d’autres qui n’en dépendent pas que la croyance peut devenir soit nécessaire et précieuse, soit vaine et même nuisible. Croire que « les choses iront comme je veux » est une prière de « nigaud », mais croire en les vertus d’autrui se révèle tout à fait bénéfique aussi bien dans le domaine des sentiments que dans celui de la politique et de l’éducation. Écoutons encore une fois Alain à ce sujet : « Si je crois que l’enfant que j’instruis est incapable d’apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme » (ibid.). Ainsi, nous pouvons mesurer toute la puissance de la croyance : croire que l’autre est capable de telle ou telle vertu, c’est en fait lui conférer cette vertu. La confiance que le maître accorde à l’élève le rend déjà capable d’apprendre, si ce dernier avait préalablement perdu confiance en lui, si ce dernier ne croyait déjà plus en lui. Dans le registre des affaires humaines, la croyance ainsi comprise possède donc un effet de réalité : croire en la liberté d’autrui, c’est l’instituer dans sa liberté fondamentale, c’est lui donner l’occasion d’être effectivement libre. Croire que l’élève que l’on éduque et que l’on instruit est intelligent, c’est déjà le rendre tel. Telle est la fonction créatrice de la croyance, laquelle, à vrai dire, ne se vérifie que dans le monde de l’intersubjectivité, là où il y a possibilité de transformer autrui par un acte de volonté, par la décision morale de croire en lui. Mais comme nous ne sommes jamais certains que les choses iront comme nous le voulons, comme nous n’avons aucune assurance quant à l’effectivité de notre crédit ou confiance, c’est-à-dire comme nous ne savons jamais si autrui en qui je crois évoluera dans le sens de mon espérance, la croyance en autrui relève d’un pari, d’une logique du quitte ou double. Tel est aussi le risque de l’éducation. En vérité, la croyance, en général mais peut-être plus encore en éducation manifeste l’acte d’une pure donation. En effet, la confiance ne peut se gagner que si, au préalable, 7 elle est donnée. Nous comprenons donc pourquoi Alain conclut son propos par ces mots : « Il faut donner d’abord » (ibid.). Nous connaissons la position de ceux qui fustigent la pédagogie. Par exemple, nous nous souvenons qu’il y a déjà presque une trentaine d’années, JeanClaude Milner, dans un désormais célèbre pamphlet, dénonçait « ceux qui croient à la pédagogie » (1984, p. 109) et regrettait qu’elle soit incluse, avec les sciences de l’éducation, dans la formation des enseignants : « Il paraît aller de soi qu’un enseignant aujourd’hui doit croire à la pédagogie » (ibid., p. 110 ; c’est nous qui soulignons)6. Évoquant Alain, mais l’exagérant outrageusement, Jean-Claude Milner considère que la pédagogie est « une pure et simple affaire d’opinion » (ibid.). Mais l’auteur n’est-il pas lui-même victime du préjugé selon lequel la croyance n’est qu’affaire d’opinion ? Or, nous avons vu qu’Alain pensait le contraire, rappelant que, quoiqu’on en dise, nous naviguons sur l’océan de l’incertitude, si bien que tout savoir suppose à son commencement un acte de foi. Il y aurait donc selon le philosophe de la volonté une primauté ontologique de la foi sur le savoir. Mais d’une foi entendue comme foi radicale, antérieure à la foi religieuse elle-même, par laquelle il nous est possible de connaître et d’aimer le monde parce que nous y croyons d’abord. Cette foi, excédant le simple savoir du réel, nous permet d’élargir l’horizon de notre intelligibilité des choses par l’anticipation et la projection qu’elle autorise. Anticiper, projeter, « y croire » enfin, n’est-ce pas là certains des ressorts de l’éducation ? Comment éduquer si nous ne croyons pas dans le monde et dans ceux qui lui appartiennent ? Philippe Meirieu et le