Douleurs pensées, douleurs vécues Itinéraire ethnographique

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Spica L.
Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
ETHR11
Université de Provence Aix-Marseille 1
Département d’Anthropologie
MASTER 1 PROFESSIONNEL
« Anthropologie & Métiers du Développement durable »
ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique
Douleurs pensées, douleurs vécues
Itinéraire ethnographique
Laura Spica
Sous la direction de Yannick Jaffré et Jacky Bouju
2007– 2008
Juin 2008
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
ETHR11
Université de Provence Aix-Marseille 1
Département d’Anthropologie
MASTER 1 PROFESSIONNEL
« Anthropologie & Métiers du Développement durable »
ETH R11 Mémoire de recherche bibliographique
Douleurs pensées, douleurs vécues
Itinéraire ethnographique
Laura Spica
Sous la direction de Yannick Jaffré et Jacky Bouju
2007– 2008
Les opinions exprimées dans ce mémoire sont celles de l’auteure et ne sauraient en aucun cas
engager l’Université de Provence, ni les directeurs de mémoire.
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Comment justifier la vie, qui est souffrance et cri ? Comment justifier la vie,
"méchante matière malade", elle qui vit de sa propre souffrance et de ses propres cris ?
La seule justification de la vie, c'est le Savoir, qui est à lui seul le Beau et le Vrai.
Gilles Deleuze, Critique et clinique, 1993
Le circuit de l'être est brisé et le temps vient à ses yeux se condenser dans la qualité émotive d'un
seul instant vivant : celui de l'arrachement. Conscience aiguë de l'instant, de sa précarité et son
intensité. Mais pour les autres le temps continue de dérouler son flux tandis qu'elle s'enferme dans
une expérience de coupure radicale, placé dans un temps creux, un trou du temps. Cette durée,
muée en un instant arrêté prélevé sur le continu, devient instant perpétuel – ou perpétué dans la
glaciation du souvenir de la douleur et de souvenir de sa mortalité.
Jérôme Porée, La philosophie à l'épreuve du mal – Pour une phénoménologie de la souffrance, 2000
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Mes remerciements vont droit à celles et ceux qui ont dirigé,
influencé et nourri la réflexion qui fait la trame de ce mémoire
J'adresse mes plus vifs remerciements à messieurs
Yannick Jaffré et Jacky Bouju dont la généreuse disponibilité,
les orientations méthodologiques et les remarques lumineuses
m'ont été infiniment précieuses
J'ai plaisir également à remercier l'équipe de travail de l'Inserm-Ors avec
laquelle j'ai le privilège et la liberté d'apprendre et d'échanger au quotidien
J’exprime chaleureusement ma gratitude à Mila qui a pris à coeur
de me lire et me critiquer et dont l'entourage intellectuel et amical
m’est d'une grande fraîcheur
Je souhaite également témoigner ma reconnaissance à mes amis et collègues
Julien et Pauline, pour la matière de nos échanges et leur présence infaillible
Bravant le cliché, je remercie ma maman qui a collectionné
la plupart de mes coquilles et corrigé mes fautes de frappe
Last but not least, c'est un merci en filigrane que j'exprime
en continu à celui qui chaque jour les rend plus radieux
Ce travail a été facilité par le soutien de l'UMR 912 Inserm qui m'a offert le prétexte de travailler sur
cette thématique et permis de le faire dans les meilleures conditions.
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Sommaire
INTRODUCTION.....................................................................................................................9
1. PENSER LA DOULEUR EN SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES : CANEVAS
NOTIONNEL.........................................................................................................................18
1.1 HISTORICITÉ DE LA DOULEUR EN OCCIDENT.................................................................................18
1.1.1 DE LA DOULEUR SOUS L’ANTIQUITÉ GRÉCO-ROMAINE...................................................................19
1.1.2GÉNÉALOGIE D’UN PÉCHÉ .....................................................................................................20
1.1.3 DE L'USAGE ET DES PRATIQUES DE LA DOULEUR À L'ÉPOQUE FÉODALE............................................22
1.1.4 CRÉATION DE L’INDIVIDU......................................................................................................25
1.1.5 DE L’UNION DE L’ÂME ET DU CORPS .......................................................................................26
1.1.6 DÉFINITION ENCYCLOPÉDIQUE DE LA DOULEUR EN LANGUE FRANÇOISE EN 1690................................28
1.2 LA DOULEUR, OBJET DE REPRÉSENTATIONS SOCIALES ET CONCEPTUALISATION SCIENTIFIQUE...................28
1.2.1DE LA PENSÉE CONCEPTUELLE................................................................................................29
1.2.2 LA DOULEUR, UNE PERCEPTION: ÉTAT DES QUESTIONS DANS LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE....................33
1.3 LA DOULEUR : DE L’ORDRE SOCIAL ET DE L’ORDRE BIOLOGIQUE.......................................................45
1.3.1 MAINTENIR L'ORDRE SOCIAL : LA DOULEUR COMME INSTRUMENT RATIONNEL ....................................45
1.3.2 DU DÉSORDRE BIOLOGIQUE DE LA DOULEUR: RÉTABLIR UN ORDRE SOCIAL..........................................49
2. DOULEUR ET MÉDECINE : UNE RÉCENTE VOLTE FACE...........................................55
2.1 JALONS DANS LA MÉDECINE ....................................................................................................55
2.1.1 MÉDECINE ET EGLISE : UN OBJET EN PARTAGE..........................................................................55
2.1.2 CONCEPTIONS MÉDICALES ET PHILOSOPHIQUE DE LA DOULEUR SOUS LE RÈGNE DES LUMIÈRES...............57
2.1.3 LES GRANDES DÉCOUVERTES DU XIXE SIÈCLE...........................................................................60
2.1.4 LES DÉBATS SUR L'ANESTHÉSIE..............................................................................................61
2.1.5 DE LA DOULEUR EXPÉRIMENTALE À LA DOULEUR CLINIQUE.............................................................62
2.2 SOIGNER LA DOULEUR : ÉMERGENCE D’UN MONDE SOCIAL CONSACRÉ................................................63
2.2.1 CONSTITUTION D’UN PROJET : ÉLABORATION D’UN NOUVEL OBJET MÉDICAL.........................................63
2.2.2 LES DIMENSIONS DE LA SOUFFRANCE DU MALADE DOULOUREUX CHRONIQUE .......................................68
2.2.3 LE CAS PARTICULIER DE LA DOULEUR CANCÉREUSE ......................................................................69
2.3 POSTURE ETHNOGRAPHIQUE ET LECTURE SOCIÉTALE ......................................................................71
2.3.1 VIVRE AVEC UNE DOULEUR CHRONIQUE : POSTULATS ET PARADIGMES D’ENQUÊTE................................71
2.3.2 UNE BOITE À OUTIL CONCEPTUELLE.........................................................................................76
2.3.3 NORMALISATION DU RÔLE SOCIAL DU DOULOUREUX CHRONIQUE......................................................83
2.3.4 SOUFFRANCE ET DOULEUR : UNE PERSPECTIVE « ULTRAMODERNE"..................................................93
CONCLUSION......................................................................................................................97
BIBLIOGRAPHIE................................................................................................................101
TABLE DES ANNEXES......................................................................................................117
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Introduction
« La douleur n’est pas une fatalité ». Il ne s'agit pas là d’une réfutation de la théodicée ontologique du
mal, mais c'est sur ce ton quelque peu millénariste qu'est annoncée la “philosophie” des plans de lutte
contre la douleur que Bernard Kouchner a initié voilà maintenant dix ans en France 1. Cette assertion fait
écho à l’aphorisme qui veut que la seule fatalité soit celle qui nous sera finalement fatale. Par cette
préférence de mot, Kouchner insinue – tout à fait explicitement – combien la douleur est partout et
depuis longtemps perçue et vécue comme un phénomène inéluctable et que de fait, la résignation et la
souffrance l’accompagnent. Lutter contre la douleur, la prévenir et la soulager est désormais rendu
possible : la science et la technique sonnent le glas de la somme des injustes douleurs et de la gratuité
criante de la souffrance.
Deux plans de cette lutte contre la douleur ont successivement2 cédé la place à un « Plan d’amélioration
de la prise en charge de la douleur » (2006-2010), opérant un glissement significatif dans
l’appréhension du phénomène. Ainsi le premier plan avait pour objectif affiché « d'instaurer "une culture
de la lutte contre la douleur" 3» dans un paysage scientifique et médical fraîchement préoccupé par ce
qui est alors depuis peu un objet de recherche avéré : en témoignent les nombreux congrès et
expositions sur la douleur du début des années 1990 en France4, dont les opportunités de financements
ont permis d’abondantes publications et programmes de recherches de tous horizons disciplinaires. La
douleur n’est plus simplement un symptôme « normal » et passager dont la valeur d’utilité serait le signe
manifeste et diagnostic de la maladie : elle peut durer bien au-delà du traitement de la pathologie initiale
et s’installer durablement dans la vie des personnes. Ainsi cette douleur « rebelle » au temps et au
traitement, à la volonté du patient et à son contrôle par le médecin, devient un syndrome douloureux
chronique5. Distinguée de la douleur aiguë, elle est dorénavant une « maladie en soi », une entité
pathologique qu’il est nécessaire de traiter comme telle par le biais d’une médecine clinique qui
s’adresse à elle en première instance. La lutte contre la douleur vise également et explicitement le
soulagement et la prévention des douleurs aiguës qui accompagnent les maladies, ainsi que celles
induites par les actes médicaux douloureux6. En effet ces douleurs souvent violentes sont susceptibles
de provoquer, par atteinte du système nerveux périphérique, des douleurs neuropathiques 7 durables et
des comorbidités psychologiques importantes dont la prise en charge est autrement plus complexe et
coûteuse que leur prévention. Le projet d’instaurer au sein du monde médical une « culture de la lutte
contre la douleur » en tient compte ; il prévoit ainsi de rendre légitime et d’encadrer techniquement et
1
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En 1998, Bernard Kouchner est Secrétaire d’Etat chargé de la Santé et de l’Action Sociale du gouvernement Jospin.
1998-2000 et 2002-2005.
Les grands points de ces Plans et Programmes nationaux ainsi que les résultats synthétiques de leurs évaluations se
trouvent en annexes.
En 1993, l’International Association for the Study of Pain créée aux Etats-Unis en 1973 tient à Paris son premier congrès,
talonnée par l’Institut pour la Coopération Scientifique Internationale qui organise une grande exposition sur la douleur
réunissant d’éminents spécialistes.
C'est-à-dire un ensemble de symptômes formant un tableau clinique.
Les douleurs provoquées par les soins sont appelées « iatrogènes » et constituent à elles seules 29% des causes
identifiées par les personnes concernées par la prise en charge de la douleur en France, selon le rapport des Etats
Généraux de la douleur de 2003.
La douleur neuropathique périphérique résulte d’une lésion traumatique du système nerveux périphérique, elle est une
réponse douloureuse sans stimulus et de fait, ne se traite pas par antalgique comme les douleurs nociceptives (exemple
douleur du membre amputé) – Voir en Annexes A les différentes douleurs.
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juridiquement le refus de souffrir des malades tout au long du parcours de soin et au-delà, et d’organiser
autour de cet enjeu « humaniste, éthique et digne »8 une priorité professionnelle chez les soignants.
Le second plan quadriennal est ainsi appuyé par la mise en place de chartes et de lois proclamant le
droit fondamental des malades à se voir soulagés de leurs douleurs 9. Un « Contrat d’engagement
contre la douleur » lie désormais les usagers hospitalisés et les professionnels de santé tandis que des
Etats Généraux de la Douleur sont structurés au sein de ce second plan, constituant un organe de veille
et de promotion du « mieux-être » des patients10. Le dernier programme (2006-2010) vise à asseoir les
acquis de ces changements notables en matière d’enjeux de santé publique, redéfinis par de nouveaux
critères de qualité de prise en charge globale. Articulé avec le Plan Cancer (2003-2007), l’accent est
mis désormais sur « l’amélioration de la qualité de vie de toutes celles et ceux qui souffrent d’une
maladie chronique »11. Cette nouvelle priorité illustre manifestement une évolution des pratiques
médicales, et fait de l’amélioration de la qualité de vie une « exigence légitime de toute personne
malade »12.
Ainsi la douleur n’est-elle plus une « fatalité », un sort inéluctable ; par glissement, plus personne ne
doit la « subir » et tous les moyens doivent être mis en œuvre pour la « combattre ». Un véritable
arsenal est déployé : l’accent est porté sur la formation du personnel soignant13( médecins et
infirmières) et des dirigeant (directeurs d’établissements de santé, inspecteurs des DDASS et
DRASS14), les structures de prise en charge des patients douloureux sont développées15, des réseaux
de soins ville-hôpital sont créés ainsi que des Comités de lutte contre la douleur (CLUD), tandis que le
carnet à souche16 a disparu pour faciliter la prescription d'opiacés et que le nombre de pompes à
morphine a augmenté. D’autre part les patients ont été incités par plusieurs campagnes d’information à
parler librement de leur douleur tandis les patients hospitalisés reçoivent lors de leur admission la charte
des patients, un « carnet douleur » ainsi qu’une réglette d’autoévaluation de leur douleur. Une feuille
d’évaluation est également intégrée au dossier de soin tandis que des protocoles de prise en charge
sont affichés dans le bureau des infirmiers, qui peuvent débuter un traitement antalgique en l’absence
d’un médecin.
Malgré tous les moyens mis en oeuvre (26 millions d'euros pour le plan en cours) la douleur est la
première cause de consultation médicale en France, les molécules antalgiques sont les plus
consommées et 78% des français interrogés lors de l’enquête nationale des Etats Généraux de la
Douleur ont été confrontés personnellement à la douleur au cours de l’année passée 17. S’ils sont 80% à
8
Xavier Bertrand, Ministre de la Santé et des Solidarités, Préface du Plan d’amélioration de la prise en charge de la douleur
2006-2010.
9 Loi n°2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, art. L. 1110-5 du code
de la santé publique.
10 Ce rôle est joué par un Collectif Interassociatif sur la Santé (CISS) composé de 26 associations françaises.
11 Xavier Bertrand, Ibid.
12 Ibid.
13 Notons la création d’un diplôme en algologie, médecine spécialisée dans le traitement de la douleur.
14 Direction Départementale et Régionale des Administrations Sanitaires et Sociales
15 D’après le recensement de 2006, il existe plus de 200 structures, contre 178 en 2004 et 96 en 2001
16
Les antalgiques sont les médicaments les plus prescrits en France et le volume de cette consommation augmente
considérablement depuis l’an 2000, selon les Etats Généraux de la Santé. Leur prix de vente a également augmenté (entre
13.6 et 15% en moyenne, et 59% pour certains anti-inflammatoires d’usage courant)
17 Pour cause de maladie (32%), d’accident (20%), des suites d’actes chirurgicaux (15%) et d’autres douleurs induites par les
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s’être fait prescrire des antalgiques au moins une fois dans l’année, seuls deux sur dix déclarent que
leur douleur a été soulagée. Néanmoins, seul un français sur deux estime que la prise en charge de la
douleur est une priorité de santé ; mais ils sont 96% à estimer nécessaires des progrès conséquents en
la matière.
Les évaluations des plans de lutte contre la douleur et les nombreuses enquêtes et programmes de
recherche le constatent et le déplorent : il perdure toujours des « obstacles » et des « barrières » au
soulagement et à la prise en charge efficace de la douleur. Si les réticences des soignants à l’égard de
la prescription d’antalgiques de niveau III (dont les opiacés et morphiniques en soins palliatifs) sont
établies par nombre d’enquêtes (Peretti-Watel, Bendiane 2005), les peurs, craintes et résistances
multiples des patients sont invoquées à l’endroit des “refus” de soulager la douleur et de coopérer avec
les équipes soignantes : « Derrière la mesure parcimonieuse avec laquelle sont encore parfois
administrés les analgésiques, derrière les raisons proprement médicales qui peuvent empêcher de
soulager les douleurs post-opératoires, est-il bien sûr qu'il n'y ait pas encore d'obscurs, d'inavouables
attendus (...) ?» (Rey 1993: 377)
Les sciences humaines et sociales sont alors appelées en renfort : qu’ont-elles à proposer face à cette
situation visiblement tissée “d’obstacles” et de “barrières”, cousue d’incompréhension et de résistance
obscure souvent imputables au registre des “croyances”, et aux catégories flottantes de la “culture” et
du “social” ? La lecture de l’anthropologue, qualitative s’il en est, fait figure d’arbitrage ultime à même
d’apprécier la qualité et la nature véritable de ces obstacles, le sens commun étant suspecté d’en
dissimuler la vérité. On attend donc de son intervention la “révélation” de ces “vérités”, pourvu que cela
permette de réduire le champ des inconsécutions qui entravent inutilement la prise en charge de la
douleur. Il s’agirait donc d’un défaut de langage commun et consensuel de la douleur, une tour de Babel
de la souffrance qu’un décodeur des logiques de l’homme résolverait grâce à des outils conçus pour.
L’anthropologue peut-il et doit-il, comme on l’y invite souvent, faire office de traducteur entre ce que l’on
a coutume de distinguer comme relevant d’un monde “savant” et de la pensée “ profane” ?
Disons d’emblée que les sciences sociales ne détiennent rien d’une “vérité en dernière instance que le
chercheur aurait pour mission de dévoiler ou de découvrir”. D’abord, il n'existe bien sûr pas quelque
chose qui tienne d’une vérité absolue et que l'on pourrait parvenir à extraire d’une quelconque
profondeur. Ensuite, les sciences humaines et sociales, parce qu'elles appartiennent au monde humain
et social, n'en donnent jamais une interprétation objective, d’aucuns ne s’en défendent.
Comme le rappelle Bauman à propos du projet de la sociologie, les sciences sociales ont soutenu un
effort constant au cours des deux derniers siècles pour se faire reconnaître comme des sciences
interprétatives de la réalité existante18 et démontrer leur capacité à savoir pour prévoir, prévoir pour
pouvoir19. Dans la société moderne qui a vu s’épanouir la sociologie, “ tout ce qui résiste au pouvoir
humain de choix constituait un délit, un casus belli et un appel aux armes”. C’est donc marquées de ce
sceau que les sciences prenant pour objet la “réalité humaine et sociale” ont prétendues connaître leur
objet “pour mieux le désarmer : dérober à l’objet son mystère équivalait à dérober son tonnerre à
soins qu’ils ont reçu en traitement initial (14%). Enquête 2006
18 Soit “le segment de la mise en place de l’action, jusque là non pénétré, opaque et obscur, dès lors sans entrave et, pour
l’instant, ingérable”, Bauman 2002:10
19 Auguste Comte, Ibid: 9
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Jupiter. Un objet connu n’opposerait plus aucune résistance ; ou du moins, on pouvait anticiper celle
qu’il risquait d’opposer, prendre les précautions nécessaires et prévenir son impact”. C’est donc une
finalité de savoir qui sert l’objectif de pouvoir ; pouvoir anticiper, éviter des obstacles, mais aussi
planifier et prévoir pour mieux pouvoir encore. Les débats récents sur l’utilité des sciences humaines et
sociales posent alors de nouvelles questions sur l’autonomie scientifique d’une socio-anthropologie
engagée à une cause et attachée aux politiques. D'une part je crois, avec Didier Fassin, que
l'anthropologie et la sociologie "doivent être en mesure d'examiner toute question que la société se pose
à elle-même" : par exemple, on peut légitimement se demander pourquoi un programme de lutte contre
la douleur n'atteint pas ses objectifs comme on s'interrogerait sur la signification d'un rituel. D'autre part,
je le rejoins encore lorsqu'il estime que "le travail de l'anthropologue ou du sociologue est de ne pas se
satisfaire de la question telle qu'elle lui est livrée, mais de tenter de la reformuler, de la déplacer pour
qu'elle soit porteuse de sens de son point de vue. C'est dans cet espace de différence entre la demande
faite par les décideurs et le repositionnement opéré par les anthropologues ou les sociologues que se
jouent à la fois l'autonomie des sciences sociales et l'engagement du chercheur" (Fassin 1994).
De fait, on n’a jamais autant parlé de douleur et de souffrance que depuis quelques décennies, au sein
de l’abondante production littéraire socio-anthropologique. La douleur serait-elle, aujourd’hui plus
qu’avant, un « fait de société » ? Mais de quelles douleurs parle t-on et pour en dire quoi ? On l’a
rapidement évoqué à travers le projet de lutte contre la douleur : il importe actuellement plus que jamais
pour les décideurs de santé publique ainsi que pour de nombreux acteurs de santé, patients cofondus,
de mieux prendre en charge la douleur aigue des patients hospitalisés, mais également et surtout
d’améliorer la qualité des soins prodigués aux malades douloureux chroniques20 en portant l’accent sur
l’amélioration de leur qualité de vie. Cependant l’anthropologie dialogue avec le domaine de la santé de
façon propre ; leur rencontre repose sur un postulat : la maladie tout comme la douleur sont des faits
universels. Elles constituent pour les individus et leur environnement des événements tant biologiques
que sociaux et il existe une multitude de façons de les appréhender, les gérer, les prévenir et les traiter.
Ces différentes modalités de soins et de traitement ont servi à élaborer des visions théoriques et des
finalités de recherche diverses. La richesse et le foisonnement des débats théoriques discutant de
l'expérience personnelle du corps et du traitement social de la maladie mènent le chercheur à puiser
dans les fondements de la discipline la tension qui existe entre l'individuel et le collectif d'une part, et le
matériel et l'idéel d'autre part. Elles le conduisent également à renouveler l'hypothèse faite par les
sciences sociales de l'omniprésence du social dans leur objet d'étude. Si tout est social, nous dit Marcel
Mauss (1923), le social est un tout, complète Eric Fassin (1990). Cette assertion en miroir permet de
dégager au moins deux axiomes importants de l’étude de la douleur et des modalités de prise en
charge : le premier nous dit la superposition verticale des différents niveaux de la réalité humaine
(biologique, psychologique, social...) à laquelle s'ajoute un second, qui décloisonne les analyses
politiques, économiques, sociales, etc. (Fassin E. 1990). C'est principalement d'après ces postulats
aujourd'hui systématisés que le domaine de la santé est abordé par l'anthropologie. Ainsi, comme le
montre Jean Benoist (1995:10) « l'anthropologue perçoit dans les choix thérapeutiques et les
explications étiologiques l'entrelacs de tous les niveaux de vie de l'homme, de la psychologie la plus
20 C’est sous ce terme que l’on désigne les personnes atteintes de douleurs chroniques.
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individuelle et la plus intime aux forces économiques et politiques les plus éloignées apparemment du
thème de la santé. »
Examinons les attentes auxquelles s’efforce de répondre ce mémoire bibliographique de master 1
d’anthropologie, afin de cerner la portée et les limites de ce travail ainsi que l’enjeu qu’il représente au
regard du parcours universitaire et professionnel. La consigne universitaire consiste principalement à
présenter un état de la question sur un thème ou un objet en rapport avec le domaine de l'anthropologie
privilégié par l’étudiant, dont la stratégie de recherche documentaire et les questionnement élaborés
doivent
permettre
aux
lecteurs
d'apprécier
l'acquisition
des
connaissances
théoriques
et
méthodologiques nécessaires à la maîtrise de cet objet. Principalement, puisqu’il va sans dire qu’un tel
exercice est l’éminent prétexte de se forger, par affinité et choix tant méthodologiques qu’intellectuels,
une démarche personnelle de recherche, du moins, de témoigner pour la première fois d’une orientation
réflexive. Par ailleurs, comme il a été stipulé en exergue du présent document, c’est d’une collaboration
professionnelle avec l’UMR 912 de l’Inserm qu’émane le pretexte de “travailler” sur l’objet de la douleur.
Il s’agit donc là d’une autre perspective et d’attentes déjà opérationnelles ; de ces recherches liminaires
doivent émerger des pistes et des choix méthodologiques.
La question augurale se pose d’abord simplement : comment approcher anthropologiquement puis
ethnographiquement l’objet de la douleur ? Par cette nuance, j’entend distinguer l’approche exploratoire,
littéraire, réflexive et problématisante de l’approche de terrain, méthodologique et théorisante.
Autrement dit, quels sont les apports conceptuels qu’il m’intéresse de visiter puis de m’approprier pour
nourrir mes perspectives personnelles de recherche in situ. Ce sont donc là deux temps, deux
mouvements qui organisent la réflexion et l’écriture : un premier mouvement qui répond à la question du
“comment penser la douleur en sciences humaines et sociales?” et un second qui définit le cadre de la
recherche autour de la prise en charge de la douleur, au carrefour de la médecine et de l’expérience
irréductiblement personnelle du malade. Si la première lecture explore la pensée (socio-historique,
philosophique, anthropologique…) de la douleur autant que les différentes façons de la penser (fatale
ou pas, utile ou inutile…), nous rétrécirons ensuite la focale pour situer le contexte d’une étude qui
porterait précisément sur les termes du nouvel objet médical de la douleur chronique ainsi que de sa
prise en charge médicale tels qu’ils sont définis par le “monde de la douleur” dont parle Baszanger
(1995).
Comment penser la douleur ? Littéralement, “qu’en penser” et “comment” ? Quelles sont les questions
que l’on peut se poser afin d’élaborer soi-même une pensée heuristique ? La stratégie adoptée consiste
d'abord à prendre acte, à travers la littérature, des questions que les autres auteurs se posent et
surtout, de la manière dont ils y répondent. Un premier balayage sans visée exhaustive nous permettra
de cerner les lignes de tensions théoriques et de soupeser l’importance quantitative et qualitative des
concepts et cadres théoriques en présence. Ce premier tour d’horizon, affiné et approfondi par la suite,
rendra compte d’une pensée, d’un sentiment, d’un concept et d’un vécu social et individuel de la douleur
en constante évolution dans le temps. Cette évolution idéelle de la douleur pose les jalons historiques
d’une pensée actuelle ; elle constitue un empilement, une architecture de notions et de valeurs qui, sans
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prétendre expliquer notre vécu actuel, vient tout de même s’inscrire dans une continuité historique. Pour
ancrer cette histoire dans le contexte occidental, nous interrogerons le rapport à la douleur des grecs et
romains de l’Antiquité, dont Cicéron manifesta virulemment les divergences. Discutant Zénon qui la nie
et Epicure qui la fuit, Cicéron définit la valeur morale suprême comme la résistance à la douleur, la
liberté de l’Homme gardée envers et contre la souffrance, à laquelle on doit s’accoutumer pour la
maîtriser. Quelle est alors la vertu de la douleur ? Quelle est cette menace qu’elle paraît laisser planer
sur la liberté et la virilité des hommes ?
Plus tard, les premiers chrétiens feront l’expérience d’une douleur infligée en réparation d’une erreur
originelle, un péché existentiel dont précisément l’outrage consiste à signifier à la volonté du Créateur
(ou finalement à celle de ces émissaires sur terre qui la font respecter) : je suis libre et choisis en
fonction de ma propre volonté, sans me soucier de savoir si mes choix sont bons pour le reste du
monde. Adam et Eve ont été douloureusement puni pour s’être placés dans cette perspective de choix
libre et individuel ; les hommes le seront aussi lorsqu’il cesseront de respecter la volonté divine de leur
sort. Il rachèteront alors leur faute au prix de la douleur. Tellement littéralement que les hommes riches
de cette époque, pour conserver leur carrure noble et éviter l'asservissement de la douleur physique du
châtiment, s’acquittaient d’un pretium doloris en guise de réparation. Si l’étude des systèmes de
répression des crimes et des institutions pénitenciaires soulignent le rapport conflictuel de la douleur et
de la liberté, le lent mouvement de décléricalisation de ce qu’on a appelé le “parallèlisme théologicojudiciaire” et la laïcisation du rapport au corps changent la donne en matière de valorisation de la
douleur. Ce que l’on décrit comme “l’avènement de l’individu”, dont les revendications sensuelles
commencent d’opposer une concurrence monopolistique aux témoignages scripturaires de l’Eglise,
manifestent dans la littérature les prémisces d’un refus légitime de la douleur. A la fin du XVIIe siècle,
les premières encyclopédies et dictionnaires de langue françoise rédigent des articles pour définir, dans
ce qu’il est avéré de considérer comme une tentative de conceptualisation, l’expérience de la douleur.
Ainsi à mon tour je tenterai de conceptualiser cette expérience douloureuse, labile et subjective, à l’aide
des outils scientifiques que les disciplines des sciences sociales mettent à ma disposition. Mais d’abord,
qu’est ce que la pensée conceptuelle ? Que fait-on lorsque l’on pense par concept ? Le concept de
représentation est en cela intéressant qu’il permet de penser son objet dans ses enjeux
communicationels, cognitifs et identitaires. Plus en avant, la question se pose d’envisager les rapports
entre les différentes représentations, notamment dans le cadre de l’exercice médical. Comment
appréhender conceptuellement les représentations de la douleur des spécialistes, dont l’autorité
savante et le caractère prescriptif organisent la relation avec le patient douloureux et circonscrivent les
limites de ce qui est licite, tolérable ou socialement innaceptable ?
Ainsi, la douleur est une perception qui provoque une réaction, traduite par un comportement que
détermine un ensemble de normes socialement et individuellement élaborées, notamment à l’aide des
représentations. Expérience perceptive unique mais universelle, la douleur est également le terreau
d'analyses comparatives s'attachant à déterminer les variables épidémiologiques « culturelles » et
« ethniques » de la douleur. Ce ne sont pas les résultats de ces expériences, dont on s’apercevra qu'ils
rejoignent les « stéréotypes des chauffeurs de taxi » (Cedraschi 2004), mais bien la démarche qui est ici
questionnée.
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Quels sont les enjeux et les usages de ces Races Studies pour la recherche médicale et, à fortiori, pour
les sciences sociales ? En fond de toile, n'est-ce pas la question de la nature et de la culture qui est
posée ? Dès lors, y aurait-il des douleurs naturelles et d'autres, empreintes de culture et de social, ou
ne sont-ce finalement que les comportements qui relèvent de ces catégories ? Considérons le cas d'une
douleur non pathologique, celle de l'enfantement, « qui avant même d’être perçue et même par ceux qui
ne la percevront jamais (les hommes) s’appelle douleur » (Tourné, 2005). Sans recenser les cas
d'expression différenciée de ces douleurs, ce que je souhaite interroger ou plus simplement souligner,
c'est leur caractère profondément ambiguë : ce « mal-joli » l'est-il encore à l'heure de la péridurale ?
Comment est justifié l'accouchement « naturel » par les femmes et les sages femmes qui en vantent les
mérites (et quels sont-ils ?).
Ces questionnements nous conduisent vers la question incontournable de la distinction entre douleur et
souffrance. Peut-on se borner à n'y voir qu'une plate différence physique et psychique ? Quels sont les
concepts typologiques qui peuvent nous aider à penser cette différence, et à en saisir la substance
réflexive ? Qu'est ce qui fait mal, quand on a mal ? Et quand on souffre, c'est de quoi ? Comment
justifier le mal injustifiable de la maladie, du deuil, des accidents ? Quel est son sens et plus avant
encore, pourquoi y cherche t-on un sens ?
Afin de condenser les apports historiques et les concepts heuristiques, je dégagerai alors un axiome
simple mais important : dans la littérature, depuis le Livre de Job jusqu'à Ricœur et Levinas et passant
par Zempleni, Peter, Gesché et Kant, etc. une typologie conceptuelle distingue deux grands types de
douleurs.
L'une est instrumentale, elle est infligée intentionnellement, violemment et rationnellement de l'Homme
à l'Homme. Elle intervient à des moments précis d'articulation entre la mise en déroute de l’ordre social
et son rétablissement ou son maintien. Qu'elle relève d'une païdeia, d'une initiation rituelle ou qu'elle
appartienne au registre du châtiment, cette épreuve de douleur infligée joue un rôle charnière dans le
maintien d'une homéostasie sociale ; elle possède son propre langage performatif.
Au contraire, l’autre douleur, celle qui n'a aucun sens au regard de la morale est un scandale. N’est-ce
pas là un défi à la conscience en même temps qu’une invalidation du dogme social que de subir une
douleur sans raison morale ? N’est ce pas là également que l’on attend des sciences humaines et
sociales qu’elles dérobent son mystère à la douleur, qui remet en question notre liberté de choix de vie
et de surcroît, nous fait buter sur un réel indifférent, au sens où il n'est nullement mis en cause ? Ce
désordre du soi dans son rapport au monde met également l’ordre social en échec, dont le pouvoir
normatif va guider le malade dans son cheminement de deuil (au sens de perte de quelque chose, en
l'occurence l'autonomie, ou un parent, ou la santé) de manière à ce que les pertes soient réparées de
façon adéquate au regard de tous.
A la lumière de ce qui vient d'être évoqué, la question se pose d'appréhender la douleur à travers le
prisme de la médecine et d'en considérer l'expérience vécue par le corps intime en relation avec le
corps médical. Nous avons vu plus haut que la douleur est depuis peu considérée comme un objet
médical autonome, comme une maladie en soi. Des thérapeutiques propres à ses problématiques se
sont développées, d'abord timidement et à force d'efforts constants de la part d'un groupuscule de
médecins, au cours de la dernière moitié du XXe siècle ; ainsi, la douleur fait-elle aujourd'hui l'objet
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d'une prise en charge particulière aux Etats-Unis et en Europe. 21 Si la douleur a toujours fait l'objet de
soins de la part des médecins, en témoigne l'engagement hippocratique, comment se fait-il que la
médecine ait attendu si longtemps pour la considérer autrement qu'un symptôme ? Evoquer les progrès
technologiques et les innovations scientifiques paraît justifié ; cependant le seul progrès technique ne
nous permet pas de saisir les mutations fines opérées au sein de l'histoire du regard médical.
Ainsi s'agit-il de retracer les grandes lignes de l'évolution de la pensée de la douleur à travers la
pratique médicale dans le but de saisir ce qui, dans ces étapes historiques, permet l'émergence d'une
médecine spécialisée et entièrement consacrée à la douleur. Les récits de cette histoire sont infiniment
riches de détails et de subtilités et il n'en faut sélectionner et condenser que les quelques jalons
principaux susceptibles d'éclairer la prise en charge particulière de la douleur dans la médecine
actuelle. C'est donc une présentation à la fois chronologique et thématique dont l'objet est de situer les
moments d'articulation de la médecine et des autres domaines de la vie humaine et sociale qui
déterminèrent également cette pensée. Nous examinerons alors les rapports qui unirent la médecine et
la religion chrétienne de l'âge classique (XIIe – XVIIe) pour en souligner les convergences et
divergences dogmatiques et humanistes ; nous verrons ensuite comment le siècle des Lumières éclaire
d'un jour radicalement nouveau les positions médicales face à la douleur avant de rendre compte des
grandes découvertes anatomiques et physiologiques qui jalonnèrent le XIXe siècle. Enfin, nous
évoquerons l'élan impulsé par les anesthésistes du siècle dernier qui propulsèrent, au moins en partie,
la lutte contre la douleur à la place qu'elle occupe aujourd'hui.
L'émergence d'une médecine de la douleur n'est pas sans présenter de nombreux intérêts pour
comprendre quelque chose du vécu et de l’expérience intime et quotidienne de la douleur chronique par
les malades. Cette médecine se pose encore la question, sans y avoir répondu définitivement, de savoir
si certains éléments psychologiques et environnementaux sont la cause ou les effets des douleurs
chroniques. Ces discussions ouvertes sur la théorisation de la douleur chronique constituent une
ambiguïté importante dans le « monde de la douleur » : les deux modèles théoriques selon lesquels
s'opèrent différemment la prise en charge statuent contradictoirement sur la dimension psychologique
de la douleur, et plus encore de la douleur chronique, d’où une impossible définition unifiée de cette
chronicité douloureuse. En quoi la considération de ces pratiques et pensées médicales éclairent-elles
les difficultés qui se dégagent de la prise en charge de la douleur ? Plutôt que « d'incriminer un corps
médical qui a fait serment de soulager la douleur et qui somme toute, est traversé par les mêmes
courants politiques, religieux, idéologiques que les autres groupes de la société, il faudrait s'interroger
sur les conditions d'exercice de la médecine » (Rey 1993). Par là, j'entend prendre en considération le
caractère propre et intime de la douleur chronique, que l'acte médical détermine par un jeu de certitudes
et d'incertitudes inhérente à son savoir et à sa pratique. La rencontre, notamment appelée relation
thérapeutique ou interaction médecin/patient, entre la médecine et la douleur simultanément objet
médical et vécu intime, éclaire les facteurs non médicaux intervenant dans la prise en charge de la
douleur.
Alors que l'espérance de vie a largement augmenté se pose la question de la « qualité de vie » des
21 Des « cliniques de la douleur » se développent depuis peu au Sud, à travers notamment l'initiative de l'association Douleur
Sans Frontières.
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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personnes atteintes de maladies longues et incurables comme le cancer. La prise en charge
cancéreuse est intimement liée avec celle de la douleur au long court, pouvant déborder du cadre
temporel de l'acte de soin pour s'installer dans le restant de la vie rémissive. C'est dans ce contexte que
j'ai choisi de « préparer » une posture ethnographique visant à développer une étude descriptive,
compréhensive et interprétative des représentations et du vécu la douleur chronique ainsi que des
interactions des patients avec leur environnement.
Quels hypothèses et paradigmes d'enquête adopter ? Disons d'emblée que le choix méthodologique se
porte sur une approche inductive, inspirée de la Grounded Theory telle que définie par Strauss, et que
par conséquent, aucune hyptothèse ou théorie déduite de mes lectures préalables ne chercheront à
être appliquées et vérifiées. Cependant il est essentiel de dégager quelques pistes heuristiques et
réflexives quant à l’exploration des représentations, du vécu et de l’expérience complexe de la douleur ;
en cela réside la différence entre enquêter « la tête vide » ou avec « l'esprit ouvert ». J'ai donc réuni un
outillage conceptuel en empruntant aux méthodologies d'enquête des représentations sociales, du vécu
phénoménologique et des interactions sociologiques. Le but, alors, est de garder en tête la
problématique posée telle quelle aux sciences sociales de participer à la lutte contre la douleur et
d'élaborer au fil de l'enquête de terrain et à l'aide des concepts sensibilisateurs une problématiques de
recherche propre.
En guise d'ouverture prospective, j'ai souhaité recontextualiser l'offre et la demande de santé autour de
la douleur et la souffrance qui semble caractériser l'expérience sociale actuelle. Cette souffrance
contemporaine commentée avec force insistance dans la littérature sociologique contemporaine seraitelle caractéristique d'une angoisse et d'une incertitude existentielle ? De quoi cela procèderait-il ?
Ainsi j'ai souhaité suggérer, intentionnellement, une approche qui pourra parfois sembler
impressionniste, évoquant tour à tour et dans un ordre pourtant bien précis les dimensions vécues et
morales de la douleur, son inscription dans le social, ses mécanismes physiologiques et les procédures
institutionnelles de sa prise en charge ainsi que les démarches de recherche privilégiées pour aborder
scientifiquement l'expérience de la douleur. Me refusant à réduire l’objet en parties traitables une à une,
j’ai préféré rendre compte du tissage serré, de l’enchevêtrement des liens noués dans les situations de
douleur qui doivent être considérées ensemble dans un effort continu de description fine. Il s'agit ainsi
d'évoquer tantôt son « spectre large » tantôt d'en dégager une trajectoire précise.
On pourrait invoquer ici, en guise de métaphore, le paradoxe de la discipline cartographique : la carte
n'est pas le paysage, mais le paysage se connaît ou se maîtrise moins bien sans la carte. La distorsion
inévitable de la schématisation cartographique, que l'on considère tour à tour artistique ou réductrice,
fait lumière sur le rôle discret mais essentiel du cartographe : à travers les nombreux choix qu'il effectue
(nature des indicateurs et discrétisation, échelle, couleurs, cadrage... jusqu'au titre), c'est une
subjectivité parfaite qui s'exprime dans le rendu final. La carte donne donc à voir une représentation de
la pensée, une déformation intentionnelle de la réalité - que la construction scientifique suppose aussi,
finalement.
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1. Penser la douleur en sciences humaines et
sociales : canevas notionnel
1.1 Historicité de la douleur en Occident
Se poser la question de l’évolution d’une pensée, d’un sentiment ou d’un concept nous conduit à puiser
dans les travaux d’autres disciplines de l’eau pour faire tourner le moulin. Il s’agit d’identifier et narrer les
jalons d’innovations et d’inventions techniques, scientifiques, théologiques et philosophiques qui
marquèrent de leur sceau l’évolution idéelle de la douleur, dont on retrouve les traces à l’époque
actuelle. C’est également l’occasion de questionner la légitimité et les limites de l’utilisation des
conclusions et hypothèses d’autres disciplines. Le propos de ce mémoire bibliographique me donnant
précisément l’occasion d’étayer mes propres analyses par des travaux d’historiens ou de philosophes,
j’y trouve également l’occasion d’interroger le débat sur la « naïveté » scientifique, quant à l’usage et
l’emprunt de productions pluridisciplinaires.
C’est dans les travaux dirigés par Gluckman (1964) que nous trouvons matière à penser les « limites de
la naïveté en anthropologie sociale ». Constatant, il y a maintenant quarante ans, l’approfondissement
et la spécialisation des connaissances dans le domaine des sciences sociales, les auteurs questionnent
l’érudition qu’il est légitime d’exiger de chaque chercheur, et donc celle de sa légitimité à employer des
conclusions ne relevant pas de sa spécialité. Le cas spécifique de l’anthropologue et des objets d’étude
« complexes » qu’il tente de décrire peuvent l’amener à déborder du cadre fondamental de sa discipline
et à chercher dans ses marges de quoi renouveler et alimenter son analyse. Dès lors, comment
s’assurer que la valeur de son analyse n’est pas diminuée du fait de données incomplètes ou
incomprises empruntées à d’autres disciplines, dont l’objet d’étude relève tout aussi légitimement ?
Gluckman et Devon proposent une méthodologie en cinq points, que nous résumerons brièvement: 1)
circonscrire le domaine d’étude afin de déterminer ce qui relève légitimement de son intérêt, 2)
« incorporer » à son travail un certain nombre de données sans se soucier de leur complexité propre ni
de leurs soubassements disciplinaires, 3) « abréger » les conclusions incorporées, 4) formuler des
« prémisses naïves » de ce qui se trouve aux frontières du champ d’étude, et 5) simplifier ses propres
données et conclusions en vue de leur incorporation, abrègement et « naïve » simplification par d’autres
disciplines (in Cresswell 1966). C’est, à peu de choses près, ce que nous nous proposons de faire cidessous.
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1.1.1 De la douleur sous l’Antiquité gréco-romaine
1.1.1.1 Argumentaire devant la douleur : la description de Cicéron
Pourquoi me leurres-tu, Zénon ? Lorsque tu soutiens que cette chose qui me paraît, à moi,
épouvantable, n’est absolument pas un mal, tu me pièges car tu me donnes envie de savoir
comment ce que je crois être le comble du malheur peut-être aussi insignifiant... ”
Cicéron, Devant la souffrance (IIe Tusculanes) – 2,13
Examinons cet extrait traduit du latin, tiré des Tusculanes de Cicéron (Livre II), dont on souffrira la
longueur : il a le mérite de fournir une description vivace de la vertu sous l’empire romain: « Je ne nie
pas que la douleur ne soit douleur. A quoi, sans cela, nous servirait le courage ? Mais je dis que la
patience, si c'est quelque chose de réel, doit nous mettre au-dessus de la douleur. (…) Voilà que la
douleur vous pique? Hé bien, je veux qu'elle vous déchire. Prêtez le flanc, si vous êtes sans défense.
Mais si vous êtes revêtu d'une bonne armure, c'est-à-dire, si vous avez du courage, résistez. Autrement
le courage vous abandonnera: et avec lui, votre honneur, dont il était le gardien. Par les lois de
Lycurgue, et par celles que Jupiter a données aux Crétois, ou que Minos a reçues de ce Dieu, comme
le disent les poètes, il est ordonné qu'on endurcisse la jeunesse au travail, en l'exerçant à la chasse et à
la course, en lui faisant souffrir la faim, la soif, le chaud, le froid. A Sparte on fouette les enfants au pied
de l'autel, jusqu'à effusion de sang : quelquefois même, à ce qu'on m'a dit sur les lieux, il y en a qui
expirent sous les coups : et cela, sans que pas un d'eux ait jamais laissé échapper, je ne dis pas un cri,
mais un simple gémissement. Voilà ce que des enfants peuvent : et des hommes ne le pourront pas?
Voilà ce que fait la coutume : et la raison n'en aura pas la force? Travail et Douleur ne sont pas
précisément la même chose, quoiqu'ils se ressemblent assez. Travail (labor) signifie fonction pénible,
soit de l'esprit, soit du corps : Douleur (dolor), mouvement incommode, qui se fait dans le corps, et qui
est contraire au sens. Les Grecs, dont la langue est plus riche que la nôtre, n'ont qu'un mot pour les
deux idées. [il s’agit du terme grec Ponos] Aussi appellent-ils les hommes actifs amis de la douleur,
moins heureusement que nous, qui les appelons laborieux; car travailler n'est pas la même chose que
souffrir. Vous voilà donc, ô Grecs, vous qui nous vantez la richesse inépuisable de votre langue, réduits
quelquefois à l'indigence! Autre chose est de travailler, je le répète, autre chose de souffrir. Quand on
coupait les varices à Marius, c'était douleur : quand il conduisait des troupes par un grand chaud, c'était
travail. Mais l'un approche de l'autre, car l'habitude au travail nous donne de la facilité à supporter la
douleur. Et c'est dans cette vue que ceux qui formèrent les républiques de la Grèce, voulurent qu'il y eût
de violents exercices pour les jeunes gens. On y oblige à Sparte les femmes même, qui partout ailleurs
sont élevées avec une extrême délicatesse, et, pour ainsi dire, à l'ombre. »22
22 Traduction H. Steiner, professeur certifié de Lettres Classiques, Institution Join Lambert, Rouen
http://fleche.org/lutece/progterm/ciceron/tuscul02.html#texte
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1.1.1.2 La résistance et le courage comme vertus morales
Appeler la douleur une chose triste, contre nature, à peine supportable, c'est me la définir et
dire vrai : mais ce n'est pas m'en délivrer. Toutes ces grandes et orgueilleuses maximes
échouent ici (… )Avec ce seul principe, vous comprendrez jusqu'à quel point il faut braver la
douleur : et il s'agit bien plus ici de nous armer contre elle, que d'examiner si c'est un mal, ou
non.
Cicéron, Devant la souffrance (IIe Tusculanes) – 2,14
Il faut renoncer ici à commenter le texte littéraire pour relever ce qui nous intéresse dans ce récit romain : la qualité d’une vertu intrinsèquement virile. Un premier postulat s’impose : la honte est bien pire
que la douleur. Un second postulat : la douleur est une réalité indéniable et Cicéron refuse, à contrecourant des stoïques comme Zénon, d’en nier l’existence. Dès lors la question se pose différemment :
comment supporter la douleur ? Nous voyons ici clairement combien la stratégie de défense contre la
douleur consiste à devenir plus fort qu’elle et, à défaut de la supprimer, il s’agit de la maîtriser par une
plus grande résistance.
L’homme est ainsi défini par son courage et sa vaillance, entendu ici comme une énergie et une vertu
morales, qui le conduit au mépris de la douleur : « Or savez-vous qu'il n'en est pas des vertus, comme
de vos bijoux? Que vous en perdiez un, les autres vous restent. Mais si vous perdez une seule des vertus, ou, pour parler plus juste, (car la vertu est inamissible) si vous avouez qu'il vous en manque une
seule, sachez qu'elles vous manquent toutes » (2,14). Le courage s'entretient et par l'entraînement, la
confrontation à la souffrance physique, voire à la violence. L'habitude de l'effort et du dépassement de
soi est ici essentielle, constitutive, et entretient un rapport étroit avec la souffrance. Le point d’articulation entre les deux termes, labor et dolor, est opéré par la notion d’accoutumance : dolor étant l’état
douloureux et labor constituant l’acte dynamique produisant une douleur ; seul ce dernier apparaît susceptible de mener vers l’accoutumance. L’entraînement physique permet d’acquérir la résistance, comparée au cal de la main, et de dominer le désordre causé par la douleur pour parvenir à l’ordre intérieur.
« Pour l'Antiquité, il n'y a pas de valorisation proprement dite de la douleur, il s'agit plutôt d'une éthique
de la capacité individuelle à nier la douleur éprouvée ou à la mépriser. Précisément elle n'est pas une
valeur en soi. La valeur est dans celui qui lui résiste. » (Peter, in Héritier 1996)
1.1.2 Généalogie d’un péché
Qu’est ce que l’homme, pour qu’il soit pur ? Le fils de la femme, pour qu’il soit innocent ? Dieu
ne se fie point même à ses saints, Les cieux ne sont pas purs devant Lui,
Eliphaz de Théman à Job, Livre de Job, (15,13)
1.1.2.1 Tradition chrétienne : dolor et labor comme point de départ
S’intéresser à l’historicité des représentations sociales de la douleur en Occident incite à s’interroger sur
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le positionnement des premiers Chrétiens par rapport à la médecine, et à la place qu’ils accordaient aux
douleurs.
L’un des points de départ d’une réflexion croisant douleur et péché dans la tradition chrétienne peut être
celui de la disposition sémantique particulière qu’est le rapproche ment synonymique les termes latins
dolor et labor ; l’équivalence de ces mots éclaire la situation de la douleur physique dans un système de
valeur reposant sur deux assises majeures de la culture livresque : la Bible d’une part, puis l’héritage
des traités de morale de l’Antiquité classique. La tradition chrétienne, à travers les textes sacrés,
énonce assez clairement le statut d’épreuve et de châtiment de la douleur infligée par un Dieu qui punit
ou teste le dévouement de ses fidèles (le Livre de Job étant une bonne illustration).
C’est dans le texte de la Genèse23 traduite en latin, que nous trouvons la référence évidente à la distinction dolor/labor : « A la femme il dit : Je rendrai fort pénible ton travail et ta grossesse ; tu enfanteras des
fils avec peine » (“Multiplicabo aerumnas tuas et conceptus tuos: in dolore paries filiosi”) « Et à Adam il
dit : Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais
donné cet ordre : Tu n’en mangeras pas ! Le sol est maudit à cause de toi. Tu en tireras ta nourriture
avec travail tous les jours de ta vie (“!In laboribus comedes ex eacunctis diebus vitae tuae. »)
On ne pourra manquer de souligner combien ce mythe de création diffère des autres récits originels en
ce qu’il constitue la « grandiose préface d’un drame essentiellement tourné vers le futur », augurant la
perpétuelle confrontation d’une humanité à peine naissante avec le mal (Ricoeur 2005).
La malédiction divine s’exerce donc selon une distinction, en apparence anodine mais lourde de
conséquences, s’opérant entre l’infliction d’une dolor féminine et d’un labor masculin. « Il découle de
cela que la douleur est d’abord une affaire de femme, que l’homme par conséquent se doit de la
mépriser (…) sous peine de se trouver dévirilisé, de rétrograder, d’être rabaissé au niveau de la
condition féminine. » (Duby 1992). Mais il en résulte également que la douleur physique chez l’homme,
associée au labeur, « apparaît tout particulièrement indigne de l’homme libre ». En cela la philosophie
grecque nous éclaire : le labeur manuel, donc la douleur physique qui caractérise l’essence masculine
selon Cicéron, est dédaigné par l’homme libre, qui doit l’éviter à tout prix. ; le travail des mains et la
douleur sont un asservissement avilissant qui font basculer l’homme libre dans la déchéance. « Tout ne
s’est pas dissipé aujourd’hui de telles représentations mentales », souligne Duby.
1.1.2.2 Le péché originel, une erreur existentielle
Es-tu donc le premier des hommes ? As-tu été enfanté avec les collines ?
Eliphaz de Théman à Job, Livre de Job (15,7)
Une digression rapide s’impose à la réflexion quant à la nature de ce péché « originel » qui fait de
l’enfantement et du travail une double malédiction universelle. Sans prétendre se livrer à quelque
exégèse, ce qui nous intéresse est plutôt le contenu « vulgarisé » de la teneur de ce péché. Car en
effet, il est légitime de se demander « à quoi rime » ce péché mythique et la culpabilité qu’on lui impute.
Qu’entend-on lors des offices à ce sujet ? Un éclairage intéressant nous est apporté par un Pasteur
parisien qui, célébrant la messe un 1er mai 1994 pour fêter le travail en un jour « paradoxalement »
23 Les citation latines sont tirées du Vetus Testamentum, précisément de la Nova Vulgata, révision contemporaine de la
Vulgata (Vulgate) réalisée par Jérôme de Stridon (fin IVe - début Ve) traduite à partir de l'hébreu pour l'Ancien Testament.
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chômé, s’interroge sur la contradiction soulevée par le traitement biblique du labeur24 : si la Genèse le
présente comme une malédiction divine, il est vu dans les Psaumes comme la source même du
bonheur. L’effort scolastique du Pasteur Pernot lui permet d’affirmer que le travail n’est pas une punition
« puisque Dieu est le premier à travailler; et le fait que l'homme ait à travailler, peut être vu comme une
application de ce qu'il est à l'image de Dieu. » En effet il nous rappelle qu’avant la Chute, Adam et Eve
n’étaient pas « béatement inactifs » mais s’occupaient de l’entretien du jardin dont ils avaient la garde.
Dans cette perspective théologique, « la vraie conséquence du péché originel, ce n'est pas que
l'homme ait à travailler, mais que le travail devienne pénible et l'enfantement douloureux ».
La position du christianisme sur le rapport entre douleur et péché a été profusément débattue dans les
milieux théologiques, sociologiques, historiques et plus récemment, psychanalytiques. La substance de
ce débat est couramment réduite par la thèse de la culpabilité judéo-chrétienne et de la rédemption via
la douleur d’un mythique péché originel. Mais alors, interroge le pasteur Pernot : « le péché originel
serait-il une faute commise il y a quelques millions d'années et dont nous supporterions tous les
conséquences » ? Voilà donc son explication : « le péché originel est le péché fondamental, l'erreur
existentielle de base, qui est à l'origine des maux de toute existence, et que nous répétons tous, jour
après jour. Le seul péché qui compte: c'est de dire: "je n'ai pas besoin de Dieu, je fais ce que je veux".
C'est ce qu'a fait Ève, quand elle prit le fruit, le trouva bon au goût, agréable à regarder, et elle déclara
qu'il était bon. C'est comme si nous disions: "Je déclare que cette chose est bonne parce qu'elle me
plaît, et donc je ne me soucie pas de savoir si elle est bonne pour le monde, si elle est créative,
constructive. Je ne me place pas dans un rapport à Dieu en tant que créateur du monde, mais je me
place moi-même au centre du monde". » Son interprétation met l’accent sur un point important : celui du
rapport étroit et ambiguë de la liberté et de la douleur. Supporter la douleur et endurer le labeur en signe
d’obédience à la Volonté divine et en être libéré par cette même Volonté ; ou éviter le labeur physique et
ses douleurs en s’acquittant d’un pretium doloris (le prix de la douleur) ?
1.1.3 De l'usage et des pratiques de la douleur à l'époque féodale
1.1.3.1 La douleur asservissante : pratiques d'évitement des hommes libres (et
riches)
Pour être un homme libre, il faut avant tout avoir une haute valeur intrinsèque. Pour échapper
aux servitudes morales, sociales, intellectuelles qui étouffent la personnalité en même temps
que l'intelligence la pensée, il faut être capable de se créer un idéal très élevé et s'y tendre de
toutes ses forces.
Ursus, En toute mauvaise troupe, 1917
Peu de témoignages écrits subsistent sur le traitement idéologique et pratique de la douleur jusqu’au
XIIe siècle (Duby 1992, Porter 1992, Rey 1993). C’est aux alentours de cette période, que Duby appelle
l’époque féodale (« une tranche de temps en vérité fort épaisse, comprise entre les approches de l’an
24 Des extraits de ce sermon se trouvent en annexes.
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mille et le début du XIIIe siècle »,) que les matériaux historiques révèlent la piste d’une pensée
ambiante à travers les écritures ou peintures, mais également à travers leur absence. Comme il
l’explique, les prêtres et les chefs de guerre sont les seuls à avoir écrit sur leur temps et leurs mœurs.
L’absence de témoignages de leurs souffrances physiques peut s’expliquer par le fait de « rechigner » à
consigner par écrit les maux qu’ils enduraient, car ils les rabaissaient à la condition féminine ainsi qu'au
rang des « inférieurs », contraires à l'idée de l'Homme libre (paysans, serfs...). Ainsi le reflet des
concepts associés à la douleur peut-il apparaître en filigrane de ce vide, ainsi que par d’autres
truchements que nous évoquerons un peu plus loin. Il est d’abord nécessaire de souligner le caractère
foncièrement masculin et militaire de l’idéologie dominant cette époque, qui subordonnait les femmes et
exaltait les vertus masculines de la virilité, agression et résistance. Porter parle quant à lui d’une
« forme officialisée de cruauté » pour qualifier des pratiques féodales d’infliction douloureuses
délibérées, officielles et systématiques, « au-delà de ce qui peut paraître rationnellement justifié »
(Porter 1992).
Mais alors, quels étaient les hommes qui refusaient d’exprimer leurs souffrances pour se distinguer des
serfs et des esclaves, et quelle liberté briguaient-ils ? Qui étaient ces autres qui craignaient d’être avilis
par la douleur et compensaient en argent les peines qu’ils auraient dû endurer physiquement ?
Respectivement les prêtres et les stoïques, et les aristocrates, nous dit-on. Ce sont là des cas de figure.
Alors que les religieux se soumettaient à la souffrance mais refusaient de l’exprimer, cherchant à
accéder à la liberté éternelle, que les stoïques l’enduraient sans mot dire pour accéder à la liberté
spirituelle, les aristocrates refusaient la soumission dégradante de la douleur pour se distinguer de
l’asservissement social. L’étude du système de répression des crimes permet de corroborer ce régime
différentiel: les châtiments corporels épargnaient les hommes des classes dominantes et frappaient les
« inférieurs » (femmes, enfants, paysans). Les hommes exemptés de corrections physiques devaient
s’acquitter d’amendes en argent moins déshonorantes. Ainsi la douleur infligée comme instrument de
correction signalait sans conteste une faute commise et rachetée par la valeur expiatoire de la
souffrance physique (à l’instar de la faute commise par Eve, rachetée par la douleur physique) ; mais
elle était simultanément la marque de la servitude dégradant le statut supérieur de celui qui revendiquait
quelque liberté.
1.1.3.2 Institutions pénitentiaires : le repentir douloureux
La douleur infligée était donc « partie intégrante de la structure officielle de la société – que ce soit les
statuts de la criminalité, les manuels de torture, les systèmes pénaux, les exercices religieux – tout
dénote en Occident une culture de la douleur » (Porter 1992). Restons prudent sur ce que recouvre
l’expression « culture de la douleur » et examinons plus attentivement l’organisation judiciaire aux
alentours des XIIe et XIIIe siècles. Dans le cadre d’un système de répression des fautes
instrumentalisant la douleur comme modalité de rachat, deux institutions pénitentiaires importantes ont
été configurées et précisées à la fin du XIIe siècle. D’abord les monastères, espaces de pénitences
terrestres où s’humiliaient les moines par le travail manuel et les macérations (terme désignant
l’ensemble des pénitences douloureuses et humiliantes que s’infligent les reclus monacaux) ; puis le
purgatoire, institution de pénitence de l’au-delà, qui n’est pas sans poser la question complexe des
souffrances physiques endurées par les âmes séparées de leurs corps.
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D’où un truchement proposé par Duby pour accéder aux références sur la douleur : « c’est à propos des
âmes du purgatoire et des ascètes que, dans les textes et les images que peut exploiter l’historien de la
douleur, les témoignages sont les plus nombreux. A vrai dire ce sont presque les seuls. » Comme il le
rapporte, l’iconographie religieuse des XIIe et XIIIe siècles met en scène des martyrs décapités portant
jovialement leur tête sous le bras, des saints outragés se vengeant cruellement ; les chroniques
dépeignant les combats ou autres calamités quant à elles, relatent froidement et avec force détail des
mutilations et blessures épouvantables. Cette grande impassibilité porte à croire que les victimes de
sévices n’éprouvaient pas de souffrance. Mais « ce n’est pas que la douleur ne fût pas perçue ; elle était
méprisée. Elle n’était pas avouée, sauf par les pécheurs, dans les débordements de leur autocritique. »
Ces aveux s’accompagnent souvent de repentirs et de confessions publiques, voire de sentiments
religieux et de conversions chrétiennes in extremis. Comme le souligne Porter, « les témoignages
indiquent que dans certains cas les délinquants torturés priaient avec ferveur, entraînant à leur tour la
foule des témoins en de pieuses vociférations. » (Porter 1992).
1.1.3.3 Décléricalisation de la souffrance : naissance de la compassion
Dès la fin du XIIe siècle semble s’estomper cette « sorte de stoïcisme » face à la souffrance . En effet
commencent à apparaître des témoignages issus des sphères laïques de la société qui disputent le
monopole des écrits à la haute aristocratie d’Eglise : « A ce moment débute le long mouvement de
décléricalisation et de vulgarisation de la culture qui dévoile progressivement, au XIVe, au XVe siècle,
des comportements qui ne sont plus seulement ceux des héros de la dévotion et de la chevalerie, un
mouvement qui permet d’apercevoir enfin peu à peu le peuple » (Duby 1992). L’histoire des sensibilités
et des catégories morales laisse penser que les façons de manifester les « passions » évoluent avec les
transformations du sentiment religieux, et ce à tous les niveaux de la société. En effet, le rapport
spiritualisé et sublimé de la religion chrétienne à la douleur, s’impose au non-croyant comme l’un des
points « les plus inacceptables du dogme chrétien » (Rey 1993, p67).
Alors que le XIIe siècle invitait les chrétiens à s’identifier et imiter la Passion du Sauveur, imagerie
largement soutenue par les mass media de l’époque par le biais de prédications et de théâtre qui
« déterminèrent la valorisation progressive de la douleur dans la culture européenne » (Rey 1993), la fin
du siècle voit se développer, en parallèle d’une compassion naissante pour les flagellés et crucifiés, une
forme de pitié pour les malades sous forme d’œuvres de miséricorde et de fondations d’hôpitaux . « Ce
fut bien dans le prolongement de cette lente conversion à l’égard des attitudes de la douleur que la
science et la pratique médicale commencèrent, mais beaucoup plus lentement encore, à se préoccuper
non plus de préparer à la bonne mort, non plus seulement de guérir, mais, se débarrassant enfin de
l’idée que la douleur, punition rédemptrice, est utile au salut, de la refouler à toute force et par tous les
moyens. » (Duby 1992).
1.1.4 Création de l’individu
L’individu est une île qui n’accepte pas d’être aucunement d’être un pli de la mer.
Benasayag, Le mythe de l’individu, 1998 :64
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1.1.4.1 L'expérience laïque du corps
L’un des jalons de cette évolution est constitué par la « création de l’individu » à la Renaissance, dont
on sait, nous rappelle Rey, « qu’elle est l’aboutissement d’un long processus (…) inséparable d’un
nouveau regard sur cet objet privilégié de description et de représentation qu’est le corps » et que la
Réforme protestante du XVIe siècle n’est pas étrangère à l’instauration d’un nouveau rapport au corps
qui dédramatise le lien péché-douleur. Les Essais de Montaigne constituent un apport remarquable à
une nouvelle appréhension de « l’expérience laïcisée » de l’individu et de son « corps assumé dans la
vérité de ses sensations, dans son mélange de douleurs et de joies, dans son humilité quotidienne et sa
médiocrité » (Rey 1993)
Cette entreprise de peinture de soi, dont dit Rey qu’elle est sans précédent, n’a pour objet ni la
confession des péchés ni leur exaltation héroïque, mais bien la seule connaissance de soi. Véritable
exigence humaniste de libre examen, rejoignant les préceptes de la Réforme protestante quant à
l’examen de conscience et la rupture d’avec l’autorité, cette attitude morale et personnelle d’étude de
soi est pourtant loin de représenter une tendance générale de l’époque. Cependant, si la douleur et le
malheur sont encore le signe d’une colère divine dans bien des esprits de cette fin de siècle, y compris
dans les interprétations médicales, il ne transparaît plus de valorisation de la souffrance dont l’attitude
d’acceptation résignée tend à faire insulte à la gloire divine qui met à la portée de l’homme « les moyens
et les secours » pour soulager les malades (Ambroise Paré 1568, in Rey 1993). Nous voyons donc
émerger, bien qu’encore inscrite dans un raisonnement spirituel, une forme nouvellement justifiée de
refus légitime de la douleur.
1.1.4.2 Méditations sensualistes : redéfinir la douleur dans le rapport à soi
Au même moment apparaît une idée forte qui est aujourd’hui de nouveau (puisqu’elle ne le sera pas
toujours) sur le devant de la scène : celle de la nécessaire collaboration et coopération du patient à
l’acte médical. Les modèles actuels de la prise en charge de la douleur, notamment, insistent sur cette
participation active du patient au traitement, qui ne peut se limiter à la compliance (Kugelmann 1999,
Marche 2004). Déjà donc au XVIe siècle « cette collaboration est jugée indispensable pour obtenir la
guérison, dans une pensée médicale où l’état d’esprit influence profondément la marche des
évènements morbides. » (Rey 1993) En témoignent les préceptes chirurgicaux de Paré, mais
également les réflexions philosophiques de Montaigne qui interroge l’influence de « l’opinion que nous
avons de la douleur sur la réalité que nous éprouvons, à l’exact entrecroisement du subjectif et de
l’objectif, dans cette expérience constitutive de l’être où le corps et l’âme jouent chacun leur partie ». Ce
faisant, Montaigne cultive une méditation sur la douleur proche de l’épicurisme en ce qu’il détermine
l’absence de douleur comme un état « d’indolence » proche du bonheur, plutôt que dans une
« jouissance active ». « L'école d'Epicure proposait une philosophie de la vie orientée vers la limitation
et le contrôle des douleurs évitables, moyennant une existence simple, avec le moins possible
d'anticipation et d'ambition, offrant ainsi le minimum de prise aux atteintes du destin. Contrairement au
stéréotype classique (...) leur conception d'une vie heureuse était moins recherche du plaisir que fuite
de la souffrance. » (Duby, 1992). La morale des stoïciens comme celle des épicuriens « valorisait
l'endurance envers les épreuves douloureuses. Savoir affronter la douleur est le propre de l'homme ou
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de la femme libre, et les distingue de l'esclave. On voit par là qu'une certaine ambiguïté des attitudes
envers la douleur n'est pas le fait de la seule tradition judéo-chrétienne. » (Peter in Héritier 1996).
L’approche philosophique que Montaigne développe à l’égard des manifestations douloureuses se
révèle être résolument moderne en ce qu’elle réfute la vertu chrétienne du mépris de la souffrance
physique : faisant fi de la théologie et du stoïcisme, il annule la valeur normative de la « bonne
contenance » devant la douleur. Pour lui, la seule chose à sauver face à l’expérience douloureuse, c’est
la « lucidité de la pensée » qui permet à l’individu souffrant d’exprimer ses douleurs sans être
déshonoré, pourvu que son esprit ne se contente pas de la plainte comme seul exutoire (« Qu’importe
que nous tordons nos bras, pourvu que nous ne tordons nos pensées », Montaigne Essais II, 37 « De la
ressemblance des enfants aux pères, in Rey 1993).
1.1.5 De l’union de l’âme et du corps
Il faut maintenant considérer un autre moment fort de la pensée philosophique et médicale que sont les
découvertes cartésiennes à l’égard du mécanisme la douleur, augurées par la publication en 1628 de
découvertes sur la circulation du sang25.
Véritable tournant dans l’histoire de la médecine, ces
découvertes permettent aux médecins et physiologistes de se dédouaner de l’autorité jusqu’alors
intouchable de l’héritage des anciens traités de médecine, en leur concédant une nouvelle marge
d’innovation basée sur l’observation directe de corps humains autopsiés (et non plus d’animaux
seulement). S’inscrivant dans le champ d’un renouveau scientifique tissé de raisonnements
mathématiques et géométriques, la médecine de l’âge classique définit une nouvelle façon de se
représenter le corps, ainsi que les mécanismes de la sensation et donc, de la douleur.
1.1.5.1 Mécanismes pré-scientifiques de la perception douloureuse
Descartes propose de voir le mécanisme de la perception douloureuse comme un moyen de provoquer
et connaître l’union de l’âme et du corps. Dans sa métaphysique rigoureuse et rationnelle, le corps et
l’esprit sont des substances opposées presque contraires, mais subtilement intriquées. Par ailleurs,
l’esprit et l’âme sont également deux choses distinctes : l’esprit, rattaché au fonctionnement cérébral de
par sa nature (elle relèverait aujourd’hui de la neuropsychologie, souligne le neuropsychologue Brunod)
tandis que l’âme diffère radicalement du substrat. Elle serait ce « quelque chose » qui caractérise notre
individualité et fonde notre libre arbitre.
Descartes décrit très poétiquement ce qu’il entend des rapports du corps et de l’esprit dans une
illustration imagée qu’il consacre à la sensation : « La nature m’enseigne aussi, par ces sentiments de
douleur, de faim, de soif, etc. que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en
son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé que
je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirai
pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrai cette blessure
par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son
25 Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in anima, Harvey, 1628. A ce sujet spécifiquement Rey dit que
« Descartes étendait au mouvement des esprits (animaux) le schéma circulatoire harveyen, et en particulier le principe des
valvules qui comme autant de petites portes s’ouvrent à certaines conditions pour laisser passer le sang ou les esprits et
l’empêchent de refluer : les portes que Descartes supposait dans la substance intérieure de cerveau étaient comme autant
de portes qui n’étaient pas ouvertes pour tous les esprits animaux, mais seulement pour les plus propres à transmettre la
sensation et à susciter le mouvement. »
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vaisseau ; […] car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autres choses
que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du
mélange de l’esprit avec le corps » (Descartes26, 1641 :326). Les réflexions de Descartes sur la nature
de l’esprit et du corps, ainsi que les débats suscités par ce que l’on désigne par « dualisme cartésien »
ne conviennent pas d’être auscultées scrupuleusement dans cet exposé. Il nous suffira de noter que ce
dualisme, perçu comme tel, a pu susciter d’heureuses critiques contre certaines conceptions strictement
(et sans doute exagérément) symétriques des choses, faisant des propriétés d’une chose la négation
des propriétés de l’autre.
Afin d’éclairer notre propos sur l’évolution des représentations occidentales de la douleur, nous
soulignerons les apports de la métaphysique cartésienne de la perception douloureuse et plus
généralement, les redéfinitions idéelles de l’âge classique, afin d’identifier une nouvelle donne dans le
traitement social de la douleur. Par ailleurs il est capital de souligner combien la philosophie actuelle,
notamment la phénoménologie et l’existentialisme contemporain (Heidegger, Alain, Sartre, MerleauPonty jusqu’à Levinas…) est imprégnée de celle de Descartes et ne cesse d’y faire référence, de la
discuter, de la critiquer, de s’en inspirer et de la commenter.
1.1.5.2 Neurosciences à l'âge classique: du cartésianisme
Le mécanisme cartésien de la douleur fait l’hypothèse « d’esprits animaux » (« sorte de vent ou de
flamme très subtile issue du sang permettant d’expliquer le mouvement (…) dans lesquels on peut voir
un héritage du pneuma galénique ») qui permettent de concevoir la communication instantanée d’un
contact avec le cerveau (à l’image de la corde que l’on tire pour faire sonner une cloche). L’une des
démonstrations tout à fait remarquable de Descartes concerne le phénomène des douleurs des
membres fantômes, qu’il prend complètement au sérieux contrairement à ses homologues qui les
considèrent imaginaires. Il applique sa méthode rationnelle et mécanique pour démontrer que la
persistance des douleurs d’un membre amputé constitue la preuve que la douleur est une perception de
l’âme. Selon sa théorie des substances « duelles », il voit dans la sensation douloureuse la réunion de
l’âme et du corps, la reconnaissance de la sensation qu’il attribue à la première permettant de confirmer
l’existence de la seconde : « C’est par l’expérience de la douleur que l’existence du corps auquel elle
est unie lui est confirmée, de même que l’existence des corps extérieurs. » La douleur est donc une
perception de l’âme ; elle peut résulter des mouvements internes du corps (à rapprocher des « sens
intérieurs » composés des « appétits naturels comme la faim, la soif…et des sentiments comme la joie,
la tristesse…) ou de l’action des objets extérieurs (par le biais du toucher, de « l’attouchement »). La
douleur, tout comme le plaisir, est pour Descartes une modalité particulière des diverses sensations que
les « esprits animaux » transmettent jusqu’au cerveau, dans la glande pinéale. C’est là en effet que sont
dirigées les sensations de l’âme humaine puisque, dit-il dans une approximation anatomique, la glande
pinéale est le seul organe qui ne soit pas en double dans le cerveau, et il fallait bien que l’âme soit
caractérisée par ce critère d’unicité. Ainsi la perception de qualités comme la chaleur, la pesanteur etc.
sont transmises à la glande pinéale comme lieu d’exercice privilégié des fonctions de l’âme, selon
diverses modalités de sensation, et selon le curseur d’intensité, sera perçue comme douloureuses ou
agréables.
26 Descartes, 1641, Méditations métaphysiques, Paris, éd. Gallimard 1953
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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Brunod discute la thèse récente publiée par Damasio, selon laquelle la pensée cartésienne serait à
l’origine d’une faille épistémologique entre l’étude du psychisme et celle des structures cérébrales. Sur
la douleur par exemple, Damasio dit de Descartes qu’il a « suggéré (…) qu’un bouleversement
émotionnel ou une souffrance provoquée par une douleur physique, pouvaient exister indépendamment
du corps. » Or Brunod démontre qu’il n’en est rien, et que Descartes a même adopté une posture
inverse à celle là, situant la douleur ou la sensation nociceptive27 au niveau du vécu sensoriel, « prenant
naissance dans notre corps au niveau des nerfs ». Brunod se propose d’examiner les liens possibles
entre la pensée et ses éventuels retentissements sur le fonctionnement du corps, ce qu’il définit comme
l’objet de la psychosomatique.
1.1.6 Définition encyclopédique de la douleur en langue Françoise en 1690
A partir de la fin du XVIIe siècle apparaissent les premiers dictionnaires de langue Françoise, dont les
définitions ne cessent de nous renseigner sur les représentations collectives, ou comme le dit à sa
manière François Lacombe dans son Dictionnaire du vieux langage François, « propres à donner une
idée du génie, des mœurs de chaque siècle, et de la tournure d’esprit des auteurs ». Ainsi à la rubrique
douleur » du tout premier dictionnaire des définitions françaises (Furetière 1690), on peut lire :
« Sentiment triste et fâcheux qui blesse quelque partie du corps, et est ennemi de la nature : ce qui
arrive par l’altération subite de la partie, ou par solution de continuité. Le péché de la femme a été puni
par les douleurs de l’enfantement. Un stoïque dit qu’il n’y a point de douleur. Se dit aussi des passions
de l’âme. L’affliction d’esprit égale des plus grandes douleurs. Il faut qu’un pénitent ait une vive douleur,
une componction de ses fautes. » En 1787 à Marseille, Jean-François Féraud complète avec son
Dictionnaire critique de la langue française: « Douleur, mal (synonyme.) La douleur est souvent
regardée comme l'effet du mal, jamais comme la cause. On dit de celle-là, qu'elle est aigue; de l'autre,
qu'il est violent. On dit aussi, par sentence philosophique, que la mort n'est pas un mal, mais que la
douleur en est un. »
1.2 La douleur, objet de représentations sociales et
conceptualisation scientifique
1.2.1De la pensée conceptuelle
Les théories et les concepts sont-il pour nous permettre de construire de belles cathédrales,
toujours plus hautes et plus harmonieuses dans leur composition, dans uen visée englobante
et généralisante ? Où sont-il de simples instruments dont l'utilisateur est libre de réinventer
l'usage, dans uen approche qui s'apparente davantage au bricolage qu'à l'architecture et avec
des finalités qui sont toujours locales et contextuelles ?
Madeleine Akrich, Politiques de la représentation et de l'identité, 2005
27 Annexes : définitions scientifiques actuelles des différents types de douleur
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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1.2.1.1 Concept, représentation sociale et épistèmé
A quoi nous sert d'interroger la douleur en termes de représentation sociale ? Qu'apporte cet outil
conceptuel à l'intelligibilité contemporaine du phénomène « douleur » et à l'expérience de ceux qui la
vivent, la subissent, l'apprivoisent et la pensent tout en participant à l'élaboration de sa connaissance ?
En guise de préliminaire, considérons d'abord ce que recouvre la pensée conceptuelle. Selon Durkheim
« penser conceptuellement, ce n'est pas simplement isoler et grouper ensemble les caractères
communs à un certain nombre d'objets ; c'est subsumer le variable sous le permanent, l'individuel sous
le social. » (Durkheim 1960). Dans le sens où les concepts « correspondent à la manière dont cet être
spécial qu'est la société pense les choses de son expérience propre », le sociologue français les définit
comme des représentations collectives et concrètes à part entière. Il est donc important de souligner là
la double inscription sociale des représentations en tant que concept: elles viennent de la société, et les
choses qu'elles expriment sont sociales. Le « social » est alors à la fois le contenant des
représentations et leur contenu.
Le concept de représentation sociale, que l'on voit apparaître dans les travaux de Durkheim sur la vie
religieuse, distingue donc les représentations collectives des représentations individuelles : « Toutes les
fois que nous sommes en présence d'un type de pensée ou d'action, qui s'impose uniformément aux
volontés ou aux intelligences particulières, cette pression exercée sur l'individu décèle l'intervention de
la collectivité ». (Durkheim 1960). Cette description du mécanisme de représentation fait intervenir une
notion de contrainte sociale et permet d'envisager un emboîtement de représentations.
Nous
retiendrons de cet apport durkheimien l'idée d'une supériorité du tout social sur l'individu. Pascal Boyer
considère quant à lui que « la conduite de la description ethnographique revoie implicitement à
l'existence de représentations collectives ; on admet bien que le contenu et l'organisation de celles-ci
dépendent de mécanismes psychologiques, mis ceux-ci sont rarement étudiés en tant que tels, ce que
propose de faire l'anthropologie cognitive. » (Boyer 1986).
Le psychosociologue Moscovici (1984) reprendra plus tard, pour la renouveler, la définition de
Durkheim. Selon lui, « les représentations sont des formes de savoir naïf, destinées à organiser les
conduites et orienter les communications ». La description dynamique de la psychosociologue Denise
Jodelet va dans ce sens : « Le concept de représentation sociale désigne une forme de connaissance
spécifique, le savoir de sens commun, dont les contenus manifestent l'opération de processus
génératifs et fonctionnels socialement marqués. Plus largement, il désigne une forme de pensée
sociale. Les représentations sociales sont des modalités de pensée pratique orientées vers la
communication, la compréhension et la maîtrise de l'environnement social, matériel et idéel (...). » Selon
Moscovici (1961 in Mariotti 2003 :3), trois conditions sont nécessaires à l’apparition de représentation,
quelque soit l’objet social considéré : la dispersion de l’information (les connaissances au sujet de l’objet
sont nécessairement soumises à la distorsion, rendant possible le phénomène de représentation), la
focalisation (implique l’importance de l’objet par rapport aux groupes étudiés, qui permettra de
développer des aspects spécifiques de la représentation et d’en négliger d’autres) et la pression à
l’inférence (les discours et les actes se rapportant à un objet difficile à cerner, rendant presque
inévitable l’inférence sur les aspects méconnus, voire l’adhésion à l’opinion dominante du groupe de
référence).
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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On trouve ici plusieurs aspects caractéristiques et interdépendants développés par la plupart des
définitions psycho-sociales, que sont la communication, la reconstruction du réel et la maîtrise de
l'environnement. Les représentations sociales offrent donc des codes pour échanger, nommer et classer
nos expériences (Moscovici 1984), et plus en amont elles guident l'élaboration et la négociation de ces
codes (Jodelet 1984). L'ensemble de ces représentations ou de ces connaissances pratiques permet à
l'acteur social de se situer dans son environnement et de le maîtriser. Il s'agirait là de fonctionnalités
sociales exercées par les représentations. Brièvement, elles peuvent se décliner en fonction cognitive
(intégrer de nouvelles données aux cadres de pensée), fonction d'interprétation et de reconstruction du
réel (penser et interpréter son vécu quotidien et sa propre société), fonction d'orientation des conduites
et des comportements (porter et définir le sens des actions, opinions et attitudes), fonction identitaire
(situer et définir socialement les individu au sein des groupes et les groupes dans le champ social)...
Parce qu'il permet de penser le social en terme de savoir et cognition, le concept de représentation
sociale se situe au carrefour des sciences sociales. La perspective épistémologique développée par
Foucault en terme d'épistémè met en lumière « les régularités discursives, les couches de savoirs
constituants et historiques, les configurations souterraines qui délimitent ce qu'une époque peut ou non
penser, de ce qui est possible de dire ou de voir. C'est une grille des savoirs qui va déterminer les
pratiques et loger les différentes formes de connaissances empiriques » (1966).
L'épistémè décrit un espace dynamique de sédimentation active, un nouveau code de perception : en
quelque sorte, une certaine vision du monde. Les seuils de passage d'une épistémè à l'autre (on en
distingue trois grande dans la pensée occidentale) peuvent être assimilés à des ruptures d’intelligibilité
(Hartog) ; Foucault propose ainsi une vision défiant les catégorisations progressives et chronologiques
de l'Histoire, soulignant les définitions spatiales et temporelles du concept de représentation sociale.
« Le marquage social des contenus ou des processus de représentation est à référer aux conditions et
aux contextes dans lesquels émergent les représentations, aux communications par lesquelles elles
circulent, aux fonctions qu'elles servent dans l'interaction avec le monde et les autres. » (Jodelet 1984,
c'est moi qui souligne). Nombre de travaux sur les représentations s'intéressent à la façon dont elles
s'élaborent, à leurs processus d'émergence et de négociation ainsi qu'à leurs modalités de
transformation (Abric, Jodelet 1984, Moscovici 1984, Thuné-Boyle 2006).
1.2.1.2 La douleur est-elle un objet de représentation sociale ?
On peut donc poser de multiples questions sur les représentations sociales de la douleur. Les différents
apports théoriques balayés de façon impressionniste permettent de dégager un axiome simple : un
« objet social28 » peut faire l'objet de représentations spécifiques selon le domaine de la vie sociale ou
de la pensée scientifique dans lequel il se développe. La douleur fait donc l'objet de représentations
différenciées et enchâssées dans des logiques sociales dépendant d'un ensemble plus ou moins
déterminé. Si on veut se permettre d'en saisir la dynamique, elles ne doivent pas être considérées
indépendamment de l’ensemble d’objets dans lequel elles s'élaborent et se négocient. On peut alors
considérer une pluralité de représentations, articulées comme des systèmes. Parmi d’autres, « la
maladie, le corps, la santé, la médecine (…) pourraient constituer des exemples d’objets constitutifs
28
A ce propos, Marietti (2003) propose une recension heuristique des définitions de la notion d’objet social en relation avec
les différentes acceptations des concepts de représentation sociale et de groupe.
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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d’un système au sein duquel la douleur serait impliquée. Pour comprendre comment les patients, les
médecins et les autres acteurs sociaux se positionnent face à la douleur et le mode de relation qui
s’établit avec les pratiques, cette approche à la fois conceptuelle et « multiobjets » est incontournable. »
(Tremblay et Garnier 2005).
1.2.1.3 La douleur, épreuve partagée : re-présentation d'un espace médical
négocié
Ainsi les auteurs appréhendent-ils souvent les représentations de la douleur dans le champ de la
thérapie et de la relation patient/médecin, qui la met au centre de l'interaction (Arber 2007, Cedraschi
1998 et 2003, Costalat-Founeau 2000, Dany 2005, Dutertre 2004, Girard 2005, Houseman 1999 et
2004, Peter 2001, Tremblay 2005, Wirotius 2004). L'espace de la consultation médicale est celui de la
rencontre, pour ne pas dire confrontation, entre ici la douleur du patient, et sa réception, sa gestion par
le médecin (pour introduire une dimension de praxis). Les représentations qui guident les
comportements de douleur et orientent leur accueil par les professionnels de santé sous-tendent
différents enjeux dans la relation thérapeutique. La polysémie des constructions socio-cognitives qui
caractérisent les attentes normatives liées aux statuts du patient et du médecin organise un espace
médical que l’on peut considérer comme un « espace de négociation » (Dany, 2005 ; Strauss 1978)
entre deux champs de connaissances et de significations : celui du malade, auréolé de subjectivité et
d’affects, et celui du médecin, endossant la valeur objective (Herzlich 1969).
Chez le patient douloureux, le corpus signifiant attribué personnellement à la douleur relève de
nombreux domaines cognitifs et sociaux telle que l'identité sociale perçue, la perception de son corps, la
distinction entre ce qui est normal et ce qui est pathologique... ; il ressort également de la perception du
continuum passé-présent-futur dans lequel on évolue. Les représentations de la douleur vécue puisent
dans l'histoire personnelle de chacun tout en participant d'une stéréotypisation culturelle et sociale
générale. Sur base de leur enquête qualitative sur les variations culturelles impactant la construction
identitaire des douloureux chroniques, Costalat-Founeau et Klimekova (2000) affirment que « la
représentation de la douleur est donc élaborée dans un contexte personnel et dans une perspective
temporelle ». Plus précisément, on peut parler de système identitaire pour qualifier une structure
organisée de discours, d’images, de souvenirs et d’émotions à la fois ancrée dans l’organisme et dans
la société : « le système identitaire et les représentations sociales se combinent pour produire des effets
sociaux tout en faisant émerger une appréhension « subjective » du monde qui nous entoure »
(Zavalloni 1997). Nous verrons plus loin, sans prétendre à la moindre exhaustivité, quelles formes
peuvent revêtir ces représentations individuelles et sociales de la douleur.
1.2.1.4 Les représentations professionnelles des médecins face à la douleur
Pour le moment intéressons nous à ce corps de représentation que certains traitent de façon quasi
autonome en sociologie : les représentations professionnelles. Si l’on admet que le rapport du patient à
la douleur se construit en partie au sein de la relation thérapeutique, et si on considère cet échange
conceptuel dans une dynamique interactionnelle, il est indispensable de s’interroger sur les
représentations des médecins en la matière. Leur particularité réside en leur inscription conceptuelle à
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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un monde professionnel lui-même défini par des contraintes sociales organisées. Le champ des
représentations professionnelles fait l’objet de nombreuses études en sciences humaines et sociales,
notamment dans le cadre d’univers professionnels développant des pratiques de prescriptions, comme
c’est le cas du monde de la médecine et des relations médecin-patient. De surcroît, le concept de
représentation possède un aspect prescriptif en propre, en définissant les limites de ce qui est licite,
tolérable ou inacceptable socialement (Abric 1994). Cette particularité rendrait nécessaire la
spécification du concept de représentations professionnelles ; la contextualisation de l’inscription sociale
des identités informerait sur la façon dont les acteurs et les groupes se construisent des identités
multiples et se forgent un savoir pratique leur permettant de s'orienter dans leurs interactions
professionnelles.
A notre niveau, il s’agira simplement de tenir compte de plusieurs apports théoriques concernant leur
élaboration et leur interaction avec les représentations de la douleur du patient. Le groupe québécois
d’étude sur l’interdisciplinarité et les représentations sociales (GEIRSO) estime que les représentations
professionnelles ne relèvent ni du savoir scientifique ni du savoir de sens commun ; dès lors « elles sont
élaborées dans l’action et l’interaction professionnelles, qui les ancrent dans les contextes et fondent les
identités professionnelles » (Tremblay et Garnier 2005). Pour le docteur en science de l’éducation Blin,
« les représentations professionnelles toujours spécifiques à un contexte professionnel sont définies
comme des ensembles de cognitions descriptives, prescriptives et évaluatives portant sur des objets
significatifs et utiles à l’activité professionnelle et organisés en un champ présentant une signification
globale » (Blin 1997, in Tremblay et Garnier 2005).
Au-delà des représentations de la douleur chez chacun des partenaires de la relation thérapeutique, il
est intéressant de considérer les « méta-représentations » que se font les patients et les médecins, de
l’espace même de leur interaction (comme espace de négociation ou de rapport de force entre leurs
représentations respectives, alors envisagées comme des savoirs et des vécus) et d’autres concepts
qui peuvent apparaître déterminants dans l’intervention médicale ; une piste pour l’analyse a été
suggérée en terme de « carte conceptuelle » afin de représenter l’ensemble des éléments stratégiques
intervenant dans les représentations: douleur, souffrance, corps, diagnostic, santé, traitement,
prescription, maladie, relation thérapeutique, patient et médicament (Rouquette 1994, in Tremblay et
Garnier 2005).
« Ainsi, la construction de la représentation de la douleur résulte des interactions et dans ce cas
particulier, de l’interaction patient-médecin, ce qui en fait une expression sociale. On peut considérer
qu’elle participe d’une construction commune du médecin et du patient au sein même de l’espace
thérapeutique. Espace qui permet de donner une forme mais aussi un nom dans la résonance que
légitime la société. » (Garnier 2005)
1.2.2 La douleur, une perception: état des questions dans la littérature
scientifique
1.2.2.1 De l’expérience perceptive complexe de la douleur
La douleur et la souffrance sont des phénomènes tout à fait universels et pourtant à la fois strictement
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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personnels. Nul ne leur échappe, pourtant chacun ne peut la connaître qu'à travers sa propre
expérience. Ce tandem universel/individuel est parfois exprimé comme « très commun et très
complexe » (Atallah, 2005). Commun dans le partage sans frontière ni temps de l’expérience
douloureuse et complexe dans ses manifestations hétérogènes et ses déterminismes multiples et
individuels. La douleur en tant qu’évènement est donc très commune, son universalité se déployant en
l’absence de déterminants endogènes sociaux, biologiques et géographiques. Mais elle est également
terriblement individuelle en tant qu’expérience irréductible. Baszanger nous dit de la douleur qu’elle est
«l’expérience privée d’une personne à laquelle nul autre peut avoir directement accès » (Baszanger
1995).
« Nous savons aussi qu'elle peut se partager mais ne peut s'échanger: l'autre ne peut éveiller chez
moi, par empathie, qu'une douleur à le voir souffrir; il lui est impossible de me transmettre exactement
ce qu'il ressent », rajoute Natali (1992). Autrement dit, elle n'a pas de référent (Gazaix 1992).
Cependant, et là réside l’intérêt des discussions à ce propos, l’universalité et l’individualité du
phénomène et de l’expérience douloureuse ne cloisonnent pas étanchement ces deux niveaux de
lecture. Il s’agit, de façon fine, d’examiner la porosité et la complexité des rapports de ces dimensions et
la façon dont elles s’expriment chez l’individu et le groupe.
La douleur, personnelle et universelle, se situe à juste titre au carrefour de l’individu et du groupe : elle
mobilise chez l’individu des affects et mécanismes psychologiques et physiologiques individuels, inscrits
eux même dans un contexte sociétal et culturel.
Cedraschi (2004) rappelle que les composantes
émotionnelles de la douleur si souvent discutées en termes individuels, doivent cependant s’insérer
dans les analyses mettant en cause les facteurs d’appartenance identitaire et sociale de l’individu: il en
résulte que la douleur est autant une « construction sociale que le résultat de processus biologiques et
psychologiques ». Par ailleurs, à l'instar de l'inscription de la maladie dans le cadre des normes
sociales, la douleur, précisément sa perception et son expression, entretiennent un rapport étroit avec
les normes du licite et de la transgression, entre ce qu’on peut montrer et ce qu’on doit cacher, qui sont
là des constructions du social en puissance (Rey 1993). Ainsi, « il n'y a pas de société où la maladie
n'ait une dimension sociale et, de ce point de vue, la maladie, qui est aussi la plus intime et la plus
individuelle des réalités, nous fournit un exemple concret de liaison intellectuelle entre perception
individuelle et symbolique sociale ; quant à la perception de la maladie et de sa guérison elle ne peut se
satisfaire ni d'un recours arbitraire à l'imagination ni d'une simple cohérence intellectuelle ou d'un effet
de représentation : elle est ancrée dans la réalité du corps souffrant. » (Augé, Herzlich 1984).
1.2.2.2 Cadre normatif et social de la perception: des comportements de
douleur »
i l’essence de la douleur nous est invisible, forçons alors le paradoxe jusqu’au bout, et laissons-nous
conduire par ce qui gît au fond de la douleur : le cri.
Bertrand Vergely, La souffrance, 1997
Ainsi nous sommes amenés à considérer la notion de « comportement de douleur », en s’inspirant des
travaux de Kleinman (1978) sur la définition du comportement de maladie en tant qu’expérience
normative gouvernée par des règles culturelles : nous apprenons des manières « approuvées » d’être
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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malades. Reconnaître des comportements de douleur correspondant à une perception ou un état
corporel jugé anormal par le malade, son environnement social et sa famille, c’est admettre que les
symptômes et les manifestations douloureuses sont ou ne sont pas socialement acceptables.
C’est sur ce fondement qu’a été suggérée une différenciation culturelle dans l’acceptation normative et
sociale des symptômes. Zborowski (1952) a été l’un des précurseurs de ce champ d’investigation
anthropologique, s’attachant à spécifier les aspects sociaux et culturels de l’expérience douloureuse. En
reconnaissant le mécanisme physiologique de la douleur, il relève deux composantes essentielles
soumises à l’influence des variables culturelles, soient deux niveaux spécifiques de l’expérience
douloureuse : celui de sa perception, et celui de la réponse qu’on y apporte.
1.2.2.3 Quelle place pour les déterminants culturels et ethniques de la douleur ?
La perception de la douleur peut faire l’objet d’une objectivation mesurée par le biais d’outils évaluant le
« seuil douloureux » (moment où l’on commence à percevoir un stimuli comme étant douloureux) et le
« seuil de tolérance » (moment où ce stimuli entraîne un mouvement spontané de retrait chez l’individu
soumis au test). Cedraschi souligne l’évidente nature expérimentale des données concernant les seuils
de la douleur et de tolérance à la douleur, dont la pertinence est remise en question en ce qui concerne
la compréhension clinique des douleurs, et a fortiori des douleurs chroniques (Le Breton 1995). Un point
important consiste en l’absence de données scientifiques différenciant culturellement la discrimination
des stimuli douloureux. Cependant les réponses entraînées par ces stimuli dans un cadre expérimental
sont largement soumises à l’influence d’autres variables individuelles (âge, sexe, origine culturelle….). Il
est donc tentant de déduire que la perception mécanique de ces stimuli expérimentaux est assujettie au
vécu de l’expérimentateur.