postulat d’éducabilité Le postulat d’éducabilité Bien que partant d’un horizon intellectuel tout à fait différent de celui d’Alain, Philippe Meirieu cautionne, lui aussi, la valeur éducative de la croyance. Ce présupposé pédagogique est théorisé chez ce pédagogue sous la forme du « postulat d’éducabilité », dont nous pouvons en reconnaître l’inspiration dans les propos du philosophe normand sur lequel d’ailleurs Philippe Meirieu s’appuie à l’occasion. Philippe Meirieu cite en effet assez souvent Alain à qui il fait l’honneur d’avoir donné une importance capitale à ce principe : « C’est certainement Alain qui a le mieux indiqué l’impérieuse nécessité du concept d’éducabilité », affirme-t-il dans ses premières grandes publications (1996 a, p. 142)7. 6 Précisons qu’Alain n’a jamais été hostile à la pédagogie en général, mais qu’il s’élevait contre la pédagogie magistrale et la pédagogie centrée exclusivement sur l’enfant. 7 P. MEIRIEU s’appuie régulièrement sur Alain pour étayer sa pensée pédagogique (cf., entre autres, Le choix d’éduquer. Éthique et pédagogie [1991], Paris : ESF, 6e tirage 1997, p. 38 ; La pédagogie entre le dire et le faire, Paris : ESF, 1995, p. 215 ; Faire l’École, faire la classe, Paris : ESF, 2004, pp. 84 et 147). 8 Ceci étant dit, il faut quand même rappeler que le principe de l’éducabilité de l’être humain n’est pas une nouveauté dans le monde de l’éducation puisque nous le trouvons dès Socrate (l’éducabilité est fondée sur un savoir tourné vers le « soin de l’âme »), repris ensuite par des personnalités aussi différentes que Comenius (qui admet le principe d’une éducabilité universelle), Rousseau (l’éducabilité est fondée sur l’indépassable nature perfectible de l’homme), Kant (l’éducabilité de l’homme lui permet de faire le pont entre nature et liberté) ou Claparède (l’éducabilité est ce qui permet de conduire un individu d’un état à un autre). Mais l’originalité de Philippe Meirieu consiste à avoir souligné que l’éducabilité n’est jamais constatée en tant que telle, c’est-à-dire que, pour reprendre la terminologie kantienne, elle n’est pas de l’ordre des phénomènes, soit de l’ordre des réalités observables, et, par conséquent, descriptibles, mesurables et quantifiables. En langage métaphysique, on dira que l’éducabilité ne relève pas de la catégorie de l’être. N’étant pas objectivable empiriquement, l’éducabilité est donc d’abord une hypothèse. Or P. Meirieu soutient que sans une telle supposition, non seulement l’activité éducative perd tout son sens, mais elle devient proprement impossible : « Sans cette postulation, l’entreprise [l’éducation] serait totalement dérisoire, complètement vaine et, plus radicalement, impossible » (1997, p. 25). L’éducabilité est en effet présentée par ce dernier comme « une postulation fondatrice de la possibilité même d’éduquer » (ibid.). L’éducabilité est donc l’objet d’une postulation (de postulare : demander qu’on accorde), c’est-à-dire qu’elle est admise comme principe sur la foi d’une certitude morale. Relevant exclusivement du domaine du devoir-être, elle s’intègre par conséquent dans l’univers de la croyance. S’il s’agit donc de repérer une « foi du pédagogue », dans le sens d’une foi qui serait « sans foi », c’est-à-dire considérée en dehors du champ proprement religieux, c’est précisément au niveau de l’éducabilité qu’il faudra la trouver. Dans le sillage d’Alain et fidèle, comme ce dernier, à l’inspiration kantienne, P. Meirieu répète ainsi que l’éducabilité est une affaire de croyance et non de science (connaissance positive). C’est en ce sens que, érigé en postulat de la raison et de l’action pédagogiques, le postulat d’éducabilité peut devenir un « principe éthique » et une « exigence morale » (1996 a, respectivement pp. 