Le reproche que l’on adresse de prime abord à ces démonstrations de prévalence de certains facteurs
socioculturels est leur manque de subtilité ; les résultats presque toujours exprimés en puissance
statistique ne permettent pas d’analyser finement ces hypothèses de variables épidémiologiques
sociales.
1.2.2.3.1 Dissection statistique et sens commun
Le propos n'est pas tant, dans le cadre de cette recherche bibliographique, d'examiner les résultats
scientifiques de ces études mais plutôt de réfléchir à la démarche qu'elles adoptent. Dans la littérature
scientifique (sciences sociales et biologiques) traitant de la question « culture et douleur », une quantité
importante de travaux s'attachent à chercher, expliquer et classer des « différences ethnoculturelle »
définies en terme de « race » dans la littérature anglo-saxonne. Les études concernant l’explication de
variations individuelles face à l’expérience douloureuse se déploient généralement sur les items
récurrents de l’âge, du sexe et de l’histoire de la douleur, mais également et de façon crescendo sur le
rôle joué par la race, la culture, la religion, le niveau socio-économique, la structure familiale, la langue,
l’urbanité ou le mode de vie rural, et plus récemment, l’ethnicité – cet ensemble formant le spectre
complet des variables définissant les différences de santé générales, tombant sous la coupe des
« facteurs ethnoculturels » (Rollman 2005).
Ainsi les publications américaines, regroupés sous l’étiquette Race Studies, cherchent à mettre en
exergue les différences de comportement de douleur entre des groupes de sujets américains dont les
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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origines familiales seraient plus ou moins « britanniques », « italiennes », « juives », « hispaniques » ou
« africaines » (groupes les plus fréquemment cités). Lipton et Marbach (1984) proposent un modèle
multifactoriel concernant ces différences individuelles, qui se déclinent en expériences sensorielles,
réponses émotionnelles et cognitives et comportements de douleur. Il résulte de leur « célèbre » étude
(citée 64 fois sur la base de donnée Scopus29) que les similarités entre ces groupes « raciaux et
ethniques » sont bien plus saillantes que les différences recherchées, particulièrement chez les sujets
dont l’appartenance « ethnique » remonte à trois générations.
Ces lectures, regroupées sous la bannière ‘Race and ethnicity in health research’, sont assez
monotones du fait des nombreuses répétitions et de leurs découpages identiques (catégorisation très
détaillée de chacun des items statistiques, analyses stéréotypées et études essentiellement
quantitatives). Elles nous inspirent bon nombre de réserves quant à la pertinence de telles dissections
analytiques au regard de l’apport scientifique (à la fois clinique et science humaine), de la définition
flottante des référents ethniques et raciaux (soulevant des discussion sur l’éthique des motivations
d’étude et de l’usage des résultats) et des conclusions souvent générales rejoignant le sens commun le
plus élémentaire (Cathébras 2000). « Faute de (construire des indicateurs complexes réunissant
plusieurs variables), les cliniciens comme les chercheurs se retrouvent dans la situation évoquée par
Jones lorsqu’elle relève que la race telle qu’elle est généralement mesurée est la même que celle que
remarque un chauffeur de taxi, un officier de police, un juge dans un tribunal ou un enseignant dans une
salle de classe, c'est-à-dire une classification sociale, avec tous les avatars qu’elle peut comporter »
(Cedraschi et al, 2004)
1.2.2.3.2 Ecueils récurrents
Reprenons à notre compte les questionnements principaux soulevés par l’approche culturelle de la
douleur. Il est important de préciser que ces études proviennent pour l’essentiel des sciences humaines
et sociales, de l’épidémiologie et des sciences bio-médicales. Leurs approches respectives construisent
différents objets d’étude : ainsi les sciences humaines et sociales, descriptives et interprétatives
(anthropologie, sociologie et psychologie) s’intéressent davantage à l’expérience et au vécu de la
douleur et/ou de la maladie, en mettant l’accent sur les systèmes sociaux dans lesquels elles s’insèrent
et leur rapport étroit aux règles de comportement qui leur donnent sens, tandis que la recherche
épidémiologique pose la question de la validité de l’ethnicité en tant que variable épidémiologique
(Pfeffer 1998, Senior et Bhopal 1994). Cela revient à se demander si l’entrée heuristique d’« ethnicité »
peut servir à l’étude de la distribution et des déterminants de la douleur.
Cette question permet aux épidémiologistes britanniques de The Medical School d’identifier quatre
écueils importants dans l’application de cette variable : les difficultés de mesure (l’ethnicité ne se laisse
pas mesurer si facilement), l’importante hétérogénéité des populations qui font l’objet des investigations
(est-ce que le terme « asiatique » est à même de rendre compte des variations importantes des
populations de tous les pays d’Asie et de toutes les situations dans lesquelles elles se trouvent ?),
l’ambiguïté des objectifs poursuivis dans le domaine de l’étude des relations entre ethnicité et santé et
le biais d’ethnocentrisme dont peuvent être affectés l’interprétation et l’utilisation des données (le biais
29 Base de donnée scientifique actualisée en ligne, offrant un accès à plus de 15,000 revues à comité de lecture, et reliée à 386 millions de sites scientifiques sur internet.
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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tenant dans le fait de considérer sa propre culture comme un standard à l’aune duquel juger l’altérité).
1.2.2.3.3 Enjeux et usages des variables ethniques
Afin de tirer au clair les enjeux et la portée de ces études, il est nécessaire de distinguer le sens que
recouvre chacune de ces notions. L’ethnicité ne doit pas être confondue avec la nationalité ou le statut
de migrant. Le concept n’est ni simple ni précis (Anne Christine Taylor dit de la notion d'ethnie que
« c'est l'une des notions les moins théorisées de la discipline (anthropologique) », in Bonte et Izard
1991) mais il implique plus ou moins l’appartenance commune à des origines ou un milieu social, à une
culture et/ou une « tradition » propre, transmise de génération en génération et conduisant à un
sentiment d’identité et de groupe, et au partage d’une langue commune et/ou à des croyances
religieuses ; les confins de la notion sont imprécis et variables... (Senior, Bhopal 1994).
La race, intervenant dans la définition identitaire des citoyens américains (elle figure sur les papiers
d’identité), se réfère bien à la division biologique du genre humain en sous catégories caractérisées par
les différences physiquement observables (Bussey-Jones 2005) Passons sur l’histoire de l’usage de
cette classification souvent jugée arbitraire et erronée et questionnons plutôt la pertinence de son usage
épidémiologique ainsi que la validité scientifique de ses présupposés (Sheldon 1992).
Bien que la race ait une importance en tant que phénomène social et politique, son substrat biologique
a été profondément revu et corrigé depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Si l’étude des
différences raciales (donc biologiques) devant la maladie ou la douleur est sensée renseigner sur les
déterminants génétiques et environnementaux, que penser des résultats qui présentent plus de
variations génétiques à l’intérieur d’une même « race » qu’entre différentes races ? Ces mêmes études
soulignent le caractère atypique et isolé des gènes responsables des caractéristiques morphologiques,
ceux-là même qui se trouvent être à la base du concept de race, et insistent sur l’absence de corrélation
objective entre ces gènes et les gènes responsables de maladies (Chaturvedi 2001, Edwards 2001).
Dès lors, il est aisé de comprendre que la catégorie de race est plus à même de renseigner sur les
dimensions sociales de douleur et de maladie et leurs variations, que sur ses dimensions biologiques.
Ainsi les termes de race et d’ethnicité sont-ils souvent et à tort utilisés de façon interchangeable. Senior
et Bhopal relèvent que le terme d’ethnicité est parfois employé comme un euphémisme de race, lorsque
les débats discréditent la catégorie raciale en l’associant au racisme.
Les débats continus autour de l’usage terminologique de race, ethnicité et culture sont amenés à
changer selon les modes ou les politiques en vigueur – ethnicité étant de plus en plus une catégorie de
définition personnelle et subjective et utilisée comme telle pour trancher. Ethnicité et culture sont deux
ensembles dynamiques, sans cesse objet de redéfinition et de négociation. D’où, pour certain,
besoin pragmatique d’avoir recours à une classification
le
« arbitre » afin de trouver un compromis
facilitant l’enquête face à la demande forte des données de population. Si les chercheurs anglo-saxons
pensent que la race est une variable qui sous-tend des différences dans le comportement de maladie,
alors l’obligation doit leur être faite de prouver qu'elle induit une corrélation biologique pertinente pour
décrire ces différences, puisque l’on ne reconnaît qu’une infime qualité prédictive à son substrat
biologique (Mc Kenzie et Crowcroft 1996).
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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1.2.2.3.4 Contextualiser la recherche : sortir du laboratoire
Une dernière critique originale s’adresse au manque de validité écologique des relations
douleur/ethnicité. Rollman (2005) reproche aux enquêtes de recréer délibérément les conditions
restreintes de l’expérience en laboratoire dans le but d’isoler et de contrôler des variables spécifiques. Il
préconise, dans le cadre d’études aussi fines et sensibles que celles postulant de variables
« culturelles » de la douleur, de « mettre la barre plus haut », mais sans plus de précision
méthodologique. Cathébras insiste sur la contextualisation complexe des liens douleur et culture qui
inclut: « (a) l’idéologie, les valeurs, les présupposés de tous les acteurs (y compris les soignants,
employeurs, etc.); (b) l’organisation du système de soin lui-même; (c) la construction sociale des
concepts utilisés pour rendre compte des symptômes, des comportements, de la souffrance, par les
médecins, comme par les spécialistes des sciences sociales. Au-delà des stéréotypes (par exemple sur
les différences d’expression de la douleur d’un groupe ethnique à l’autre), les sciences sociales
devraient permettre d’approcher ce «contexte socio-médico-moral» complexe au sein duquel la plainte
(…) est exprimée » (2000). Dans le cadre de leur enquête qualitative sur les variations culturelles de la
construction identitaire du douloureux chronique, Costalat-Founeau et Klimekova préconisent le recueil
narratif des discours des patients qui « donnent accès à la compréhension des mécanismes identitaires
qui dévoilent l'articulation du social et du personnels. (...) la méthodologie ego-écologique30 permet de
voir comment l'impact d'une société et d'une culture est vécu et intégré dans la dynamique identitaire
personnelle du sujet » (2000).
Ceci nous permet introduire de façon pragmatique la notion de « vécu » résultant chez Dutertre d’un
« ensemble d’influences environnementales agissant sur un individu donné, et résultant pour lui en des
représentations, des croyances, des comportements. ». Parmi ces influences environnementales et
écologiques, « la culture (au sens anthropologique), et donc les représentations du groupe, ont une
importance déterminante. Celles qui concernent la santé, le corps, et la douleur, historiquement et
universellement liées à la religion et à la sexualité, interviennent tout particulièrement dans ce vécu,
comme en témoignent par exemple les vécus et les gestions des douleurs de l’enfantement » (Dutertre
et al 2004). Par ailleurs, les sciences humaines et sociales proposent des modèles de compréhension
novateurs et plus complexes que les variables d'analyse et les raccourcis largement usités (la culture, la
société, la mentalité,...) pour expliquer et décrire des comportements de douleur dont la cohérence et la
rationalité s'opèrent différemment. L'invitation méthodologique est faite aux chercheurs de coller au plus
près des réalités, et de se livrer à des études contextualisées à l'écoute des mutations et des évolutions,
des ruptures d'intelligibilité et des créations syncrétiques, des congruences nouvelles et de
l'hétérogénéité des ensembles.
30 « L'égo­écologie situe l'individu dans une matrice sociale, dans son contexte socioculturel. Elle détruit la notion de l'environnement commun et révèle l'existence d'un environnement subjectif. Le système identitaire apparaît comme un « environnement intérieur opératoire » en tant que lieu où se joue la rencontre de l'individuel et du collectif.
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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1.2.2.4 Gammes et stéréotypes des douleurs : le cas de l’accouchement
1.2.2.4.1 Focale sur un phénomène douloureux « naturel »
Quel phénomène est plus répandu au monde que la naissance, et quelle douleur est plus largement
reconnue que celle de l’enfantement ? Claude-Emile Tourné dit à ce sujet qu’il s’agit d’une douleur «
unique en son genre ; c’est le seul exemple de sensation, qui avant même d’être perçue et même par
ceux qui ne la percevront jamais (les hommes) s’appelle douleur » 31.Tout un ensemble de travaux sur la
maternité et l’accouchement témoignent et décrivent les variations observées dans les comportements
de douleur des parturientes à travers le temps et l’espace (nous pensons notamment aux travaux
d’Yvonne Knibiehler, Marianne Caron-Leulliez et Jocelyne George). La douleur de l’enfantement, et a
fortiori ses représentations sociales, apparaissent connectées à « l’histoire du corps, de la santé, de la
douleur, mais aussi celle des sciences médicales, bien au delà de l’obstétrique, et encore l’histoire des
idées et des mentalités, et tout autant l’histoire politique et économique (…) » (Knibiehler 2005).
Ainsi les différentes modalités sociales et historiques, scientifiques et culturelles des groupes sociaux,
participent de l’élaboration de représentations différenciées de cette douleur particulière, aboutissant à
des comportements douloureux très différents voire diamétralement opposés. La diversité culturelle
s’impose comme un fait : la gamme des comportements « culturellement » stéréotypés va du silence
stoïque et impassible aux expressions et cris tapageurs. Les interprétations de ces comportements sont
nombreuses: par exemple en Grèce rurale, crier en couches représenterait une atteinte à la pudeur
sexuelle des femmes ; la chambre de travail est un « lieu de silence et de fierté féminine » (Anderson &
Anderson). De même, l’idée répandue selon laquelle on souffrait moins avant n’a pas lieu d’être, selon
l’historienne Roselyne Rey, qui explique que « rien n’indique que les Hommes de ce temps [XVIe siècle]
aient été plus endurcis que ceux d’aujourd’hui », démonstrations neuro-biologiques à l’appui (Basbaum
1992). Le propos n'est pas ici de « camper brièvement trente-six cas concrets de la façon dont la
douleur [s'exprime] dans différentes cultures choisies » (M. Singleton32 1994). Posons donc la question
du sens de cette douleur particulière mais représentative du carrefour individuel/universel, ainsi que des
nouvelles significations révélées par la suppression (et le refus) anesthésique de cette douleur dans
notre société.
1.2.2.4.2 La douleur refusable en question dans le cas de l'accouchement
Dans nos maternités, entre 70% et 90% des femmes optent pour accoucher sans douleur. La révolution
apportée par l'anesthésie péridurale permet en effet un grand confort pour les parturiente. Cependant le
refus de cette douleur ne se fait pas sans douleur, si j'ose dire. Une sage-femme témoigne à ce propos :
« Aujourd’hui, la seule chose qu’on dise, c’est qu'il faut faire passer la douleur. À quoi ça peut servir
cette douleur, personne ne réfléchit. J’ai discuté avec quelqu’un des soins palliatifs : l’accompagnement
de fin de vie, c’est pareil, c’est comme la péridurale. Les gens qui meurent n’ont pas le droit de crier. Ca
31 Claude­Emile Tourné, 2005, La douleur de l’accouchement, pour qui, pour quoi, Les dossiers de l’Obstétrique n° 341 , 32 – 35
32 En référence à ce que Singleton définit par « bongobongoïsme », étant selon lui une « manie typique de certains ethnologues de se lancer dans un tour d’horizon encyclopédique dès qu’ils se voient sollicités de donner leur avis sur tel ou tel sujet. »
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Spica L.
Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
dépasse très largement la pratique médicale pure. »
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Son positionnement sur la suppression
(négation?) de la douleur nous amène à considérer plusieurs choses. D’abord, qu’il y aurait des
particularités de sens de la douleur, ici celles de l’enfantement et de la fin de vie. Des douleurs que l'on
pourrait considérer littéralement « naturelles » puisque non pathologiques. Nous n’abordons pas ici,
pour le faire plus tard, la connotation rédemptrice de cette douleur infligée associée à la Chute (tu
enfanteras dans la douleur).
Ce que souligne cette sage-femme est d’un autre ordre : en rappelant l’exercice de droits et de normes
sociales face à l’expérience douloureuse, elle pose la question de ce que soustrait la prise d'antalgiques
dans les expériences non pathologiques de la douleur. Autrement dit, lors de phénomènes « naturels »
qui produisent la douleur. En filigrane, c’est un rapport de nature et culture qui est en jeu dans ce
discours. Il y aurait alors des douleurs « mauvaises », pathologiques et donc évitable (droit) voire
refusable (norme), et d’autres douleurs positivement connotées, puisque non pathologiques et
associées à une fonction vertueuse. Paumé le constate dans son étude expérimentale et cherche à
établir ces stratégies cognitives : « une évaluation latente voudrait qu’il n’y ait d’accouchement
« normal », pour tous les interacteurs, que si la mère souffre. » Elle rajoute « une croyance irait dans le
sens qu’un accouchement sans souffrance aurait des conséquences négatives sur l’avenir
physiologique et psychologique des interacteurs. » (Paumé, 1995). De cette posture peuvent découler
parfois des pratiques d’accouchement revendiquant la souffrance et exaltant sa fonction, à la fois dans
ce qu’elle permet de faire vivre aux parturientes (en terme de dépassement de soi, de « purification »,
voire de catharsis), et dans un autre registre, sur les liens d’attachement qu’elle engendre entre la mère
et son enfant (l’étude de Paumé le montre, le fait que la parturiente accouche sans anesthésie est perçu
positivement face à l’attachement avec son enfant, a contrario si la mère choisit d’accoucher sous
péridurale les pronostics sont plus pessimistes quant à l’attachement qu’elle développera avec son
enfant) : « Faire un chemin sans la péridurale, c’est dire « je vais dépasser la douleur », je vais aller
plus loin. Je suis convaincue qu’il y a une fécondité derrière cette douleur. (…) Je pense que ce n’est
pas la contraction qui fait mal, c’est toute la souffrance qu’on a en soi et c’est un passé qu’on peut
nettoyer, qu’on peut réparer ; mais c’est incontournable, ça passe par la douleur. C’est ta propre
souffrance. Je dis aux femmes que c’est leur propre douleur qui fait mal, donc je les ramène à ellesmêmes, je les ramène à leur passé. Et la contraction est plus supportable, quand tu sais que cette
contraction, c’est une partie de toi, que c’est pas quelque chose d’extérieur qui vient te labourer, c’est
une partie de soi qui veut s’extraire de toi, qui veut se réparer, (...) qui veut s’harmoniser. (...) elles
veulent rester dans l'ancien, dans le passé ; et l'enfant amène vers la renaissance, vers la vie. C'est ce
qui me passionne, c'est vraiment accompagner ce travail de renaissance. »33. Laissons de côté les
polémiques suscitées par ces considérations et attachons -nous à comprendre ce qui peut différencier
l'expérience de la douleur de celle de la souffrance
33Extrait d’un entretien avec une sage-femme, autour de la notion de souffrance : Madeleine Akrich et Bernike Pasveer, « De
la conception à la naissance, comparaison France-Pays-Bas des réseaux et des pratiques d’obstétrique », rapport à la MIRE,
juillet 1995
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Spica L.
Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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1.2.3 Des distinctions multiples entre douleur et souffrance
De même que la question de la vérité se confond habituellement avec celle du savoir, que la question
du mal est couramment fondue dans celle du malheur, la question que soulève la souffrance est
distincte de celle que pose la douleur. Encore faut-il savoir par quel bout les prendre et que recouvrent
les deux concepts, ou plutôt les deux expériences. On verra alors que dans ces questions de souffrance
et de douleur se posent effectivement celles de la vérité et du savoir (ce que l’on tient pour vrai est-il ce
que l’on en sait ?), ainsi que celle du mal et du malheur (si la souffrance et la douleur sont des maux,
appartiennent-elles au registres du malheur ?). Ainsi les confusions de langage et de notion nous
invitent à interroger la structure conceptuelle et sémiologique du champ de la douleur
1.2.3.1 La frontière physique-psychologique se fond dans l'expérience
La confusion entre la douleur et de la souffrance est fréquente. Ce qui est remarquable, c’est que la
confusion soit si grande chez ceux qui tentent expressément d’établir la distinction ; disons
qu’évidemment ceux qui ne s’y hasardent pas s’exposent moins au risque de méprise (que se soit par
prudence ou par ignorance) ; cependant ils ne s’interdisent pas non plus d’envisager l’expérience
douloureuse comme affectant simultanément plusieurs dimensions de la personne, et cette imprécision
est finalement peut être plus heureuse. Car en effet, l'ambiguité ou la confusion qui peut régner quant à
l'usage indéterminé de la douleur et la souffrance montre au moins la proximité des deux modalités de
manifestation d'un même phénomène.
La tendance la plus répandue, platement commune, consiste à distinguer la douleur et la souffrance par
leur topographie spécifique : l’une serait physique et l’autre psychique, ou encore globale quand l’autre
serait locale. En se référant à la définition de la douleur admise internationalement et fixée par l’IASP («
la douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, associée à une lésion tissulaire
actuelle ou potentielle, ou décrite dans les termes évoquant une telle lésion »), deux médecins publient
ce commentaire : « cette définition médicale de la douleur rattache ce concept au corps, exigeant une
localisation corporelle de cette souffrance particulière. (…) Ainsi certaines souffrances que l’on désigne
pourtant sous le vocable de douleur, comme une douleur morale, une douleur psychologique, une
douleur à l’âme, ne répondent pas à cette définition médicale tant qu’elles ne sont pas rattachées au
corps » (Serra et Verfaillie, 2007). Ce commentaire semble ignorer l’apport fondamental de cette
définition, qui précisément stipule dans ses notes que « de nombreuses personnes décrivent une
douleur en l’absence de lésion tissulaire ou de toute cause physiopathologique probable ;
habituellement, cela survient pour des raisons psychologiques. Il n’y a aucun moyen de distinguer leur
expérience de celle causée par une lésion tissulaire (…) et si ces personnes considèrent leur
expérience comme de la douleur (…) cette expérience doit être acceptée comme une douleur. Cette
définition évite de lier la douleur à son stimulus. » Le standard fixé internationalement reconnaît donc la
douleur « psychologique » comme une douleur véritable, même en l’absence de lésion ou de trouble
corporel. Elle ne parle pas de souffrance mais en parlant d’expérience sensorielle, elle lie l’organique et
le psychologique. « Plus important encore à souligner, en définissant la douleur comme une expérience
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(et non pas comme une sensation), elle met l’individu, la personne vivant l’expérience, au premier plan
et permet, à côté d’approches physiologiques, des approches psychocomportementales » (Baszanger
1955 : 145). D’autres vont jusqu’à dire, pour durcir le trait, que « ni la douleur ni la souffrance n’existent
– ce sont là des abstractions. Ce qui existe, ce sont des personnes qui souffrent » (Veilleux 2004).
Souvent traduites confusément par les termes douleur et souffrance, jamais véritablement distinguées si
ce n’est par cette frontière corps / esprit (voire âme) peu satisfaisante et même contre heuristique,
induisant une conception dualiste de l’être humain impropre à la réflexion anthropologique, définir
l’affliction douloureuse par elle-même et en elle-même évacue la dimension d’expérience et de vécu.
Dès lors, quels concepts opératoires permettent de concevoir ou de saisir quelque chose de la
multiplicité des expériences et de vécus de la douleur et de la souffrance ?
1.2.3.2 La souffrance et la douleur : un rapport réflexif
Ricœur (1994) établit une distinction liminaire concernant les termes de douleur et de souffrance, qui a
le mérite d’introduire une notion incontournable pour la question qui nous occupe: selon lui la douleur
concerne « des affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le
corps tout entier » et le terme souffrance « concerne des affects ouverts sur la réflexivité, la langage, le
rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement. » C'est donc un rapport de
réflexivité qui qualifie la relation entre la douleur et la souffrance. Lalloz (2004,2005) a contribué à
préciser cette idée. Ainsi il reconnaît l’implication réciproque des deux expériences, en y voyant une
distinction réflexive : « si l’on me marche sur le pied dans l’autobus, j’éprouverai de la douleur, mais si je
ne fais pas le travail de réflexion (se découvrir sujet à la douleur) l’idée ne me viendrait pas de dire que
je souffre. Je le ferai cependant si j’appréhende là une intention malveillante : j’aurai mal au pied, mais
je souffrirai de l’hostilité (ou de l’indifférence à l’égard de ma présence) manifestée par mon voisin. » Ce
tableau trivial présente l'avantage d’imager les niveaux de réflexivité de l’une et l’autre expérience tout
en illustrant parfaitement la notion même de réflexivité. Ainsi, au premier niveau, on a mal ; au second
niveau, celui de l’addition réflexive, on souffre d’avoir mal. Et on peut continuer : un niveau
supplémentaire de réflexion objectivera le précédent, le réduisant à son propre fait. Ainsi Lalloz
explique : « si je souffre d’avoir mal (car la douleur est une souffrance : une mise en cause du sujet
comme tel), il devient par ailleurs vrai que j’ai mal de souffrir (car la souffrance doit être éprouvée pour
être telle) (…) Les niveaux réflexifs de la douleur et de la souffrance peuvent donc fonctionner en
tourniquet, et chacune être convertie en l’autre : quand la réflexion ouvre à son propre infini, on passe
de la douleur à la souffrance, et quand elle avère son propre fait, on passe de la souffrance à la douleur.
Ce ne sont donc pas deux réalités différentes, mais chacune s’entend de sa distinction réflexive avec
l’autre. ».
1.2.3.3 De la douloureuse altérité du réel
Par ailleurs, Lalloz détermine des dimensions particulières de l’une et de l’autre des expériences :
rapporté simplement, la douleur donne à réfléchir (l’enfant qui chute apprend que la gravité le dépasse)
quand la souffrance donne à méditer. La douleur, qu’elle soit « psychique » ou « physique », donne à
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éprouver l’altérité du réel ; elle nous fait nous « cogner » avec une réalité tangible (un mur, une bactérie
ou un deuil, …) qui ne nous renseigne en rien sur notre douleur que l’on ne sache déjà : le réel sur
lequel on trébuche et qui révèle l’effroi de notre douleur est indifférent, il n’est pas en cause. C’est
l’épreuve de l’indifférence, selon Lalloz, qui est la douleur. Ce qui fait mal, c’est qu’il n’y a rien à
comprendre. Or, la souffrance que l’on a d’avoir mal, elle, enseigne quelque chose. Que l’on aurait du
être plus attentif pour éviter de se cogner au mur ou se protéger de tomber malade, ou bien que l’on
aurait pu témoigner plus d’affection au proche que l’on a perdu… « Dans la douleur la vie bute sur
l’altérité, dans la souffrance elle est récusée par elle : ici elle est déjà ébauche de sens quand là elle
n’est que son fait. » Ainsi on ne peut manquer de répliquer la question du savoir et de la vérité : quand
on sait que l’on a mal, il nous manque quelque chose de sa vérité. Et c’est ce sens du mal que l’on va
parfois attribuer au malheur.
Ainsi la douleur est sans conteste un thème commun à la philosophie et à la médecine. Plus qu'un
thème, il s'agit d'une problématique que les deux disciplines, depuis leurs naissances en Grèce Antique,
se sont attachées à définir et à appréhender. Hippocrate a fait du soulagement de la douleur l'une des
obligations du médecin, tandis que les stoïciens ont tenté de l'ignorer pour la faire disparaître. La
philosophie contemporaine n'est pas en reste ; la douleur et la souffrance sont redécouvertes sous les
plumes de Ricœur, Porée, Levinas notamment, qui contribuent à donner corps à la tendance subjective
et complexe de la douleur. L'organisation et la mise en place des centres de la douleur, nous le verrons,
reflètent cette sorte d'éthique du sujet en tenant compte du vécu du patient : « c'est la personne en ellemême qui est réinstituée, et son respect qui est posé comme principe de l'acte médical. » (Ribeau 2002)
Cependant, si la tradition philosophique jusque là constituée a bien des figures à invoquer concernant la
douleur relevant de la morale, celle qui accable l’homme pécheur, elle n’en a point pour la douleur et la
souffrance « subie ». Autrement dit, « l’homme pécheur donne beaucoup plus à parler, l’homme victime,
beaucoup à se taire » (Ricœur, 2005).
1.2.3.4 Le scandale du mal
Quand tu as dit « Que me sert mon innocence ? En quoi suis-je mieux traité que si j’avais péché ? »
Moi je vais te répondre, Et à tes amis en même temps. Considère les cieux et regarde ; Vois les nuées :
elles sont bien hautes pour toi ! Si tu pèches, qu’est ce que cela LUI fait ? Si tes crimes se multiplient,
que lui importe ? Si tu es juste, que lui en revient-il ? Quel avantage lui procure ton innocence ? Tes
péchés ne peuvent atteindre que tes semblables, Ta justice ne peut servir qu’au fils de l’homme
Elihou à Job, Livre de Job
Pourquoi Ricœur parle t-il de scandale du mal ? Parce que foncièrement, le mal qui ne se laisse
enfermer dans le « mal moral » est un défi qui s’oppose à la pensée et à la foi. Le mal moral est celui
qui relève de la moralité, l’immoralité de l’homme pécheur frappé du mal constituant un exemple
aisément invocable. C’est donc un mal de rétribution, qui s’inflige à un coupable. Infligé par qui, et
coupable de quoi ? Ces deux petites questions soulèvent le pan d’un immense chantier. Nous allons
tenter, bien que rapidement, d’en cerner les sous bassement et de voir en quoi cela relève de notre
intérêt.
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1.2.3.4.1 Böse et Übel : terminologie Kantienne du mal
L’indétermination entre « mal moral » et « mal physique », interroge Ricœur, serait-elle due à une
faiblesse de notre langage? En partie, répond t-il en invoquant la distinction de Kant à propos de Böse
et Übel. Dans sa Critique de la raison pratique, Kant introduit une typologie conceptuelle et éthique du
mal : Böse se rapporte à des actions s’accompagnant de la volonté de faire quelque chose de mal et
non à une sensation de la personne, tandis qu’ Übel définit la perception douloureuse sans que celle-ci
ne comporte nécessairement de Böse. Ainsi, lorsqu’il s’interroge dans son chapitre sur « le sentiment
du plaisir et de la peine » sur le statut de chacune d’elles, il dit: « un mal physique où la faute n'est pour
rien (Übel) fait souffrir, mais celui qui n'est pas exempt de faute (Böse) afflige et consterne. Mais
comment expliquer ou concilier ceci, qu'il y ait deux langages possibles à l'occasion d'un malheur
arrivé? — C'est ainsi que l'un des patients peut dire : « Je me consolerais si seulement j'avais en cela
commis la moindre faute; » tandis que l'autre dira : « Ma consolation c'est qu'en cela je suis tout à fait
innocent. » — Celui qui souffre sans l'avoir mérité s'irrite, parce que l'offense vient d'un autre. — Celui
qui souffre par sa faute s'abat parce qu'il y a reproche intérieur. — On voit aisément que le meilleur des
deux c'est le dernier » (Kant 1863, :194). De fait, Kant parle beaucoup de Böse sans s’étendre
longuement sur Übel.
1.2.3.4.2 Théories rétributives du mal : typologie conceptuelle et éthique
Cette théorie rétributive de la douleur, que nombreux auteur imputent à Kant, se trouve plus
précisément déclinée dans la typologie conceptuelle et éthique du mal chez Gesché (1993) lorsqu’il
identifie trois classes de maux : le premier, le mal-de-faute (malium culpae), est causé par la faute
morale d’un individu, par son crime ou la transgression qu’il a opéré ; le second, mal-de-peine (malium
poenae), se rapporte à la souffrance subie comme conséquence d’une faute, c’est la punition ; le
troisième, le mal-de-malheur (malium calamitatis), est causé ou subi sans que l’on puisse parler d’une
faute ou d’une punition (accident, maladie, mort d’un proche…). Les deux premières sont les
distinctions les plus classiques en philosophie ; Gesché a introduit la dernière pour la différencier de la
théorie rétributive de Kant (Gesché 1993 : 77 in Pires, 1998 : 207). Ainsi les théories autour de la peine
et l’étude du système pénal éclairent l’histoire de la douleur et entretiennent d’étroits rapports avec le
statut de la souffrance vécue et représentée comme subie et infligée, expiatoire ou injuste ; elles
étayent la distinction des termes et les points d’ancrage des phénomènes de la douleur et souffrance.
Cette morale de la rétribution qui traverse les civilisation, selon le philosophe Michel Cornu, et sur
laquelle, même à notre insu nous nous appuyons si souvent, va être mise en déroute dans le Livre de
Job. Ce dernier devra parcourir un long chemin avant de se libérer de cette morale. Ainsi Job passe du
désespoir à la révolte, puis "comme tout un chacun confronté à la souffrance qui lui tombe dessus, qui
lui arrive comme de l'extérieur, qui est en "ex-cès" ("ex-cadere", tomber hors de)," (il) pose la question
du "pourquoi" et du "pourquoi moi" "qu'ai-je fais pour". Job reste donc lui aussi dans un rapport causal. Il
attend la réponse "c'est parce que...et que..." Alors il pourrait se soumettre ou contester ou tenter de se
justifier ; mais il ne sortirait pas d'un rapport causal." En ne répondant pas au pourquoi, la question de
la souffrance est éludée. Il n'y a pas de réponse possible au pourquoi de la souffrance et c'est peut être
ce qu'il y a de plus éprouvant en elle : « que le pourquoi reste sans réponse, qu'il n'y ait pas de "parce
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que" qui vaille. En quelque sorte, qu'il y a une gratuité de la souffrance : qu'elle nous place hors d'un
rapport causal, d'une situation sur laquelle nous pourrions avoir une maîtrise quelconque par la
connaissance de sa cause ; j'entend donc qu'elle n'est pas la conséquence d'une faute. Et c'est en ce
sens aussi qu'elle est en excès : elle excède notre logique, notre logos, nos justifications morales. »
(Cornu 2005).
1.2.3.4.3 Le « mal-agir » et le « mal-pâtir »
Lorsqu’il cherche à dégager des lignes d’analyses pour penser le vécu du mal « moral » et du mal
physique (donc injuste vis-à-vis de la morale) Ricœur évoque « l’extraordinaire enchevêtrement » des
deux expériences. En effet lorsque les hommes font souffrir les hommes (qu’ils s’infligent des
souffrances), le « pâtir » dépasse alors le cadre de « l’agir » : l’hostilité, la cruauté, les sentiments de
violence, de jalousie provoquent la souffrance et la douleur. Inversement, lorsque les hommes souffrent
dans leur chair, comme l’indique le sens du mot souffrir et celui du mot peine, cette souffrance trouve
une explication et une légitimité dans une action précédente (donc dans « l’agir ») – suferre ou subferre
signifiant "supporter" dans le sens '"être assujetti ». En effet, littéralement, ce qui caractérise
l’expérience de la douleur, c’est d’avoir à être supportée. Le poena latin, duquel dérive pain en anglais
et peine en français, signifie « punition », faisant écho au grec ancien poiné (duquel dérive ponos,
douleur) qui signifie expiation, rançon, châtiment.
A la lumière de l’étymologie, l’expérience de la douleur rationnellement infligée et celle de la douleur
subie sont fort étroitement imbriquées et difficilement distinguables en termes de topographie physique
et psychique. Le philosophe, cherchant à démêler le sens de cette union, fait observer que l’engeance
des deux maux semble apparaître identique aux yeux des hommes lorsque inévitablement, ils
cherchent à lui trouver une origine et une ontologie : « tout se passe (…) comme si le mal n’était qu’un
mystère » Pour « travailler » cependant avec la polysémie des maux et en faire une distinction, il
propose les catégories du « mal-faire » et « mal-subir ». Ces deux versants du phénomène de la
souffrance renvoient à l’idée d’infliction, qu’il s’agissent de douleurs infligées par l’action intentionnelle
(« mal-faire ») ou de douleurs perçues comme infligées, c'est-à-dire subies (« mal-subir). Ces
désignations ont l’avantage de ne pas distinguer l’affliction par sa corporéité (mal dans le corps ou mal
dans la tête), mais plutôt par le type de processus par lequel elle s’impose à la conscience et les
ressorts étiologiques qu’elle comporte. Ainsi selon Levinas, dans le mal-subir, prendre conscience de sa
douleur « n’est plus, à proprement parler, prendre ; ce n’est plus faire acte de conscience, mais dans
l’adversité, subir ; et même subir le subir, puisque le « contenu » dont la conscience endolorie est
consciente est précisément cette adversité même de la souffrance, son mal » (Levinas 1994).
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1.3 La douleur : de l’ordre social et de l’ordre biologique
1.3.1 Maintenir l'ordre social : la douleur comme instrument rationnel
1.3.1.1 Ambigüités des rapports entre souffrance et droit
1.3.1.1.1 Dissuasion préventive et punition rétributive : des théories du droit
pénal
La nécessaire distinction de la douleur et de la souffrance nous mène droit vers une pensée
omniprésente dans la conception de la douleur, celle de la douleur punition, rétribution, peine. C’est
donc vers le droit et l’institution judiciaire que nous sommes amenés à nous tourner afin d’examiner ses
liens étroits et ambigus avec la douleur et la souffrance (Devers 2004). « Pour le juriste, qui fait
profession de rechercher l’équilibre le plus adapté à la société dans laquelle il vit, (…) la règle juridique
apparaît essentiellement comme un facteur d’ordre et d’apaisement des souffrances que peuvent
engendrer les rapports entre les hommes ; pour le détenu purgeant sa peine, pour le plaideur qui vient
de perdre son procès, et sans doute pour le citoyen qui voit sa volonté contrariée par telle prescription
légale, le droit s’identifie sans doute à la raison de ses souffrances morales. » (Murat 1994). Les
théories du droit pénal ont élaboré une multiplicité de peines dont la fonction est de préserver la société
de nuisances, en punissant les criminels et en dissuadant les citoyens de les imiter. En matière de
rétribution des crimes et de dissuasion des comportements antisociaux, les peines infligées se sont
lentement amoindries, au moins corporellement, dès la fin du XVIII siècle. Comme l’a montré Foucault, il
s’agissait là d’un calcul pour le moins utilitariste visant à ne pas provoquer, chez le juge et le citoyen, un
sentiment de pitié à l’égard du coupable ou de révolte à l’encontre de l’autorité (Foucault 1975). Mais
plus encore que la dissuasion, explique Murat, la rétribution est au cœur des préoccupations du droit de
punir « parce qu’elle s’inscrit dans l’aspect symbolique de la peine (…) même si la légitimation des
souffrances infligées reste un problème délicat » (1994). En effet la douleur infligée aux criminels a été
justifiée par certains comme un besoin de vengeance, une véritable loi du Talion que rend légitime la
réciprocité des violences (Girard 1972). Granet explique également : « La vengeance du sang apparaît
essentiellement comme une mise en scène particulièrement dramatique et violente de ce besoin
d’échanges, de la nécessité sentie d’un commerce social particulièrement actif et qui donne de la
confiance, qui comporte l’assurance d’une restitution de l’équilibre social ». Il précise à l'endroit de la
douleur du deuil : « Si la vendetta (et, à un plan supérieur, la guerre) sont des manifestations
exaspérées (bien que normales et réglées) de ce besoin primordial, le deuil ordinaire correspond à une
ordonnance plus paisible des prestations alternatives — de la série des potlatchs — rendues
nécessaires par les ruptures d’équilibre en quoi se résout la continuité de la vie sociale ». D’autres ont
préféré la justifier par la valeur largement accordée à la vertu rédemptrice et expiatoire de la douleur,
arguant de ce que cette violence « imposée artificiellement par d’autres hommes (…) est une manière
d’obliger le coupable à se soumettre à une loi qui, tôt ou tard s’imposerait à lui » (Parain-Vial34 1983 in
34 « La souffrance infligée par la peine juridique peut­elle être juste ? », Philosophie pénale, Sirey, p141
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Murat 1994). Si en effet, souligne Burney, « il n’est pas étonnant que les circonstances historiques, les
conceptions sociales et le système pénal des premiers siècles chrétiens ou du Moyen Age se soient
plus ou moins reflétés dans les châtiments d’outre-tombe » (Burney 1979) dès lors que la société se
laïcise et « répudie tout fondement théologique de son droit » (Murat 1994), ce « parallélisme
théologico-judiciaire » est mis à mal par les nouvelles orientations de la conscience collective. Ce
décalage se donne à voir au niveau de la notion d’expiation et de responsabilité : « L’idée d’expiation,
liée à un état de choses fort ancien, est de moins en moins comprise. La tendance moderne à disculper
le « criminel » et remplacer la punition par la prévention du crime et le traitement des délinquants fait
que la damnation devient graduellement une éventualité étrangère à notre univers « sentimental » et
mental. Cette évolution contribue à accentuer la remise en question de la notion traditionnelle de péché.
Elle nous fait mieux comprendre l’infléchissement des formules eschatologiques dans le sens d’une
certaine humanisation pénale, d’un certain élargissement du salut » (Burney 1970).
1.3.1.1.2 Le châtiment comme instance normative
La douleur, dans le champ du social comme dans celui du pénal, est révélatrice des normes
socioculturelles qui l’organisent et la justifient. L’ordre social est cette organisation des instances
normatives de la société qui, sur la base de l’adhésion et du respect de ses codes par ses membres,
veille à la justice et à l’équilibre des forces en puissance. La société, pour aller vite, régule, administre,
rétribue, distribue, mais aussi « surveille et punit » pour maintenir cet ordre. qui repose sur la régulation
des forces sociale. Les dispositifs qui sous-tendent l'organisation de la société, au sens Foucaldien,
sont des procédures et des technologies qui organisent à la fois les espaces et les discours en
renvoyant à la technologie disciplinaire et observatrice (comme c'est le cas des dispositifs panoptiques).
Il sont des « lieux» de l'action du discours qui par ailleurs ne se limitent pas à la seule catégorie du
contrôle, de la surveillance et du pouvoir. De Certeau montre également qu'il n'ont pas de lieu en
propre, mais que ces espaces peuvent procéder de n'importe quelle occasion ordinaire à travers toutes
les procédures quotidiennes, renvoyant alors les dispositifs aux objets, aux techniques mais aussi aux
personnes qui les expérimentent, détournent et s'en approprient.
Toutes les sociétés ont utilisé la douleur comme un instrument du pouvoir, moyen de mise en place ou
de maintient d’un ordre social, puis de préservation de cet ordre établit. Instrument de régulation et de
protection de la société par excellence, le châtiment se présente comme le garant de la cohésion
sociale, religieuse, familiale et communautaire. Considéré comme tel, il peut faire l’objet d’une analyse
en tant que règle socio-morale en puissance (Mahdi 1998).
Ainsi l’individu qui déroge à une règle édictée par son groupe se « détache » de la société ; son crime le
transforme temporairement en une « altérité ontologique mise au ban » ; on le somme alors de
répondre de son acte antisocial. Pour ne pas affecter l’ensemble des membres de la société du
déséquilibre provoqué par la rupture commise (le crime), le châtiment qui lui est infligé fait « corps avec
son corps » (Legré 1998). Par ailleurs, « soulager la douleur dans un acte de réparation morale, sociale
et marchande [comme le pretium doloris] vise à extraire du corps blessé la souffrance individuelle mais
également sociale qui s’exprime à l’intérieur. Soulager la douleur par l’analgésique vise également à
extraire ce qui dans le mal individuel contient du mal social. » (Gallibour 1998).
La thèse de Lombroso à l’égard de la douleur et du crime, sur la base biologique des thèses de Darwin
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(1859) est intéressante en ce qu’elle distingue, à partir d’une perception anormale de la douleur, le type
biologique du criminel. Le criminel serait un individu anormalement insensible à la douleur physique et
psychologique (en témoignent ses tatouages et sa froideur criminelle) ; cette double insensibilité est
pour Lombroso le signe incontestable de l’atavisme des criminels (« le délinquant est un homme primitif
et (tatoué) égaré dans notre civilisation » Montazel 1998) et la source de leur volonté criminelle.
L’ « antalgie » supposée des criminels était donc pour Lombroso un critère déterminant du phénomène
de la cruauté et du crime ; ce qu’il dit en substance, c’est que celui qui ne saurait ressentir la douleur est
capable de la donner sans pitié. Ce que corrobore Garofalo, magistrat et partisan du déterminisme
absolu : « l’idée du crime se rattache toujours au manque de pitié ou de probité de son auteur ; lorsque
cet élément fait défaut, il n’y a pas de vrai crime » (in Carré 1998 : 165)
1.3.1.1.3 Rites judiciaires
Comme le rapporte Legré à propos des supplices ivoiriens, la violence infligée en guise de réparation et
de châtiment peut également être considérée comme une institution d’épuration et purification, tout
comme le sont les rites initiatiques ou de parachèvement identitaire (scarification, excision). Instrument
normatif dont l’enjeu est de mettre en scène un équilibre venant du sacré, le supplice peut se saisir
comme un rite de « roboration » dont la dimension répressive est inversement proportionnelle à la
nature de l’infraction, à ses circonstances et à l’identité du délinquant (Legré 1998). Cette fonction du
supplice s’inscrit dans une structure sociale dont le centre de gravité est l’unité « consanguine »
matérielle et immatérielle dont la tangibilité repose sur un fondement sacré au sens large. Legré fait de
la consanguinité et de l’extra consanguinité des concepts opératoires pour révéler les différents
mécanismes de résolution des conflits, qu’ils se tiennent à l’intérieur du groupe ou qu’ils fassent
intervenir un étranger (« extraconsanguin »). A l’intérieur du groupe, les rites judiciaires tendent à « rehomiser » le délinquant, tandis que les peines qui s’infligent aux étranger sont bien plus cruelles compte
tenu de la dualité ontologique de « l’étrangeté » du criminel. Dans les sociétés « déconsanguinées »
institutionnellement, par contre, c'est la loi qui fait office de centre de gravité ; ainsi tous les individus
relevant de son droit sont égaux devant elle.
1.3.1.1.4 Douleur du deuil et rupture de l'ordre social
Rapportons ici les propos de Granet sur son étude importante de la douleur du deuil en Chine qui
illustre parfaitement la rupture sociale entraînée par la rupture affective d'une partie du groupe : « Au
moment où l’amour, la douleur pénètrent dans une âme humaine, le corps social est témoin de l’union
sexuelle ou de la mort qui en sont l’occasion et il participe activement au mariage et au deuil qui
affectent sa propre composition et son ordonnance. A chaque crise grave de la vie affective correspond
une rupture d’équilibre de la vie sociale. (...) Toute rupture de l’équilibre social (et celle qui détermine la
mort plus peut-être que toute autre) provoque une série d’échanges et de prestations obligatoires,
matérielles ou morales. » Ainsi, « ce n’est pas assez d’être des signes de valeur objective, de sens clair,
les expressions de la douleur s’ordonnent en formules obligatoires qui peuvent servir à enchaîner toute
velléité individuelle. La famille éprouvée ne reçoit d’assistance que dans la mesure où sa douleur
s’exprime en langage correct et à l’aide des formules exactes, les seules qui, tout de suite comprises,
éveillent aussitôt la sympathie. C’est à condition de les employer que l’affligé méritera les condoléances
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qui le tirent de sa torpeur hébétée et donnent à ses sentiments une forme agissante et une valeur
efficace. Il est obligé de faire parler à sa douleur un langage institué, s’il veut, en l’exprimant activement,
réparer la perte que son groupe a subie. Et la société, qui a un intérêt supérieur à rétablir l’équilibre
interfamilial rompu par la mort, le surveille et le force de rester fidèle à la symbolique traditionnelle. »
« Les gestes de la douleur ne peuvent être de simples réflexes physiologiques ou psychologiques,
désordonnés, individuels, spontanés ; ils sont tout à la fois les rites de cérémonies réglées, les mots et
les formules d’une langue systématisée. » (Granet 1922).
1.3.1.2 Fonctions de la douleur dans l’initiation
Le rituel fait l'objet d'une abondante littérature sociologique et anthropologique. Il a traditionnellement
été abordé comme un événement social fondamental dans le maintien et la survie du groupe. Le cadre
des violences rituelles infligées à des jeunes adolescents pour marquer leur passage dans l'adulte est
intéressant à plein d'égards ; d'abord, grandir et avancer naturellement dans l'âge est une
transformation qui implique une part de douleur : faire le deuil de son ancien état, de ce qui était et qui
ne sera plus désormais. La violence qui la met en scène la justifie et lui donne un sens symbolique ; elle
en fait une éducation, une païdeia35. Dans les sociétés pratiquant des rituels de marquages corporels ou
d’épreuves physiques, la douleur semble nécessaire pour opérer des passages. Remplissant une
fonction d’initiation, la violence et douleur sont souvent infligées par les plus âgés sur les plus jeunes
afin de marquer certains passages. On trouve alors une valorisation du dépassement de soi dans les
passages ritualisés par la violence et la douleur : si on la dépasse, si on se dépasse, c’est qu’on accède
à un autre rang de soi ; en durcissant le trait, on devient autre.
1.3.1.3 Valeur propédeutique de la douleur : l'éducation et le soin
La douleur initie, introduit par le marquage de passages ; en quelque sorte, elle éduque. « L’origine du
mot [éduquer] est à trouver dans le verbe ducere, tirer à soi. Éduquer, c’est conduire vers, mener vers,
avec une nuance au moins implicite d’extraction (e-ducare), en sortant de. » (Bouyer 1999). La
philosophie grecque à l’égard de l’apprentissage, et plus récemment, la philosophie Kantienne (DrouinHans 2007), nous font voir combien « éduquer et soigner apparaissent comme des formes suprêmes de
l’attention à l’autre, des tentatives pour surmonter l’altérité. Elles sont aussi la marque de notre
dépendance et le rappel de notre vulnérabilité essentielle. L’acte de soin et l’acte éducatif reposent l’un
et l’autre sur la mise en relation d’un manque et d’une compétence, sur l’activation d’une présence
savante au service d’un autrui égal et identique. Entre l’immaturité ou l’ignorance de l’enfant et le savoir
du maître, entre l’incompétence statutaire du soigné et la compétence du soignant, les situations de
dissymétrie sont comparables. De la même manière, le soin et l’éducation - comme le médecin et le
maître - partagent cette propriété éminente de chercher toujours à se rendre eux-mêmes inutiles, de
travailler à leur propre disparition au profit de ceux à qui ils s’adressent. » (Lombard 2006)
Cela souligne également la dimension normative de toute éducation: elle a pour objet que l’autre puisse
prendre le relais et soit capable de poursuivre seul ; en d’autres termes, il s’agit d’accepter la forme de
35 Paideia est un mot grec signifiant éducation. Selon philologue allemandWerner Jaegerest (Paideia ou la formation de
l'homme grec) il s’agit d’une formation donnée à la fois par la cité et par un enseignement formel qui est lui-même en
harmonie avec ce qu'enseigne la cité de façon informelle. Il s’agit, au sens philosophique, d’une symbiose entre l'homme et
la cité. On pourrait la résumer ainsi: « nous ne pouvons former (au sens de concevoir) que les idées par lesquelles nous
avons été formés (au sens de modeler)... et inversement. » Encyclopédie de l’Agora en ligne
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vie proposée: « Normalité ou anormalité : dans les deux cas vous devez poursuivre seul ; dans le
premier cas, vous avancez dans l’acceptation ; dans l’autre, dans l’isolement. » (Cavell 1969, in
Lombard 2006) C’est cette solitude qui est inhérente à l’éducation et à sa normativité : le problème n’est
pas d’apprendre, ou de comprendre la règle, mais de trouver (ou pas) une voix dans la société.
S’interroger sur l’éducation et la normalité, en durcissant le trait, revient à se demander ce qui va de soi
(dans le sens découler et procéder).
La douleur, suivant le paradigme philosophique de la paideia, fait alors de l’enfant un adulte, de
l’homme un sage, convoquant l’unité du groupe. La violence instrumentalisée et coercitive comporterait,
à travers la douleur, une valeur propédeutique favorisant l’apprentissage d’autres choses peut être
autrement indicibles. Ainsi, selon la philosophie ancienne jusqu’à plus récemment, la douleur éduque ;
mais, à suivre les tragiques grecs, souligne Ricœur, la souffrance « enseigne ».
1.3.2 Du désordre biologique de la douleur: rétablir un ordre social
La compréhension de l’intrication des faits relatifs à l'ordre biologique, à l'ordre social et à
l'ordre du monde est au fondement même de l'anthropologie en tant que discipline holiste.
Sindzingre et Zempleni, 1982
Quelle que soit l’entrée théorique que l’on adopte, force est de constater que la douleur, comme la
maladie, « désorganise les rapports et les ajustements d’une personne à la société et plus précisément
dans ses insertions immédiates (famille, travail, vie publique, etc.)» (Baszanger 1986). Le maintien de la
personne malade dans l’organisation sociale pose alors question : l’individu malade ou douloureux ne
peut plus, le temps que dure la douleur, s’acquitter de ses obligations sociales ordinaires et menace
alors le fonctionnement du système et de l’ordre social établit. Parsons a défini le cadre théorique de la
réponse sociale provoquée par l’irruption de la maladie chez l’individu :, comme la douleur, la maladie
est une déviance potentielle qui doit être contrôlée par un sous-système social institué (la médecine) qui
légitime les situations au cas par cas en permettant l’accès au rôle social du malade. Convenues dans
ce rôle de malade, les conduites de maladie sont dictées au malade (« s’en remettre au médecin »,
« obligation de rechercher une aide compétente », prise de médicament et compliance…) ainsi que les
rapports qu’il entretient avec la société via les activités sociales (professionnelles, familiales….)
desquelles il est exempté durant le temps de la maladie36. L’ensemble de la société sait alors à quoi
s’en tenir lorsque survient la maladie et chacun ajuste son comportement selon ce modèle : « c’est en
ce sens qu’on peut dire que le rôle du malade, celui du médecin et le paradigme thérapeutique ainsi
défini par Parsons constituent un ensemble d’attente normatives explicites » (Baszanger 1986, souligné
dans le texte).
Cependant les dimensions et trajectoires inhérentes au rôle social du malade n’ont plus de sens et
même, contredisent l’expérience de la maladie et de la douleur chronique 37. A la prise en charge par le
milieu médical succède la gestion quotidienne à domicile ; à la guérison médicale de la douleur aigue se
substitue la gestion38 individuelle et sociale de la chronicité ; tandis que la temporalité close par la
36
Ce modèle théorique a été critiqué pour son incapacité à rendre compte des variations de comportement de malade, mais
en tant qu’idéal-type dans un cadre théorique précis, Baszanger estime qu’il ne s’agit pas là d’une contrainte heuristique.
37 Nous verrons plus loin et plus précisément comment l’entité « douleur chronique » est considéré comme une « maladie en
soi ». Disons d’emblée que la douleur chronique est une douleur qui résiste après 6 mois de traitements de la maladie dont
elle fut le symptôme.
38 Par gestion de la maladie et de la douleur chronique, nous entendons le contrôle de l’évolution et des symptômes ainsi que
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guérison laisse la place à l’ouverture incertaine et angoissante projetée par la durée (et souvent la
cause) indéterminée de la douleur chronique comme expérience de vie. La gestion et le vécu des
maladies et douleurs chroniques bousculent la vision médicocentrée d’une maladie-déviance sociale ;
leur construction sociale dépasse le cadre de l’institution médicale pour trouver à se loger dans
différentes dimensions de la vie sociale. En effet, vivre avec une douleur chronique « désorganise
durablement les ajustements d’une personne (et cette) désorganisation (…) a été mise en lumière par
les recherches sur l’expérience de la maladie et la conceptualisation de la maladie chronique comme un
« bouleversement biographique » » (Baszanger 1986). Une réorganisation envisageable doit alors tenir
compte de la l’instabilité et la précarité de la situation, qui oscille entre crise et potentiel de crise. La
notion d’ordre négocié39 (Strauss 1978) permet d’appréhender la « dimension paradoxale (de la douleur
chronique) : être, à la fois, et de manière répétée, rupture et continuité pour les acteurs et cela dans
plusieurs « arènes » de la vie sociale » (Baszanger 1986). Ainsi les désordres produits par la douleur
chronique se répètent sans se ressembler de façon discontinue et difficilement contrôlable ; « une forme
d’ordre » doit cependant assurer au malade une certaine « continuité de la vie sociale » et donc être
sans cesse ajustée et recomposée, d’où une certaine précarité dans ces aménagements dérangés par
les épisodes « désorganisant » de la douleur, qu’il faut alors apprendre à « travailler ». « La négociation
est l'un des moyens majeurs pour arriver à recomposer, c’est-à-dire à maintenir, un certain ordre social.
Ces recompositions négociées continuelles doivent le plus souvent être initiées par le malade-acteur car
il se trouve à l’intersection des différentes sphères de la vie sociale ». Dans cette perspective le malade
chronique et le douloureux chronique occupent un rôle de malade « éclaté » dont ils élaborent eux
même le contenu selon les situations et les besoins.
1.3.2.1 Etiologies profanes et ajustements personnels
Dès lors, nous nous attacherons à l’axe principal des recherches dans le domaine, exprimées en terme
en terme «d’expérience du sujet» et de « vivre avec » une douleur chronique. Nous emprunterons à
Schneider et Conrad (1983) la conception de cette perspective en termes d’expérience et de vécu qui
« doit considérer les vies quotidiennes des gens vivant avec et en dépit d’une maladie (…). Quelles
sortes de théories et d’explications profanes développent-ils pour donner un sens à de tels évènements
étranges et effrayants (…) ? » Ce point de vue « désenclave » la douleur et la maladie de la médecine
et, pour paraphraser Baszanger, rend au douloureux chronique sa douleur. Il constitue un cadre de
réflexion non médical, basé directement sur les dimensions psychosociales auxquelles se confrontent
les malades au quotidien. C’est donc un point de vue qui place délibérément la douleur sur le devant de
la scène, pour l’appréhender en terme de gestion. Le travail de gestion de la douleur chronique, nous
l’avons vu, va bien au-delà du travail de soin médicalement défini. Il touche à l’organisation de la vie en
général, organise les rapports aux autres, ainsi que les rapports à soi et à sa propre douleur. C’est donc
au niveau du sujet que nous reconstituerons à présent les schémas et les impacts désorganisateursréorganisateurs que la douleur au long terme défini et impose.
leurs répercussion sur la vie du malade et son environnement.
39 « La théorie de l’ordre négocié minimise les notions d’organisation comme des systèmes figés, plutôt rigides, qui sont
fortement déterminés par des règles, des régulations, des buts et des lignes de commandement hiérarchiques strictes. A la
place, elle souligne les caractéristiques fluides sans cesse émergentes de l’organisation, le tissu changeant d’interactions
tissé par ses membres et elle suggère que l’ordre est quelque chose à quoi tous les membres de l’organisation doivent
sans cesse travailler » (Strauss 1978)
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Parce qu'elle est un scandale, un défi à la conscience ou à la foi, la douleur vient invalider le dogme de
la justice sociale et engendre un désordre de soi.
Pour réorganiser un ordre de soi et un rapport normal aux autres, il reste construire un ensemble de
justification, élaborer une étiologie pour accepter la transformation qui s'est produite : la douleur est
l'articulation d'un continuum d'ordre et de désordre. « La limite physique vient remplacer les limites de
sens que ne donne plus l'ordre social. Il se joue là, symboliquement, une reprise en main de son
existence. » (Fondras). La transformation accompagne l'expérience de souffrance, qu'elle la précède ou
qu'elle la génère. Porée, élève et ami de Ricœur, dit de la souffrance qu’elle « dénoue le lien qui, dans
la réalité humaine, unit l’être et le possible. (…) Expérience de l’injustifiable, elle n’en désire pas moins
une justification problématiquement réservée à elle. » Il souligne que Nietzsche faisait également
remarquer dans son Gai savoir, qu’ « au contraire du plaisir, enclin à ne considérer que lui même sans
regarder en deçà, la douleur demande toujours ses raisons. » (Porée 2000 :16). Zempleni l'a d'ailleurs
si bien dit : « Nul doute que la causalité est le plus vieux thème et le plus épais dossier de
l'anthropologie de la maladie » (Zempleni 1985 :13).
1.3.2.1.1 Altérité et corps étranger : la douleur comme virtualité agissante
L’anthropologue Michael Houseman parle d’une différence fondamentale des approches médicales et
anthropologiques de la douleur : «Tandis que la médecine aborde la douleur avant tout comme un
phénomène ressenti, l’ethnologie, explicitement ou implicitement, tend à apprécier la douleur comme
quelque chose d’infligé. » (Houseman 2004, souligné dans le texte).
D’où procèdent le vécu et l’expérience de la souffrance comme une chose « extérieure à soi », perçue
parfois comme étant animée d’une intentionnalité, et alors infligée par une « altérité agissante (…)
visible ou invisible, réelle ou imaginaire » qui s’impose selon Houseman comme un « aspect essentiel
de l’expérience significative de la douleur » ? La sensation d’extériorité et d’étrangeté de la douleur
désoriente et angoisse l’individu. Elle rend compte intensément de la « proximité absolue du dedans et
du dehors ; elle est la présence intérieure d’une extériorité radicale ». Vécue comme une agression
sans visage, elle « introduit en l’homme la dimension inhumaine de la chose ». Le corps et la chair, à
travers l’expérience douloureuse, deviennent des alter ego : « ce qui précisément ne m’appartient pas ;
ce qui, ensemble, me fait moi et me conteste comme le ferait une force étrangère à moi » (Porée 2000).
L’expérience de la douleur nous fait donc vivre simultanément l’unité du corps et la rupture de cette
unité.
De là à affirmer que toute douleur est nécessairement ressentie comme infligée, il y a un grand pas.
Houseman considère toutefois que ce ressenti d’infliction par une altérité supposée agissante
représente « une virtualité de toute expérience de la douleur » (souligné dans le texte), ce que
soulignent également Porée, nous l'avons vu, puis Buytendijk (« un véritable sentiment de menace »
1951) et Levinas (1994). Cet antagoniste virtuel, que l’on pourrait rapprocher dans ses « agissements »
aux théories du malheur et des travaux sur les sorts (Favret Saada, 1977), condamnerait le malade
douloureux à « chercher continuellement à instaurer une séparation ou une division au sein de sa
propre personne ». Envisagée sous cet angle, la construction de ce sentiment d’infliction aboutie à une
tendance au dédoublement, qui selon Houseman est au fondement de l’expérience douloureuse.
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1.3.2.1.2 En quête du sens du mal
La question du sens apparaît peu à peu centrale. D'où vient ce mal ? Qu'ais-je fais, pourquoi moi ? La
douleur est ainsi auréolée d'une insoutenable incertitude ontologique. Une énergie impressionnante est
parfois dépensée par les malades douloureux dans ce qu'il est avéré de nommer une « quête effrénée
de sens ». Il s'agit de comprendre les causes et raisons du mal et de préciser la nature de la relation
entre « moi et cette douleur »; il s'agit également de la justifier.
1.3.2.1.2.1 Stratégies de cohabitation
Reprenant sa thèse concernant les mouvements de dédoublements engagés par le malade pour se
situer en rapport à sa douleur, Houseman (1999) définit deux types principaux de stratégies (qu'il
partage avec Jackson 1994 et Baszanger 1995) : l'une consiste en une objectivation du mal : « la
douleur serait une réalité physique qu'il convient de reconnaître en tant que telle pour pouvoir lui faire
face; il s'agit d'un dysfonctionnement du corps pour lequel il faut rechercher un traitement approprié ou,
à défaut, qu'il faut apprendre à accepter » Cette première stratégie correspond au premier modèle de
prise en charge de la douleur définit par Baszanger : celui de la « guérison-technique ». La seconde
stratégie consiste en une subjectivation de la souffrance : « la douleur serait un phénomène en partie
mentale sur lequel le patient peut donc avoir une certaine emprise ; on estime pouvoir maîtriser le mal
en changeant d'attitude. » C'est le pendant du second modèle identifié par Baszanger, celui de la
« guérison-gestion » qui entretient d'étroits rapports avec la normalisation et normativité des
comportements de douleur et les théories behaviouristes (Baszanger 1995, Evered 2004).
Cependant, Houseman nous dit l'inadéquation véritable de l'une ou l'autre de ces voies (« l'individu
n'arrive ni à se séparer suffisamment de sa douleur, ni à la contrôler suffisamment »). Ce mouvement
de va-et-vient constant entre les deux stratégies, renforce l'idée d'une « quête de sens à jamais
assouvie ».
Dans le cas où la douleur devient un adversaire, voire un interlocuteur, la personnalisation permet au
moins, dans un premier temps, d’absorber cette incertitude ontologique sur l’origine de la douleur : « j’ai
mal car quelqu’un me veut/me fait du mal ». C'est ce processus qui est à l’œuvre dans la douleur
perçue comme infligée, parfois considéré comme le « prototype de la douleur » (Houseman 1999).
L'inscription de la douleur dans le cadre interactif de la configuration relationnelle à une « altérité »
virtuelle et (pas forcément) agissante, est un apport intéressant en ce qu'elle permet d'opérer plusieurs
simplifications de l'objet. Envisager ou percevoir la douleur comme infligée par une entité virtuelle (pour
différencier du cas où celui qui l'inflige est présent, comme la torture) amoindrit les clivages récurrents et
entre les douleurs et les souffrances, couramment opposées, nous l’avons vu, comme ceci: le duel
« douleur-nociception », c'est à dire une sensation répondant localement à un stimulus nociceptif, et
« souffrance-détresse » perçue comme diffuse et consciemment supportée comme telle. Puis, la
différence incontournable entre une douleur « physique » et une douleur « psychologique » ou
« morale ».
1.3.2.1.2.2 Ontologie de la douleur : l'irréductible expérience de soi
Dans sa quête de « savoir » le sens de sa douleur, le sujet passe d’une réponse à une autre question
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pour arriver à l’irréductible : c’est parce que je suis moi. « Et qu’est-ce que cela veut dire pour moi, que
je sois moi, alors qu’il est bien certain, mais par ailleurs seulement, que je suis celui que n’importe qui
aurait été à ma place ? Je ne sais pas : le savoir défaille depuis cette distinction que l’on appelle la
première personne. » (Lalloz 2005).
Dans le cadre de la douleur perçue comme infligée, les frontières s’amenuisent, « des questions
d'ontologie (quoi?) et des interrogations existentielles (pourquoi moi?) deviennent convergentes, tendant
à trouver une même réponse dans l'identité de l'agent responsable. » En admettant que la douleur
« infligée » est indissociable de son contexte interactif, des « conditions relationnelles au travers
desquelles elle se réalise, » Houseman rejoint Ricœur, Lévinas et Lalloz en s’appuyant sur le fait
qu’ « elle comporte nécessairement une part de réflexivité et donc de souffrance ». Cette réflexivité
introduite permet donc de faire un pas de côté pour cesser d'opposer binairement les différents types de
douleur. Toutefois, cette simplification entraîne un épaississement de l'objet : en atténuant les frontières,
une nouvelle voie d'étude comparative des expériences de la douleur est ouverte à l'observateur : celle
de la prise en compte systématique des contextes d'interaction (Houseman 1999).
Devant les interrogations sur « d'où vient la douleur ? », Jean Benoist écrit: « L'appel au sacré est
constant lorsque la douleur est insupportable ou quand la mort se profile. La source issue de la nappe
profonde de nos douleurs et de nos angoisses est commune à la quête de soins et à la prière, aux
médecines et aux religions, et elle les irrigue du sacré qu'elle a puisé dans les profondeurs ». (Benoist
2002)
1.3.2.2 Conscience de l'être : instrument de connaissance
En permettant de se dépasser, elle opère une conversion. Cette « puissance de conversion » de la
douleur est celle là même qui transforme le plaisir en déplaisir et l’infini en finitude. On trouve chez
Descartes l’affirmation de la primauté de l’infini sur la pensée de sa propre finitude. La philosophie
générale lui emboîte le pas : il faut connaître la douleur pour éprouver du plaisir (Enaudeau, 1992) ; « A
toute jouissance la douleur doit être antérieure » nous dit Kant (1863). La jouissance ne saurait donc
être la première ; elle ne saurait non plus succéder immédiatement à une autre jouissance : « la douleur
doit trouver place entre l'une et l'autre. Ce sont de faibles obstacles à la force vitale, entremêlés de
mouvements contraires, qui constituent l'état de santé que nous regardons mal à propos comme un état
continuel de bien-être bien senti. Je dis mal à propos, puisque cet état ne se compose réellement que
d'une succession de sentiments agréables, toujours interrompus par quelque douleur. La douleur est
l'aiguillon de l'activité; et c'est surtout dans l'activité que nous avons conscience de la vie; sans la
douleur il y aurait donc extinction de la vie. » Selon le philosophe allemand, la perception même de l’une
ou l’autre de ces sensations (douleur ou plaisir) relève d’une « disposition de l’esprit [à saisir] quelque
chose de l’opposition de deux sensations ».
Jean-Pierre Peter déplore que l'on puisse encore « exalter une sorte d'adhésion à ces valeurs
traditionnelles qui instaurent l'expérience de la douleur comme porteuse d'un sens de la vie ». Il dit
combien il est troublé de la conclusion de l'anthropologue Le Breton ; nous en rapportons ici une partie :
« La douleur est inhérente à la vie comme contrepoint qui donne sa pleine mesure à la ferveur d'exister.
Vivre n'a de valeur que d'être virtuellement précaire, sous la menace (...) Il y a en puissance dans toute
douleur, une dimension initiatique, une sollicitation à vivre plus intensément la conscience d'exister.
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Parce qu'elle est arrachement à soi, bouleversement de la quiétude où s'enracinait l'ancien sentiment
d'identité, la douleur subie est anthropologiquement un principe radical de métamorphose, et d'accès à
une identité restaurée. Elle est un outil de connaissance, une manière de penser à la limite de soi. (...)
La douleur est une métaphysique, elle donne la distance propre à l'installation de l'homme dans un
univers de sens élargi et propice au goût de vivre. Parce qu'elle embrase et verrouille dans l'horreur et
le sentiment de la mort, elle est une clé pour enraciner en l'homme, une fois qu'il s'est relevé de son
mal, le sentiment du prix de la vie. La douleur est un sacré sauvage. » (Le Breton, 1995, in Peter 1996).
Pour conclure, rappelons ici les modèles représentationnels ontologiques et relationnels de la maladie
identifiés par Laplantine : quatre binômes s'opposent quant aux imputations étiologiques - « qu'elle
soient populaires ou savantes, spontanées ou théroriques ». Le premier de ces binômes oppose le
modèle ontologique dans lequel la maladie est une « chose » indépendante du malade, avec le modèle
relationnel dans lequel la maladie constitue une rupture biographique du patient. Le second binôme met
en tension le modèle exogène, au sein duquel la maladie est un élément extérieur, et le modèle
endogène qui fait se développer la maladie sur un terrain prédisposé, du moins, se développe à partir
de soi-même. Le troisième binôme oppose le modèle additif dans lequel la maladie est due à un « trop
plein » au modèle soustractif, où elle est due à une carence. Le dernier de ces binômes oppose le
modèle maléfique, qui fait de la maladie l'agent anormal vecteur de l'isolement social, au modèle
bénéfique dans lequel la maladie est l'occasion d'une initiation, d'un dépassement de soi (Laplantine
1986).
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2. Douleur et médecine : une récente volte face
La douleur est la première cause de consultation médicale en France (Proust, Lachowsky, Leguillette
2006) et « toute personne a le droit de recevoir des soins visant à soulager sa douleur. » En toute
circonstance, la douleur doit être « prévenue, évaluée, prise en compte et traitée (...) »40. Nous l'avons
vu en introduction, trois plans de lutte nationale contre la douleur sont venus s'ajouter aux dispositions
du code de santé publique pour définir le contenu de cette obligation faite aux malades de les soulager.
L'obligation de prise en charge de la douleur résulte d'un maillage complexe dont l'histoire peut nous
apporter quelques éléments.
2.1 Jalons dans la médecine
Nous tacherons ici de retracer les grandes lignes de l'évolution de la pensée de la douleur dans la
médecine afin de comprendre ce qui permet l'émergence, à la fin du Xxe siècle, d'une médecine
spécialisée et entièrement consacrée à la douleur. L'histoire de cette évolution est complexe et finement
rapportée par Roselyne Rey, qui publie en 1993 une recherche historique incontournable sur le
traitement tant moral et idéologique que physiologique et psychologique de la souffrance, s'étalant de
l'Antiquité Greco-romaine à nos jours. Jean-Pierre Peter s'est également attaché à caractériser la
pensée de la douleur dans la médecine des XVIe et XVIIe siècles à travers les oeuvres de médecins de
l'époque. Les résultats de ces recherches sont infiniment riches de détails et de subtilités qu'il nous
faudra, pour la pertinence de notre propos, sélectionner, raccourcir et condenser en quelques jalons
principaux susceptibles d'éclairer la prise en charge particulière dont fait l'objet la douleur dans la
médecine actuelle.
Pour cela, nous choisissons de présenter une évolution à la fois chronologique, dans un souci de clarté,
mêlée d'orientations thématiques, afin de retenir les moments d'articulation principaux. Examinons
d'abord rapidement les rapports qui unirent la médecine et la religion chrétienne de l'âge classique (XIIe
– XVIIe) pour en souligner les convergences et divergences dogmatiques et humanistes ; nous verrons
ensuite comment le siècle des Lumières éclaire d'un jour radicalement nouveau les positions médicales
face à la douleur avant de rendre compte des grandes découvertes anatomiques et physiologiques qui
jalonnèrent le XIXe siècle. Enfin, nous rendrons un bref hommage aux chirurgiens militaires et aux
anesthésistes du siècle dernier, qui propulsèrent, au moins en partie, la lutte contre la douleur à la place
qu'elle occupe aujourd'hui.
2.1.1 Médecine et Eglise : un objet en partage
La fonction du médecin a toujours été de soulager la douleur du malade, même lorsqu'il était impuissant
face à la maladie ; quelles que soient leurs convictions spirituelles respectives, les médecins du XVIIe
siècle et leurs patients adoptent la même attitude de recherche du soulagement. Les débats qui agitent
les élites médicales quant à l'usage de l'opium n'ont pas de sous bassement théologiques sur la valeur
expiatoire de la douleur. A cela s'ajoute que la répartition des rôles et la séparation des domaines est
40 article L 1110-5 du Code de Santé Publique, Loi du 4 mars 2002
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bien établie entre les prêtres et les médecins, qui ne semblent pas être contraints par l'Eglise dans leurs
pratiques. Cependant les conceptions religieuses de l'âge classique modèlent et orientent encore bonne
partie des domaines de la vie sociale, notamment l'éducation, et il serait illusoire de penser que les
médecins n'en soient pas imprégnés. Par ailleurs, il n'est pas inutile de rappeler combien ces propos
concernent une partie infime de la population et de l'élite médicale qui la soigne, tandis que l'écrasante
majorité de la population rurale, par misère ou éloignement géographique et habitudes culturelles sans
doute, n'a aucun secours médical et chirurgical. Les prêtres ou les autorités locales servent alors
d'intercesseurs et les discours religieux misent sur la foi et le salut de l'âme. Il convient également de
souligner, à l'article des inégalités devant la souffrance, combien la douleur des femmes a fait l'objet de
discours divers et variés sur le registre de la scientificité, et venait justifier les modes d'organisation
sociale toujours au bénéfice des puissants : « le thème de la « nature féminine », tous les discours, et
les plus contradictoires ont été tenus : tantôt que la femme, plus sensible, plus impressionnable ou plus
faible que l'homme, avait un seuil de tolérance à la douleur inférieur à celui de l'homme et, par
conséquent, qu'il fallait moins tenir compte de ses larmes et de ses cris ; tantôt que, parce qu'elle était
plus sensible, elle était aussi plus flexible et s'adaptait mieux à la douleur, ou encore qu'ayant
davantage l'habitude de souffrir, ne serais-ce qu'à cause de l'enfantement, elle était finalement plus
résistante. » S'il est d'ailleurs un point sur lequel les médecins s'entendaient avec la doctrine religieuse,
c'est sur la priorité systématiquement donnée à la vie et la santé de l'enfant sur sa mère.
2.1.1.1 Ambiguité de la théodicée chrétienne face aux explications
« préscientifiques » de la douleur
Si l'Eglise s'attache à donner un sens à la souffrance en organisant rituellement et en accompagnant de
discours les différents temps de la douleur au long de la vie (naissances, maladies, mort), il semble
également évident qu'elle ait favorisé et contribué très largement à ce que se développe la « charité »
thérapeutique. Cette position équivoque de l'Eglise face aux évènements douloureux et à la maladie en
générale n'est pas sans soulever plusieurs contradictions qui peut être participent de la confusion qui a
toujours régné sur le statut du mal. Empruntons à Burney (1970) la référence à Saint Anastase
d’Antioche, qui déclarait déjà au VIe siècle qu’ « il existe deux sortes d’épidémies : les unes
provoquées par la colère de Dieu, les autres par les miasmes délétères ». Les rapports entre l'Eglise et
la médecine, n'appartenant qu'indirectement à notre sujet, je n'insisterais pas – il suffira de noter
plusieurs remarques au sujet l'ambiguïté de ces relations.
D'abord, peut-on voir seulement une ambiguïté ou un paradoxe dans le rôle considérable qu'a joué
l'Eglise dans le développement et le progrès de la thérapeutique et dans l'aide charitable qu'elle a
dispensé aux pauvres et aux malades, ainsi qu'inversement, dans la valorisation explicite de la valeur
expiatoire et sanctifiante de la douleur ? En outre, "dans la mesure où la médecine manifeste, en
particulier par l'appel aux causes, des tendances préscientifiques, certaines tensions ou certains conflits
peuvent survenir : hostilité instinctive au principe de causalité qui se substituerait à la volonté de Dieu ;
à l'inverse, des explications "préscientifiques" peuvent naître sous la plume d'épidémiologistes quant
aux fléaux et épidémies. Cet type d'explication décline avec l'avènement de "'l’ère bactériologique"
avenue surtout avec Pasteur au milieu du XIXe siècle, mais n'ont pas entièrement disparus des
représentations individuelles et collectives, trouvant à s'exprimer différemment » (Burney 1970). Sa
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dernière remarque fait écho avec la recherche de Soum-Pouyalet sur les représentations de la
contamination et d'épidémie associées à la pathologie cancéreuse (Soum-Pouyalet 2005). Burney, qui
se propose d’envisager l’évolution de la médecine et des moyens techniques de lutte contre la douleur,
explique pourquoi les innovations techniques sont autant de jalons dans l’historicité des conceptions
religieuses, même si elles n’ont a priori aucun rapport. C'est le mouvement profond de cette évolution,
lente en apparence qui intéresse l'auteur. Pour le sociologue, il s'agit surtout de savoir « comment les
catholiques du XXe siècle envisagent cette évolution, et réagissent à ceux des courants théologiques du
passé qui les intéressent encore parce qu'ils sont parvenus jusqu'à eux et qu'ils favorisent ou contrarient
leurs tendances profondes actuelles. » Burney signale une méfiance avérée de certains croyants envers
la médecine, parfois poussée à l’extrême dans des niches chrétiennes du XX° siècle. Mais à l’inverse, il
propose de nuancer la position de l’Eglise sur des sujets comme la vaccination ou l’euthanasie, qui lui
semble avoir été souvent déformée pour les besoins de la polémique anticléricale41. Au XXe siècle,
certains se mobilisent dans le combat contre la douleur et illustrent parfaitement le climat d’hostilité
qu’on prête à l’Eglise et la médecine. En témoigne René Leriche, chirurgien de la douleur qui écrit en
1949 « la douleur n’est jamais un bien et elle doit être combattue partout ». Talonné par la déclaration
pontife du 1er mars 1957, qui affirme que la douleur « pour le chrétien, n’est pas un fait purement
négatif », et malgré ses « effets nuisibles », elle reste un « moyen » de purification, de mortification, de
maîtrise de soi, de participation à la Passion. C’est Madame Revault d’Allonnes, dont nous empruntons
la citation à Burney, qui illustre le conflit en des termes à peine simplistes : selon elle, notre civilisation
est doloriste, «car elle attribue à la douleur sur le plan physiologique une valeur de signal ou de
mobilisation, sur le plan psychologique une valeur éducative, sur le plan moral une valeur
rédemptrice ». De l’autre côté de la barre, la médecine tendrait à ériger la santé comme une fin en soi
(OMS), bien à l’inverse de l’idéal chrétien exacerbant le rôle de la volonté divine.
2.1.2 Conceptions médicales et philosophique de la douleur sous le règne des
Lumières
Le siècle des Lumières marque un tournant décisif dans l'approche de la maladie et de la souffrance.
Les théodicées précédentes et leur résignation coupable face à la douleur sont rejetées massivement ;
le spectacle terrifiant des ravages provoqués par les épidémies et les massacres des innocents
perpétrés lors des combats et des guerres fait injure à la Providence et scandalise l'opinion. Le point de
vue des médecins est désormais caractérisé par la définition et la mesure des sensibilité et des
sensations, c'est-à-dire « la recherche des propriétés de la fibre vivante » (Rey 1993:108). C'est donc
une conception essentiellement physiologique qui domine. Cette orientation nouvelle s'inscrit en droite
ligne à la suite de la « révolution philosophique42 ». Ce qu'elle permet, en substance, c'est le
déplacement de la problématique de la douleur hors du champ de la théologie. Le physiologiste et le
médecin peuvent dès lors formuler des hypothèses sur la souffrance en dehors du péché, du mal et du
châtiment. Cela ne signifie pas une coupure d'avec les préoccupations morales de la société, au
41 En 1822, le gouvernement pontifical aurait organisé la vaccination antivariolique dans ses Etats. Il dû se rétracter et abolir
ces mesures prises en 1824 à cause des récriminations au niveau des populations, des prêtres et des médecins. Cet
échec, disons l’impuissance pontificale à généraliser la vaccination, fut interprétée par la presse libérale parisienne de
« manifestation d’obscurantisme ».
42 Portée par Locke en Angleterre et relayée par Condillac en France, le contenu de cette révolution fonde la sensation comme
le point de départ de toute connaissance, réfutant les théories des « idées innées » qui préexistent à toute expérience.
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contraire : le « médecin-philosophe » est très connecté avec les questions que pose la morale et le
bonheur, et les liens qui unissent les dimensions physiques et psychologiques ; ainsi, « sa réflexion sur
la douleur et le plaisir rencontre le problème de l'organisation de la société » (Rey : 109) La médecine
des Lumières se veut médecine pratique et médecine d'observation, revendiquée comme telle contre
les systèmes de pensée du siècle précédent, et se traduisant par l'intérêt nouveau pour les nosologies
fondées sur la symptomatologie, et non plus sur le classement des causes supposées. Ainsi, avant que
ne se forme la clinique de façon institutionnelle et que se développe et généralise le système hospitalier
d'après la Révolution, « la médecine d'observation, l'examen et la description fidèle et exacte de la
nature, dont Hippocrate avait
donné le modèle inégalé », est en marche. Ce courant important,
reposant principalement sur deux écoles médicales (mécaniste, vitaliste et de façon subsidiaire,
animiste), va définir une sémiologie (valeur et formes) de la douleur, une symptomatologie
topographique et descriptive, des outils d’évaluation exclusivement qualitative de la douleur avant de
définir ses mécanismes précis (seuils, sensibilités, propriétés). Nous ne pouvons ici rapporter le détail
de ces définitions, qui trouveraient leur place dans un propos plus technique. En revanche nous allons
retenir de ces nouvelles propositions le statut ontologique de la douleur tel qu'il était figuré par les
thèses utilitariste et éthique des XVIII et XVIIIe siècles.
2.1.2.1 Valeur, utilité et formes de la douleur : regards croisés d'anatomistes
Le thème de l'utilité de la douleur est sans conteste le plus fréquent dans les textes médicaux depuis
l'Antiquité. Avant même que n'apparaissent et se généralisent les classifications de la douleur, les écrits
en font un sixième sens, une amie du médecin et du malade qui veille à signaler et avertir des dangers
qui menacent le corps. En outre elle est parfois aussi considérée utile à l'efficacité des opérations et au
bon déroulement des accouchements, et certains médecins cherchent même à l'aviver (« en général les
opérations ont moins bien réussi lorsqu'on a voulu employer des sédatifs dans la vue d'épargner des
douleurs aux malades »43). Ces considérations n'ont pas de visées théologiques, elles s'inscrivent dans
une conception scientifique naturaliste, bien que cela revienne au même lorsque les justifications
relèguent finalement les douleurs au second plan. Ce point de vue au fond très ancien sur l'utilité de la
douleur, loin de faire l'unanimité déjà au XVIe siècle, commence cependant d'apparaître rétrograde
pendant les Lumières. Disons que lentement, les médecins et les chirurgiens se débarrassent peu à
peu de l'idée que la douleur serait utile à la guérison, et qu'elle cesse donc d'être utile en elle-même ; sa
fonction préventive trouve toujours une place (qu'elle conserve encore actuellement en médecine) mais
sa valeur d'utilité glisse vers la représentation du contrôle humoral, qui préconise de laisser s'exhaler la
douleur quand elle existe.
Ainsi la douleur demeure une sentinelle salutaire (les rares cas cliniques d'hypoalgésie) rapportent que
les individus sont décédés à un très jeune âge d'ulcères ou de gangrènes non soignées), et elle donne
également le « sentiment de l'existence » en ce qu'elle est manifestation de la nature dans toute son
expression et qu'elle appelle à se mobiliser, à être vigilant, à contrôler, mesurer, doser, équilibrer. A
l'instar de la fièvre, elle est donc considérée comme une expression salutaire qu'il faut alors « laisser
s'exprimer » au sens d'exhaler. Ainsi nous voyons là deux attitudes s'opposer lentement, corps à corps,
43 Double F.J, 1805, Fragment de sémiotique et considérations pratiques sur la douleur, Journal général de médecine, in Rey
1993:111
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au sujet de la valeur et de l'utilité : le premier discours sur la douleur utile, le plus ancien, est relayé par
les théories de la « dialectique de l'expansion et du resserrement » qui veut que s'extériorise ce qui
dans le corps est malade, « tandis que le resserrement sur soi, le repli, la contention se traduisent
toujours par une aggravation des accidents. » (Rey:111).
2.1.2.2 Poids et mesure de la douleur iatrogène : raisonnements scentifiques
Malgré tout cela, le médecin des Lumières campe sur ses positions Hippocratiques fraîchement
renouvelées et considère que la valeur de la douleur est le signe. Ainsi le Dictionnaire raisonné des
sciences, des arts et des métiers publié par Diderot en 1751 stipule : « On peut dire en général que
comme rien de ce qui peut causer de douleur est salutaire, elle doit toujours être regardée comme
nuisible par elle-même, soit qu'elle soit seule, soit qu'elle se trouve jointe à quelqu'autre maladie, parce
qu'elle abolit les forces, trouble les fonctions, elle empêche la coction des humeurs morbifiques, elle
produit toujours d'une manière proportionnée à son intensité quelques uns des mauvais effets ci-dessus
mentionnés » (in Rey 1993). Par ailleurs d'autres préceptes commencent d'apparaître portant sur le
poids et la mesure des douleurs infligées par le médecin lui-même dans l'exercice de ses fonctions :
comment savoir lorsque la douleur du malade est suffisamment forte pour que soit justifiée l'intervention
médicale douloureuse (cautère, chirurgie, moxa...) ? Ainsi se met en place « une logique de calcul, plus
exactement de l'évaluation entre le prix de la vie et sa mise en balance avec le poids de la souffrance »,
que l'on retrouve également plus tard dans les débats qui animèrent la société sur l'emploi de
l'anesthésie. Rey nous dit que pour comprendre les multiples attitudes et discours contradictoire qui
coexistent à cette époque sur la douleur, il faut les admettre comme un « fait culturel entrenu par le
discours scientifique » : « d'une part, la crainte de la douleur est chevillée au corps de tout être vivant,
qui cherche à s'en délivrer en se procurant des soulagements ; cette attitude, légitime chez celui qui
souffre, est aussi partagée par le médecin, pour lequel la douleur du malade a quelque chose
d'intolérable et d'inacceptable aux yeux de la raison. Mais, de l'autre, le médecin, et pas seulement le
chirurgien, est amené parfois à infliger la douleur pour faire guérir. Ce paradoxe, sans doute exacerbé
par les idées médicales du XVIIIe siècle sur la nécessité d'exciter la sensibilité et de réveiller l'énergie
vitale, pourrait bien être considéré coconstitutif de l'exercice de la médecine. Devant cette
consubstantialité de la médecine et de la douleur, il n'y a de réponse possible que sur le terrain de
l'éthique, de la finalité de l'acte médical. »
2.1.2.3 Classifications principales des douleurs : démarche nosologique
Il faut, avant de parler des grandes découvertes, dire un mot sur les classifications de la douleur qui se
caractérisent à la fois par une luxuriance de vocabulaire et de métaphores mais également par la très
grande stabilité de ses divisions et descriptions depuis l'Antiquité. De quatre formes principales de
douleurs, décrites en des termes permettant de reconnaître leur localisation géographique et le
mécanisme pathologique qui les génère, découlent essentiellement ces classifications : la douleur
tensive décrit le sentiment de distension des fibres (luxations, élongations) ; la douleur gravative, celui
de pesanteur « caractéristique des situation où des fluides s'amassent de manière anormale dans une
cavité (hydropisies) ou de la présence d'un corps étranger (foetus mort-né, calcul dans les reins,
etc.) » ; la douleur pulsative (déclinable en degrés « lancinant » et « térébrant ») est surtout localisée
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dans les parties innervée, rythmée par le pouls des artères et caractérise les situations d'inflammation ;
la douleur pongitive (déclinable en variétés « fourmillement » et « prurigineuse ») caractérise un
« sentiment aigu comme un corps dur et pointu qui pénètre la partie souffrante ». Ces quatre sortes
principales de douleurs constituent un cadre stable d'appréhension de la douleur par les médecins et se
retrouvent plus ou moins raffinées, dans de nombreux textes médicaux. Peu à peu ce cadre sera enrichi
de nombreuses autres catégories orientées par la volonté de systématiser, selon la démarche
nosologique, le lien entre type de douleur et type de maladie.
2.1.3 Les grandes découvertes du XIXe siècle
Au XIXe siècle, l'histoire de la médecine accède au rang de discipline à part entière en médecine
générale. De nombreux Dictionnaires et Encyclopédies font paraître des articles au sujet de l'évolution
de la pensée et de la pratique médicale. Fort des découvertes cliniques et des innovations
thérapeutiques rapides, et inspiré de la loi des trois états de Comte, un dictionnaire de 1885 44 appliquait
les principes du positivisme scientifique à l'évolution de la médecine ; ainsi le Dechambre45 définissait la
période contemporaine comme la phase clinique d'une longue histoire cousue de confusion entre le
« physique » et le « moral », puis dominée par « la recherche expérimentale de la structure et des
fonctions » des organes en jeu dans la sensibilité : « Depuis quarante ans, au lit du malade, ou dans les
salles d'autopsie, les médecins, de leur côté, poursuivent cliniquement et anatomiquement l'étude du
symptôme douleur. Ici encore, les immenses et récents progrès
de la neuropathologie et de la
médecine expérimentale ont donné et donnent quotidiennement d'abondantes moissons de faits sur la
sensibilité à la douleur, sur son abolition, ses perversions, son inhibition et enfin sur ses formes
pathologiques. » (Dechambre 1885 in Rey 1993: 156).
2.1.3.1 Les moyens de soulager les douleurs physiques
Ainsi dans le champ de la douleur, les grandes découvertes de la médecine tiennent grandement aux
antalgiques et aux anesthésiants. Jusqu'à la fin du XVIII siècle les moyens de soulager les souffrances
des malades et des blessés se trouvaient dans une pharmacopée plus ou moins officielle et efficace
dont on tirait les propriétés antalgique ou narcotique, comme le pavot d'où était extrait l'opium mais
aussi la jusquiane, la mandragore, la belladone etc. (Rey, Poirier). A la veille du XIXe les recherches sur
les effets antalgiques des gaz inhalateurs aboutiront à la découverte du protoxyde d'azote en 1772 en
Angleterre (que l'on trouve dans les fût de bière, aussi appelé gaz hilarant) et de l'éther sulfurique en
1792. Le principe actif du pavot est un alcaloïde (hétérocycle azoté) que l'on a appelé morphine en
référence à Morphée ; il a été isolé simultanément par plusieurs chercheurs français en 1803, mais c'est
à l'allemand Friedrich Sertüner que revient la découverte en 1806.
2.1.3.2 Discrimination des douleurs « imaginaires »
Tandis que le premier quart du XIXe siècle est encore empreint de ce que Dechambre appelle « une
44 Cette année là était patenté le vaccin antirabique de Pasteur, qui fut décoré en 1863 du Mérite Agricole pour la pasteurisation du vin.
45 Dechambre A., 1885, Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, article « Douleur » p466 in Rey 1993.
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confusion du physique et du moral » quant à la douleur, dès la seconde moitié le positionnement sera
plus net en faveur d'une discrimination positive des douleurs d'origine physiques, localisées dans les
tissus et les organes, ou psychologiques et sine materia. C'est le temps des « névralgies féminines »
contre lesquelles certains médecins développent une médecine non pharmacologique puisque la cause
paraît être non médicale : en témoigne une gravure de Charles-Emile Jacques, à la fin du XIXe siècle,
qui met en scène un « médecin de dames » prescrivant des distractions à une patiente atteinte de
maladie nerveuse ; voici la légende qui accompagne l'image : « Pour calmer cette névralgie, voici mon
ordonnance : vous prendrez ce soir une loge aux Variétés, demain une loge à l’Opéra…et en outre je
tâcherai de faire prendre par votre mari ce cachemire vert que vous avez vu chez Gagelin et que vous
désirez tant ».