165 et 145)8. Le sens du postulat d’éducabilité Nous pouvons interpréter les propos de P. Meirieu que nous venons de rapporter, selon une double acception. D’abord dans le sens où nous avons affaire ici à un élément fondateur de l’action pédagogique (sans cette postulation, l’entreprise éducative est tout simplement impossible), ensuite dans celui où est 8 « La prudence pédagogique […] repose tout entière sur le postulat d'éducabilité, lequel […] est d'ordre éthique », constate de son côté Michel Fabre (« Existe-t-il des savoirs pédagogiques ? », dans HOUSSAYE J., SOËTARD M., HAMELINE D., FABRE M., Manifeste pour les pédagogues, Paris : ESF, 2002, p. 110). 9 présupposée l’idée selon laquelle l’essence de l’éducation réside dans la moralité (ce postulat, moral par essence, place l’éthique au cœur même de l’entreprise éducative). C’est donc à ce titre que ce postulat, fondant l’activité pédagogique elle-même, est explicitement interprété comme « principe régulateur » par Philippe Meirieu, qui reprend ici la distinction kantienne entre « principe régulateur » et « principe constitutif »9. Dans la perspective kantienne en effet, la moralité de l’acte est suspendue à la décision de considérer la liberté comme étant susceptible de se réaliser. De la même façon, dans la perspective pédagogique, il paraît nécessaire de postuler l’éducabilité d’autrui au fondement même du processus éducatif. Philippe Meirieu conclut donc : « Aussi, si la simple projection dans la réalité pédagogique d’un a priori métaphysique est incontestablement abusive, en revanche, son utilisation comme principe régulateur en fait-elle une règle de conduite nécessaire ou, au sens kantien, une ‘maxime morale de la raison’ » (1996 a, p. 151). Précisons davantage. Nous avons vu en quoi l’éducabilité ne relevait pas du donné, c’est-à-dire de ce qui est empiriquement constatable puisqu’elle ne peut se conclure directement des observations de la réalité, en l’occurrence du fait éducatif. De fait, jamais l’enseignant, par exemple, ne pourra vérifier de visu (donc mesurer, évaluer, etc.) ou prouver scientifiquement que tel ou tel élève a fait des progrès grâce aux conseils et aux aides qu’il a pu lui apporter. Il est donc condamné à l’hypothèse, à la conjecture. C’est pourquoi, vue sous cet angle, l’éducabilité ne possède pas de réalité scientifique dans le sens où elle serait un principe constitutif de la science de l’éducation. Si la maxime du projet pédagogique, telle que la formule P. Meirieu, consiste à « faire réussir tous les élèves dans toutes les matières, rechercher et mettre en place les stratégies requises pour que tous puissent effectuer les apprentissages proposés, ne jamais rejeter sur l’élève la responsabilité de l’échec tant que l’on n’a pas épuisé tous les moyens possibles pour le faire réussir » (1996 a, p. 140), néanmoins, rien ne garantit au pédagogue qu’il a épuisé toutes les ressources méthodologiques, rien ne l’assure qu’il ne reste pas un moyen encore inexploré qui pourrait réussir là où, jusqu’ici, il a échoué. Cependant, Philippe Meirieu soutient que s’il n’est pas possible de vérifier scientifiquement le postulat d’éducabilité, il est en revanche possible de le valider. En effet, en tant qu’elle est postulée, l’éducabilité n’est jamais vraie, car, encore une fois, on ne peut la vérifier expérimentalement. Mais 9 Dans la Critique de la raison pure (« Appendice à la dialectique transcendantale »), Kant opère cette distinction pour signifier que les idées de la raison (l’âme, le monde et Dieu), si elles ne peuvent fournir aucune connaissance (elles n’ont pas d’usage constitutif en matière d’objets), sont néanmoins nécessaires pour diriger l’entendement (le réguler) dans son activité de connaissance. Les idées de la raison sont donc des principes régulateurs dans le sens où ils postulent une unité du divers empirique dont nous avons besoin pour unifier notre connaissance, mais dont l’unité n’est jamais l’objet d’expérience. Par exemple, l’âme n’est jamais donnée empiriquement. Le principe de sa liberté, nécessaire à la détermination des conditions de possibilités de l’acte moral, ne peut être que postulé. Son usage est donc régulateur. 