On peut noter dès lors le recul de l'intérêt scientifique pour l'histoire individuelle du patient et son
affectivité, le décodage des symptômes et aux liens entre les évènements pathologiques, ce qui
d'ordinaire jusqu'au début du XIXe siècle est envisagé comme un « tout » dans la douleur, impliqué par
le « moral ». Rey souligne que « l'intérêt porté aux formes concrètes de la douleur et à leur valeur
sémiologique renvoie précisément au développement de la clinique qui précède sans doute l'âge de la
médecine expérimentale. »
2.1.4 Les débats sur l'anesthésie
Peu avant l'introduction de l'anesthésie et malgré les récents progrès en matière de gaz somnifères,
Velpeau déclarait en 1840 : « Eviter la douleur par des moyens artificiels est une chimère qu'il n'est plus
possible de poursuivre aujourd'hui. Instruments tranchants et douleur sont des mots qui ne se
présentent pas les uns sans les autres à l'esprit du malade, et dont il faut nécessairement admettre
l'association quand il s'agit d'opération. Les efforts des chirurgiens doivent se réduire à rendre la douleur
des opérations la moindre possible sans diminuer la sûreté du résultat principal. » (ces propos sont
rapportés fréquemment par de nombreux auteurs dont Rey, Poirier, Besson, Peter, et bien d'autres).
Par ailleurs, il n'était pas le seul à croire irrévocable la condition douloureuse des opérations ; et
lorsqu'en 1846 à Boston la première intervention chirurgicale sous anesthésie générale marque le début
d'une nouvelle ère, il est le premier à la défendre. Car en effet si nombreux sont les praticiens engagés
dans la brèche humaniste de l'anesthésie, il ne s'agit pas d'un consensus massif. Plusieurs questions
sont soulevées, morales et techniques, notamment sur les bouleversements entraînés dans la pratique
du chirurgien : au temps rapide et précis de l'opération à vif, succède un temps plus long qui implique
également plus de risques (infections et incisions plus profondes) ; par ailleurs le chirurgien se retrouve
brusquement face à un corps apparemment sans vie, incapable de guider ses gestes par réaction ;
enfin, remarque Rey, l'audace et le succès qui auréolaient les chirurgiens d'antan se ternit par
l'avènement de l'anesthésie, qui nécessite dans les esprits moins de dextérité et de courage...ce qui
peut expliquer certaines réticences ou scepticismes. Sur le plan moral, l'anesthésie générale soulève un
certain nombre de questions sur le caractère « contraire à la nature » et sur l'avilissement de l'homme
que l'on endort pour l'opérer ; mais elles seront vite tues et les opinions ne tarderont pas à devenir très
largement favorables à l'éthérisation. Le chloroforme supplanta bientôt l'éther (1853) sur fond de
polémiques dues en partie aux risques de la technique d'anesthésie, qui provoqua ça et là des morts de
patients et parturiente. Le débat profond qui s'engagea mettait dans les termes de la balance la
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souffrance d'un côté et la mort de l'autre : fallait-il prendre le risque de donner la mort pour soulager la
douleur ? Se sont là, indubitablement, les mêmes questions philosophiques soulevées par l'inoculation
de la petite vérole au XVIIIe siècle, prétendant sauver massivement des vies au détriment des moindres
risques mortels que comprenait le vaccin. Le risque statistique étant là encore plus négligeable, ce
dilemme peut être interprété comme suit: « Le véritable choix était entre souffrir et ne pas souffrir : ce
qui est profondément révélateur de l'évolution des mentalités, c'est précisément que, dans l'appréciation
de l'alternative, le refus de la douleur ait pu, dans la balance des avantages et des inconvénients, peser
plus lourds que la vie. (...) Par rapport à l'époque précédente, où la douleur, quoique combattue par
tous les moyens possibles, était considérée comme la preuve la plus éclatante de la persistance de la
vitalité, elle est clairement devenue un fait dont le poids doit être mesuré sur le même plan que la vie et
la mort. » (Rey:202).
2.1.5 De la douleur expérimentale à la douleur clinique
« Historiquement, la connaissance de la douleur n'a pu s'accomplir que dans une relation constamment
tendue, brisée et reconstruite entre physiologie expérimentale et clinique » (Rey:10-11). Citons en
exemple cet article scientifique paru en 1903 ; les auteurs, expérimentateurs, relatent l’invention de
l’algésimètre à poids, instrument de mesure, venu remplacer « heureusement » les faradimètres46
comme mensurateurs de la douleur. Grâce à ce nouveau procédé il est désormais possible de mesurer
non plus la résistance à la douleur, mais le seuil de la sensibilité dolorifique. Voyons la description de
l’algésimètre, employé dans le cadre d’études expérimentales de la douleur : « il s’agit de savoir
combien de millimètres et avec quel poids en pression devra s’enfoncer une pointe en métal dans les
tissus pour provoquer la douleur. La pointe est enfermée dans un tube-gaine et mue par un piston
recouvert d’un cylindre divisé en grammes ; aussitôt que l’on exercera une pression, la gaine portant
une fente avec goupille s’élèvera et la pointe pourra s’enfoncer dans la peau. L’enfoncement de l’aiguille
sera indiqué sur un cadran (…). » Les résultats de leurs expériences « semblent démontrer que les
centres de la douleur ne sont pas les mêmes que les centres percepteurs. Nous sommes donc amenés
à la conclusion qu’il existe un centre spécial pour la douleur. La perception de la douleur se fait donc par
des centres différents que la perception de toutes les autres sensations. » Les auteurs précisent
cependant la probabilité pour ce centre d’être unilatéral plutôt que bilatéral. Toutes les tentatives
nombreuses de la physiologie expérimentale d'asseoir la notion de spécificité soit au niveau des
récepteurs, soit au niveau des fibres et voies de conduction, soit au niveau des centres, se sont avérées
insuffisamment recevables et rapidement dépassables. Pour autant, Rey montre combien elles ont à
chaque fois permit de mettre en lumière les modalités et conditions de production de la douleur et ont
fait progresser la connaissance du phénomène. « Ce qui pose sans doute problème ce n'est pas d'avoir
cherché une corrélation anatomique stricte entre terminaison nerveuse et sensation, c'est d'avoir érigé
cette corrélation en principe explicatif, c'est d'avoir pensé que la douleur était une simple réponse à un
stimulus. » Cet exemple montre également le décalage entre la douleur expérimentale et la douleur
clinique, celle d'une maladie par exemple. C'est en arrachant la douleur clinique à la douleur de
laboratoire que dans les années 1950 émerge une nouvelle clinique médicale de la douleur chronique.
46 Instrument de mesure de la capacité électrique
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2.2 Soigner la douleur : émergence d’un monde social
consacré
Ce n'est que récemment en France, quelques années après les Etats Unis, que la douleur fait l'objet
d'une lutte prioritaire au sein des politiques publiques de santé. En témoignent la circulaire ministérielle
du 19 janvier 1994 adressée aux praticiens et les incitant « à mieux lutter contre la douleur », puis les
plan triennaux de Bernard Kouchner, qui fait de l'année 1998 « l'année de la douleur », auxquels
succèdent les plans de lutte nationale contre la douleur (1998-2000, puis 2002-2005 et enfin
2006-2010). La douleur est hissée au rang de syndrome polymorphe, largement répandu et pourtant
méconnu et sous traité. « Cette plus grande visibilité de la douleur est largement liée au développement
d’une nouvelle manière d’appréhender et de traiter la douleur des personnes dans le cadre d’une
institution nouvelle, la pain clinic ou « clinique (consultation) de la douleur » (Baszanger 199547). Nous
allons examiner ici de quoi il s’agit avant de situer cette nouvelle prise en charge médicale dans le
champ plus large des douleurs chroniques, en abordant le cas précis des douleurs chroniques malignes
(cancéreuses) dont la particularité mérite qu’on la distingue des autres douleurs.
2.2.1 Constitution d’un projet : élaboration d’un nouvel objet médical
Jusqu'à la moitié du XXe siècle, la douleur concerne surtout les chercheurs intéressés par le
fonctionnement du système nerveux. La médecine la voit alors, nous l'avons vu, comme un symptôme
dont elle cherche à traiter la cause. Un changement s'amorce avec les travaux de l'anesthésiste
américain John J. Bonica. En 1953, il pose les principes fondateurs d'une nouvelle forme d'organisation
thérapeutique, la « clinique de la douleur». L’idée principale, simple mais en rupture radicale d'avec les
modalités d’actions médicales habituelles, est d’axer la thérapie sur la douleur elle-même et non plus
sur sa cause. Les deux temps forts de cette innovation médicale consistent à séparer la douleur clinique
de la douleur expérimentale, en intégrant au tableau clinique l’expérience vécue par l'individu malade et
son environnement socio-familial, puis – et c’est l’essentiel, selon Baszanger – dégager la douleur
chronique de la douleur aiguë, en la rendant autonome en tant « qu’état de maladie » ou « maladie en
soi ». Cependant, ses efforts du début rencontrent peu d'échos. Cette indifférence ne sera levée que
très lentement, grâce entre autres à une nouvelle théorie scientifique - la théorie de la porte - selon
laquelle les modalités de la douleur sont déterminées par de nombreuses variables physiologiques et
psychologiques qui peuvent être modulées
2.2.1.1 Développement d’un Monde de la douleur
Il faut donc attendre le milieu du XXe siècle pour que la douleur, longtemps occultée ou simplement
observée comme symptôme par la médecine, devienne un sujet d'étude débouchant sur des pratiques
de soins. Selon Baszanger, tout commence en 1953 avec la publication d’une « bible » consacrée à la
gestion de la douleur (The management of pain), dans laquelle Bonica introduit le concept de clinique
de la douleur (pain clinic) qu’il a lui-même mis en place dès 1945. Son idée est de mettre en place un
47 Dans cette partie seulement, toutes les références empruntées à Isabelle Baszanger sont issues de l'ouvrage « Douleur et Médecine : la fin d'un oubli », 1995
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dispositif pluridisciplinaire de gestion de la douleur sur laquelle l’acte médical ordinaire « échoue ». La
douleur chronique est ainsi rendue autonome, par opposition à la douleur aiguë : elle devient un « état
de maladie » ou une « maladie en soi ».
Une trentaine d’années plus tard, le sentier ouvert par Bonica est plus ou moins balisé. A l’aube des
années 1990, les « centres de douleur » sont des espaces propres à la gestion de la douleur, les
« médecins de la douleur » ou « algologues » en sont les spécialistes agissant en première intention sur
la douleur elle-même, et les douleurs chroniques, reconnues comme des états de maladie, organisent
une population de malades déterminés. Avant 1960, il n’y a que trois « cliniques de la douleur » aux
Etats-Unis, dont celle de Bonica. En 1977, un premier recensement en dénombre 327 dans le monde,
dont 60% aux Etats-Unis. En 1988, on trouvait plus de 2000 de ces centres de douleur à travers le
monde, dont 450 en Europe. Que s’est-il passé entre ces deux dates ? C’est la question centrale à
laquelle Baszanger tente de répondre. Voyons quels sont les mouvements dans lesquels s’inscrit ce
changement.
2.2.1.1.1 Dessiner et organiser une médecine de la douleur: définir l’objet et fixer
les standards
Cette innovante émergence, bouleversement important dans le monde de la médecine, est portée par la
constitution d’un monde de la douleur (concept emprunté à la sociologie interactionniste de Chicago,
voir A. Strauss48), que Baszanger qualifie de « déterminante et inaugurale ». L’ancrage de ce monde
social dans de nouvelles théories scientifiques entraîne une reconfiguration des relations soignantpatient, la construction de spécialités consacrés et de nouvelles pratiques cliniques faisant la part belle
à l’expérience irréductible du malade.
Baszanger considère l’invention d’une médecine de la douleur comme la condition suprême de
l’émergence d’un monde de la douleur. Ce monde de la douleur, projet central de Bonica, émerge en
deux époques : dans un premier mouvement de rassemblement autour de l’objet nouveau qui le
constitue, la douleur clinique est différenciée de la douleur expérimentale, ce qui appelle la définition
des termes d’un nouveau travail médical. Dans un second temps, la douleur chronique est dégagée des
tableaux cliniques traditionnels pour constituer une nouvelle entité médicale originale et « travaillable ».
Baszanger décrit trois étapes successives à l’élaboration de la médecine de la douleur : 1) la
constitution d’un segment professionnel49 sous l’impulsion de Bonica : des spécialistes d’horizons
différents se réunissent pour élaborer des diagnostics consensuels sur des cas de douleur. C’est la
première fois qu’est pensée et mise en pratique une approche interdisciplinaire et complémentaire
autour de la douleur. Il s’agit là véritablement de constituer un objet « banal » de la médecine (la
douleur) en un problème particulier. L’innovation se concentre sur la volonté d’un changement
d’approche : agir sur la douleur elle-même comme on le ferait sur une autre entité morbide, puisqu'en
pratique, ces douleurs sont détériorantes et dévastatrices physiquement et mentalement ; 2) la
48 Tous les mondes sociaux se définissent d’après Strauss, selon une activité primaire (plus largement un point commun), des sites et des technologies. 49 Strauss introduit ce concept pour caractériser ces regroupements informels, ces coalition d'individus qui par­
tagent des intérêts divers, des points de vue communs, et qui s'opposent généralement à d'autres segments.
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publication en 1965, d’une nouvelle théorie issue des sciences neurophysiologiques pour expliquer la
douleur : la « théorie de la porte » ou le gate-control, qui propose l’existence d’un mécanisme agissant
comme une barrière dans le système de transmission des signaux de douleur. Cette théorie émerge
dans un contexte médical en mutation, dans lequel on reconnaît désormais la douleur comme un
problème de santé non traité. Selon l’auteur, la vaste adhésion suscitée par cette théorie est une
médiation essentielle vers la concrétisation du projet d’une médecine de la douleur. Elle permet de
dépasser certains clivages fondamentaux dans le monde médical (médecin-chercheur/médecin
praticien…) et de pousser les barrières disciplinaires pour constituer un nouvel ensemble de problèmes.
Ce milieu global, dont la théorie de la porte a été essentiellement constitutive, est ce que I. Baszanger
appelle le monde de la douleur.
Bonica veut induire un changement davantage qualitatif que technique (autrement dit, pas en terme de
« plus » mais en terme de « autrement »), qui lui permet une triple ouverture vers la recherche sur cet
objet nouvellement constitué, puis vers la médecine, en terme de nouvelles approches thérapeutiques
de la douleur, et vers la psychologie à la fois cognitive et comportementale, mettant les interactions du
malade avec son environnement au cœur de l’analyse ; 3) le premier symposium international sur la
douleur, en 1973 à Issaquah-Seattle – moment essentiel dans l’histoire de la médecine de la douleur.
Baszanger estime qu’il s’agit là d’un changement de régime dans la « nébuleuse d’intérêts individuels
pour la douleur » à l’installation d’un monde qui prendra la forme d’une association scientifique,
véritable « Internationale de la douleur » (l'IASP, International Association for the Study of Pain). L’effort
est concentré autour de l’élaboration d’un canevas de travail mobilisable par tous afin d’harmoniser la
mise en place de cliniques de la douleur ainsi que leur évaluation. Sous l’égide de Bonica, pour qui la
question vitale est la maîtrise du contenu de l’activité, une classification officielle de la douleur
chronique, une description des syndromes de douleur chronique et une définitions des termes de
douleur est adoptée : « La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable,
associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle, ou décrite dans des termes évoquant une
telle lésion »
2.2.1.1.2 Les théories en tension autour d’un objet labile : la douleur
« travaillable »
En 1974, le docteur Sternbach introduit une considération originale sur la distinction douleur chronique/
douleur aigue : il présente la douleur chronique non plus par opposition à l’aigue, mais à partir
d’éléments propres : en partie en termes psychologiques, cognitifs et comportementaux. Dès lors
s’opère un basculement : on ne cherche plus à dégager, parmi toutes les douleurs chroniques, des
syndromes de douleur chronique, mais distinguer un syndrome douloureux chronique et donc un groupe
d’individus particuliers. La ligne de partage se fait non plus à partir de la durée, mais selon l’idée
d’adaptation. A cela, Bonica et l’IASP s’opposent fermement.
Ainsi les deux modèles se distinguent par leur entrée théorique :
1/ une « entrée » par la douleur, (ou modèle médical, dans le sillage de Bonica) : la douleur chronique
est un état de maladie dont les formes sont multiples (syndromes), avec une localisation et une intensité
propre ; des « système » sont mis en cause et l’étiologie reste importante (physique ou psychique)
L’horizon thérapeutique est ici clairement la suppression de la douleur, sa « guérison ». Les
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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manifestations de douleur accompagnent toute douleur qui dure.
2/ une « entrée » par l’individu et son comportement (ou modèle comportemental ou d’apprentissage).
Ici, c’est le comportement douloureux qui est en jeu : il se perpétue à travers certaines conditions
psycho-environnementales : les manifestations émotionnelles, cognitives et comportementales mal
adaptées caractérisent la douleur chronique, ou plus précisément le syndrome douloureux chronique.
L’horizon thérapeutique est alors le contrôle des manifestations symptomatiques observable de la
douleur en modifiant le comportement de douleur. Les manifestations de douleur sont la marque de la
douleur chronique.
Ces deux modèles n’ont pas le « même horizon de vérité » ni le même objectif thérapeutique. La
discussion, sans réponse aujourd’hui, est de savoir si certains éléments psychologiques et
environnementaux sont la cause ou les effets des douleurs chroniques. D’où la question : à qui
s’adressent aujourd’hui les centres de la douleur ?
Selon Baszanger, ces discussions ouvertes sur la théorisation de la douleur chronique constituent une
ambiguïté importante dans le Monde de la douleur : les deux modèles théoriques statuent
contradictoirement
sur la dimension psychologique de la douleur, et plus encore de la douleur
chronique, d’où une impossible définition unifiée de la douleur chronique.
2.2.1.1.3 Principe d’organisation d’un centre de traitement de la douleur
Le principe fédérateur, et c’est presque tout dire, c’est qu’il n’y en a pas qu’un. Il n’y a pas une douleur
mais des douleurs, et Besson nous rappelle que « des progrès dans un domaine ne sont pas
nécessairement extrapolables aux autres formes de douleurs. ». S’organiser structurellement pour
prendre en charge la douleur implique de cibler au mieux le type de pathologie (cancéreuse ou pas), les
techniques à développer, le type d’administration de la patientèle (lit ou consultations externes). Le plus
compliqué, souligne Besson, est « d’organiser dans une même mesure de lieu et de temps des filières
coordonnées pour l’évaluation et la prise en charge thérapeutique de ces malades. » D’autre part,
compte tenu des différents mécanismes en cause dans la douleur, différentes écoles ou théories se
sont développées afin de traiter adéquatement les douleurs ; certains centres en font une doxa (les
écoles se font elles concurrence ?). « Les malades qui relèvent des centres de traitement de la douleur
sont ceux qui, malgré un diagnostic médical apparemment correct, tout au moins sur un plan somatique,
continuent à souffrir de douleurs persistantes, rebelles aux traitements classiques. »
Dès ses débuts, la Pain clinic s’arguait d’une équipe de soignants pluridisciplinaires, dont le principe est
aujourd'hui largement admis. L’objectif générique de ce type de centre est de d’adapter et proposer la
thérapeutique idoine pour chaque cas (souvent plurimodale, non exclusive, à visée étiologique ou
symptomatique, réadaptive ou psychocomportementale). L’objectif « réaliste » ne vise pas la
« guérison » de la douleur, mais consiste à aider le malade à « vivre avec sa/ses douleurs », à ne pas
se laisser invalider totalement et à contrôler « au mieux » ses sensations, ses émotions et les
comportements qui les traduiront. Ces centres combinent l’évaluation et le traitement de la douleur avec
l’enseignement et la recherche clinique et psychosociale dans le domaine.
2.2.1.2 Douleur symptôme et douleur syndrome
Le caractère symptomatique de la douleur cède du terrain lorsque la douleur tend à persister. Dans le
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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cas d’une douleur rebelle aux traitements initiaux et persistant après six mois, le bilan clinique doit
prêter attention à l’influence des facteurs psychologiques et comportementaux susceptible de consolider
ou maintenir la pathologie primitive. Différentes caractéristiques décrivent le portrait type de la personne
malade de douleur rebelle, qu’il est convenu d’appeler douloureux chronique : d’abord, un échec
thérapeutique qui renvoie le douloureux à sa douleur, qui perd espoir de se voir revenir à son état
normal ; « l’invalidité et désinsertion socioprofessionnelle dominent fréquemment le tableau » ; enfin, les
plaintes et comportements de douleurs paraissent peu à peu injustifiés, c’est l’effet « malade
imaginaire ». Typiquement ces douleurs sont orientées vers la psychiatrie, lorsqu’elles sont prises en
charge. Voyons comment a été définie le syndrome de la douleur chronique en citant l'acceptation la
plus largement répandue : "Nous utiliserons le terme de syndrome douloureux chronique (SDC) pour
décrire l'ensemble des manifestations physiques, psychologiques, comportementales et sociales qui
tendent à faire considérer la douleur persistante, quelle que soit son étiologie de départ, plus comme
une « maladie en soi" que comme le simple signe d'un désordre physiopathologique sous-jacent. Ce
syndrome peut s'observer à des degrés divers dans des douleurs d'étiologie initiale variée : migraines,
lombalgies, affections neurobiologique et douleurs psychogènes sine materia, etc. Il ne fait pas de doute
que les manifestations du SDC englobent des physiopathogénies disparates, encore imparfaitement
dénombrées. L'intérêt de faire référence à un tel syndrome tient surtout à sa valeur opératoire pour la
pratique courante." (Bourreau 1988).
2.2.1.3 Les composantes de la douleur, ou variables interactives de la perception
complexe et multidimensionnelle de la douleur.
Au nombre de quatre, elles forment des catégories évoquées consensuellement dans la littérature :
sensori-discriminative (perception sensorielle, qui décode la qualité, la localisation, la durée et l’intensité
du message nociceptif), affective-émotionnelle (connote la sensation d’un caractère désagréable et
pénible), cognitive (rattache toute douleur à une signification, des représentations, une connaissance ou
expérience préalable, mais souligne aussi les processus mentaux comme l’attention ou la
concentration, qui peuvent moduler la perception du message nociceptif) et la composante
comportementale (la réponse gestuelle ou verbale à la douleur, qui tient lieu de communication avec
l’entourage et se répercute sur les différents domaines d’activités du sujet) (Besson et Atallah 2004).
2.2.2 Les dimensions de la souffrance du malade douloureux chronique
Dans la douleur chronique, « l’homme ne dirige pas alors son attention exclusivement sur le sentiment
de douleur isolé ; il est absorbé par son état dans sa totalité, par l’obligation où il se trouve de pâtir, par
sa désorganisation interne et fonctionnelle, par son incapacité de travailler et de penser » (Buytendijk
1951). Ainsi lorsque nous souffrons, le corps devient « l’objet non désiré de notre attention ». Les
ethnologues travaillant dans les cliniques de la douleur interrogent les qualités perceptives et
conceptuelles des « mondes » où vivent les patients souffrants de douleurs chroniques. Trois traits
principaux définissent transversalement ces univers : dissolution des frontières habituelles du moi,
retranchement sur soi et besoin pressant d’explication.
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2.2.2.1 Dérèglement de la perception ordinaire du temps et de l’espace
La dimension espace-temps, au niveau du vécu personnel, est altérée par la présence diffuse, continue
ou incontrôlable de la douleur, qui même pendant ses moments de répit ne cesse de hanter les
souvenirs du corps. Ces perturbations sont caractérisées par une accélération soudaine ou un ralentissement pénible de la perception du temps. Ces dilatations ou contractions temporelles perturbent les
intervalles réguliers habituellement perceptibles et rendent la projection ou planification d’évènements
compliquée. Quant à la perception de l’espace, la douleur chronique provoque une hypersensibilité qui
rend floues les frontières du corps : l’individu perçoit confusément les stimuli intérieurs et extérieurs. Un
évènement externe comme le bruit pourra être ressenti comme une intrusion violente ; à l’inverse, un
malaise interne peut faire l’objet d’une projection sur l’environnement. Par ailleurs, la partition entre la
localisation douloureuse et le tout du corps est rendue confuse : la douleur est à la fois associée à un
endroit précis (là ou j’ai mal) et vécue comme un fait total (je suis mal). Cette confusion dérègle ainsi les
repères fondamentaux de la personne et menace également l’appréhension du soi.
2.2.2.2 Coupure radicale entre celui qui souffre et les autres.
La douleur ne saurait être partagée : celui qui la ressent ne peut la nier, celui qui ne la ressent pas ne
peut la confirmer (Scarry, 1985). Le langage présente une certaine inadéquation face à la douleur, traduite en terme de difficultés communicationnelles ou en effets d’alexithymie50. Ne pouvant l’exprimer ni
être compris de façon satisfaisante, la douleur renvoie l’individu souffrant à lui-même.
2.2.2.3 Besoin impérieux d’explication, de sens du mal
Le monde de la douleur est caractérisé par l’exigence d’identification des causes et raisons de la souffrance. Cette quête ontologique, métaphysique est exacerbée par des questionnements existentiels du
type « pourquoi moi ? ».
Houseman formule une hypothèse : l’association de ces trois caractéristiques principales de
l’expérience de la douleur aboutit à une tendance au dédoublement, selon lui au fondement de
l’expérience douloureuse. Ces dédoublements s’opèrent sur différents registres recouvrant plusieurs
dimensions (psychologiques, physiologique, sociologique) permettant de se situer par rapport à sa
douleur.
- dédoublement entre le moi et son existence corporelle
- dédoublement entre le moi endolori et le moi sans douleur
- dédoublement entre un moi inconscient (dont les motivations m’échappent) et le moi conscient
(condamné à en subir les peines)
- dédoublement entre le moi privé et le moi qu’exige la compagnie d’autrui
2.2.3 Le cas particulier de la douleur cancéreuse
50 L'alexithymie [du grec «alpha» (privatif), «lexis» (mot) et «thymos» (humeur)] désigne les difficultés dans l’expression
verbales des émotions communément observées parmi les patients psychosomatiquess.
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Une maladie qui vient dans les chairs et qui les mange petit à petit comme une espèce de
cangreine ; c'est une tumeur dure, inégale, raboteuse, ronde et immobile, de couleur cendrée,
livide ou plombine, environnée de plusieurs veines apparentes et tortues, pleines d'un sang
mélancolique et limoneux, qui ressemblent au poisson appelé cancer ou écrevisse ; elle
commence sans douleur et paraît d'abord comme un pois chiche ou une petite noisette, mais
elle croît assez vite et devient fort douloureuse ».
Furetière Antoine, Dictionnaire universel, Amsterdam, 1690, 3vol.
Au-delà de la description des thérapeutiques, des structures et des récentes modalités de soins de la
douleur, il est essentiel de questionner le sens (la signification) de la prise en charge de la personne qui
souffre, en tenant compte de ce que cette douleur fait partie de son intimité et son histoire. Prendre en
charge une douleur chronique, maligne ou pas, c’est pénétrer les dimensions affectives, sociales et
culturelles de l’expérience de la personne ; c’est également, comme l’expliquent Ribeau et Lievre
(2003), s’intéresser au sens que prend la douleur par rapport à l’évolution d’une pathologie.
« Les douleurs chroniques se répartissent en deux grandes catégories distinctes : les douleurs
cancéreuses et les douleurs chroniques non malignes, parfois improprement dénommées « bénignes ».
Leurs conditions respectives de prise en charge ne sont pas assimilables. » (Boureau 1992). Il est
capital de préciser que la question de la douleur dans le contexte cancéreux pose problème tout au long
de l’évolution tumorale et pas seulement dans la phase palliative. A vrai dire, le traitement de la maladie
cancéreuse ne peut pas vraiment être dissocié du traitement de la douleur. Le cas des douleurs dans la
pathologie cancéreuse est donc particulier, d’abord en ce que les douleurs ne jouent que très rarement
le rôle de signal d’alarme permettant de détecter la pathologie, comme c’est couramment le cas dans
d’autres situations de diagnostic. Elles ne surviennent souvent que plus tard dans le cours de l’évolution
et de l’envahissement tumoral et en cela constituent un cas particulier. Ensuite, et c’est un point
essentiel pour saisir leur particularité, les douleurs peuvent être directement et durablement provoquées
par les traitements curatifs.
2.2.3.1 Eléments cliniques : étiologie des douleurs cancéreuses
Parler de douleurs chroniques dans le cadre de la pathologie cancéreuse, c’est se référer à trois grands
types de contextes : des douleurs directement imputables à la pathologie et à sa prise en charge
(qu’elles soient provoquées par l’évolution du cancer ou qu’elles soient iatrogènes), des douleurs
chroniques antérieures à la survenue du cancer et qui se rajoutent aux premières évoquées, ou bien
des douleurs qui accompagnent la phase terminale du cancer. Ces douleurs de fin de vie peuvent être
assistées en soins palliatifs lorsque les traitements curatifs ont déjà cessé. Par ailleurs, complètent
Ribeau et Lièvre, « la symptomatologie algique peut être associée à des composantes psychologiques
qu’il est nécessaire de prendre en compte. Pour beaucoup de patients cancéreux, l’étiologie de la
douleur est le résultat de plusieurs composantes physiopathologiques (sensitifs, cognitifs, affectifs)
contribuant à un syndrome douloureux complexe défiant toute tentative de classification et nécessitant
une réflexion sur les concepts des phénomènes douloureux et la notion plus générale de souffrance »
(2003).
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Détaillons à peu près exactement les douleurs liées au cancer : dans la majorité des cas (environ 70%
des douleurs chez des patients traités pour un cancer en France en 2008), elles découlent directement
de « l’envahissement tumoral » c'est-à-dire de l’évolution de la tumeur et de la progression des cellules
cancéreuses dans l’organisme. Les douleurs osseuses sont les plus fréquentes et sont dues, dans la
plupart des cas, aux tumeurs métastasiques secondaires. Elles ancrent les douleurs dans l’ossature
(crâne, rachis, os long, côtes, bassin, etc.) avec ou sans fracture. Viennent ensuite les douleurs
provoquées par la compression et l'infiltration de la tumeur dans les structures nerveuses, atteignant
parfois le système nerveux central et entraînant un déficit moteur ou sensitif sans topographie
systématique. Des douleurs abdominales peuvent également survenir de façon diffuse et provoquer des
occlusions intestinales tandis que les cellules tumorales s’infiltrent dans les vaisseaux sanguins,
provoquant des lymphangites périvasculaires (cordon inflammatoire inflitré et très douloureux) et des
vasospasmes (contractions vasculaires qui diminuent la pression artérielle), entraînant une intensité
progressive de la douleur que l’on peut comparer à une douleur de type « brûlure ». D’autre part les
nécroses (mort tissulaire), habituellement accompagnées d'une réponse inflammatoire, provoquent
généralement des douleurs intenses. De l’évolution de la tumeur dépendent également des lésions
muqueuses très désagréables (bouche, oesophage, vagin, rectum, vessie, etc).
Les traitements curatifs des tumeurs cancéreuses se déclinent en plusieurs techniques thérapeutiques
complexes et agressives induisant un risque important de douleurs iatrogènes (iatros : médecin ;
génès : qui est engendré, soient des douleurs occasionnées par le traitement médical). 51 On estime à
environ 20% l’importance des douleurs provoquées par les traitements en cancérologie (d’autres
chiffres font part d’une incidence de 19 à 25% des cas de douleurs). Trois modes thérapeutiques sont à
l’index : la chirurgie, dont les sections nerveuses provoquent notamment des douleurs neuropathiques
(comme les douleurs de membres fantômes) ; la chimiothérapie entraîne des neuropathies sensorielles,
des douleurs musculaires et osseuses (par fracture pathologique notamment), tandis que la
radiothérapie déclenche des myélopathies post-radiques qui atteignent la moëlle épinière (Wallace
1996). Une myélopathie peut se chroniciser dans 17,6% des cas et débuter jusqu'à cinq après
l'irradiation, entrainant une liste impressionnante d'handicaps lourds. enfin, dans environ 3 à 10% des
cas selon les sources, les douleurs d'un patient traité pour un cancer préexistent à la détection de la
tumeur, sont donc d'origine non cancérologique et justifiaient la prise d'antalgiques auparavant.
Nous voyons là combien le diagnostique étiologique des douleurs en cancérologie est la première des
étapes stratégiques de l’équipe soignante afin qu’elle puisse déterminer un ou plusieurs choix de
thérapies adéquates (Katz 2005). Le premier de ces choix est à porter sur le caractère curatif ou palliatif
du traitement; en effet les thérapies curatives mentionnées plus haut (radiothérapie, chimiothérapie ainsi
que les hormonothérapies et autres biothérapies) constituent également un traitement curatif de la
douleur, en ce qu’elles possèdent un effet antalgique si elles sont utilisées à faible dose et sans
indication anti-tumorale.
51 Le Haut comité de la santé publique considère comme iatrogène « les conséquences indésirables ou négatives sur l'état
de santé individuel ou collectif de tout acte ou mesure pratiqués ou prescrits par un professionnel habilité et qui vise à
préserver, améliorer ou rétablir la santé » Bertrand Garros, Contributions du HCSP aux réflexions sur la lutte contre
l'iatrogénie, in Conférence nationale de santé 1998, rapport du HCSP
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2.3 Posture ethnographique et lecture sociétale
2.3.1 Vivre avec une douleur chronique : postulats et paradigmes d’enquête
Dans la perspective de mener une enquête qualitative et diachronique auprès de malades douloureux
chroniques, il importe de dégager quelques pistes de recherche et de réflexion quant à l’exploration des
représentations, du vécu et de l’expérience complexe de la douleur.
Nous choisissons ici de nous prêter à l’exercice de préparation d’un protocole d’enquête de ce type
auprès d’une population de femmes traitées initialement pour un cancer du sein, actuellement à plus de
six mois de la fin de ce traitement (quel qu’il soit) et donc en phase de rémission. Nous choisissons
d’adopter une approche inductive, c’est-à-dire que l’immersion dans les données empiriques nous
servira de point de départ au développement d’une théorie ou d’hypothèses typologiques sur le vécu et
les représentations de la douleur et que nous conserverons toujours le lien d’évidence avec les données
de terrain en procédant à des allers-retours entre la collecte et l’analyse. Nous nous inspirons pour cela
de la grounded theory proposée par Strauss, notamment, dont la prétention d’innovation scientifique de
« l’emergent fit » présente de nombreux intérêts (bancalement traduit par « ajustement permanent de
l’analyse aux données empiriques »)
2.3.1.1 Faire la différence entre une tête vide et un esprit ouvert
Si la méthode d’enquête et d’exploration de la grounded theory met en avant l’induction théorique, il est
nécessaire, comme nous nous plaisons à le souligner, de faire la différence entre une tête vide et un
esprit ouvert (Guillemette 2006). Ainsi ne s’agit-il pas de prétendre enquêter « la tête vide » de
réflexions préalables et de laisser venir à soi l’analyse. Si la phase exploratoire et préparatoire de
l’enquête déductive implique de recourir à des lectures scientifiques visant à plus ou moins
d’exhaustivité, la méthode déductive prévoit de confronter la théorie émergente à la littérature
scientifique afin d’en intégrer la substance analytique dans le développement théorique final. Ainsi la
première approche dégagera ou déduira de la littérature un cadre théorique à appliquer lors de
l’enquête et vérifiée par l’analyse, tandis que l’approche inductive procèdera à une analyse théorisante
via des épisodes de va et vient entre la collecte et la réflexion sur les données recueillies. De même,
lorsque l’échantillonnage théorique d’une enquête déductive est choisi selon des critères de
représentation et de saturation statistique, l’enquête inductive choisira d’échantillonner la population en
fonction de sa capacité à favoriser l’émergence et le développement de la théorie. Ainsi l’échantillon ne
concernera pas une « population », mais des « situations » dans lesquelles puiser des données
« théorisables » dans l’optique de privilégier une meilleure compréhension du phénomène étudié plutôt
que dans le but de le documenter. Ainsi, au lieu de se livrer à une analyse séquentielle, il s’agira de
générer le cadre théorique à partir des données plutôt qu’à partir des recherches antérieures (même si
elles auront une influence sur le résultat). Il ne s’agit pas pour autant d’une approche « a-théorique » :
nul besoin de faire « table rase », mais plutôt nécessité de laisser de côté ses préférences théoriques
pour s’ouvrir à l’évidence empirique.
Ainsi les auteurs parlent-ils d’une « analyse circulaire » produite par l’ajustement constant des produits
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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de l’analyse aux données de terrain. Dès lors, il ne s’agit plus d’appliquer des « théories » aux données
de terrain, soit, en durcissant le trait, de « faire entrer des données rondes dans des théories carrées ».
Pour se distinguer de la méthode déductive, les tenants de la grounded theory parle plus volontiers de
« perspective » plutôt que de « théorie » (voire de « perspective théorique »). La ligne de tension
s’exprime dans la logique de l’enquête : il ne s’agit pas d’une logique d’accumulation des données, mais
plutôt d’une logique de reconstruction constante par « l’intégration des théories émergentes à
l’architecture des connaissances dans un champ disciplinaire ou transdisciplinaire » (Guillemette 2006).
2.3.1.2 Sur quoi repose la prétention d’innovation de la GT
2.3.1.2.1 L’ajustement constant des produits de l’analyse aux données de terrain
Nous avons synthétisé la démarche inductive sous forme d’un petit schéma qui présente clairement et
Emergent
Fit
dynamiquement les étapes d’une enquête :
Problématique
Collecte
Analyse
Théorisation
AJUSTEMENT PERMANENT AUX DONNEES EMPIRIQUES
(« Validation » qui oriente la démarche)
L’ajustement permanent enracine l’analyse dans les données de terrain et permet de « découvrir » ou
de laisser émerger des points de vue inédits provenant du terrain et non plus des cadres théoriques
existants. Ainsi l’analyse est en quelque sorte « entraînée » vers des voies de théorisation non
explorées. Plusieurs points sont soulignés dans la littérature méthodologique à cet égard :
2.3.1.2.2 La suspension temporaire du recours à des cadres théoriques existants
Il s’agit d’adopter une posture d’ouverture consistant à ne pas enfermer les données dans le carcan des
grandes théories, afin de ne pas les limiter à l’exemplification et à l’illustration des idées existantes. De
la même façon, les auteurs parlent de « décontaminer » les concepts d’analyse, c’est-à-dire élaborer
moins de suppositions préalables et d’hypothèses à vérifier ni de précompréhensions à appliquer.
2.3.1.2.3 Une façon particulière de préciser l’objet de recherche
Le trait particulier de la démarche inductive est
l’absence de formulation précise de question de
recherche, que vient « remplacer » l’identification des paramètres du phénomène d’étude. Ainsi ces
paramètres sont à même d’être en constante évolution et confèrent à la définition de l’objet de
recherche un caractère provisoire. Il s’agira, progressivement, de délimiter un « territoire à explorer »
d’abord de façon générale, dont les limites seront modifiables et soumises à la pertinence sociale et
scientifique plutôt qu’à la cohérence scientifique.
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2.3.1.2.3.1 L’interaction circulaire entre la collecte et l’analyse
Contrairement à l’analyse séquencée (collecte des données puis analyse finale), la méthode propose,
par l’ajustement et les allers retours constants, de fusionner la collecte et l’analyse dans le même temps
du début à la fin. Ainsi « développement parallèle, simultanéité, concurrency, processus cyclique,
interaction continuelle entre la collecte et l’analyse (…) se répondent mutuellement » (Guillemette
2006).
2.3.1.2.3.2 Des procédures d’analyse favorisant une ouverture à l’émergence
Une véritable « écoute » des données est mise en avant : on entend par là l’attention aux codes in
vivo (produits des données) et en second lieu aux codes issus des concepts antérieurs mais crées en
référence aux données. Le doute méthodique, ou même le scepticisme stratégique consistera à
remettre en cause nos connaissances et savoirs de chercheur, par exemple en mettant à jour nos idées
préconçues par le biais de l’écriture spontanée pour mieux les mettre entre parenthèses.
2.3.1.2.4 Méthode comparative continue
Cette méthode consiste à :
1/ comparer les données collectées et les regrouper pour faire apparaître des codes émergents
2/ comparer ces codes émergents pour identifier les variations et différentes relations entre les données
(similitudes, différences, contrastes.)
3/ comparer à nouveau pour ajuster les codes, concepts et énoncés émergeants aux données empiriques et ainsi les préciser, modifier, re-élaborer…
4/ …jusqu’à saturation de l’analyse théorisante (d’où le concept d’« élasticité »)
2.3.1.3 Regards critiques sur la prétention d’innovation
Prudence et réflexivité s’imposent : il faut veiller continuellement à ne pas glisser vers ce que l’on est
supposé éviter, c’est-à-dire la vérification de théories existantes. Cependant il ne faut pas ignorer
l’implication réciproque des approches inductives et déductives ; en effet « l’approche inductive implique
des moments de déduction sans perdre pour autant son caractère essentiellement inductif, celui-ci
provenant de l’orientation fondamentale qui consiste à étudier les phénomènes à partir de l’expérience
qu’en font les acteurs » (Guillemette 2006).
2.3.1.3.1 Ecueils : les illusions à ne pas se faire
1. « L’émergence est un procédé par lequel la théorie se donne d’elle-même et
systématiquement au chercheur »:
la grounded theory est une démarche favorisant la rencontre entre l’émergence et la sensibilité du
chercheur. Elle permet les conditions d’une « conversation » entre les données et l’analyste mais n’offre
pas en elle-même la garantie d’une innovation scientifique. Il ne faut donc pas se leurrer sur
d’hypothétiques propriétés « intrinsèques » de la méthode inductive.
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2. « Nul besoin de se doter ou de construire des outils théoriques » :
une nécessaire sensibilité théorique est requise afin d’être capable de dépasser l’évidence du sens
commun. De même, se doter d’un « outillage » riche de « concepts sensibilisateurs » est capital
(sensitizing concepts) en ce qu’ils favorisent une plus grande acuité pour reconnaître ce qui émerge
des données. La sensibilité théorique reste tout de même sujette à évolution et s’ajuste constamment à
la théorie émergente : ainsi les nouveaux concepts qui apparaissent peuvent également devenir des
concepts sensibilisateurs.
3. « Il faut faire abstraction de ses préjugés et être « vierge » de tout a priori » :
les résultats ne peuvent jamais être complètement construits a posteriori. Le chercheur doit construire
sa propre interprétation sur des données déjà chargées conceptuellement d’un univers théorique par les
acteurs eux-mêmes. Cette prise en compte a nécessairement un aspect spéculatif et donc déductif.
2.3.1.3.2 Les pièges à éviter
4. Glisser dans une démarche essentiellement déductive :
Par exemple, faire « entrer » (to fit) les données de terrain dans des catégories qui correspondent à la
sensibilité du chercheur davantage qu’à ce qui émerge du terrain ; ainsi la suspension des cadres
théoriques doit s’accompagner d’une méfiance envers sa propre sensibilité théorique, sans quoi
l’approche hypothético-déductive risque « d’entrer par une autre porte que celle par laquelle on l’a fait
sortir ».
5. « Réinventer la roue » ou découvrir l'Amérique:
La suspension des cadres théoriques doit rester provisoire : la recension scientifique reste nécessaire
afin d’identifier les limites de l’innovation. Ainsi l’émergence ne peut être pure : il s’agit de prendre en
compte l’entrelacs de la déduction à travers la « conversation » entre les données de terrain et la
sensibilité théorique de l’analyste (par exemple, opérationnaliser l’échantillonnage est typiquement
déductif en ce que le chercheur fonde sur des éléments théoriques la sélection des situations à
explorer, même si ces éléments théoriques émergent du terrain).
6. Ne pas reconnaître avec transparence l’aspect déductif de la démarche et prétendre que
tous les résultats sont le fruit de l’émergence des données de terrain :
en raison de l’opposition épistémologique des méthodes inductives et déductives, on parlera davantage
d’intuitions que d’hypothèses. Mais il est nécessaire de considérer que la déduction est au service de
l’induction en ce qu’elle met en relation les intuitions du chercheur (composés des savoirs antérieurs et
des références à des théories existantes) et les suggestions qui émanent des données terrain). Il faut
donc présenter clairement ce lien d’évidence et identifier l’aspect spéculatif de la construction théorique.
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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7. « Fermeture à l’émergence : les éléments théoriques en développement sont le critère de
sélection des situations à explorer (échantillonnage théorique), dans le but de valider cette
théorie naissante, comme dans la démarche hypothético déductive » :
il faut bien prendre garde à observer l’ouverture du codage et ne pas chercher à illustrer sa théorie. Si
une partie des données ne valide pas la théorie, ces données infirmatoires doivent être valorisées car
elles ouvrent à une analyse théorisante plus riche, rendant compte de la complexité du phénomène. On
comprend là l’importance d’inclure toutes les variations, en tant qu’elles constituent des instruments clés
de la « théorisation ancrée » : elles forcent la spécification de celle-ci et en élargit la portée (Laperrière,
1997).
Nous allons donc « ouvrir notre esprit » et enrichir notre outillage conceptuel de quelques senziting
concepts choisis et empruntés à l’étude des situations d’interactions, des représentations sociales et du
vécu complexe de l’expérience perceptive de la douleur chronique. Voyons d’abord quels sont les
apports de la sociologie interactionniste quant à la lecture de la chronicité douloureuse.
2.3.2 Une boite à outil conceptuelle
2.3.2.1 Lecture sociologique interactionniste de la « chronicité » dans le champ
d’étude de la santé : à nouvel objet nouveau regard ?
L’entrée « chronic disease » fait son apparition dans les publications médicales en 1927 (in Index
Médicus52). Vingt ans plus tard, dès 1947, la formulation « chronic illness53 » est manifeste, tandis qu’en
1955 paraît la première revue légitimant la catégorie médicale, le Journal of chronic disease.
L’interprétation médicale voudrait que les maladies chroniques prédominent consécutivement au déclin
des maladies aigues. Cependant les sociologues y voient une intrication de facteurs d’émergence plus
complexes et liés à l’évolution des techniques médicale notamment. Armstrong (1990) estime que la
catégorie de maladie chronique est le produit d’études épidémiologiques généralisées entre les deux
guerres aux Etats Unis, qui s’inscrivent dans le processus de changement du « regard médical » qui
permet de distinguer les dimensions des maladies selon leur temporalité et leur niveau de handicap
quotidien. Ce nouveau regard médical rompt avec l’ancien, qui examine un corps « porteur d’une
lésion », pour évoluer vers la prise en compte d’une « personne totale ». Les méthodes d’enquêtes
qualitatives ont produit grand nombre d’objets en termes « d’expérience de la maladie » autour de la
catégorie « maladie chronique », comme les répercussions sociales, les stratégies d’ajustements
(coping strategy), le domaine de la cognition…
Globalement les années 1950 représentent un tournant dans l’approche clinique : la prise en compte du
« point de vue du patient » s’affirme comme la tendance dominante, non pas par humanisme mais
plutôt par souci technique, afin « d’éclairer les espaces sombres de l’esprit et des relations sociales ».
(Armstrong 1984 in Carricaburu 2004 :95). Les nouvelles normes en matière de modèle clinique
52 L’Index Medicus est une base de données américaine internationale regroupant les sommaires de toutes les revues et
publications de la littérature médicale, entre 1879 et 2004. Le relais est pris par la base MedlLine depuis cette date.
53 La langue anglaise établit une distinction entre les termes disease, illness et sickness, qui désignent respctivement le
processus ou l’état pathologique, le phénomène psychosocial qui le connote et l’invasion biologique par des agents
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intègrent donc « l’expérience subjective du patient, définissant progressivement un nouveau « code de
perception » destiné à remplacer le « regard clinique » (Ibid). L’expérience subjective constitue alors un
élément clinique incontournable de la « nouvelle logique médicale ». Baszanger discute le modèle
généalogique proposé comme un développement linéaire de la pensée médicale : en s’appuyant sur la
médecine de la douleur, elle montre comment, à partir d’une même théorie scientifique (gate-control),
deux modèles ou entrées coexistent ensemble pour traiter le même objet (l’une « lisant la douleur sur le
corps » et l’autre « lisant et écoutant la douleur dans l’expérience du malade »). Ces deux approches ne
se contentent pas de coexister à la même époque, elles constituent véritablement et « ensemble » la
médecine de la douleur contemporaine, qui est caractérisée entre autres par cette tension entre les
approches.
L’intérêt de la sociologie pour les maladies chroniques s’affirme et s’affine au milieu des années 1970
avec pour dénominateur commun une approche revendiquée « qualitative » et « microsociologique »,
regroupées sous la bannière de la Grounded Theory définie par Strauss : « une théorie fondée est une
théorie qui découle inductivement de l’étude du phénomène qu’elle présente. C’est-à-dire qu’elle est
découverte, développée et vérifiée de façon provisoire à travers une collecte systématique de données
et une analyse des données relatives à ce phénomène. Donc, collecte de données, analyse et théorie
sont en rapports réciproques étroits. On ne commence pas avec une théorie pour la prouver, mais plutôt
avec un domaine d’étude et on permet à ce qui est pertinent pour ce domaine d’émerger » (Strauss
1992 in Baszanger 1992 :53). En 1975, l’équipe de Strauss fait figure de pionnière en développant une
perspective centrée sur la personne malade et sur la gestion au quotidien de la chronicité – la relation
médecin-patient n’est plus seule maîtresse de l’analyse et les aspects sociaux et psychologiques
quotidiens de la chronicité entrent en scène. Strauss pose la question : How is the quality of life affected
by having a chronic illness ? (1975). Le passage de la douleur et maladie aigue à chronique entraîne
plusieurs déplacements et glissements de l’analyse centrée sur le médecin vers le malade, dont
l’espace d’analyse et d’observation de l’hôpital vers le domicile. De nouvelles thématiques émergent sur
cette gestion quotidienne de la maladie : « prévention, gestion des crises, des régimes, contrôle des
symptômes, réorganisation du temps, isolement social, rôle de la famille…toute une nouvelle forme de
travail nécessaire au contrôle des maladies chroniques, dont la douleur chronique, considérée comme
une maladie en soi, fait partie » (Carricaburu 2004).
En parallèle, l’ethnométhodologie et l’analyse narrative montrent, à travers leur discourses processes
« comment la rationalité du médecin continue à s’imposer aux dépens des propres explications du
malade, notamment dans le cas du cancer », et comment la narration de la maladie fait partie d’un
processus identitaire (Carriburu 2004).
Un peu plus tard, fin des années quatre-vingt, les dynamiques biographiques sont étudiées par des
chercheurs qui explorent, au moyen de récits de vie, les ruptures et stratégies de coping (ajustements)
intervenues et développées dans la biographie d’un individu et de sa famille. Ainsi la subjectivité et la
sensibilité sont au coeur de la dynamique de recherche et d'action des sciences humaines dans le
domaine de la santé. Le « travail des émotions54 », les représentations opératoires et les processus
54 Marche (2005) identifie plusieurs conditions historiques et sociales permettant l'émergence de l'objet de recherche « activité émotionnelle des malades et des personnes qui les accompagnent » dans le contexte oncologique. Depuis les Dames du Calvaire, religieuses chargées d'assister les malades à qui la médecine du XVIIIe
siècle « n'avait pas grand chose à proposer », aux infirmières assistant les médecins dans un contexte technicisé, la
« vocation » qui entoure ce « métier » semble être un fil conducteur. Cependant la relation d'aide et de soutien n'est pas
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identitaires qui organisent l’expérience des malades et leur entourage est devenu une question
primordiale : quels enjeux sous tendent de telles études, et quelle intelligibilité nouvelle apportent-elles à
la lecture de l'expérience intime de la maladie et de la douleur ? Il s'agit donc de définir les contours
épistémologiques et méthodologiques de ces études pour réfléchir à la mobilisation des données de
terrain : comment des récits de vie intimes, émotionnels, subjectifs et irréductibles peuvent-ils rendre
compte des processus sociaux qui organisent les conduites des individus ?
2.3.2.2 Etudier les représentations sociales : outils et méthodes
Comment étudier les représentations sociales ?
C'est un véritable foisonnement de littérature que celle sur les représentations sociales. Si tout nous
intéresse ou presque, il est impossible de rendre compte de chaque participation à l'édifice scientifique
et conceptuel, faute de temps et de place, mais surtout de pertinence au regard de notre propos.
L'objectif poursuivi ici est de nous doter des concepts sensibilisateurs adéquats à notre étude ainsi que
d'aiguiser notre raisonnement critique en vue de ne pas se laisser berner par le sens commun ni de sur
interpréter les données recueillies.
Le fil de nos lectures nous a permis de dégager trois principaux corpus d'apports conceptuels qui
relèvent de notre intérêt : premièrement, une littérature sur les méthodes de recueil et d'analyse des
représentations qui véritablement donnent une idée concrète, dans ses rouages et subtilités, de la
démarche d'enquête et d'étude (Rouquette 2003, Abric 1994). Ce corpus conceptuel nous permet de
répondre à la question « comment » (travailler ou étudier les représentations sociales). Deuxièmement,
une littérature qui pose la question de la description et l'interprétation dans l'étude anthropologique des
représentations sociales et culturelles (Sperber 1989, Flament 2003). Ce corpus là nous donne des
pistes de réflexion pour répondre au « quoi » (on fait quoi quand on étudie les représentations ?).
Troisièmement, un cadre conceptuel « typologisant » en rapport avec ce qui nous intéresse ici : les
représentations de la santé et de la maladie (Laplantine 1989). Ce dernier point, que nous allons
évoquer rapidement, ne jette en aucun cas la base d'un cadre théorique applicable mais constitue bien
une ouverture intellectuelle et une éventuelle référence à une manière intéressante et approuvée
d'appréhender les représentations sociales de la maladie. Il vient affiner notre nécessaire sensibilité
théorique et permet d'étayer notre future « conversation » avec les données collectées. Pour des
questions de présentation (il s'agit là d'une synthèse, pas d'une thèse !) ainsi que pour renforcer
l'impression d'avoir affaire à une « boîte à outils conceptuelle », nous allons condenser les résultats-clés
de ces lectures en trois points.
2.3.2.2.1 Les méthodes d'enquête : recueil du contenu
Globalement, les représentations sociales d'une personne se recueillent par le biais d'entretiens ou de
conversation, ou de questionnaires préparés à cet effet spécial. Tout dépend ce que l'on veut faire des
encore reconnue comme partie du travail de soin de l'infirmière ; ce n'est que dans les années 1970 en France que
s'infléchit la professionnalisation du métier infirmier vers la considération de la personne dans les activités médicales et
soignantes, porté par le mouvement de critique du pouvoir coercitif des institutions médicales. Marche signale également
l'importance de la professionnalisation des psychologues et son impact sur le contexte oncologique. Ainsi depuis le milieu
des années 80, la prise en charge médicale du cancer s'accompagne d'une prise en charge psychologique de la
souffrance. Les soins palliatifs contribueront également à affirmer l'enjeu de la prise en compte de l'ensemble des points de
vue, que l'on appelle « profanes », et de l'histoire personnelle et sociale ainsi que celle de l'entourage.
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résultats (documenter un représentation ou la décrire, la comparer...) Rien de très original si ce n'est
peut être le recours à des méthodes d'association, (libres, simple, forcée, restreinte, contrainte ou
dirigées : des outils comme des cartes ou des arbres peuvent être utilisés) consistant pour la personne
questionnée à associer plusieurs termes qu'elle met en rapport spontanément (Rouquette 2003).
Notons que la plupart de ces outils de collecte et d'analyse sont exprimés en puissance statistique et
qu'en cela, ils sont inadaptés à l'exploration qualitative des représentations. Ainsi plutôt que de recourir
à des techniques de recueil élaboré, retenons le concept de l'association : il s'agit de rendre manifeste
le lien entre un inducteur et un induit pour dégager les propriétés collectives ou individuelles des
représentations ; puis le concept de relation de similitude : puisque les représentations forment un
système, les éléments entre eux sont reliés par un principe de similitude qu'il reste à qualifier : enfin le
canevas de raisonnement
voit les représentations comme des matrices de raisonnement, et plus
largement, des « dispositifs de résolution de problèmes dans le cadre de systèmes de communication »
(Rouquette 2003 : 135).
Toutes ces méthodes présentent une vitrine très « scientifique » au sens objectiviste de la
représentation de la science : on y parle de valence, d'écart type, de noyau et de système central... . Le
cadre d'analyse est prêt à l'usage, la boite d'outils est utilisable « clés en main ». On aurait presque
l'impression que l'analyse est exempte d'interprétation tant elle obéit à des « algorithmes ».
2.3.2.2.2 Comment représenter une représentation ?
Resituons-nous dans la perspective d'une enquête fine, dite « qualitative », diachronique et sans
échantillon de population représentatif. Tout d'abord, il nous faut tenir compte de façon incompressible
de la nature interprétative de l'étude des représentations. Pour résumer, on peut dire que le contenu
d'une représentation ne peut être représenté qu'au moyen d'une autre représentation dont le contenu
est similaire : « On ne décrit pas le contenu d'une représentation, on la paraphrase, on la traduit, on la
résume, on la développe, en un mot, on l'interprète. Une interprétation c'est la représentation d'une
représentation par une autre en vertu d'une similarité de contenu»55 (Sperber 1989:136, souligné dans
le texte).
Ainsi force est de reconnaître que ni l'interprétation ni la description ne sont des
représentations réservées à des spécialistes comme les anthropologues, mais que « s'exprimer ou
comprendre, c'est déjà interpréter, de façon au moins implicite » et que répondre à des questions
courantes telles que « Qu'y a-t-il ? Que pense-t-elle » c'est faire un travail d'interprétation explicite, en
proposant une nouvelle représentation « des contenus de propos, de pensées ou d'intentions au moyen
d'énoncés de contenu semblable ». Etudier les représentations est donc un travail éminemment
interprétatif, et il s'agit de ne pas l'ignorer pour au moins deux raisons importantes : interpréter n'est pas
expliquer, tandis que généraliser une interprétation n'est pas en faire une théorie. En effet, expliquer le
caractère « culturel » ou « social » ou encore la cause ou le fondement de telle représentation, c'est en
fait répondre à la question suivante : « pourquoi ces représentations sont-elles plus contagieuses et
réussissent-elles mieux que d'autres dans une population humaine donnée ? ». On voit alors que c'est
la distribution de toutes ces représentations qu'il faut analyser, et qu'il est intéressant de considérer que
cette distribution ainsi que l'explication causale (« culturelle » ou « sociale ») relève d'une sorte
55 Sperber a distingué la description de l'interprétation anthropologique dans un texte de 1982, Le savoir des anthropologues.
Sur l'interprétation anthropologique, voir aussi le numéro 3 de la revue désormais en ligne Enquête, anthropologie, histoire,
sociologie, « Interpréter, surinterpréter »
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« d'épidémiologie des représentations ». Cette notion de contagion des idées en rapport à la
transmission culturelle n'est pas neuve56 et présente de nombreux intérêts. Cependant son usage peut
s'avérer assez naïf si l'on ne tient pas compte des différences entre les modes de transmission des
maladie et des représentations, et surtout, ce que ces différences peuvent nous enseigner. Ainsi les
maladies infectieuses se transmettent par duplication équivalente des virus ou des bactéries, tandis que
les représentations sont transformées lorsqu'elles se transmettent. Comme le souligne Sperber, « il
serait bien surprenant que ce que vous comprenez de mon texte soit une reproduction exacte des
pensées que j'essaie d'exprimer par son moyen ». Cette mutation des représentations lors de leur
« contagion », à l'inverse des transmissions bactériennes, nous permet de souligner combien l'étude
des représentations est avant tout une étude de leur transformation et des écarts et variations qu'elles
présentent. D'autre part, ce que la « pathologie » est à l'épidémiologie des maladie, « la psychologie
cognitive l'est à l'épidémiologie des représentations ».
Sans réduire le culturel au psychologique,
puisque c'est la distribution des représentations qui nous intéresse, la perspective épidémiologique nous
invite à chercher les explications du fait social étudié non pas dans un mécanisme global mais dans
« l'enchaînement de micro mécanismes ». Ainsi, « une étude épidémiologique cherche donc
l'explication causale des macro-phénomènes culturels dans l'enchaînement des microphénomènes de
la cognition et de la communication » (Sperber 1989: 148).
2.3.2.2.3 Typologies conceptuelles des représentations de la maladie
Laplantine
rappelle
qu'il
existe
différentes
façons
d'approcher
l'étude
des
représentations,
spécifiquement dans le cadre d'une enquête anthropologique sur la santé et la maladie dans la France
contemporaine. Il en retient quatre principales, qu'il définit précisément comme des approches de l'objet
(ici, la représentation de la maladie).
1/ une première approche à partir du statut social des individus: sans insister sur les perceptions
différentes selon que les catégories socioprofessionnelles, la pathologie considérée ou l'époque donnée
(il nous renvoie pour cela à Boltanski (1969), Pierret (1979) et Herzlich (1984). Il décrit la construction
de systèmes de représentation différenciée selon trois pôles d'appréhension de la maladie (« la maladie
en troisième, seconde ou première personne »). Ces pôles décrivent les modalités de lecture et d'étude
de la maladie selon le degré de proximité et d'appropriation des représentations qui nous imprègnent.
Le premier pôle
identifie des représentations émanant de la culture biomédicale (soit des
représentations « objectives » des symptômes et étiologies), le second est l'approche de la maladie par
le médecin clinicien et voire par l'ethnographe (donc une relation dissymétrique et un discours), le
troisième est celui de la subjectivité des systèmes interprétatifs forgés par le malade.
2/ une seconde approche dirigée sur les logiques des systèmes étiologico-thérapeutiques qui
commandent tant les représentations « savantes » que « populaires » : reprenant l'opposition
ontologique de la maladie-entité exogène et endogène, Laplantine explique qu'il est possible d'apprécier
56 En parlant des représentations culturelles, et en soulignant de quelle façon elles peuvent l'être différemment, Sperber
explique : « Certaines (représentations) sont transmises sans hâte d'une génération à l'autre ; ce sont ce que les
anthropologues appellent des traditions, et elles sont comparables aux endémies. D'autres représentations assez typiques
des cultures modernes se répandent rapidement dans toute une poulation mais on une durée de vie assez courte ; ce sont
ce qu'on appelle des modes et elles sont comparables aux épidémies » :145
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deux types de discours et de conduites opposées tant chez les patients que chez leur médecins. Ainsi,
de la maladie considérée comme une entité exogène peut découler un comportement ou une attitude
belligérante à l'encontre de cet « étranger» avec lequel il ne s'agit pas de composer mais qu'il faut
anéantir (c'est l'attitude généralement valorisée par les médecins par le biais de recommandations
combatives, d'arsenal thérapeutique, de stratégies de guérison, bref,,un lexique guerrier). A l'inverse, la
maladie perçue comme venant de soi n'est pas une altérité, elle est une altération :puisque la maladie
vient de soi, le traitement devra « faire corps » avec le malade et même, c'est le malade lui-même qui
se guérira et pourra alors guérir son prochain (soulignons la proximité d'avec la représentation de la
maladie en psychanalyse).
3/ une troisième approche sur les modèles épistémologiques mis en oeuvre « pour penser et rendre
compte de la maladie ». Laplantine en distingue trois principaux : un modèle biomédical commandant
une médecine des spécificités57, un modèle psychologique (ou psychanalytique) qui met l'accent sur le
caractère intrapsychique du « conflit responsable du symptôme » propre à la personne qui sécrète ellemême ses maladies, et un modèle relationnel qui conçoit la maladie comme un déséquilibre ou une
dysharmonie avec le milieu auquel appartient le malade (environnement, pollution, mais aussi sociales
et relationnelles comme en témoignent les imputations sorcellaires « exogènes, sociales et
relationnelles s'il en est », in Favret Saada 1977).
4/ la dernière approche propose d'interroger les représentations différentielles de la maladie en rapport
avec les systèmes thérapeutiques et les modalités de prise en charge auxquelles l'individu peut avoir
recours. Ainsi on peut repérer ce qui relève de la légitimité sociale totale ou partielle, ou en puissance
de légitimation (l’homéopathie par exemple) : Laplantine fait remarquer, non sans malice, qu'« entre les
deux grandes orthodoxies de l'Occident – la messe et la consultation médicale – il y a tout un espace au
sein duquel sont étroitement intriquées les représentations que l'on peut élaborer de la santé et du
salut » (Laplantine 1989:305). Et de souligner combien ces enjeux de légitimité font émerger de
nouvelles désignations en « transmutation » flagrante chez « le guérisseur [qui] entend bien participer à
part entière à la modernité (et y participe effectivement) ; on ne soigne plus avec des « simples », mais
on pratique la « phytothérapie », on n'impose plus les mains au malade, mais on lui prescrit une « cure
magnétique ». Il n'est plus question d'esprits bénéfiques ou maléfiques, mais « d'ondes » ou
« d'énergies positives » ou « négatives ». Le sourcier devient un radiesthésiste, le voyant un
parapsychologiste et le rebouteux un chiropracteur ». De même le médecin généraliste deviendra
homéopathe, l'homéopathe, magnétiseur, et ainsi de suite.
2.3.2.3 Approche phénoménologique de la souffrance
La phénoménologie est une méthode philosophique qui aborde les phénomènes à partir de la
conscience immédiate qu'en a le sujet, donnant voix ou matière à la manière dont il est vécu et aux
retentissements induits dans l'existence. L'approche suppose de mettre entre parenthèses « les
57 Cette médecine « isole des spécificité étiologiques, différencie des tableaux symptômatologiques, administre des spécialités chimiothérapeutiques qui, par leurs propriétés spécifiques, combattront frontalement les causalités pathogènes et feront disparaître les symptômes » :303
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représentations, les théories, les modèles et présupposés relatifs aux phénomènes, allant même
jusqu’à suspendre la question de leur « réalité » indépendante de celui qui vit l’expérience, pour étudier
la manière dont les choses nous apparaissent » (Fondras 2005 (1)). Ainsi elle peut être définie comme
l'analyse des modalités d'intégration d'un phénomène dans la conscience et l'étude des rapports que le
sujet entretient avec le monde, les autres, mais surtout avec lui-même à partir de sa propre conscience
des phénomènes auxquels il se confronte.
En tant que courant philosophique opératoire pour saisir quelque chose de l’expérience des
phénomènes, et dans l'optique de réaliser une enquête sur l'expérience de la douleur, la
phénoménologie invite à nous poser des questions à l'égard de son usage méthodologique. Ribeau
(2003, 2005) s'est proposé d'étudier l'applicabilité de la méthode à la problématique médicale de la
douleur chronique. L’approche phénoménologique a largement contribué au développement de ce
champ à travers un empilement de monographies permettant une avancée conceptuelle centrée sur la
personne malade, son ressenti et sa perception de sa maladie. C'est donc véritablement une
« perspective interne » à l’égard de la maladie : ne sont pas pris en compte les points de vue
environnants (ceux des médecins ou de l'entourage), et lorsque les répercussions et les interactions
sont étudiées, ils s'agit toujours de le faire depuis le point de vue du malade. Ainsi seuls l'expérience, le
vécu et la perception du phénomène par les personnes concernées par la douleur et la maladie
intéressent le phénoménologue. Il s'agit donc de cerner les constructions mentales qui organisent le
vécu de la personne, indépendamment de ce qu’il se passe vraiment ou autour, ailleurs : qu’est ce que
la personne perçoit de ce qui lui arrive ?
Ce mouvement philosophique a été initié par Hegel au début du siècle dernier, et c'est Husserl qui
érigea à sa suite une méthodologie opérante pour l'investigation du réel à partir du corps et de la
conscience. Porté en France par Merleau-Ponty, cette approche ancrée dans le domaine sensible du
corps et particulièrement de la douleur et de la souffrance, inspire nombre d'auteurs comme
Canguilhem, Ricœur, Levinas et Porée. La phénoménologie opère alors une véritable conversion du
regard en s'attachant à sonder l'expérience que nous faisons du monde à partir de la conscience que
nous en avons et qui en définit l'expérience (Tammam 2007). Autrement dit, « c'est l'ego qui est racine
du sens, et le sens d'un phénomène vient de moi car en même temps que ce phénomène est perçu par
moi, il est vécu pour moi, ma conscience l'intègre à l'ensemble des objets, et au monde constitué au fur
et à mesure de mes expériences » (Ribeau 2002). Selon Merleau-Ponty, plus radicalement encore, la
« science » fait partie de ces objets réappropriés par l'expérience de la conscience ; il écrit à ce propos
« Je ne suis pas le résultat ou l'entrecroisement des multiples causalités qui déterminent mon corps ou
mon « psychisme », je ne puis me penser comme une partie du monde, comme le simple objet de la
biologie, de la psychologie et de la sociologie, ni fermer sur moi l'univers de la science. Tout ce que je
sais du monde, même par la science, je le sais à partir d'une vue mienne ou d'une expérience du
monde sans laquelle les symboles de la science ne voudraient rien dire » (Merleau-Ponty 194558, in
Ribeau 2002). Ainsi pose t-il les fondations d'un travail minutieux sur le corps et le rapport au monde qui
nous guide pour l'étude de la conception phénoménologique de la maladie : le corps est le référentiel de
58 Merleau-Ponty, 1945, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard
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la personne au monde, il l'ancre dans un milieu et par son biais, la personne s'engage dans des projets
de vie. La personne malade est alors brusquement bouleversée dans son rapport au monde : son
référent-corps est déficient et par là même, ses normes d'existences sont menacées. Ainsi cohabitent
pour la conscience deux expériences du corps : celle du corps « habituel » qui représente notre place
normale dans notre milieu, et celle du corps « actuel » soumis aux variations de la maladie et de la
douleur. On retrouve chez Canguilhem le concept de normalité et de variation des normes d'existence
appliqué aux problématiques ancrées dans le milieu médical dont nous avons parlé précédemment.
L'approche éminemment subjective et subjectivante de la méthode phénoménologique permet à
Baszanger de souligner une faille importante au regard de son analyse privilégiant l'interaction :
l'attention extrême focalisée sur la charge portée par les malades fait des individus des personnes
totalement malades. Dès lors, nous dit-elle, c'est le phénomène douloureux ou la maladie qui définit le
sujet plus que le contraire. La méthode phénoménologique « ne permet pas de reconstituer les
mécanismes de construction de la réalité sociale de la maladie, elle en constate les conséquences au
niveau du sujet. Elle ne permet pas non plus de traiter les interaction effectives parce que, jusqu’à un
certain point, elle gomme un des pôles de ces interactions » (Baszanger, 1986). En durcissant le trait, il
serait possible de parler d'« interprétations indigènes de premier ordre» (Conrad 1987 in Carricaburu).
En resituant la perspective d'une enquête socio-anthropologique des représentations et du vécu de la
douleur, une question d'appréhension générale nous semble importante pour guider la réflexion de
terrain : l'application de la méthode phénoménologique à la douleur chronique crée-t-elle un espace
d'expression de sa douleur pour le patient ? Si la méthode phénoménologique permet d'accéder au
vécu de la personne douloureuse, il est désormais admis qu'elle permet également au patient de se
réapproprier son expérience à partir du « récit ordonné de son vécu» qu'elle élaborera. Par ailleurs, et
de façon conclusive, l'application de la méthode et l'usage de ses résultats peut éclairer et orienter la
prise en charge holiste de la douleur.
2.3.3 Normalisation du rôle social du douloureux chronique
Plusieurs interprétations tentent d’expliquer la prévalence actuelle des douleurs et des maladies
chroniques : qu’elles traduisent une véritable transformation de la situation pathologique ou qu’elles
résultent des modalités plus ou moins récentes d’enquêtes épidémiologiques, il est certain que le
vieillissement de la population et les progrès thérapeutiques sont deux facteurs d’allongement du temps
de la maladie et de la douleur, et donc, de leur prévalence. « Dès lors se pose la question de la
« normalisation », puisqu’il s’agit de faire face à une vie quotidienne avec une maladie (ou une douleur)
qui s’inscrit dans le long terme et avec laquelle il va falloir composer non seulement sur le plan
identitaire, mais également dans les différentes arènes de la vie sociale » (Carriburu 2004). Par
normalisation, la plupart des auteurs entendent décrire les efforts ou le « travail » qu’une personne
stigmatisée (ici, malade) effectue sur elle-même et à l’égard des autres pour vivre « le plus
normalement possible » avec et malgré sa maladie. (Strauss, 1975). Selon Goffman, ce « travail »
possède deux dimensions : l’une, qu’il appelle effectivement « normalisation » rend compte des
attitudes des non-stigmatisés qui « s’efforcent de traiter les personnes stigmatisées comme si elles ne
l’étaient pas » ; l’autre concept est celui de la « normification », qu’il désigne comme les efforts de la
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personne stigmatisée « pour se présenter comme quelqu’un d’ordinaire, sans pour autant toujours
dissimuler sa déficience » (Goffman, 1963 in Carriburu 2004). Puisque nous nous intéresserons
prioritairement à la personne douloureuse et pas à son entourage, nous choisissons le terme de
normalisation tel qu’il est utilisé par Strauss, puisque ses analyses nous inspirent directement.
L’institution médicale a pour rôle social la normalisation de situations pathologiques, qu’elle parvienne à
les supprimer (guérison) ou qu’elle encadre leur régulation (contrôle des symptômes et des
conséquences). Canguilhem résume parfaitement la situation lorsqu'il livre cette réflexion liminaire :
« Voir dans toute maladie un homme augmenté ou diminué, c'est déjà en partie se rassurer »
(Canguilhem, 1966:11). Cette assertion permet de considérer deux phénomènes principaux : le fait de
mesurer quantitativement les situations pathologiques par rapport aux normales, et être rassuré par la
mesure de cet écart qui dès lors, paraît pouvoir être rattrapé en raccrochant le wagon « douleurpathologie » au train de l'état « normal ». Il s'agit donc bien d'une norme objective relevant d'une
conception objectiviste de la santé ; ce que corrobore le principe médical de Broussais, que cite
Canguilhem : selon cet auteur du XIX° siècle, toutes les maladies consistent essentiellement « dans
l'excès ou le défaut de l'excitation des divers tissus au-dessus et au dessous du degré qui constitue
l'état normal ». Ainsi, commente Canguilhem, les maladies ne sont que les effets de simples
changements d'intensité dans l'action des stimulants indispensables à l'entretien de la santé
(Canguilhem, 1966 :19).
Ainsi lorsque la médecine ne peut guérir définitivement les patients et que la douleur ou la maladie
s’installe durablement, elle a pour mission de les aider à vivre le plus normalement possible, outils de
mesure à l’appui (échelles de qualité de vie notamment). Le cas des douleurs chroniques, dont peut se
poser la question de leur pathogenèse (physique, psychologique, mixte…) et donc, dans une certaine
mesure, celle de leur « normalité », incite à considérer les différentes dimensions normatives de ces
modalités et volontés de contrôle qui trouvent à s’exprimer dans un contexte médical renouvelé dont le
« point de vue du patient » et « l’expérience de maladie » fondent l’approche clinique. Par ailleurs, la
douleur chronique se déployant surtout à domicile, la normalisation des comportements et des rôles
sociaux relève également de la gestion et définition familiale. Ainsi une hypothèse pourrait se formuler
sur la « fabrication » ou du moins, la définition de la personne douloureuse chronique à travers un
processus de normalisation mis en œuvre dans les interactions, les pratiques et les institutions. D’où
l’importance de coupler une analyse socio-historique de l’évolution des concepts au sein de différentes
dimensions de la vie sociale et scientifique et une analyse ethnographique des pratiques et
comportements.
2.3.3.1 Evaluation de la qualité de vie dans le domaine médical
2.3.3.1.1 Contexte et enjeux de l'outil de mesure de la qualité de vie en milieu
médical
L'évolution de l'efficacité thérapeutique se traduit souvent, comme c'est le cas aujourd'hui, par un
allongement du temps de la maladie, et donc de la durée de vie et des soins donnés aux patients. Le
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critère principal d'évaluation de l'efficacité des soins accuse alors un changement drastique : il ne s'agit
plus seulement de valoriser la survie ni même la survie sans récidive, comme ce fut longtemps le cas
dans la pathologie cancéreuse qui met en jeu le pronostic vital, mais d'intégrer à l'évaluation d'autres
préoccupations nouvelles : entre autres, « le poids des traitements et leurs toxicités, [ainsi que] le
retentissement psychologique et social de la maladie et de son traitement » (Rodary 1998). En effet
certains traitements prescrits aux patients cancéreux, de par leur toxicité importante, posent de
nombreuses questions et mettent dans les termes de la balance les bénéfices des soins curatifs contre
les difficultés qu'ils entraîneront, à court, moyen et peut être long terme. Ainsi certaines thérapies
peuvent provoquer des troubles fonctionnels importants (surdité, infertilité, douleurs du membre
fantôme...) et des douleurs iatrogènes qui dépassent le cadre de l'acte médical pour s'installer
durablement dans le quotidien. De plus se pose la question de la réinsertion professionnelle et sociale
de patients « guéris » ou en rémission, dont les impératifs de santé à long terme rentrent désormais
dans le champ des stratégies thérapeutiques. Mais ces considérations mettent également l’accent sur le
court terme, en posant la question : « faut-il administrer ces traitements qui ont une toxicité sévère pour
le malade, quand le gain en efficacité est faible et ne fait que prolonger la survie de quelques mois ? »
(Rodary1998).
Le concept de « qualité » a été introduit ces dernières décennies dans le milieu industriel, trouvant à
s'appliquer aux produits de la consommation ; l'Organisation Internationale de Standardisation (normes
ISO) fixe les normes de la « qualité des produits » dont la définition relève de « l'aptitude à satisfaire
des besoins ». Cette standardisation de la qualité érigée en norme de production et en satisfaction des
besoins s'est étendue à de nombreux secteurs d’activités comme l'environnement et la santé, avec pour
acteurs de leur promotion et défense, des organes et comités de veille et de pression. Ainsi en va-t-il
des associations de malades, qui illustrent en partie cette exigence d’être informé correctement et de
satisfaire aux besoins des « usagers59 ». Dans le milieu médical et hospitalier, à l’instar des entreprises,
des audits évaluent plusieurs niveaux de qualité relevant de la satisfaction des usagers au regard de
l’information dont ils bénéficient, sur leur prise en charge, etc.60. Les politiques de santé publique
affichent une volonté d'améliorer globalement la qualité des soins et les modalités de prise en charge
par la formulation de charte et la mise en place d'outils et de plans d'évaluations. A un autre niveau, au
sein de la relation thérapeutique entre le patient et l’équipe médicale, la notion trouve à s’appliquer dans
l’évaluation de la qualité de vie. Ces quelques points caractérisent le souci éthique du milieu médical qui
étend son champ de préoccupation aux conditions de vie et au bien-être des patients : « Tous les
professionnels travaillant dans les services que j'ai pu observer revendiquent un enjeu commun du soin:
celui de la prise en considération et de l'amélioration de la qualité de vie des patients. (…) Cet enjeu
passe par l'intégration du point de vue des malades aux activités de prise en charge, en particulier leur
59 « Usager » est le terme qui a été préféré, dans le domaine de la santé, à « consommateur » et « client ».
60 « La charte des malades hospitalisés, créée en 1974, demande « la prise en compte de la dimension douloureuse, physique et psychologique des patients, dans le respect de la personne et de son intimité » ; toutes les mesures doivent être prises pour « assurer la tranquillité des patients et réduire au mieux les nuisances ». En 1988, la loi Huriet introduit le devoir d'information du malade, et l'obligation de recevoir son consentement libre et éclairé avant de l'inclure dans un nouveau protocole thérapeutique ; c'est ainsi que le malade sera informé des traitements et de leurs effets secondaires, des examens qu'il aura à subir, etc., de tout ce qui va modifier sa vie quotidienne. » (Rodary et al)
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connaissance et leur perception du diagnostic et du pronostic de la maladie, leur perception des soins et
des traitements. » (Marche 2006. Nonobstant les implications éthiques de telles stratégies
« qualitatives », la préoccupation économique occupe également une place importante liée au coût
croissant des actes médicaux, impliquant le recours à des stratégies d'anticipation thérapeutique.
2.3.3.1.2 Définition de la qualité de vie
La notion de qualité de vie n’a pas été définie aussi précisément et uniformément que la douleur a pu
l'être par l'IASP. Disons d'emblée et sans prendre beaucoup de risques que la qualité de vie, à l'instar
du bonheur ou des couleurs, est à peu près indéfinissable en propre et qu'afin de le vérifier, il suffit de
poser la question autour de soi : « le plus souvent, nous répondrions plus par une explication que par la
définition : nous dirions ce qui, à notre sens, nous fit nous sentir (ou peut nous rendre) heureux ou
malheureux » (Bauman 2002 :171).
Relativement récente dans le champ thématique des intérêts convergents, la « qualité de vie » est
devenue une mesure nécessaire à l’évaluation de tout protocole thérapeutique. Définitivement
subjective et équivoque, la qualité de vie fait l'objet, à loisir, de définition personnelle qu’il est mal aisé
de concilier ensemble. Mais pour les besoins d'une l'évaluation dans le domaine de la santé, il est
nécessaire de mettre au point une définition « opérationnelle, explicite, standardisée, permettant une
mesure quantitative » selon l'objectif précis de sa mesure (Rodary 1998). Trois cas de figure principaux
sont à distinguer en termes d'objectif de la mesure : en phase curative, l'évaluation de la qualité de vie
peut aider à identifier le meilleur choix de thérapeutique ; à distance des traitements, l'évaluation de la
qualité de vie peut aider à identifier et réévaluer les besoins de soins complémentaires pour servir une
meilleure réhabilitation et une réinsertion ;; enfin en phase palliative, la mesure de la qualité de vie peut
« apporter une aide à la décision thérapeutique, au quotidien. » Dans ce « au quotidien », les termes de
la balance apparaissent en filigrane : le choix de renoncer aux traitements si la qualité de vie est très
mauvaise, contre celui de les poursuivre si elle est encore vivable ou supportable. Un enjeu important,
donc, que la définition de cette qualité de vie. La première ébauche de conceptualisation de la santé
(OMS 1947) peut être considérée comme l'un des jalons importants de la définition de la qualité de vie :
« Un état de complet bien-être physique, mental et social, et non pas seulement l'absence de maladie et
d'infirmité ». La barre étant trop haute pour servir de référence, la définition de 1993 introduit la notion
de perception : « La qualité de vie est définie comme la perception qu'un individu a de sa place dans la
vie, dans le contexte de la culture et du système de valeurs dans lequel il vit, en relation avec ses
objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes. C'est un concept très large qui peut être
influencé de manière complexe par la santé physique du sujet, son état psychologique et son niveau
d'indépendance, ses relations sociales et sa relation aux éléments essentiels de son environnement »61
Bien que difficilement appréhendable dans le cadre de recherches cliniques, cette définition globale a le
mérite de positionner et d'orienter une réflexion sur le choix des éléments à prendre en compte.
L’aspect « perception » de la qualité de vie comme de la douleur domine actuellement la tendance
conceptuelle. A l’instar de l’expérience de la douleur, infiniment intime, on admet que le malade, en tant
que sujet individualisé (dont on reconnaît l’individualité), « est le plus à même de parler de ce qu’il vit, et
61 Whoqol Group. Study protocol for the World Health Organisation project to develop a quality of life assessment instrument
(Whoqol). Quality Lief Reearchs 1993 ; 2 : 153-9.
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d’exprimer avec toute sa subjectivité le décalage entre ce qu’il souhaite et ce qu’il perçoit »
(Rodary1998). Parmi les nombreuses dimensions perceptuelles de sa propre qualité de vie, il s’agit de
déterminer quelles sont celles qu’il est pertinent d’évaluer au regard de la problématique de santé ; a
fortiori, ce sont celles qui sont modifiées par la maladie et le traitement. Mais la détermination des
dimensions dépend d’abord des objectifs poursuivit par l’étude ; il s’agira donc de d’ajuster la pertinence
de ces choix avec les hypothèses de départ ou les objectifs opérationnels.
La plupart du temps cependant, les échelles de qualité de vie accréditées recouvrent trois dimensions
fonctionnelles : physique, psychique et sociale. C’est pourquoi les échelles mesurant la douleur ne sont
pas considérées comme telles. Les résultats de l’évaluation de la qualité de vie d’un patient contribuent,
idéalement, à renseigner un tableau clinique fouillé et personnel auquel participerait activement la
subjectivité du malade. « La plupart des outils disponibles actuellement se présentent sous la forme
d'un questionnaire composé de questions à réponses fermées. Les modalités des réponses peuvent
être de type varié : dichotomique (oui/non), qualitatif ordonné (par exemple : score de 1 à 5 de gravité
croissante) ou visuel analogue. »
2.3.3.1.3 Critiques et controverses des outils de mesure
De nombreuses critiques ont été formulées contre certaines pratiques d’évaluation, spécialement dans
le domaine de la santé. Les récriminations, à titre méthodo-éthique, concernent principalement la mise
en équivalence et la comparaison de situations hétérogènes jugées radicalement incomparables. « La
revendication d’incommensurabilité [ du néologisme « commensuration » issu du terme anglais] est au
cœur de maintes controverses, en matière de médecine et de psychiatrie (…) selon des schèmes
relativement constants (…) autour de la commensurabilité des situations évaluées, c'est-à-dire autour
des conventions, logiques et sociales, permettant de construire des équivalences entre ces situations »
(Desrosières 2005).
Les controverses questionnent également la place de la quantification (statistique, comptable) dans la
vie sociale. Derosières propose une distinction entre les termes mesurer et quantifier : « le premier
terme, issu des sciences de la nature, implique une extériorité, une réalité et une évidence de l’objet par
rapport à sa mesure. En revanche « quantifier » peut être défini comme l’activité consistant à
transformer des choses auparavant exprimées par des mots (l’intelligence, l’opinion publique, le résultat
d’une thérapie…) en choses exprimées par des nombres. Cette transformation implique des
conventions. C’est pourquoi on peut décomposer ce verbe à travers la relation : quantifier = convenir +
mesurer. (…) la quantification résulte bien d’une interaction entre une réalité et des conventions
logiques et sociales. » (Desrosières 2005). La tension fréquemment exprimée oppose symétriquement
deux types de discours de l’éthique médicale ; le premier, de type déontologique, veut que chaque
individu soit également digne et incommensurable ; le second, de type téléologique ou utilitaire, penche
pour la comparaison et la mesure conventionnelle des conséquences d’actes médicaux si c’est pour les
améliorer (Fagot-Largeault62 1991, in Desrosières 2005). Affirmer l’un des points de vue revient à
souvent à disqualifier l’autre ; il va sans dire que pour la réflexion, nous nous défaisons de jugements
62 Fagot-Largeault A., 1991: « Réflexions sur la notion de qualité de la vie », Archives de philosophie du droit, tome 36, Sirey,
pp. 135-153.
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normatifs qui nous positionneraient « pour » ou « contre » l’évaluation ou la mesure de la qualité de vie.
Il s’agit plutôt de mettre en lumière les éventuels processus de négociation ou d’imposition qui
organisent les formulations de conventions, de caractériser ce travail de « mise en ordre logique » des
perceptions…Ainsi lorsque nous disons que la qualité de vie d'une personne est bonne ou mauvaise,
« nous fondons notre jugement sur la règle générale (que nous croyons vraie) selon laquelle la plupart
des gens, voire tout le monde, a tendance à vivre l'état que nous serions enclins à décrire (comme bon
ou mauvais) lorsqu'ils se trouvent dans une condition « comme celle là » et quand des choses « comme
celles-là » leur arrive » (Bauman 2002).
2.3.3.1.4 A quoi et comment ça sert
Des questions importantes se posent sur l’usage clinique d’échelle de mesure de qualité de vie. Toutes
les situations doivent-elles systématiquement être évaluées en ces termes ? Rodary propose de voir
plusieurs implications morales et méthodologiques nécessitant une réflexion au sujet de l’introduction
d’une échelle dans une étude. D’abord, mesurer la qualité de vie, c’est en faire un critère pour juger
d’une situation et infirmer ou confirmer des hypothèses : il faut au moins s’assurer que ces hypothèses
peuvent être éclairées par les différents scores et que soit justifié ce coût supplémentaire en temps et
en argent. Ensuite, il faut tenir compte de l’indiscrétion des questions posées par ces questionnaires :
interroger le patient sur sa vie personnelle n’est pas une démarche anodine et ne peut pas être
appliquée de façon routinière ; il faut s’assurer que les résultats attendus apportent un éclairage à la
prise de décision dans la prise en charge du patient, toujours selon le stade du traitement auquel il se
trouve confronté. « Dans le cas où le résultat obtenu à partir de l'échelle est exprimé par un score
global, une seule hypothèse est formulée (..). En revanche, quand les résultats sont donnés sous la
forme d'un profil comprenant un score par dimension étudiée, il y a autant de tests d'hypothèses que de
dimensions étudiées et le risque de conclure à tort (risque de première espèce) augmente avec le
nombre de tests. Il importe alors de fixer au départ un nombre limité d'hypothèses sur lesquelles
reposera la décision finale. »
La qualité de vie est donc un concept complexe, multidimensionnel, proche de celui de la santé
perceptuelle. Un médecin de la douleur à l’Institut Gustave Roussy la définit ainsi : “la qualité de vie
concerne la liberté de la personne humaine. Elle traduit la persistance de la pensée et la volonté du
patient. La qualité de vie est individuelle, elle est l’expression de la volonté du malade car lui seule peut
juger”. Pour le malade atteint d’une pathologie évolutive, “exprimer sa propre qualité de vie peut être un
moyen de se persuader qu’il est toujours vivant, moyen envisagé pour tenter de ralentir l’échéance et
prendre ses distances à l’égard de l’inéluctable”. Son postulat étant que la douleur est humainement et
éthiquement inacceptable, il pose la question suivante : “qu’en est t-il de la liberté de l’être, dès que
l’ensemble de son corps et de son esprit sont affectés par cette gangrène ?” Pour répondre à cette
question de la liberté et de l’éthique à travers le vécu intense de la douleur, il propose de considérer les
“principes de justice, d’autonomie du malade, du bien faire et de ne pas nuire” comme des notions
centrales de la relation thérapeutique et de la qualité de vie du patient (Poulain 2000)
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2.3.3.2 Sur l'autonomie et la liberté : glissements normatifs
2.3.3.2.1 L’autonomie du patient valorisée par le médecin
Du grec auto (soi) et nomos (règle, norme), l’autonomie s’oppose à l’hétéronomie, qui caractérise une
conduite ou un individu « qui reçoit d'un autre la loi à laquelle il obéit », qui est mené par des forces ne
dépendant pas de lui. « Les normes exigées par la présence de la douleur induisent une qualité de vie
qui est toujours jugée inférieure, du fait qu'elles ne relèvent pas d'un choix (« je vis avec, il n'y a pas le
choix »). Cet argument est entériné par la comparaison récurrente avec l'état antérieur. » (Ribeau
2002). Ainsi la douleur chronique et la maladie, par extenso, est une perte d'autonomie, une perte des
choix de vie, « elle se pense en termes de restriction, de perte de la normativité, en cela, elle est
diminution, réduction de la vie à une norme de vie imposée par la conservation de soi »: elle est
typiquement une nécessité hétéronome.
« Redonner » son autonomie au patient, selon les médecins, c’est lui rendre sa faculté d'initier et
d'inspirer la logique d’un « partenariat » dans le soin, en reconnaissant sa « plénitude d'être ». C’est lui
assurer la liberté de choisir l’orientation des soins et la possibilité de ce libre choix – qu’accompagne
donc l’information et la coopération au sein de la relation thérapeutique (Poulain 2000). C'est également
s'accorder avec eux sur un projet commun : les aider à recouvrir le maximum d'autonomie pour
retrouver une plus grande liberté, donc une qualité de vie normale. Ce projet se réalise par le choix
concerté du protocole antalgique le plus adapté, celui qui prendra pour base de mesure les échelles de
douleur et de qualité de vie, ainsi que les habitudes antérieures du patient.
Le souci des soignants de favoriser et respecter l’autonomie des patients les met cependant en face de
situations problématiques. En effet si l’autonomie est considérée par les médecins de la douleur comme
un principe éthique fondateur de la relation thérapeutique, la notion est loin d'être neutre. Dans le
principe, l'autonomie est le respect du choix thérapeutique du patient et sa prise d'initiative par rapport à
la gestion de sa douleur. Néanmoins, cette autonomie peut être suspectée de ne pas être authentique
lorsque le choix thérapeutique du patient se porte sur le refus du traitement antalgique. En substance,
les médecins valorisent et encouragent l'autonomie du patient, tant que cette autonomie s'exprime par
l'un des choix thérapeutiques attendus, c'est-à-dire lorsque le choix du patient le conduit in fine à
recouvrir encore plus d'autonomie63. Le choix du malade, s’il se porte sur un refus de soins (en
l’occurrence, un traitement contre la douleur), fait alors l'objet d'interprétations de la part des soignants.
Ainsi
les soignant expliquent rationnellement pourquoi ce choix de refus est en vrai une
méconnaissance de la situation ou une inquiétude non fondée: sont évoquées la peur des effets
secondaires et celle de la dépendance au traitement (opioïde ou non), qui apparaissent comme des
« barrières raisonnables » en ce qu'elles sont largement répandue et étudiée et que les médecins
peuvent alors informer le patient de ce qu’il en est vraiment pour le « ramener à la raison ». D’autres
patients sembleraient vouloir conserver une douleur résiduelle, dans le but de suivre l'évolution de leur
maladie et de ne pas être coupés de leurs sensations.
Mais dans ce cas, « qu'en sera t-il de leur qualité de vie? » interroge le Dr Poulain. Ainsi tout se passe
63 Ainsi le soulagement de la douleur a pour objectif principal de renforcer l’autonomie fonctionnelle du malade dans les
gestes de la vie quotidien
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comme si les soignants posent l’équation implicite selon laquelle : liberté de choix + valorisation de
l’autonomie = meilleure prise en charge de la douleur donc meilleure qualité de vie. Dans ce calcul
supposé, une inconnue biaise l’équation et vient invalider le résultat attendus par les soignants : à côté
des choix de soins proposés (antalgiques adéquats, rééducation par la kinésithérapie, massages,
psychothérapie…) il existe l’option de ne rien choisir, et la liberté et l’autonomie du sujet peuvent
précisément s’exercer sur cette alternative non proposée mais cependant possible, en l’occurrence :
celle de souffrir ou de conserver des douleurs résiduelles.