10 au regard de la pratique, elle est une idée juste, affirme encore Philippe Meirieu dans l’extrait suivant : « Il n’est donc pas nécessaire de chercher à fonder scientifiquement le concept d’éducabilité, mais il convient seulement de le valider. Au regard de la science, l’éducabilité totale n’est jamais ‘vraie’ ; mais au regard de la pratique qu’elle autorise, c’est une idée juste » (1996 a, p. 151). L’éducabilité ne peut donc être déductible d’aucune connaissance, qu’elle porte sur les personnes (ce qui limite, soit dit en passant, la prétention de vouloir tout connaître de l’enfant ou de l’élève pour asseoir sa pratique pédagogique) ou bien sur les situations et les relations qu’elles entretiennent entre elles, puisque, comme nous l’avons déjà dit, elle ne relève pas du domaine empirique. En revanche, la pertinence du postulat d’éducabilité réside dans le fait qu’il se situe à la source de la connaissance, c’està-dire qu’il la rend possible, qu’il l’autorise en quelque sorte. Sa finalité ne consiste donc pas à rendre compte de la réalité, mais de la transformer autant qu’il est possible dans le sens d’une autonomisation de celui que l’on éduque. Certes, il n’est pas question de nier les handicaps et les difficultés, mais d’abord de chercher à les comprendre afin de les surmonter. « Il ne peut jamais être question de faire comme si les obstacles n’existaient pas, mais toujours comme s’ils étaient dépassables » (1996 a, p. 151). En ce sens, la théorie du « handicap socioculturel » ne saurait être une fatalité : la foi du pédagogue nous en prémunit ! Résumons : l’éducabilité ne peut qu’être objet de croyance. Cela veut dire qu’il faut la considérer comme un postulat moral, un principe pratique inconditionnel et indiscutable. Admise sans preuve empirique, on ne peut que la postuler. « Faire comme si » Ainsi, nous retrouvons Alain : « Ce que je crois finit souvent par être vrai ». Le réel est muet et tout regard porté sur lui manifeste un choix, une interprétation, en somme, l’existence d’une subjectivité. Si je crois le projet possible, je chercherais dans le réel des points d’appui pour mon action. Et puisque le réel est un immense réservoir de faits, je finirai toujours par en trouver. En revanche, si j’ai décidé que le projet était irréalisable, je chercherais des mobiles – ceci ne posant aucune difficulté, les prétextes de toutes sortes ne manquant pas – justifiant mon abandon et pouvant me servir d’excuse. Selon le regard (la croyance) que je porte sur l'enfant ou sur l’élève, les effets sur lui peuvent être positifs ou négatifs (« effet Pygmalion ») : un préjugé favorable peut permettre à l’élève de reprendre confiance en lui. Au contraire, « celui dont on n’attend rien de bon se conformera à la représentation de lui-même qu’il prête au maître », nous dit encore Philippe Meirieu (1996 a, p. 145). Par exemple, si l’élève a bien compris que le maître pensait qu’il était un cancre, manquant de confiance en lui, il y a de grandes chances pour qu’il se conforme à son opinion et se comporte comme tel. « La défiance a fait plus d’un voleur », disait Alain. Au fond, le postulat 11 d’éducabilité s’enracine dans une philosophie de la liberté dont l’élément moteur réside dans l’engagement à l’égard d’autrui, en l’occurrence de l’éducateur à l’égard de l’éduqué. Parce que, finalement, on est toujours déjà engagé vis-à-vis de l’autre, et nous nous demandons si nous serons à la hauteur de notre engagement. Or, le premier gage de cet engagement consiste pour le pédagogue à croire en cet autrui qu’est l’élève. Par où la foi signifie aussi fidélité à un engagement. Le paradoxe de l'éducabilité n’est donc qu’apparent : si elle est non fondée scientifiquement (car non observable) car « constamment démentie par les faits » (1992, p. 93), du point de vue pratique (moral et pédagogique), elle est fondatrice : « Tout impose de poser l’éducabilité comme principe fondateur de la démarche éducative » (1996 b, p. 192). Tel est donc le point essentiel de l’éducabilité comme principe moral : « faire comme si »10. Non pas au sens de la simulation – faisant entrer ainsi la relation au mieux dans une comédie, au pire dans l’hypocrisie du mensonge fait à autrui comme à soi-même –, mais dans celui de la foi en l’autre, dans la confiance qu’on lui accorde. Mais surtout, le principe de l’éducabilité d’autrui nous impose qu’il ne faut jamais se résigner à l’échec et au jugement définitif, comme nous l’avons vu également avec Alain. « Faire obstinément comme si » répète Philippe Meirieu, même si « voir dans le principe d’éducabilité une règle d’action pour l’activité pédagogique quotidienne » suppose « une bonne dose de candeur » (1997, respectivement, pp. 32 et 31). De plus, puisque nous sommes pas ici dans le registre de la certitude scientifique (la démarche expérimentale achoppe ici à la réduction du sujet à ses catégories et à ses protocoles), l’éducabilité est également l’objet d’un « pari » (ibid., p. 47) et, consécutivement, engage une prise de risque. Mais n’est-ce pas la tout l’enjeu de la confiance dont on le crédite ? Dès lors, nous saisissons donc pourquoi la maxime de l’éthique pédagogique, telle qu’elle est formulée par Philippe Meirieu : « vouloir enseigner, c’est croire en l’éducabilité de l’autre ; vouloir apprendre, c’est croire à la confiance de l’autre sur moi » (ibid., p. 39), repose sur un acte de foi, où la croyance de l’adulte ou du maître et celle de l’enfant ou de l’élève se nourrissent mutuellement. Cependant, il paraît bon de préciser que si, dans ses premiers travaux, Philippe Meirieu affirmait avec force que « l’acte pédagogique se fonde sur un choix éthique, une postulation irréductible de l’éducabilité » (1996 b, p. 108), ses positions sont devenues beaucoup plus nuancées dans ses écrits ultérieurs. Par exemple, il avoue, évoquant ceux qui comme lui avaient pleinement adhéré à cette foi du pédagogue, que « nous n’avons pas toujours été capables d’élucider clairement le statut épistémologique de ce postulat d’éducabilité » (1992, p. 93). 10 Souvenons-nous de KANT : « Il nous faut considérer tout ce qui ne peut jamais appartenir qu’à l’ensemble de l’expérience possible comme si celle-ci constituait une unité absolue, bien que tout à fait dépendante et toujours conditionnée dans les limites du monde sensible, mais cependant en même temps, comme si l’ensemble de tous les phénomènes […] avait, en dehors de sa sphère, un principe suprême et suffisant à tout » (Critique de la raison pure, Paris : PUF, 1975, pp. 468-469). 