Face à un patient qui refuse de se médiquer et fait le choix de souffrir ou de mourir, de nombreuses
questions d'éthique se posent pour les médecins et les acteurs médicaux. Les questions fréquemment
soulevées portent alors précisément sur l'autonomie avérée de ce choix : dans quelle mesure ce choix
est-il authentiquement autonome, c'est à dire dans quelle mesure le malade connaît-il tous les
paramètres et donc peut être réellement autonome pour choisir, ou dans quelle mesure a t-il toute sa
tête pour le faire... Car s'il n'était pas en mesure de le faire, l’éthique veut que tous les renseignements
lui soient donnés, ou que, en cas de trouble avéré, un tiers ou l'équipe médicale fasse le choix à sa
place. L'autonomie est donc toute relative et dépend étroitement des attitudes qu'elle entraîne, qui
feront quant à elles l'objet d'une évaluation minutieuse. Ainsi le Dr Poulain interroge: « Cette expression
de l'autonomie s'exprimant par un refus d'antalgique (...) mérite t-elle considération, dans le cas où elle
pourrait traduire un courage, voire un stoïcisme admirable ? Auquel cas, se dépêche t-il d'ajouter, le
travail de l'équipe soignante consistera à rappeler aux malades que souffrir est inutile. ». Voilà donc,
clairement, une réflexion qui échelonne les comportements douloureux sur un axe normatif. Il ne s'agit
pas ici pour nous, rappelons le, de juger les attitudes des uns ou les solutions des autres face à la
complexe gestion thérapeutique de la douleur. Il s'agit de notre point de vue scientifique, de « déplacer
le regard » pour cesser d'apposer un regard normatif aux objets sociaux qui se donnent à la pensée.
Dans ce cas, éminemment éthique, nul doute que la tâche est délicate. L'approche du médecin qui
considère que le travail de l’équipe soignante est de rappeler que souffrir est inutile, en tant qu’elle
semble disqualifier un ensemble de comportements et de choix inutiles (le choix de souffrir), est une
approche qui tend à normaliser les attitudes et attentes des patients face au refus de la douleur. Cela
remet en question l’exhortation à l’autonomie et à la liberté de choisir, à la subjectivité du patient et à
l’écoute de son expérience propre.
2.3.3.2.2 Travail autour des émotions: décalage des attentes
Dans le cadre d’une enquête auprès de patients atteints de cancer et des équipes médicales qui les
entourent, Hélène Marche étudie le contexte émotionnel des soins en cancérologie pour tenter de
cerner ce qui, dans les écarts d’affects et d’attentes, peut mener à des situations problématiques, et ce
qui pourrait les assouplir. Ainsi constate t-elle que les conduites émotionnelles des patients peuvent
présenter des décalages en rapport à l'attente de l'équipe et au déroulement normal des soins
(évolution, temporalité, coopération...). Se basant sur ses données de terrain, elle relève quatre figures
de conduite chez les patients qui posent problème à l'organisation des soins : le patient « verrouillé »
dans son mutisme et refusant l'accompagnement, et son pendant « envahissant » qui exige plus de
temps et de soins, exposant les soignants au risque de « burn out » ; le patient qui demande un
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pronostic clair et le patient « passif », qui ne répond pas à l'attente de coopération attendue aux
moments attendus. Dès lors, chez tous types de patients, l’équipe doit s’interroger : « Ont-ils déjà
prononcé le mot « cancer » ? Ont-ils des projets quant à l'avenir ? Parlent-ils de la mort ? Quelle
expérience ont-ils des traitements effectués ? Comment les interprètent-ils ? Il s'agit ainsi de repérer les
décalages entre la perception profane et la perception professionnelle du soin. »
Le travail d'accompagnement de la part des soignants comporte une double dimension « espoir et
confiance » : il s'agit de les maintenir ou de les « rendre » au malade, et cela implique de la part des
soignants un travail et une réflexion sur les émotions des patients, mais aussi sur leur façon propre
d'exprimer les leurs. Pour cela, un consensus doit être obtenu en amont au sein de l'équipe sur les
réponses à apporter aux patients face aux différentes émotions qu'ils expriment, dépendamment de
chaque patient et de la perception qu'en a l'équipe (identité sociale, appartenance générationnelle et
ethnique, sexe, puis événements de l'histoire de chacun). C'est la cohérence qui est recherchée avant
tout, avec les patients comme avec l'entourage. Cette ligne de conduite doit permettre de guider la
réponse profane, dont on surveillera qu'elle soit appropriée et corresponde à la situation médicale
objective. Par exemple, au contraire du patient refusant de se médiquer, si un patient en soins palliatifs
réclame le maintien de soins curatifs et affirme sa volonté de combattre le cancer à un moment où selon
l'équipe il lui faudrait « lâcher prise », il s'agira de négocier pour l'amener à accepter la mort et les soins,
sans contredire brutalement son « projet ». C'est à un travail de réflexivité sur ses propres émotions qu'il
est invité.
Par ailleurs, il n’y a pas que les patients dont on attend un certain comportement et une expression
émotionnelle adéquate: les soignants également peuvent être considérés comme « largués », c'est à
dire que leur « expressivité émotionnelle vis-à-vis de l'équipe et des profanes (est) considérée comme
étant bizarre, déplacée ; en somme, il ne (répond) pas entièrement à cette construction collective des
modes d'expression émotionnelle destinés aux patients. » On a donc affaire à une « norme de la
relation au « sujet de soins » (...) : le « sujet » doit avoir la possibilité d'exprimer ses émotions et sa
souffrance. »
2.3.3.2.3 Normes et valeurs de cohérence : positionnement du chercheur
Marche met en parallèle la déviance du médecin, parfois considéré incompétent, et sa propre
« incompétence » de chercheur au regard des situations de soins observées et à la prise en charge.
Marche souligne que le choix d'adhérer aux normes et aux valeurs qui orientent les activités
d'accompagnement (s’harmoniser sur le discours élaboré par l’équipe médicale et destinée au patient,
par exemple) relève de la discrétion personnelle et non pas d’une norme institutionnelle du chercheur.
Mais alors quelles différences entre la parole du patient recueillie par l’ethnographe et la parole de la
cure psychanalytique ? Bien que la subjectivité de l’information produite par l'entretien ethnographique
ne soit pas si éloignée de celle de la cure (Blanchet 1992), l'enjeu de la recherche en science humaine
n'est évidemment pas celui de la thérapie. Dans le cas des activités de soin et de recherche, le maintien
de l'espoir et de la confiance peut présider aux deux types de dialogues, mais dans deux optiques bien
différentes : « Les professionnels qui mènent un travail d'accompagnement ont pour objectif de favoriser
une transformation de l'expérience émotionnelle de leurs interlocuteurs », mais cherchent également à
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« saisir l'expérience des malades », « préciser certains points obscurs pour la personne » et « vérifier si
les messages sont bien passés » au cours d'une conversation, ceci afin de « prescrire une conduite à
adopter » ayant pour finalité la promotion de l'efficacité thérapeutique « par le maintien ou la
transformation des conduites profanes ». Les activités de recherche, pour leur part, sont organisées par
des enjeux descriptifs et compréhensifs, s'attachant à saisir la « dynamique des émotions » intriquée
dans les « différentes instances normatives qui les gouvernent. » (Marche 2006).
Deux interrogations sont ainsi soulevées : la nouvelle valorisation institutionnelle du travail émotionnel
est-elle significative d'un intérêt à reconnaître l'ensemble du réseau d'aide et de soin des malades ou
bien répond-elle à des enjeux liés à la diminution des coûts relatifs à la prise en charge hospitalière (en
terme d'argent et de temps) ? (Marche 2006). Il s’agit là d’une dimension politique et gestionnaire du
travail émotionnel qui mérite réflexion. On ne peut pas ignorer les enjeux économiques nationaux et
internationaux que l’amélioration de la prise en charge de la douleur sous tend. Quels sont donc les
moyens déployés pour cette « lutte contre la douleur » ?
Ainsi, de nouvelles orientations et avancées conceptuelles renouvellent la sociologie de la santé depuis
plusieurs décennies, en suscitant différentes modalités d’enquête et d’analyse. Que l’on s’intéresse aux
représentations individuelles ou collectives de la douleur, aux interactions du malade avec son
environnement ou encore à son expérience et vécu intime avec sa souffrance, plusieurs pistes
méthodologiques s’offrent à l’ethnographe ainsi que différents outils d’expérimentation et de collecte de
données. L’étude des représentations sociales, nous l’avons vu, renseigne l’ethnographe sur les
processus d’élaboration sociocognitives de l’objet « douleur chronique », tandis que le cadre d’analyse
interactif éclaire les processus de négociation et recomposition de l’ordre socio symbolique désorganisé
par la douleur quotidienne. Enfin, l’accès aux constructions mentales qui fondent l’expérience et le vécu
personnel de la douleur et de la souffrance permet de rendre intelligible et d’orienter la prise en charge
de la personne douloureuse.
2.3.4 Souffrance et douleur : une perspective « ultramoderne »
Nous ne croyons plus à grand chose - nous croyons tout de même à la beauté, à la souffrance
- cela suffit.
Jean Sarment, En route Mauvaise troupe, 1917
La question de la souffrance et de la douleur se pose, aujourd'hui et depuis peu, avec force insistance
au sein de la littérature. On en parle au sujet de l'école, du travail, de l'hôpital, de la maladie et plus
récemment se profilent des analyses de la souffrance en rapport avec l'identité, la personnalité, la
condition sociale et l'évolution de notre société. Rien ne nous renseigne dans ces études, sur la
qualité ou l'intensité de cette souffrance ni ne la compare avec celle des générations passées, mais tout
nous invite à nous demander ce que désigne cette place centrale de la souffrance, qu'elle n'occupait
pas il y a 150 ans64. Manifestement, force est de le reconnaître, « quelque chose se passe autour de
64Jean
Foucart rapporte l'exclamation d'un médecin français, Magendie, qui déclarait à l'Académie des Sciences lors d'une
séance consacrée à la douleur en 1847 : « Que les gens souffrent ou non, en quoi cela peut-il intéresser l'Académie des
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ça ». Ce quelque chose, Foucart (2004) l'appréhende sous l'angle d'une nouvelle forme sociale en
puissance65. L'hypothèse qu'il propose se base sur les analyses de l'abondante littérature traitant de la
transformation du lien social, actuellement caractérisé par de l'angoisse et une insécurité existentielles.
Ces analyses font état d'une « société d'individus » caractérisés par une « déliaison sociale », une
désaffiliation et une flexibilité de l'individu. La raison des puissantes dynamiques d'individualisation qui
traversent les sociétés contemporaines serait à chercher dans la mutation du capitalisme actuel, faisant
de la mobilité « l'impératif catégorique de son expansion », de sorte que « l'une des questions qui se
pose est celle de l'individu mobile dans une société « réticulaire » et « connexionniste »66. Ici, les
notions centrales associées à la lecture de la souffrance actuelle sont celles de l'angoisse, de la
confiance et de la transaction. Selon Foucart, l'angoisse est caractéristique de « l'expérience
contemporaine », résulte de « l'affaiblissement des points d'appui » et de la « précarisation des
conditions de la confiance » et en cela, selon lui, constitue l'aspect central de la souffrance.
2.3.4.1 Exigence d'autonomie et affirmation du sujet: vulnérabilité et angoisse
Cette idée est à rapprocher du processus spécifique de ce que certains appellent « l'ultramodernité »
caractérisée entre autres par « le développement d'un monde connexionniste, une subjectivation
croissante de la vie sociale », en somme « une exigence grandissante d'autonomie et d'affirmation du
sujet personnel ». Le philosophe Michel Cornu (2005) corrobore cette lecture : « L'effort de la modernité
me semble être un effort d'autonomie, c'est-à-dire, étymologiquement, de se donner à soi-même la loi,
par le savoir et l'action ». Il identifie les jalons philosophiques de cette lisibilité en s'appuyant d'abord
sur Descartes : « avec son célèbre cogito, (il) fonde la philosophie moderne : il affirme l'autonomie de la
pensée elle-même: la pensée se suffit à elle-même pour penser ; quand bien même je peux douter de
l'existence de Dieu, du monde, de mon propre corps, il n'en reste pas moins que, puisque je doute, je
pense, je suis un être pensant. ». Puis c'est à la philosophie kantienne qu'il en appelle : « L'Aufklärung a
pour idéal l'éducation du jugement, la critique et l'émancipation par la raison des divers pouvoirs pesant
sur l'homme. Pour Kant, qui achève, accomplit l'Aufklärung en usant de la raison pour faire une critique
de cette même raison, la morale trouve son fondement dans l'autonomie de la raison pratique. Le sujet
moral kantien est ainsi défini par la suffisance d'une raison qui se donne à elle-même la loi à laquelle
elle se soumettra. Le sujet moral est responsable devant la loi qu'il s'est lui-même donné en tant qu'être
doué de raison. ». Enfin, c'est la pensée de Nietzsche qu'il invoque pour décrire la postmodernité dans
laquelle bascule l'individu moderne ou plutôt « le surhomme » qui, par la volonté de puissance, doit se
réaliser à travers une liberté créatrice. Cette « autoaffirmation » qui ne veut dépendre que d'elle même
refuse de « prendre passivement appui sur qui que ce soit d'autre » (Porée 2000).
Nous voyons là combien l'autonomie est liée à celle de la volonté de maîtrise : maîtriser son destin et le
monde, se maîtriser soi et son corps...Mais la souffrance est précisément ce qui ne se laisse pas
maîtriser. Dans le souci et la volonté de pouvoir que l'on veut exercer sur la souffrance, on tente de la
sciences ? ». 65Qu'Ehrenberg appelle une « culture du malheur intime »
66 « Dans le domaine des sciences humaines, la formation du paradigme du réseau est liée à l'intérêt croissant porté aux
propriétés relationnelles par opposition aux propriétés substantielles attachées aux êtres qu'elles définiraient en soi.
L'approche par les réseaux se donne dans un monde dans lequel potentiellement, tout renvoie à tout ; un monde souvent
conçu comme « fluide, continu, chaotique », où tout peut se connecter à tout. » Foucart 2004:11
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réduire, la nier, la relativiser, bref, on tente d'en faire quelque chose de maîtrisable. Ainsi tâcher
d'ignorer la souffrance, par volonté de maîtrise, conduit à plus de pouvoir et de liberté – « liberté de se
déplacer, de choisir, de cesser d'être ce que l'on est déjà, liberté de devenir ce que l'on est pas encore »
(Bauman 2005). Ainsi la subjectivation du sujet personnel et l'exhortation à devenir soi-même (le « be
yourself » de la publicité), à maîtriser le cours de son existence tout en se détachant des choses qui
nous engagent, est le mode d'action qui caractérise l'incitation qui nous est faite.
Mais parce que nombreux sont les « involontaires » qui n'ont pas choisis de participer de ce mode
d'action – et n'ont pas véritablement le choix de ne pas essayer- ce processus induit des entraves à la
construction identitaire et au positionnement de chacun dans le groupe (Bauman 2005). En favorisant la
vulnérabilité et en exacerbant les risques se pose la question de la confiance en soi et dans les autres.
La confiance, nous explique Foucart, est fondamentalement fragile dans le sens où elle expose le sujet
à la déception d'attentes et suppose un risque inévitable de trahison. Dans la souffrance comme dans la
douleur chronique, l'angoisse perpétuelle est de basculer dans « l'incapacité de répondre aux exigences
liées au mouvement de subjectivation et de perdre la confiance en soi et dans les autres. » Nous
côtoyons ici le registre de la « confirmation du monde » et de la « vérification du rapport à autrui », qui
rejoint celui de la « crise de sens », qui n'est pas véritablement la disparition du sens de nos actions
mais bien la nécessité et la responsabilité de le reconstruire avec les références que désormais, nous
choisirons (Foucart). L'enjeu réel de ces questionnements n'est donc pas la mesure exacte de l'étendue
et la portée de ces transformations de l'individu, mais bien de prendre conscience que l'émergence de
ce type nouveau de concepts moraux met en jeu et remet en question la construction normative du
sujet. Benasayag corrobore cette vision : « Si nous voulions de manière schématique caractériser notre
époque, nous pourrions dire que c'est une époque d'inquiétude, où la conscience de la complexité nous
plonge dans l'impuissance, où le futur, qui jadis nous fascinait, car chargé de promesses, se révèle
désormais lourd de menaces apocalyptiques. (...) La perte de repères, le déboussolement auquel nous
sommes à présent livrés soumet nos jugements et nos considération au doute, à l'incertitude. »
(Benasayag 1998:11).
2.3.4.2 Nouvelle configuration normative : refonte du sens social
La platitude de l'existence quotidienne est venue qui a tout nivelé. Ils ont courbé le front et, résignés, ils
ont suivi le flot banal et vil. Tant pis ! Tant pis!
La vraie vie est joie. Votre joie doit être arrachée bribe par bribe au jour le jour avare. Nous en voudraiton d'avoir voulu prendre tout ce que nous avons pu et d'avoir essayé de croire puisqu'il faut une Foi
pour vivre ?
Ursus, En route mauvais troupe, 1917
Tâchons de caractériser rapidement l'ultramodernité contemporaine ; Foucart la désigne comme la
« même modernité », mais une « modernité désenchantée, problématisée ». Bauman parle de « société
moderne liquide » dans laquelle on a tendance à vivre une vie liquide « précaire, vécue dans des
conditions d'incertitude constante. Les soucis les plus vifs et persistants qui hantent cette vie sont des
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peurs : être pris en flagrant délit de sieste, ne pas tenir le rythme des évènements en mouvement
constant, se faire distancier, laisser passer une date limite de consommation, avoir sur les bras des
biens qui ne sont plus désirables, rater l'instant qui nécessite un changement de cap avant d'arriver au
point de non-retour. » (Bauman 2005).
Les années 1970 ont vu émerger une critique à l'encontre du capitalisme, s'étendant à la famille
bourgeoise et à l'Etat en tant qu' « appareils » et « hiérarchies »67. C'est le caractère rigide et clos de
ces systèmes qui étaient mis en cause, en opposition à une fluidité « nomade » valorisée. Boltanski et
Chiappello (1999) estiment que cette revendication de mobilité a permis une interprétation de la critique
en terme de libération, récupérée par un capitalisme alors redéployé en forme de réseau. Ainsi, au
cours des années 1990, un « nouvel esprit du capitalisme » s'est développé, conduisant à une nouvelle
configuration normative qui s'étend non seulement à cette forme du capitalisme mais également à
d'autres domaines de la vie sociale : « à la régulation verticale par les institutions a succédé la
régulation horizontale par les réseaux ; à une régulation en termes de normes imposées et de rôles
prescrits, une régulation en termes de normes choisies et de rôles négociés ». Ce qui change pour
l'individu contemporain, fondamentalement et en durcissant le trait, c'est que le social et le collectif ne
lui préexistent plus. Il serait un individu « déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue
du tout, (il n'y aurait pour lui) plus de sens à se placer du point de vue de l'ensemble. » (Foucart 2004).
67 On voit poindre cette remise en cause bien avant cela, avant la première guerre mondiale sur fond virulent d'anarchisme
antimilitarisme chez les jeunes philosophes de dix sept ans du lycée de Nantes « Mais qu'est-ce donc être un bandit que
dire "Je hais la laideur, Je hais le mensonge social qui fait qu'un être avili et dégradé peut me dicter des lois est censé avoir
droit à mon respect et à mon obéissance, Je suis avant tout amoureux de beauté et de liberté.(...) Mais alors, je prétends
n'avoir d'ordre à recevoir que de moi-même, je me sens le droit de refuser de me battre contre des hommes qui ne m'ont
rien fait et que je ne connais pas, qui ont droit à la vie." Si ceux qui disent cela sont des bandits, quels sont les honnêtes
gens ? Est-il vrai que si l'on prend "honnête" au sens bourgeois du mot, ceux-ci sont légions mais levez seulement un coin
du voile, regardez ce qu'il y a sous cette prétendue honnêteté et si vous avez conservé au fond de l'âme le sens du beau
inné chez tous, mais atrophié chez tellement vous serez dégoûtés(...) » Ursus, 1917
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Conclusion
La question de la douleur se pose de façon indéniable et légitime au sein des sciences humaines et
sociales. Qu’apprendre de la sédimentation historique de ses valeurs ? Comment poser la question de
son sens ? Quelle est la différence entre la douleur et la souffrance ? Qu’implique son refus individuel et
collectif, à la lumière des plans de lutte contre la douleur ? Que lire à travers cette volonté d’instaurer
une « culture de lutte contre la douleur ? » et de cette rupture d’avec la douleur fatale, qui fait de Job
« l’homme à abattre » ? Comment positionner une problématique de recherche anthropologique au
regard de ce contexte de prise en charge douloureuse ? Quelles sont les approches méthodologiques,
théoriques et conceptuelles dans lesquelles « piocher » les outils « bons à penser » pour l’exploration
de ce terrain d’enquête ?
Enfin, quels liens se nouent et se dénouent entre la douleur biologique et sociale et l’émergence du
critère conceptuel de la qualité de vie et d’autonomie chez les malades douloureux chroniques ? Peuton y voir une dimension particulière et contemporaine de l’articulation thématique entre douleur et
liberté ? Entre douleur et savoir ? Comment le statut de la vérité (pathogène ?) et de sa valeur (tour à
tour utile ou mauvaise) éclaire ces difficultés d’appréhension et de gestion ? Ce sont quelques
questions principales que je me suis proposée d’examiner à travers cette recherche bibliographique.
Il est des notions moins faciles à penser, soit qu'elles n'entrent pas dans le programme classique des
sciences humaines, soit que les conditions pour qu’elles deviennent des objets scientifiques ne soient
pas réunies ; la douleur a longtemps été de celles-là. Objet évanescent et labile, variant selon les
milieux et le temps sur le plan de l’individu et du groupe, irréductiblement subjectif, à la frontière du
corps et de l'esprit, la douleur a été négligée pendant des siècles par la médecine. Les théologiens et
philosophes sont ceux qui les premiers manifestèrent une pensée de la douleur. Les uns tentèrent de
concilier et justifier logiquement l’existence du mal avec celle de la bonté divine68 et ainsi peut être,
encourager les malades à moins souffrir de leurs maux ; les autres philosophèrent et argumentèrent sur
l’observance morale et vertueuse appropriée afin de rester maîtres de soi face à la menace avilissante
et déshumanisante de la douleur.
Les médecins ont pu la trouver « bienveillante » en raison de son caractère symptomatique, ou
« ennemie de la nature » en ce qu’elle n’augure jamais rien de bon ; mais il faut attendre en effet que
l’anesthésie s’impose dans les esprits et les pensées comme un humanisme et une éthique de soins,
pour que puisse plus tard être sortie de sa gangue aigue et symptomatique la douleur chronique. Entre
la seconde moitié du XXe siècle et aujourd'hui, bien qu'elle conserve en partie son caractère
insaisissable, cette notion a été circonscrite et a fait l'objet de recherches de plus en plus poussées.
Objet de conceptualisation scientifique, les études sur les représentations sociales et le vécu
phénoménologique de la douleur soulignent conjointement la dimension normative inhérente à la
gestion coordonnée et régulée de la douleur chronique : ne pouvant être « guéries », les personnes
68 C’est ce que l’on appelle une théodicée. On en compte une demi douzaine dans la chrétienté, toutes s’accompagnant de
réfutations et d’argumentaires scolastiques.
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apprennent des comportements de douleur socialement acceptables et négocient ou élaborent des
stratégies pour ajuster ce nouveau soi-douloureux à son soi-référence. Plusieurs mouvements, à
plusieurs moments, guident ces négociations.
Ainsi la douleur au long court et sa prise en charge ou plus exactement, sa gestion régulée, posent
question au socio-anthropologue. C’est dans le contexte de la lutte contre la douleur, que nous avons
brossé en introduction notamment, qu’a été ancré la réflexion et l’analyse et que les voies de recherche
ont été dessinées.
Sur le plan collectif, c’est le type d'événement (au sens où l’entend Deleuze) et de phénomène que la
« lutte contre la douleur » constitue dans le présent et le devenir d'une société, ainsi que les
conséquences qu'elle entraîne d'un point de vue macro-social et les modalités de réponses que les
groupes développent qui interrogent. Ainsi la « lutte contre la douleur » et sa prise en charge consacrée
constitue t-elle, peut-être, une rupture d’intelligibilité dans la pensée de la douleur ; elle serait alors un
événement : « ce n’est pas qu’il se passe quelque chose, quelque important que soit ce fait, mais plutôt
que quelque chose se passe – un devenir ») (Bensa et Fassin 2002).
Sur le plan individuel, les limitations fonctionnelles et l’entrave aux choix (d’être, de faire…), ainsi que
les « dérégulations » multiples que la douleur entraîne dans tous les domaines de la vie de la personne
atteinte, répercutées sur ses proches, sont à examiner tant dans ses insertions sociales qu’au niveau de
ses mécanismes, incluant le recours à la médecine par lesquels les malades tentent de « gérer » leur
situation.
Ces dialogues et échanges avec la médecine sont empreints d’incertitude, en témoignent les études sur
la « rhétorique statistique » en cancérologie (Ménoret 2007). Les malades apprennent à gérer leur
douleur au long cours à la suite de contacts répétés voire continus avec les institutions de soins, ce qui
donne souvent lieu pour le malade et/ou ses proches à un « travail sans fin 69 » qui n’est pas sans
présenter de très grandes difficultés (Herzlich 1998).
Le déplacement du regard sur cet objet médical est significatif, et le positionnement pratique et combatif
qui en découle (les termes de lutte, d’armes, de stratégies et de combat évoquent sans conteste un
champ de bataille) marquent un clivage récent, pour le dire simplement, entre une tendance
normalisante du refus de la douleur, et une posture non tranchée sur ce refus, chez des personnes qui
souffriraient l’injonction d’insoumission et l’incitation à combattre.
Ce sont donc divers ordres de vérité qui se regardent et s’arc-boutent parfois. Empruntons à ce sujet
l'expression « langage des instances » dont use Augé à propos de la dialogique des trois instances
économiques, juridico-politique et idéologique, que Marx « terminologise » par infrastructure et
superstructure (1978). Ce qu’Augé reproche au langage des instances, c'est de présenter le social
69 « Cette expression de « travail sans fin » doit être entendue stricto sensu lorsque le malade, ou un de ses proches, assure
lui-même une activité technique de soin, et devient alors un « auxiliaire médical profane » selon le terme de Patrice Pinell. Mais
elle garde un sens lorsque l'on désigne sous ce terme la docilité (« compliance ») face aux directives médicales qui, loin d'être
passive, demande de l'énergie, la gestion, coûteuse elle aussi en temps et en énergie, des relations avec les institutions et les
professionnels, enfin les efforts pour contrôler l'angoisse ou pour maintenir ses liens sociaux et restaurer une identité menacée.
La notion de travail sans fin n'est d'ailleurs pas applicable qu'aux malades. Face aux longues maladies, elle est ce qui réunit les
malades et l'ensemble des soignants. » (Herlizch 1998)
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selon la superposition de niveaux ordonnés hiérarchiquement par un « indice de réalité ». Ainsi dans le
langage des instances, l'économique se pose comme le lieu du réel, le politique et l'idéologique comme
ceux de la représentation. Le premier fonde la vérité des autres, il en devient le déterminant ; confronté
à sa réalité, les autres régions du social deviennent alors intelligibles. Sur cette base, peut on parler de
« langage
de
la
souffrance»,
lorsque
les
douleurs
sont
situées
sur
un
axe
vertical
« vérité/imagination » ?
Pourrait on plutôt penser à l'unisson avec Augé, que ces « vérités et imaginations » sont divers ordres
de représentation et de vécu qu'il serait inapproprié et inexact de classer hiérarchiquement les uns en
fonction des autres ? Pour pousser plus loin la réflexion sur la vérité, il s'agirait peut être ici de
considérer les théories de la connaissance et tenter d'établir précisément la nature des relations
qu'entretient la connaissance avec la croyance et la vérité, et quelles procédures de justification
collective peuvent permettre à un monde social de se forger une « croyance vraie » dont la propre
« vérité » s’inscrit dans une historicité conceptuelle. Considérer que la vérité n’est qu’une représentation
de quelque chose que l’on tiendrait pour vrai, pour aussi évident que cela puisse paraître, constitue un
axiome précieux pour la description et l'analyse. En effet cet axiome ne rejette t-il pas sans équivoque le
rapport dissymétrique du vrai et du faux, pour lui substituer un rapport de « reflet sans
correspondances » (au sens asymétrique du terme), un rapport de reflet décrivant une cohérence ?
J’ai évoqué les outils sans insister sur l’esquisse des nombreuses dimensions qui pourraient orienter le
regard d’une enquête de terrain. L’élaboration d’une typologie, s’il en émerge d’intéressante, se fera au
fil de la conversation entre le recueil et l’analyse. Néanmoins les lectures et analyses dégagées lors de
cet exercice bibliographique me permettent de suggérer des pistes de dimensions pour enquêter sur la
douleur et la souffrance. Ainsi ce qu’il est avéré de nommer une «rupture biographique» rend compte du
choc que constitue la survenue d'une maladie chronique ou d’une douleur au long cours ; elle sépare un
« avant » d'un « après » et désigne simultanément non seulement les modifications concrètes
introduites dans l'organisation quotidienne de la vie, mais encore la manière dont sont mis en cause le
sens de l'existence des individus, l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et les explications qu'ils en donnent.
De même la «perte de soi» imposée par la maladie, en tant que perte de son ancienne identité,
constitue une forme de souffrance essentielle. La désormais célèbre «trajectoire de maladie» attire
l’attention sur l'expérience vécue par le malade en la présentant comme la combinaison de l'évolution
de la pathologie, sur le plan biologique, et de l'ensemble des activités, médicales et non médicales, qui
en modifient le cours. Ainsi doivent être associées à l’analyse les diverses phases pathologiques s’il en
est : variabilité (dans le cas du cancer, elles peuvent mener soit à la vie, soit à la mort), instabilité (le
passage d'une phase à une autre peut être brutal. les sens opposés : vers l'amélioration ou vers la
dégradation) et donc leur ambiguïté pour le malade. A trajectoire du malade, Herzlich propose de
superposer une « trajectoire médicale collective » afin de rendre compte de la manière dont une
trajectoire individuelle de maladie est modelée par l'évolution scientifique et technique de la médecine.
De façon plus fine, si l’expression de la douleur est l’acte par lequel la personne livre un contenu
informatif tantôt au médecin ou à sa voisine, et parfois à l’ethnographe, elle est également la mise en
langage d’une cohérence fictionnelle de sa propre biographie, construite spécialement pour l’occasion
selon, notamment, l’idée que la personne se fait de l’écoute de son interlocuteur. Ainsi le contenant et le
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contenu, pour le dire vite, relèvent de l’intérêt ethnographique et renseignent également la dimension de
la re-présentation de soi (cf le travail de Goffman à ce sujet). Par ailleurs, la douleur, malgré sa durée,
reste-t-elle un état anormal pour la personne, en référence à ses anciennes normes de vie, ou de
nouvelles références normatives se créent-elles autour de la maladie ? Perdure t-elle dans le « désir
d'être ou de faire » en dépit de… ? Des questionnements sur l’ontologie perçue et la temporalité
nouvelle de la douleur doivent également faire l’objet de l’enquête.
En quoi ce type d’étude anthropologique prétend-il apporter une réponse à la problématique générale
posée en termes « d’obstacles et barrières » à la prise en charge effective et efficace de la douleur
aigue et chronique en France ? Je pense qu’elle ne le prétend pas, dans la mesure où il ne s’agit pas là
d’une évaluation des structures à proprement parler, dont le but serait en effet de porter un jugement
sur un programme et d’élaborer des propositions d’amélioration d’une action.
Les idées que je viens de soumettre présentent sans conteste un intérêt heuristique pour
l’appréhension, la description et l’interprétation des représentation, du vécu et des interactions qui
déterminent le rapport des malades à leur douleur, à leur corps et leur environnement. Elles nécessitent
à présent de se confronter à leur terrain.
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Table des matières
SOMMAIRE............................................................................................................................5
INTRODUCTION.....................................................................................................................6
1. PENSER LA DOULEUR EN SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES : CANEVAS
NOTIONNEL.........................................................................................................................15
1.1 HISTORICITÉ DE LA DOULEUR EN OCCIDENT.................................................................................15
1.1.1 DE LA DOULEUR SOUS L’ANTIQUITÉ GRÉCO-ROMAINE...................................................................16
1.1.1.1 Argumentaire devant la douleur : la description de Cicéron......................................16
1.1.1.2 La résistance et le courage comme vertus morales...................................................17
1.1.2GÉNÉALOGIE D’UN PÉCHÉ .....................................................................................................17
1.1.2.1 Tradition chrétienne : dolor et labor comme point de départ......................................17
1.1.2.2 Le péché originel, une erreur existentielle.................................................................18
1.1.3 DE L'USAGE ET DES PRATIQUES DE LA DOULEUR À L'ÉPOQUE FÉODALE............................................19
1.1.3.1 La douleur asservissante : pratiques d'évitement des hommes libres (et riches)......19
1.1.3.2 Institutions pénitentiaires : le repentir douloureux......................................................20
1.1.3.3 Décléricalisation de la souffrance : naissance de la compassion..............................21
1.1.4 CRÉATION DE L’INDIVIDU......................................................................................................21
1.1.4.1 L'expérience laïque du corps ....................................................................................22
1.1.4.2 Méditations sensualistes : redéfinir la douleur dans le rapport à soi .........................22
1.1.5 DE L’UNION DE L’ÂME ET DU CORPS .......................................................................................23
1.1.5.1 Mécanismes pré-scientifiques de la perception douloureuse ....................................23
1.1.5.2 Neurosciences à l'âge classique: du cartésianisme...................................................24
1.1.6 DÉFINITION ENCYCLOPÉDIQUE DE LA DOULEUR EN LANGUE FRANÇOISE EN 1690................................25
1.2 LA DOULEUR, OBJET DE REPRÉSENTATIONS SOCIALES ET CONCEPTUALISATION SCIENTIFIQUE...................25
1.2.1DE LA PENSÉE CONCEPTUELLE................................................................................................25
1.2.1.1 Concept, représentation sociale et épistèmé.............................................................26
1.2.1.2 La douleur est-elle un objet de représentation sociale ?............................................27
1.2.1.3 La douleur, épreuve partagée : re-présentation d'un espace médical négocié.........28
1.2.1.4 Les représentations professionnelles des médecins face à la douleur .....................28
1.2.2 LA DOULEUR, UNE PERCEPTION: ÉTAT DES QUESTIONS DANS LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE....................29
1.2.2.1 De l’expérience perceptive complexe de la douleur...................................................29
1.2.2.2 Cadre normatif et social de la perception: des comportements de douleur »...........30
1.2.2.3 Quelle place pour les déterminants culturels et ethniques de la douleur ?................31
1.2.2.3.1 Dissection statistique et sens commun ..................................................................31
1.2.2.3.2 Ecueils récurrents...................................................................................................32
1.2.2.3.3 Enjeux et usages des variables ethniques .............................................................33
1.2.2.3.4 Contextualiser la recherche : sortir du laboratoire..................................................34
1.2.2.4 Gammes et stéréotypes des douleurs : le cas de l’accouchement............................35
1.2.2.4.1 Focale sur un phénomène douloureux « naturel »..................................................35
1.2.2.4.2 La douleur refusable en question dans le cas de l'accouchement..........................35
1.2.3 DES DISTINCTIONS MULTIPLES ENTRE DOULEUR ET SOUFFRANCE ...................................................37
1.2.3.1 La frontière physique-psychologique se fond dans l'expérience................................37
1.2.3.2 La souffrance et la douleur : un rapport réflexif.........................................................38
1.2.3.3 De la douloureuse altérité du réel .............................................................................38
1.2.3.4 Le scandale du mal ..................................................................................................39
1.2.3.4.1 Böse et Übel : terminologie Kantienne du mal .......................................................40
1.2.3.4.2 Théories rétributives du mal : typologie conceptuelle et éthique.............................40
1.2.3.4.3 Le « mal-agir » et le « mal-pâtir » ..........................................................................41
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1.3 LA DOULEUR : DE L’ORDRE SOCIAL ET DE L’ORDRE BIOLOGIQUE.......................................................42
1.3.1 MAINTENIR L'ORDRE SOCIAL : LA DOULEUR COMME INSTRUMENT RATIONNEL ....................................42
1.3.1.1 Ambigüités des rapports entre souffrance et droit.....................................................42
1.3.1.1.1 Dissuasion préventive et punition rétributive : des théories du droit pénal..............42
1.3.1.1.2 Le châtiment comme instance normative ..............................................................43
1.3.1.1.3 Rites judiciaires .....................................................................................................44
1.3.1.1.4 Douleur du deuil et rupture de l'ordre social...........................................................44
1.3.1.2 Fonctions de la douleur dans l’initiation.....................................................................45
1.3.1.3 Valeur propédeutique de la douleur : l'éducation et le soin........................................45
1.3.2 DU DÉSORDRE BIOLOGIQUE DE LA DOULEUR: RÉTABLIR UN ORDRE SOCIAL..........................................46
1.3.2.1 Etiologies profanes et ajustements personnels.........................................................47
1.3.2.1.1 Altérité et corps étranger : la douleur comme virtualité agissante...........................48
1.3.2.1.2 En quête du sens du mal........................................................................................49
1.3.2.1.2.1 Stratégies de cohabitation .................................................................................49
1.3.2.1.2.2 Ontologie de la douleur : l'irréductible expérience de soi.....................................49
1.3.2.2 Conscience de l'être : instrument de connaissance ..................................................50
2. DOULEUR ET MÉDECINE : UNE RÉCENTE VOLTE FACE...........................................52
2.1 JALONS DANS LA MÉDECINE ....................................................................................................52
2.1.1 MÉDECINE ET EGLISE : UN OBJET EN PARTAGE..........................................................................52
2.1.1.1 Ambiguité de la théodicée chrétienne face aux explications « préscientifiques » de la
douleur .................................................................................................................................53
2.1.2 CONCEPTIONS MÉDICALES ET PHILOSOPHIQUE DE LA DOULEUR SOUS LE RÈGNE DES LUMIÈRES...............54
2.1.2.1 Valeur, utilité et formes de la douleur : regards croisés d'anatomistes .....................55
2.1.2.2 Poids et mesure de la douleur iatrogène : raisonnements scentifiques.....................56
2.1.2.3 Classifications principales des douleurs : démarche nosologique.............................56
2.1.3 LES GRANDES DÉCOUVERTES DU XIXE SIÈCLE...........................................................................57
2.1.3.1 Les moyens de soulager les douleurs physiques......................................................57
2.1.3.2 Discrimination des douleurs « imaginaires ».............................................................57
2.1.4 LES DÉBATS SUR L'ANESTHÉSIE..............................................................................................58
2.1.5 DE LA DOULEUR EXPÉRIMENTALE À LA DOULEUR CLINIQUE.............................................................59
2.2 SOIGNER LA DOULEUR : ÉMERGENCE D’UN MONDE SOCIAL CONSACRÉ................................................60
2.2.1 CONSTITUTION D’UN PROJET : ÉLABORATION D’UN NOUVEL OBJET MÉDICAL.........................................60
2.2.1.1 Développement d’un Monde de la douleur................................................................60
2.2.1.1.1 Dessiner et organiser une médecine de la douleur: définir l’objet et fixer les
standards .............................................................................................................................61
2.2.1.1.2 Les théories en tension autour d’un objet labile : la douleur « travaillable »...........62
2.2.1.1.3 Principe d’organisation d’un centre de traitement de la douleur.............................63
2.2.1.2 Douleur symptôme et douleur syndrome..................................................................63
2.2.1.3 Les composantes de la douleur, ou variables interactives de la perception complexe
et multidimensionnelle de la douleur. ...................................................................................64
2.2.2 LES DIMENSIONS DE LA SOUFFRANCE DU MALADE DOULOUREUX CHRONIQUE .......................................64
2.2.2.1 Dérèglement de la perception ordinaire du temps et de l’espace ............................65
2.2.2.2 Coupure radicale entre celui qui souffre et les autres................................................65
2.2.2.3 Besoin impérieux d’explication, de sens du mal .......................................................65
2.2.3 LE CAS PARTICULIER DE LA DOULEUR CANCÉREUSE ......................................................................65
2.2.3.1 Eléments cliniques : étiologie des douleurs cancéreuses..........................................66
2.3 POSTURE ETHNOGRAPHIQUE ET LECTURE SOCIÉTALE ......................................................................68
2.3.1 VIVRE AVEC UNE DOULEUR CHRONIQUE : POSTULATS ET PARADIGMES D’ENQUÊTE................................68
2.3.1.1 Faire la différence entre une tête vide et un esprit ouvert..........................................68
2.3.1.2 Sur quoi repose la prétention d’innovation de la GT..................................................69
2.3.1.2.1 L’ajustement constant des produits de l’analyse aux données de terrain ..............69
2.3.1.2.2 La suspension temporaire du recours à des cadres théoriques existants...............69
2.3.1.2.3 Une façon particulière de préciser l’objet de recherche..........................................69
2.3.1.2.3.1 L’interaction circulaire entre la collecte et l’analyse.............................................70
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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2.3.1.2.3.2 Des procédures d’analyse favorisant une ouverture à l’émergence.....................70
2.3.1.2.4 Méthode comparative continue...............................................................................70
2.3.1.3 Regards critiques sur la prétention d’innovation........................................................70
2.3.1.3.1 Ecueils : les illusions à ne pas se faire..................................................................70
1. « L’émergence est un procédé par lequel la théorie se donne d’elle-même et
systématiquement au chercheur »:.......................................................................................70
2. « Nul besoin de se doter ou de construire des outils théoriques » : ..................................71
3. « Il faut faire abstraction de ses préjugés et être « vierge » de tout a priori » : .................71
2.3.1.3.2 Les pièges à éviter ................................................................................................71
4. Glisser dans une démarche essentiellement déductive : ..................................................71
5. « Réinventer la roue » ou découvrir l'Amérique:................................................................71
6. Ne pas reconnaître avec transparence l’aspect déductif de la démarche et prétendre que
tous les résultats sont le fruit de l’émergence des données de terrain : ...............................71
7. « Fermeture à l’émergence : les éléments théoriques en développement sont le critère de
sélection des situations à explorer (échantillonnage théorique), dans le but de valider cette
théorie naissante, comme dans la démarche hypothético déductive » : ...............................72
2.3.2 UNE BOITE À OUTIL CONCEPTUELLE.........................................................................................72
2.3.2.1 Lecture sociologique interactionniste de la « chronicité » dans le champ d’étude de la
santé : à nouvel objet nouveau regard ?...............................................................................72
2.3.2.2 Etudier les représentations sociales : outils et méthodes..........................................74
2.3.2.2.1 Les méthodes d'enquête : recueil du contenu........................................................74
2.3.2.2.2 Comment représenter une représentation ?...........................................................75
2.3.2.2.3 Typologies conceptuelles des représentations de la maladie.................................76
2.3.2.3 Approche phénoménologique de la souffrance ........................................................77
2.3.3 NORMALISATION DU RÔLE SOCIAL DU DOULOUREUX CHRONIQUE......................................................79
2.3.3.1 Evaluation de la qualité de vie dans le domaine médical ..........................................80
2.3.3.1.1 Contexte et enjeux de l'outil de mesure de la qualité de vie en milieu médical.......80
2.3.3.1.2 Définition de la qualité de vie .................................................................................82
2.3.3.1.3 Critiques et controverses des outils de mesure......................................................83
2.3.3.1.4 A quoi et comment ça sert......................................................................................84
2.3.3.2 Sur l'autonomie et la liberté : glissements normatifs..................................................85
2.3.3.2.1 L’autonomie du patient valorisée par le médecin....................................................85
2.3.3.2.2 Travail autour des émotions: décalage des attentes...............................................86
2.3.3.2.3 Normes et valeurs de cohérence : positionnement du chercheur...........................87
2.3.4 SOUFFRANCE ET DOULEUR : UNE PERSPECTIVE « ULTRAMODERNE"..................................................88
2.3.4.1 Exigence d'autonomie et affirmation du sujet: vulnérabilité et angoisse....................89
2.3.4.2 Nouvelle configuration normative : refonte du sens social.........................................90
CONCLUSION......................................................................................................................92
BIBLIOGRAPHIE..................................................................................................................96
HISTOIRE ET DOULEUR.................................................................................................................96
CONCEPTUALISER LA DOULEUR.......................................................................................................97
MÉDECINE ET DOULEUR..............................................................................................................104
DOULEURS : ITINÉRAIRE ETHNOGRAPHIQUE......................................................................................105
LITTÉRATURE TECHNIQUE............................................................................................................107
TABLE DES ANNEXES......................................................................................................112
ANNEXE A..........................................................................................................................113
DE LA CLASSIFICATION DES DOULEURS...........................................................................................113
1) LES DOULEURS NOCICEPTIVES OU PAR EXCÈS DE NOCICEPTION..........................................................114
2) LES DOULEURS NEUROGÈNES OU NEUROPATHIQUES PÉRIPHÉRIQUES ..................................................114
3) LES DOULEURS NEUROPATHIQUES CENTRALES...............................................................................114
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ANNEXE B..........................................................................................................................115
LE PLAN DE LUTTE CONTRE LA DOULEUR 1998-2000 - PRINCIPALES MESURES......................................115
ANNEXE C..........................................................................................................................118
EVALUATION DU PLAN TRIENNAL 1998-2000 PAR LE GOUVERNEMENT...................................................118
ANNEXE D..........................................................................................................................121
LE PLAN DE LUTTE CONTRE LA DOULEUR 2002-2005.......................................................................121
ANNEXE E..........................................................................................................................124
PLAN D’AMÉLIORATION DE LA PRISE EN CHARGE DE LA DOULEUR 2006-2010.........................................124
ANNEXE F..........................................................................................................................125
EVALUATION DE LA DOULEUR : LE QUESTIONNAIRE DE SAINT ANTOINE...................................................125
ANNEXE G.........................................................................................................................128
DISCOURS DE MONSIEUR BERNARD KOUCHNER, 2001.....................................................................128
ANNEXES H.......................................................................................................................132
LES DIX PROPOSITIONS DE L’OMS : TRAITEMENT DE LA DOULEUR CANCÉREUSE (GENÈVE 1987)................132
ANNEXE I...........................................................................................................................133
MORCEAUX CHOISIS DE LA DESCRIPTION DES DOULEURS DE LA PASSION : UN ZÊLE MÉDICAL .......................133
ANNEXE J..........................................................................................................................136
FÊTE DU LABOR, PAR LE PASTEUR LOUIS PERNOT..........................................................................136
PRÉDICATION DU DIMANCHE 1ER MAI 1994 AU TEMPLE DE L'ETOILE À PARIS...........................................136
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Table des annexes
ANNEXE A : De la classification des douleurs
113
ANNEXE B : Le Plan de lutte contre la douleur 1998-2000 - Principales mesures
115
ANNEXE C : Evaluation du plan triennal 1998-2000 par le gouvernement
118
ANNEXE D : Le plan de lutte contre la douleur 2002-2005
121
ANNEXE E : Plan d'amélioration de la prise en charge de la douleur 2006-2010
124
ANNEXE F : Évaluation de la douleur : le questionnaire de Saint-Antoine
125
ANNEXE G : Discours de M. Bernard Kouchner, 2001
128
ANNEXE H : Les dix propositions de l'OMS : traitement de la douleur cancéreuse
132
ANNEXE I : Morceaux choisis de la description des douleurs de la Passion : un zêle médical
133
ANNEXE J : Fête du labor, par le Pasteur Louis Pernot. Prédication du dimanche 1er mai 1994 au
Temple de l'Étoile à Paris
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ANNEXE A
De la classification des douleurs
Besson, spécialiste mondial de la douleur clinique, met en exergue la prévalence de la douleur
chronique dans la population générale. En 1992 il se base sur des chiffres américains du NUPRI N
(critère : plus de 100 jours douloureux dans l’année écoulée), et relate cet état général des douleurs
selon leur localisations : 5% de céphalées, 9% de lombalgies, 5% de douleurs musculaires et 10% de
douleurs articulaires. Ce faisant, il souligne l’opposition classique entre douleur aigue et douleur
chronique, l’une signal d’alarme et l’autre maladie en soi, ainsi que leur cortège de facteurs
psychosociaux. Peu importe son étiologie primitive, dit-il, une douleur chronique ne peut être
appréhendée comme une douleur aigue persistante. Des différences d’ordre neurophysiologique,
neuropsychologique et comportemental viennent compléter la différence.