12 Toutefois, il ne s’agit pas pour autant de remettre en cause ce postulat en lui-même, mais de condamner le crédit unilatéral dont il a fait l’objet parmi les pédagogues. Ces derniers se sont aperçus en effet que faire reposer l’éducation sur ce seul principe conduisait à dédouaner l’élève de toute responsabilité dans le processus de sa propre éducation : Croire en l’éducabilité des élèves, c’est donc toujours, de fait, faire de l’élève en échec la victime de circonstances et de pratiques qui lui ont été défavorables. Puisqu’on croit que tout être est éducable et peut réussir dans toutes les disciplines, puisqu’on affirme que c’est l’activité éducative à son égard qui a été défaillante, puisqu’on fait de cette affirmation le postulat logique et méthodologique de toute l’action pédagogique, on place l’enfant sur un piédestal théorique où sa propre responsabilité n’est plus questionnable. (Ibid., pp. 94-95, c’est nous qui soulignons) Philippe Meirieu a donc pris conscience que cette postulation pouvait donner lieu à une dérive, celle du sentiment de toute puissance du pédagogue : c’est la fameuse « tentation démiurgique » (sur laquelle il reviendra abondamment dans Frankenstein pédagogue) « qui veut que l’on attende toujours que l’autre réussisse et que l’on fasse tout pour cela » (1993, p. 73). C’est pourquoi il jugea bon d’adjoindre au postulat d’éducabilité un second principe, celui de « nonréciprocité » qui commande au pédagogue de renoncer à la quête de reconnaissance dont il est susceptible de faire l’objet de la part de son élève et qui le motive pourtant fréquemment, plus ou moins secrètement, au point d’en faire l’argument principal de son exercice : « Principe de non-réciprocité qui veut que, si l’on a tout à donner à l’autre, on n’a rien à exiger de lui, ni sa reconnaissance, ni sa soumission, ni même sa réussite » (ibid.). Devoir tout à ses élèves sans rien attendre d’eux en retour : tel est donc le tour de force exigé par l’action pédagogique11. Mais comment y parvenir sans une foi préalable ? Ainsi, les conceptions pédagogiques de Philippe Meirieu s’inscrivent parfaitement dans la perspective d’une foi que l’on pourrait dire raisonnée, celle du « faire comme si », celle du « y croire » vérifiant la portée éthique de la pédagogie. Conclusion Au-delà de tout ce qui peut séparer Alain et Philippe Meirieu, force est de constater que le philosophe et le pédagogue se réunissent autour d’une même inspiration pédagogique plaçant la croyance au fondement de l’entreprise éducative : donner et non abandonner. Ainsi, ces deux auteurs, aussi opposés 11 Nous ne pouvons développer ici l’ensemble de l’argumentation de P. Meirieu. Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage Le choix d’éduquer, pp. 45 sqq., dans lesquelles l’auteur s’appuie notamment sur la pensée éthique d’E. Levinas. 13 soient-ils, sont précieux dans la mesure où ils nous rappellent que le problème de l’éducation ne saurait se résoudre par la seule scientificité, et qu’en vérité, il n’y a pas d’éducation possible sans fondement moral. De là, l’ouverture inévitable à la croyance. Non pas la croyance faible, celle de l’opinion, mais celle de la foi, voulue et raisonnée. Car qu’est-ce qu’éduquer sinon avoir la foi en l’humanité de l’homme ? Et, sans cette foi préalable, que seraient l’éducation et la pédagogie sinon une entreprise de conditionnement ? 14 Bibliographie ALAIN, Propos sur la religion, Paris : PUF, 1951. ALAIN, Propos d’un Normand I, Paris : Éd. Gallimard, 1952. ALAIN, « Définitions », dans Les Arts et les Dieux, Paris, Éd. Gallimard, La Pléiade, 1958. ALAIN, « Les idées et les âges », dans Les Passions et la Sagesse, Paris, Éd. Gallimard, La Pléiade, 1960. ALAIN, Propos II, Paris : Éd. Gallimard, La Pléiade, 1970. MEIRIEU Philippe, DEVELAY Michel (1992), Émile, reviens vite… Ils sont devenus fous, Paris : ESF, 1992. MEIRIEU Philippe, L’envers du tableau, Paris : ESF, 1993. MEIRIEU Philippe, Itinéraire des pédagogies de groupe, Paris : Éd. Chronique Sociale, 6e édition, 1996 a. MEIRIEU Philippe, Outils pour apprendre en groupe, Paris : Éd. Chronique Sociale, 6e édition, 1996 b. MEIRIEU Philippe, Le choix d’éduquer. Éthique et pédagogie, Paris : ESF, 6e édition, 1997. MILNER Jean-Claude, De l’école, Paris : Éd. du Seuil, 1984. 15