Jusqu’ici toutes les douleurs ont été indifféremment appréhendées en neurobiologie sous le terme de
« douleur par désafférentation », soient des douleurs liées à une lésion du système nerveux
périphérique, au contraire de l'encéphale contenant le cerveau et la moelle épinière qui font partie du
système nerveux central. Ce mécanisme est certainement essentiel, mais reste, à tort selon Besson,
« l’exemple type d’un mécanisme central générateur de la douleur ».
Il n'est pas concevable de prétendre élaborer une démarche d’enquête anthropologique de la douleur
sans connaître, au moins dans leurs grandes lignes, les notions et définitions sur lesquelles se
fondent actuellement la prise en charge médicale du processus de la douleur. Il est donc
incontournable de distinguer, au moins schématiquement, les différents types de mécanismes de la
douleur, afin de saisir leur fonctionnement, leur modalité de manifestation et leur traitement. Ces
mécanismes, au nombre de cinq, peuvent toutefois coexister au sein d'un même tableau clinique et il
importera au diagnosticien d'en faire l’état des lieux précis.
Mécanisme de la nociception : système nerveux central et périphérique
La théorie classique de Descartes veut qu'il se trouve dans le cerveau des voies de communications
spécifiques de la douleur, des sortes de trajets réservés pour la douleur. Son hypothèse consiste à
dire qu’une fois ces trajets là « excités » la sensation douloureuse suit, inévitablement. Mais ce n'est
pas entièrement possible, nous disent les neurochirurgiens. Si c’était le cas, on n'aurait plus qu’à
sectionner les nerfs qui conduisent la douleur (ce que des expériences ont tenté, sans succès total).
S'il est inutile de rappeler intégralement le schéma général de la nociception, il s'agit de comprendre le
mécanisme de la douleur en s’intéressant à celui du système nerveux. A la périphérie, c'est-à-dire au
niveau des membres et des organes, les fibres nerveuses périphériques qui réagissant aux stimulus
sont de différents diamètres : les plus fines, « C », sont appelées nociceptives car elles transmettent
le message douloureux par le biais d’impulsions électriques. Tandis que les plus larges « A »
réagissent aux stimuli non agressifs (mouvements articulaires…). Parfois des stimulus normaux sont
interprétés comme très douloureux : hyperalgie (arthrose, coup de soleil..). La théorie de la porte met
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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en relief les mécanismes de contrôle de la douleur par opposition de barrages, fermeture ou ouverture
de porte…mais il existe des approches alternatives
1) Les douleurs nociceptives ou par excès de nociception
Le premier type de douleur est couramment désigné comme résultant d’un excès de nociception, à
cause des stimulations nociceptives en grand nombre émanant du foyer lésionnel et excitant les
nocicepteurs périphériques qui envoient les messages vers la moelle épinière et les centres
supraspinaux. La fonction de nociception permet à l'organisme de détecter les processus qui altèrent
ou menacent son intégrité. Suite à la détection, la nociception déclenche une réaction d'adaptation
visant à éliminer la menace ou l'éviter. Pour autant, nociception n'est pas systématiquement
synonyme de douleur. La douleur elle, est véritablement une perception intégrée au niveau du
cerveau et pour cela, nécessite que l'on soit conscient. Pour soulager ces douleurs, la stratégie est
autant que faire ce peut, d’ordre étiologique, s’attachant à soigner le foyer d’où procèdent les
substances algogènes. Sur le plan symptomatique, on soulagera une trop grande douleur avec des
antalgiques périphériques, des anti-inflammatoires non stéroïdiens, des morphiniques, et dans
certains cas extrêmes, les voies de transmission des messages nociceptifs seront carrément
sectionnées, en bloc opératoire…C’est le type même de la douleur aiguë, qui par ailleurs se retrouve
au stade chronique des pathologies lésionnelles persistantes, comme les cancers (70% des douleurs
cancéreuses sont nociceptives).
2) Les douleurs neurogènes ou neuropathiques périphériques
Les douleurs neuropathiques sont très différentes des précédentes ; l’une des douleurs neurogènes
les plus typiques est la douleur survenant après l'amputation d'un membre et se traduisant par une
douleur du moignon, connue sous le terme de « douleur du membre fantôme ». Elle caractérise
également les douleurs liées au zona et à la paraplégie. Ce type de douleurs est perçu en dehors de
toute stimulation susceptible d'entraîner une douleur et les mécanismes d’excitation neuronale restent
non élucidés. Dans ce type de douleur il est inutile, même illogique rajoute Besson, de prescrire des
antalgiques périphériques ou des anti-inflammatoires ; on aura donc recours à des traitements
antalgiques adressés au système nerveux central (anti-dépresseurs tricycliques et antiépileptiques) ou
encore à des techniques de neurostimulation. Ces douleurs apparaissent souvent en stade de
chronicité douloureuse lorsque le bilan clinique et paraclinique est négatif (même si, souligne Besson,
on peut en supposer l’existence auparavant). Ce diagnostic doit faire l’objet d’une « sémiologie
psychopathologique positive » et peut par exemple relever du registre de l’anxiété et de la dépression.
3) Les douleurs neuropathiques centrales
Dite aussi anesthésia dolorosa, cette douleur est extrêmement pénible, persistante et difficile à
soulager. « Perception est bien le mot-clef, car la douleur neuropathique est une perception complexe
née de l’expérience de l’agression, actuelle ou potentielle, d’un stimulus dit nociceptif. Que le stimulus
soit perçu comme une douleur dépend non seulement de son intensité, mais du contexte de la
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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situation présente, de l’histoire passée et des souvenirs d’un individu, des émotions déclenchées par
le stimulus, etc. » Toutes les stimulations agressives ne sont pas perçues comme douloureuses :
sportif dont la victoire atténue la douleur de la blessure...
ANNEXE B
Le Plan de lutte contre la douleur 1998-2000 - Principales
mesures
Le programme de lutte contre la douleur proposé par le Secrétaire d’Etat à la Santé s’articule autour
de 4 axes principaux :
la prise en compte de la demande du patient
le développement de la lutte contre la douleur dans les structures
de santé et les réseaux de soins,
le développement de la formation et de l’information des professionnels de santé sur l’évaluation et le traitement de la douleur,
l'information du public.
1. La prise en compte de la demande du patient
L’article II de la Charte du patient hospitalisé mentionne qu’" Au cours des traitements et des soins, la
prise en compte de la dimension douloureuse, physique et psychologique des patients et le soulagement de la souffrance doivent être une préoccupation constante de tous les intervenants ".
Dans cet esprit, le Plan de Lutte contre la douleur met le patient au centre du système de santé et prévoit un certain nombre de mesures qui le concernent directement :
•
Le carnet douleur : remis au patient à son arrivée pour une meilleure information sur la douleur,
son évaluation, sa prise en compte par l'équipe soignante et la réponse adaptée, qu'il est en droit
de demander, et qui peut y être apportée.
•
Une systématisation de l'utilisation des réglettes de mesure de la douleur qui permet à l'équipe
soignante dans le cadre d'un dialogue avec le patient de mieux apprécier l'intensité de la douleur.
Une pancarte au pied du lit en fera également la mesure journalière.
•
La mesure de la satisfaction des usagers : des fiches de sortie hospitalière relatives à la satisfaction des patients comporteront des éléments relatifs à la prise en charge plus ou moins satisfaisante des douleurs ressenties par le patient au sein de l’hôpital.
•
Attribution aux établissements de santé, dans le cadre de projets-pilotes, de pompes d'autoanalgésie contrôlée qui permettent au patient lui-même de déclencher l'injection d'antalgiques.
•
L’information des patients sur l’existence des centres de lutte contre la douleur chronique
rebelle. Une liste régionale sera diffusée en mai 98.
•
L'insertion de rubriques spécifiques ayant trait à l'intensité et la prise en charge de la douleur
dans les documents d'anesthésie
•
La disponibilité des antalgiques majeurs. Le Plan de lutte contre la douleur vise à simplifier
les modalités de prescription en remplaçant la prescription des antalgiques majeurs sur ordon-
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
ETHR11
nance extraite d’un carnet à souche numéroté (réservé exclusivement à cet usage) par une prescription médicale sur ordonnance infalsifiable.
Ces ordonnances seront utilisées pour toutes les prescriptions
2. Dans les établissements de santé et de réseaux de soins
Les établissements de santé
Les établissements de santé qui doivent répondre depuis 1995 à l’obligation inscrite dans l’article
L.710-3-1 du CSP qui prévoit que " les établissements de santé, les établissements sociaux et médico-sociaux mettent en oeuvre les moyens propres à prendre en charge la douleur des patients qu’ils
accueillent " et que " pour les établissement de santé publique ces moyens sont définis par le projet
d’établissement ", seront aidés dans leur démarche :
•
un guide sera mis au point, leur permettant de définir les objectifs de prise en charge de la douleur en termes de projet médical, de projet de soins infirmiers, de plans de formation, de gestion et
de système d’information (septembre 1998),
•
la mesure de la satisfaction des patients : un document d’orientation vient d’être diffusé à cet
effet.
•
Les établissements seront incités dans le cadre de leur projet d'établissement à élaborer des protocoles de soins d'urgence incluant des mesures soulageant la douleur des patients
(consignes en cas de douleur); il leur sera proposé, sur la base des expériences menées par
certains établissements, de mettre en place des comités de lutte contre la douleur .
A moyen terme, il sera tenu compte de la qualité de prise en charge de la douleur des patients dans
l’évaluation des établissements. Les contrats objectifs-moyens passés entre les établissements et
les ARH comporteront des indicateurs de qualité sur la prise en charge de la douleur. La grille d’accréditation qui sera mise au point par l’ANAES comportera l’appréciation de la qualité des procédures
et des pratiques de prise en charge de la douleur des patients. Les ARH prendront en compte les efforts réalisés en la matière dans l’évaluation des établissements.
Les réseaux
Le cahier des charges qui sera proposé aux réseaux susceptibles de bénéficier de financements publics intégrera la réflexion sur la lutte contre la douleur au niveau de la charte, de la formation des
intervenants, de la formalisation de la relation des réseaux et des référents...
Une mesure à l'étude prévoit une valorisation de la première consultation chez les médecins généralistes, préalablement formés à l'évaluation et au traitement de la douleur, participant au réseau
ville/hôpital de prise en charge de la douleur chronique rebelle.
3. La formation et l’information des professionnels de santé
D’une façon générale, le thème de la douleur sera intégré dans les différentes formations des médecins comme des autres professionnels de santé :
La formation initiale : désormais, le thème de la douleur et des soins palliatifs sont des enseignements obligatoires au cours du 2ème cycle d’études médicales.
- Les spécialistes (Pédiatres, ORL...) devront également se préoccuper de façon permanente de lutte
contre la douleur dans leur pratique quotidienne : une formation sera mise en oeuvre dans le cadre de
la réforme annoncée du 3ème cycle des études médicales.
- Les formations de 3ème cycle de lutte contre la douleur seront valorisées : recensement des universités concernées, capacité d’évaluation et de traitement, diplômes universitaires et mise à disposition des information sur le site internet du ministère (septembre 98).
Formation des autres professionnels de santé : renforcement de l'enseignement douleur au sein
du cursus de formation des infirmiers ; introduction de cet enseignement dans le cursus de formation
des autres professionnels de santé impliqués dans le prise en charge de la douleur, ainsi que dans
celui des directeurs d'hôpitaux.
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Spica L.
Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
ETHR11
La formation continue : la priorité " douleur " a été affichée par le ministère comme thème prioritaire
pour les médecins en 1998 dans le cadre de la formation continue (avec intégration de ce thème au
sein du projet de " Guide de la FMC hospitalière " actuellement en préparation).
Par ailleurs, 4 régions pilotes ont été désignées pour la mise en place d’une action de formation à
destination du personnel non médical, afin de favoriser l’élaboration de plans d’action " douleur " en
équipe interprofessionnelle au sein de projets d’établissements.
Un logiciel pédagogique de prise en charge de la douleur sera mis en ligne sur le réseau santé social.
La formation spécifique : la douleur de la personne âgée fera l’objet d’une action spécifique : une
enquête sur les personnes âgées vivant à domicile est actuellement en cours, et 3 régions font aujourd’hui l’objet d’une évaluation de la prise en charge de la douleur chronique de la personne âgée,
avec une formation des professionnels de santé (Pays de la Loire, Limousin et Alsace).
En ambulatoire, un nouveau " Guide du praticien " à vocation plus générale, " Le traitement de la
douleur en médecine ambulatoire ", est en cours d’élaboration à l’ANAES. Il s’ajouera au guide élaboré en 1994/95, consacré à la prise en charge de la douleur du cancer chez l’adulte et à celle de la
douleur au cours du SIDA (sortie prévue : dernier trimestre 98).
Par ailleurs, des antalgiques majeurs seront sortis de la réserve hospitalière pour les mettre à
disposition des praticiens de ville.
4. L’information du public
La lutte contre la douleur fera l’objet d’une grande campagne d’information.
Un groupe de pilotage composé des principales associations de lutte contre la douleur et du CFES a
été mis en place au Ministère .
Cette campagne comporte trois volets :
Un premier volet d'information auprès de la presse spécialisée sur les différentes actions menées par
le Ministère et les associations.
Un deuxième volet publicitaire à partir du mois de septembre en direction du grand public après une
étude quantitative sur la douleur.
Un volet évènementiel avec une semaine de sensibilisation et d'information dans les établissements
de santé vers la fin 1998.
Un site douleur sera ouvert sur le Web qui regroupera les sites existants ou à créer.
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Spica L.
Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
ETHR11
ANNEXE C
Evaluation du plan triennal 1998-2000 par le gouvernement
En 2001, le ministre de la santé a confié à la société française de santé publique (SFSP) l'évaluation
du programme triennal de lutte contre la douleur (voir synthèse en annexe 1). Cette évaluation
qualitative montre que l’objectif d'instaurer "une culture de la lutte contre la douleur" a été en partie
atteint : une prise de conscience a été engagée et une dynamique s'est créée ;
des changements notables sont intervenus dans la prise en charge thérapeutique notamment au niveau des médecins ;
des initiatives locales liées le plus souvent à des soignants très motivés ont pu être légitimées.
Cette évaluation souligne la forte mobilisation des infirmiers dans l’amélioration de la prise en charge
de la douleur des patients. Leur formation initiale et leur présence constante auprès des patients leur
ont permis de développer une "culture douleur" souvent plus marquée que chez de nombreux
médecins. Cette évaluation rappelle enfin que l’amélioration de la prise en charge de la douleur relève
de l’information et des connaissances du malade, de la formation des soignants, d’un travail et d’une
réflexion d’équipe, de l’implication de l’encadrement.
•
Mais des progrès restent à faire
Malgré ces éléments encourageants, l'évaluation du plan menée par la société française de santé
publique souligne des difficultés et dysfonctionnements. Les structures de prise en charge de la
douleur chronique rebelle sont encore mal connues du public et des médecins libéraux. Le délai
d'attente pour une première consultation reste encore très long, parfois de plusieurs mois hors
urgence. L'utilisation d'outils de référence notamment d'échelles de mesure de l’intensité de la douleur
reste peu développée. Nombreux sont les soignants (et notamment les médecins) qui ne font pas
confiance à ce type de mesure qui représente pourtant le meilleur moyen pour dépister et objectiver la
douleur. Chez l'enfant et la personne âgée, le recours régulier aux outils d'auto évaluation et aux
grilles d'observation comportementale (hétéro-évaluation), reste encore plus minoritaire. La formation
pratique des médecins dans le domaine de la douleur est encore insuffisante ce qui représente un
obstacle à l'amélioration de la prise en charge antalgique.
Les médicaments opioïdes restent encore trop souvent réservés aux situations de fin de vie. Les
freins identifiés à la prescription d’antalgiques de niveau 3 concernent le manque de connaissance
des produits (peur de dépendance, du surdosage, des effets secondaires…), les représentations
associées, mais également une mauvaise information sur les modalités de prescription et des
procédures encore trop complexes (prescription, recherche clinique). Les protocoles de prise en
charge de la douleur, qui doivent permettre à l’infirmier, dans certaines conditions, de mettre en
oeuvre un traitement antalgique sont rarement mis en œuvre. Ils soulèvent la question de la
responsabilité respective de l'infirmier et du médecin, de la capacité des infirmiers à les appliquer et
de l'organisation du travail. Ces "protocoles" ont le mérite de codifier la prise en charge de la douleur
mais ils suscitent cependant la crainte, mal fondée, d'uniformiser les pratiques. Les professionnels
soulignent l'absence de prise en compte de la dimension psychosociale de la douleur et des moyens
et méthodes non pharmacologiques qui constituent souvent des réponses utiles. Ils permettent, en
outre, de limiter certains facteurs aggravants comme, par exemple, l'anxiété, le manque de
compréhension.
A partir de ce constat et pour soutenir les efforts engagés, Monsieur Bernard Kouchner, ministre
délégué à la santé, a décidé de poursuivre les actions entreprises et de proposer un programme de
lutte contre la douleur 2002-2005.
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Spica L.
2
Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
ETHR11
Un engagement fort
La philosophie de ce programme pouvait se résumer ainsi : La douleur n'est pas une fatalité, elle doit
être au centre des préoccupations de tout professionnel de santé.
•
Une évaluation positive
De nombreuses actions ont été ainsi mises en place tant auprès des usagers que des professionnels
de santé, renforcées, pour certaines, par des mesures réglementaires.
L'information des usagers a été développée. Depuis 1999, chaque patient hospitalisé pouvait
recevoir une brochure (" carnet douleur "), intitulée " la douleur n’est pas une fatalité " l’informant des
possibilités de prise en charge. Cette information a été relayée par une campagne publicitaire
télévisée et complétée, en 2000 par la diffusion d’une brochure pédiatrique d’information
spécifiquement destinée aux enfants et à leur famille.
Des structures de prise en charge contre la douleur chronique rebelle ont été créées(2). A ce
jour 96 structures ont été identifiées. Afin de mieux informer les usagers et les professionnels de santé
de leur existence, la liste de ces structures est consultable sur minitel et internet.
Des recommandations "labellisées" ont été publiées. Des recommandations de bonnes pratiques
sur la prise en charge de la douleur chez l’adulte, l’enfant, la personne âgée ont été publiées par
l’ANAES. Une conférence de consensus sur la prise en charge de la douleur post-opératoire a été
organisée par la Société Française d’Anesthésie et de Réanimation (SFAR) en partenariat avec
l’ANAES. La Fédération Nationale des Centres de Lutte Contre le Cancer (FNCLCC) a élaboré des
"standards options recommandations - SOR" avec l’ANDEM(3) en cours d’actualisation et de
labellisation par l'ANAES. Une conférence d’experts sur la migraine a été initiée par l’INSERM.
La formation initiale des médecins a été renforcée avec l'introduction d'un module obligatoire sur la
lutte contre la douleur et les soins palliatifs dans le programme initial du deuxième cycle des études
médicales(4).
L’offre de formation continue sur le thème de la douleur a été multipliée par trois. Depuis 1996,
28 000 agents, dont 18 000 infirmiers, ont pu bénéficier d’actions de formation financées par l’ANFH.
Par ailleurs, de nombreux diplômes universitaires et 17 capacités d'évaluation et traitement de la
douleur ont été créés. En 2000, le ministère a participé au financement d’un cédérom pédagogique
sur la douleur de l'enfant réalisé par l'association pour le traitement de la douleur de l’enfant.
Un million de réglettes de mesure de l’intensité de la douleur ont été distribuées. Ces outils de
référence (échelles visuelles analogiques : EVA) permettent de mieux dépister et quantifier la douleur
ressentie et de suivre son évolution.
L'accès aux antalgiques majeurs a été facilité afin d'encourager leur prescription : suppression du
carnet à souche remplacé par les ordonnances "sécurisées" dont l’utilisation générale est prévue,
allongement de la durée maximale de prescription pour les stupéfiants les plus utilisés portée de 7 à
28 jours(5), sortie de la réserve hospitalière de certains antalgiques, mise au point de nouvelles formes
pédiatriques d'antalgiques.
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
ETHR11
L’utilisation des antalgiques progresse et la France a rattrapé son retard dans ce domaine. Ainsi
les ventes d'antalgiques de niveau 2 ont progressé de 8% par an depuis 1996, celles des antalgiques
de niveau 3 ont augmenté de 16% en 1999 et de 20% en 2000(6).
La réalisation de protocoles de prise en charge de la douleur a été encouragée (7). Ces
protocoles permettent aux infirmiers de prendre l’initiative, dans des conditions prédéterminées,
d’administrer des antalgiques.
Plus de 5000 pompes d’analgésie auto-contrôlée (PCA) sont désormais disponibles grâce à la
dynamique créée dans les hôpitaux pour mieux soulager les patients notamment lors de douleurs
post-opératoires.
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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ANNEXE D
Le plan de lutte contre la douleur 2002-2005
Le plan quadriennal de lutte contre la douleur (2002/2005 )
Un travail dans la continuité et trois nouvelles priorités
Poursuivre l'amélioration de la prise en charge de la douleur notamment de la douleur chronique
rebelle (lombalgies, céphalées chroniques, douleurs cancéreuses …)
ET :
1- Prévenir et traiter la douleur provoquée par les soins, les actes quotidiens et la chirurgie
2- Mieux prendre en charge la douleur de l'enfant
3- Reconnaître et traiter la migraine
Cinq objectifs
1.
Associer les usagers par une meilleure information
2.
Améliorer l’accès du patient souffrant de douleurs chroniques rebelles à des
structures spécialisées
3.
Améliorer l'information et la formation des personnels de santé
4.
Amener les établissements de santé à s'engager dans un programme de prise en
charge de la douleur
5.
Renforcer le rôle infirmier notamment dans la prise en charge de la douleur provoquée
1 - Associer les usagers par une meilleure information
Les usagers doivent apprendre à être des acteurs de l’amélioration de la prise en charge de la douleur. L’information dont disposent les patients (et leur entourage) a permis de faire évoluer leur demande et leurs exigences. Toutefois, selon les caractéristiques socio-culturelles des patients l'information sur la douleur a été inégalement reçue.
L’information doit être renforcée pour faciliter le dialogue patients/soignants.
Objectifs
* Permettre à tout patient (adulte, enfant et son entourage) d’avoir accès à une information précise et
compréhensible sur la prise en charge de la douleur notamment :
•
avant un acte douloureux ;
•
avant une intervention chirurgicale.
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Spica L.
Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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* Informer les personnes souffrant de migraines et de céphalées chroniques des possibilités de prise
en charge
* Faire connaître les structures de prise en charge de la douleur chronique rebelle
2 - Améliorer l’accès de la personne souffrant de douleurs chroniques rebelles à des
structures spécialisées
Afin de mieux prendre en charge la douleur chronique rebelle des structures ont été identifiées. Actuellement sont recensés 32 consultations pluridisciplinaires de prise en charge de la douleur chronique rebelle, 41 unités et 23 centres. Il existe cependant des inégalités régionales : 49 départements
ne disposent d'aucune consultation et dans 8 régions, on ne recense aucun centre (voir annexe).
Ces structures sont encore mal connues du public et des médecins libéraux et le délai d'attente pour
une première consultation reste encore très long hors urgence. Par ailleurs, les médecins libéraux
souhaitent que ces structures soient plus facilement accessibles lors de difficultés à prendre en
charge la douleur et qu'elles constituent de véritables lieux de rencontre et de réflexion. Enfin, les
freins identifiés à une meilleure prise en charge thérapeutique doivent être levés.
Objectif
*Améliorer la réponse en soins pour les patients douloureux chroniques
* Identifier, au plan régional les praticiens (libéraux ou hospitaliers) et les structures qui peuvent et
souhaitent prendre en charge les patients migraineux.
3 - Améliorer l'information et la formation de l'ensemble des professionnels de santé
La formation des personnels de santé constitue un élément essentiel de la qualité des soins. Les professionnels doivent être sensibilisés et formés au plus tôt afin qu’ils puissent acquérir les principes et
les comportements adaptés dans le quotidien de leurs pratiques professionnelles. Ils doivent avoir
également accès à la formation continue parce que les connaissances et les techniques évoluent.
Il existe des moyens limitant la douleur au cours de soins quotidiens qui améliorent significativement
le confort du patient ; ils sont insuffisamment pris en compte. La recherche clinique est dans ce domaine peu développée ; il serait légitime compte tenu de l’attente des patients de mener des études
dans ce domaine.
Objectif
* Donner aux soignants les moyens de mettre en place des stratégies de prévention et de traitement
de la douleur. Tout soignant doit avoir accès à une information et une formation lui permettant :
o
de mieux appréhender la complexité du phénomène "douleur" ainsi que la variabilité
de sa perception et de son expression ;
o
d'identifier et d'évaluer régulièrement l'intensité de la douleur ;
o
de prévenir la douleur provoquée par les soins et la chirurgie ;
o
de mieux prendre en charge la douleur de l'enfant, de la personne handicapée ainsi
que celle du patient migraineux.
4 - Amener les établissements de santé à s'engager dans une démarche d’amélioration de la
qualité de la prise en charge de la douleur des patients
La prise en charge de la douleur constitue une mission de tout établissement de santé (Article
L.1112-4 du code de la santé publique). Afin de répondre à cette obligation, certains établissements
ont mis en place, avec succès, un comité de lutte contre la douleur (CLUD), d'autres ont inscrit cette
démarche au niveau de la structure qualité de l'établissement. Plusieurs enquêtes ont montré des
disparités majeures dans les pratiques antalgiques au sein d’un même établissement d’un même serJuin 2008
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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vice. L’implication réelle du chef de service et du cadre infirmier demeure déterminante pour la mise
en place effective de ces bonnes pratiques. Par ailleurs, des réseaux inter-hospitaliers permettant la
mutualisation des moyens et des compétences se sont développés dans certains bassins de vie.
Objectif
Inciter tous les établissements de santé à la mise en oeuvre et au suivi d'un programme cohérent de
prise en charge de la douleur des patients concernant, notamment la douleur provoquée par les soins
chez l’adulte comme chez l'enfant.
5 - Renforcer le rôle de l'infirmier notamment dans la prise en charge de la douleur provoquée
Les infirmiers par leur formation initiale et leur présence constante auprès des patients se sont mobilisés très tôt pour améliorer la prise en charge de la douleur.
De manière générale, les infirmiers rencontrent des difficultés dans la reconnaissance de leurs
compétences notamment dans la mise en place des protocoles de prise en charge de la douleur.
Cette mise en place s'intègre dans une réflexion d'équipe et nécessite le soutien et l'accompagnement
des personnels d'encadrement médicaux et paramédicaux.
L’expérience accumulée ces dernières années par les unités mobiles " douleur aiguë post-opératoire "
et " douleur chronique " montre que l’amélioration de la prise en charge de la douleur peut être reliée
à la présence auprès des équipes d’un infirmier référent douleur.
Objectifs :
•
Consolider le rôle des infirmiers dans la lutte contre la douleur
* Poursuivre la mise en place de la formation continue des infirmiers
* Intégrer au sein des établissements de santé des infirmiers référents douleur
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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ANNEXE E
Plan d’amélioration de la prise en charge de la douleur
2006-2010
Le plan d’amélioration de la prise en charge de la douleur 2006-2010 repose sur quatre axes :
• L’amélioration de la prise en charge des personnes les plus vulnérables
(enfants, personnes âgées et en fin de vie) ;
• La formation renforcée des professionnels de santé ;
• Une meilleure utilisation des traitements médicamenteux et des méthodes non pharmacologiques ;
• La structuration de la filière de soins.
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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ANNEXE F
Evaluation de la douleur : le questionnaire de Saint Antoine
QUESTIONNAIRE sur la DOULEUR de SAINT ANTOINE
Le plus utilisé en France, élaboré par Boureau et son équipe, il est l'adaptation française du MC Gill
Pain Questionnaire (MPQ) de Melzack. C'est un questionnaire de 61 mots qualificatifs répartis en 17
sous-classes : 9 sensorielles, 7 affectives, 1 évaluative. On demande au patient de sélectionner les
adjectifs puis de les noter de 0 (pas du tout) à 4 (extrêmement). Cette échelle d'auto-évaluation
permet en pratique clinique de préciser les participations du sensoriel et de l'affectif dans l'intensité
douloureuse. Ses limites sont l'inaptitude à la compréhension des mots : (niveau socioculturel bas) et
l'inadaptation à la répétition à intervalles rapprochés.
Afin de préciser la douleur que vous ressentez actuellement (depuis les dernières 48h), nous vous
demandons de répondre au questionnaire ci-après.
Il vous aidera à préciser :
- les mots qui décrivent votre douleur,
- les changements dans vos activités,
- votre état d'humeur et de tension.
N'oubliez pas de répondre à toutes les questions. Ce questionnaire vous aidera à mieux suivre
l'évolution de vos progrès.
Vous trouverez ci-dessous une liste de mots pour décrire votre douleur.
Afin de préciser la douleur que vous ressentez depuis les dernières 48h, entourez pour chaque mot la
note correspondante.
Cotations
0 = absent,
1 = faible,
2 = modéré,
3 = fort,
4 = extrêmement fort
ATTENTION : Pour chaque groupe de mots (séparé par une lettre), choisissez maintenant par une
croix dans la case de droite un seul mot, celui qui décrit le mieux votre douleur
A
Battements
0
1
2
3
4
Pulsations
0
1
2
3
4
Elancements
0
1
2
3
4
En éclairs
0
1
2
3
4
Décharges électriques
0
1
2
3
4
Coups de marteau
0
1
2
3
4
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Rayonnante
0
1
2
3
4
Irradiante
0
1
2
3
4
Piqûre
0
1
2
3
4
Coupure
0
1
2
3
4
C Pénétrante
0
1
2
3
4
Transperçante
0
1
2
3
4
Coups de poignard
0
1
2
3
4
Pincement
0
1
2
3
4
Serrement
0
1
2
3
4
Compression
0
1
2
3
4
Ecrasement
0
1
2
3
4
En étau
0
1
2
3
4
Broiement
0
1
2
3
4
Tiraillement
0
1
2
3
4
Etirement
0
1
2
3
4
Distension
0
1
2
3
4
Déchirure
0
1
2
3
4
Torsion
0
1
2
3
4
Arrachement
0
1
2
3
4
Tiraillement
0
1
2
3
4
Etirement
0
1
2
3
4
Distension
0
1
2
3
4
Déchirure
0
1
2
3
4
Torsion
0
1
2
3
4
Arrachement
0
1
2
3
4
Chaleur
0
1
2
3
4
Brûlure
0
1
2
3
4
Froid
0
1
2
3
4
Glace
0
1
2
3
4
Picotements
0
1
2
3
4
H Fourmillements
0
1
2
3
4
0
1
2
3
4
B
D
E
E
F
G
Démangeaisons
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Engourdissement
0
1
2
3
4
Lourdeur
0
1
2
3
4
Sourde
0
1
2
3
4
Fatigante
0
1
2
3
4
Epuisement
0
1
2
3
4
Ereintante
0
1
2
3
4
Nauséeuse
0
1
2
3
4
K Suffocante
0
1
2
3
4
Syncopale
0
1
2
3
4
Inquiétante
0
1
2
3
4
Oppressante
0
1
2
3
4
Angoissante
0
1
2
3
4
Inquiétante
0
1
2
3
4
Oppressante
0
1
2
3
4
Angoissante
0
1
2
3
4
Harcelante
0
1
2
3
4
Obsédante
0
1
2
3
4
0
1
2
3
4
Torturante
0
1
2
3
4
Suppliciante
0
1
2
3
4
Gênante
0
1
2
3
4
Désagréable
0
1
2
3
4
Pénible
0
1
2
3
4
Insupportable
0
1
2
3
4
Enervante
0
1
2
3
4
O Exaspérante
0
1
2
3
4
Horripilante
0
1
2
3
4
Déprimante
0
1
2
3
4
Suicidaire
0
1
2
3
4
I
J
L
L
M Cruelle
N
P
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ANNEXE G
Discours de Monsieur Bernard Kouchner, 2001
Ministre délégué à la Santé Colloque douleur à l'UNESCO
Ouverture de la 9ème journée de
" la douleur de l'enfant ; Quelles
réponses ?
et mécanismes de la chronicisation
douloureuse "
Lundi 17décembre 2001
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs
C’est une joie d’être parmi vous en cette fin d’année à cette neuvième journée sur la douleur de
l’enfant.
Vous savez que je suis très attaché à la lutte contre la douleur. En 1998, j’avais annoncé un plan
triennal de lutte contre la douleur dont la philosophie pouvait se résumer ainsi : " La douleur
n’est pas une fatalité, elle doit être au centre des préoccupations de tout professionnel de
santé ". Il s’agit aujourd’hui de faire le bilan de ce premier plan et de vous annoncer les grandes
lignes de mon nouveau programme d’actions axé sur 3 grandes priorités : la douleur provoquée, la
douleur de l’enfant et la migraine. Il m’a donc semblé naturel de venir vous présenter ce nouveau plan
dont une partie est consacrée à la douleur de l’enfant dans cette salle prestigieuse de l’UNESCO pour
votre colloque annuel.
Tout d’abord, je voudrais souligner que nous disposons aujourd’hui d’une évaluation du plan triennal
de lutte contre la douleur réalisé par la société française de santé publique qui nous permet de
mesurer le chemin parcouru. Des progrès importants ont été accomplis ; la lutte contre la douleur a
mobilisé ; la prise en charge de la douleur s’est améliorée.
Quel bilan ?
Les initiatives ont été nombreuses portées par les équipes des consultations, des unités ou des
centres de lutte contre la douleur. Des dynamiques se sont enclenchées. Parmi les résultats
principaux de cette évaluation réalisée par la société française de santé publique, j’ai noté des points
forts et des carences.
Tout d’abord parmi les points forts, il faut souligner que :
• des recommandations de bonnes pratiques cliniques et thérapeutiques labellisées par l’agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé sont maintenant disponibles ;
• un effort de formation sans précédent a été réalisé puisque depuis 1996, 28 000 professionnels de santé ont été formés ;
• la formation initiale des médecins a été renforcée. Un module " douleur et soins palliatifs " est
dorénavant inscrit dans le deuxième cycle des études médicales ;
• des structures de lutte contre la douleur ont été créés. Nous en avons identifiés 96 ;
• l’accès aux antalgiques a été facilité. Le carnet à souche a été supprimé et les durées maximales de prescription allongées ;
• l’utilisation des antalgiques progresse : + 8% par an pour les antalgiques de type 2 et pour les
antalgiques de type 3 : +16% en 1999 et +20% en 2000 ;
• 5000 pompes et un million d’échelles visuelles analogiques ont été distribuées ;
• de larges campagnes d’information auprès des malades ont été réalisées permettant de faire
évoluer leurs demandes et leurs exigences.
Mais des progrès importants restent à accomplir en particulier :
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•
•
•
Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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dans le domaine de l’information du public : les structures de lutte contre la douleur sont encore mal connues ;
dans le domaine de la formation des professionnels de santé en particulier dans la formation
pratique des médecins ; la prise de conscience de chaque médecin est encore loin d’être
acquise. La dimension psychosociale ainsi que les méthodes non pharmacologiques sont insuffisamment prises en compte ;
et dans le domaine de la prise en charge de la douleur. Les délais d’attente pour un rendezvous en consultation sont encore longs, trop longs. Les médicaments opioïdes sont encore
trop souvent réservés aux situations de fin de vie. De nombreuses résistances sont encore
soulignées pour la mise en œuvre des protocoles infirmiers.
Je remercie la société française de santé publique et les auteurs de l’évaluation du plan 1998-2000 :
mesdames Cécile Lothon, Anne Laurent-Bec et Pauline Marec d’avoir dégagé dans leur travail des
priorités qui nous ont bien entendu servi à établir les axes du nouveau programme d’actions. Ce
programme s’inscrit dans la continuité du plan précédent ; il prend en compte en particulier la douleur
chronique rebelle (les lombalgies, les céphalées chroniques, les douleurs cancéreuses) mais il met
l’accent sur trois catégories de douleur :
1- La douleur aiguë provoquée par les gestes, les explorations invasives, les soins. Ces douleurs
quotidiennes sont pourtant faciles à anticiper et à traiter. Les réponses antalgiques sont plus faciles à
standardiser et à " protocoliser ". Je pense, en particulier, à la douleur post-opératoire et à une
meilleure utilisation de pompes à morphine et aussi à la douleur de l’enfant où la contention physique
et le déni demeurent des réponses fréquentes. Cette axe me paraît très important car je pense que
l’amélioration de la prise en charge de la douleur provoquée constitue un levier fort pour asseoir le
changement de comportement des français et des soignants vis à vis de la douleur.
2- la douleur de l’enfant. Il s’agit hélas d’une triste réalité trop souvent banalisée. J’invite chacun à
lire les deux vignettes cliniques très illustratives en annexe du plan décrivant une suture aux urgences
pédiatriques. Dans un cas les conditions sont déplorables : l’enfant est contenu pendant une suture
sans anesthésie dans l’autre cas, au contraire, la même suture se déroule très bien, l’enfant respirant
un mélange de protoxyde d’azote et d’oxygène. Nous disposons de moyens de prévention et de
traitement – il faut les utiliser.
3- et enfin la migraine parce que c’est l’exemple typique de la pathologie douloureuse qui malgré sa
fausse banalité est extrêmement invalidante. Les experts estiment que 12% à 15% de la population
en souffre.
Ce nouveau programme de lutte contre la douleur est ambitieux. Il comporte cinq axes et de très
nombreuses mesures. Avant de vous en présenter les grandes lignes je voudrais remercier le Dr
Daniel Annequin, notre chef de projet douleur, Mme Danielle Cullet de la DHOS qui ont élaboré ce
plan en collaboration avec la société d’étude et de traitement de la douleur et les collèges de
professionnels de la douleur.
1er axe : Associer les usagers par une meilleure information
L’information des personnes malades et de leur entourage les informant des possibilités de prise en
charge reste un axe majeur de ce nouveau plan. Le message de la campagne de communication
2000 " la douleur n’est pas une fatalité " est toujours d’actualité. Il a permis incontestablement de faire
évoluer la demande et les exigences des personnes malades. Nous devrons encore renforcer cette
information afin de favoriser le dialogue patients / soignants.
Deux mesures importantes méritent d’être soulignées :
•
le contrat d’engagement douleur remplace le carnet douleur. Ce carnet qui contient des
éléments d’information sur la douleur devient un aussi acte d’engagement de l’établissement hospitalier.
•
une large campagne d’information sera développée en direction des enfants. La loi de financement de la sécurité sociale 2002 vient de rendre obligatoire des examens buccodentaires de prévention lors de la 6ème et de la 12ème année. Comme le passage chez le
dentiste est très souvent associé à la notion de douleur, nous profiterons de ce nouveau
contexte pour développer une information sur la douleur et les moyens de l’éviter et de la
soulager.
2ème axe : Améliorer l’accès de la personne souffrant de douleurs chroniques rebelles à des
structures spécialisées
La douleur chronique rebelle du fait de sa durée, de sa persistance malgré les traitements antalgiques
usuels entraîne des séquelles invalidantes ayant des retentissements importants sur la qualité de vie
des personnes. Je pense ici aux lombalgies, aux céphalées chroniques, aux douleurs cancéreuses…
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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Une centaine de structures de lutte contre la douleur chronique rebelle ont été créées pour répondre
aux besoins des personnes concernées. Il nous faut poursuivre votre effort car les délais d’attente
pour les premières consultations sont encore longs ; la moitié des départements ne disposent
d’aucune consultation douleur. C’est pourquoi dès 2002 :
• nous créerons des consultations de prise en charge de la douleur en particulier dans les départements qui en sont dépourvus ;
• nous renforcerons les structures de lutte contre la douleur sur la base d’une enquête de besoin qui sera réalisée début 2002 ;
35 MF sont consacrés à ces mesures.
Je souhaite qu’une attention toute particulière soit portée à la migraine. Elle ne doit pas être vécue
comme une fatalité. Il nous faut sensibiliser tous les acteurs.
Deux documents simples et clairs seront élaborés :
• l’un destiné au grand public qui y trouvera des repères simples pour distinguer la maladie migraineuse et préciser les grandes tendances thérapeutiques ;
• l’autre destinée à l’ensemble des professionnels, ils y apprendront à mieux éviter les principaux pièges liés à cette pathologie ainsi que les démarches thérapeutiques efficaces ;
• Le centre national de ressource dont je vous ferais part tout à l’heure devra promouvoir et diffuser des supports de formation interactifs avec auto évaluation et présentation de cas cliniques ;
• Nous créerons un centre expérimental de référence sur la migraine de l’enfant à l’Hôpital d’enfants Armand Trousseau car cette pathologie touche 5 à 10 % des enfants.
• Enfin, les ARH devront identifier les praticiens (libéraux ou hospitaliers et les structures qui
peuvent et souhaitent prendre en charge les patients migraineux. Cette liste sera accessible
au public.
Parallèlement, je souhaite que le travail engagé pour faciliter l’accès aux antalgiques majeurs soit
poursuivi.
La généralisation des ordonnances sécurisées doit devenir une réalité dés 2002. La direction générale
de la santé a mis en place un groupe de travail sur ce thème et doit me faire des propositions.
Par ailleurs, vous êtes nombreux à m’avoir fait part de la nécessaire simplification de la prescription et
la dispensation des médicaments opioïdes à l’hôpital. La DHOS, en liaison avec l’AFSSAPS, qui
réfléchit actuellement sur le circuit du médicament à l’hôpital étudiera ces questions et me fera part de
ses conclusions.
3ème axe : Améliorer l’information et la formation de l’ensemble des professionnels de santé
La formation des professionnels de santé constitue un élément clé de la qualité des soins et ceci
d’autant que les moyens de limiter la douleur existent. Je pense en particulier à la douleur provoquée,
à la douleur au cours des soins quotidiens pour lesquels on peut significativement améliorer le confort
du patient.
Nous poursuivrons le travail engagé de formation des professionnels de santé. Des documents ciblés
sur des thèmes spécifiques jugés prioritaires seront élaborés. Mais surtout sera créé un centre
national de ressource de la douleur.
Ce centre aura pour missions :
• diffuser l’information par la création d’une médiathèque ouverte à tous et l’actualisation régulière du site internet du ministère de la santé ;
• de faire connaître et valoriser les initiatives et les réalisations autour de l’amélioration de la
douleur ;
• d’apporter une aide logistique aux professionnels en charge de la douleur ;
• de favoriser la recherche clinique sur la douleur au quotidien et les méthodes non pharmacologiques de prise en charge de la douleur.
Un budget de 3 MF en 2002 est consacré à l’ouverture de ce centre.
4ème axe : Amener les établissements de santé à s’engager dans une démarche d’amélioration
de la qualité de la prise en charge de la douleur
Nous avons inscrit dans le code de la santé publique la prise en charge de la douleur comme une
mission des établissements de santé. Pour autant il nous faut accompagner les établissements de
santé pour la mise en œuvre et le suivi d’une politique cohérente de lutte contre la douleur.
Ils auront bien sûr à leur disposition le centre national de ressource.
Ils disposeront, dès le 1er trimestre 2002, d’un guide méthodologique élaboré par la DHOS concernant
l’organisation de la prise en charge pour aider les établissements dans leur démarche.
Nous nous attacherons à développer des nouveaux savoir-faire en pratique de ville. Il paraît
nécessaire que les réseaux de santé appliqués en particulier aux soins palliatifs, au cancer et aux
personnes âgées intègrent la dimension de la douleur tant cette problématique apparaît comme
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Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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transversale.
Enfin, j’ai demandé à ce que le référentiel d’accréditation soit modifié afin que soit mieux identifiée la
prise en charge de la douleur dans l’établissement lors de la visite d’accréditation. Ce point est
important car il est susceptible d’inciter très fortement les établissements à s’engager dans une
politique active de lutte contre la douleur.
5ème et dernier axe : Renforcer le rôle de l’infirmier, des infirmières dans la prise en charge de la
douleur provoquée
Les infirmiers sont des acteurs clés de la lutte contre la douleur. Leur présence est constante auprès
des patients. Sous certaines conditions, ils ont la possibilité de mettre en œuvre un traitement
antalgique.
Chacun reconnaît même leur savoir-faire lié à une formation initiale de qualité et à l’effort considérable
qui a été fait en formation continue : 18 000 infirmiers ont bénéficié depuis 1996 d’une telle formation.
Dans de nombreuses situations, se posent la question de la responsabilité respective de l’infirmier et
du médecin. C’est pourquoi, il m’est apparu important d’intégrer dans le futur décret de compétence
des infirmiers qu’ils soient libéraux ou hospitaliers des éléments relatifs à la prise en charge de la
douleur par les infirmiers. Ce décret qui devrait être publié dans les mois qui viennent précisera que
tout infirmier :
• évalue la douleur dans le cadre de son rôle propre ;
• est habilité à entreprendre et à adapter les traitements antalgiques selon des protocoles préétablis, écrits, datés et signés par un médecin ;
• peut sur prescription médicale, injecter des médicaments à des fins analgésiques dans des
cathéters périduraux et intra-thécaux ou placés à proximité d'un tronc ou plexus nerveux.
J’ai noté également avec beaucoup d’intérêt l’impact d’infirmier(e) référent(e) douleur sur la prise en
charge de la douleur. Il ou elle a une activité transversale ; elle met en place concrètement les
protocoles antalgiques ; elle participe à l’évaluation régulière des bonnes pratiques en matière de
prise en charge de la douleur ; elle forme chaque jour ses collègues à mieux utiliser les pompes à
morphine mais aussi à évaluer systématiquement les niveaux de douleur des patients.
Ces expériences seront élargies et je souhaite que soit créé en 2002, 125 postes d’infirmiers référents
douleur. Il s’agit de donner les moyens humains pour accompagner les modifications de
comportements dans les établissements de santé. Je ne doute pas que cet effort important va
permettre d’accompagner au plus prêt du terrain la politique que je vous présente. 35 MF seront
consacrés à ce renforcement.
Enfin, s’agissant de formation continue, l’Association Nationale de Formation Hospitalière intégrera à
nouveau la douleur parmi ses thèmes prioritaires dès 2003.
Voilà mesdames, messieurs les grands axes de mon programme d’action de lutte contre la douleur
2002-2005. Il me reste à vous encourager dans vos travaux auxquels je serais particulièrement
attentif. Nous avons incontestablement progressé dans la lutte contre la douleur. Il nous faut
aujourd’hui poursuivre notre action et ne pas relâcher l’effort entrepris si l’on veut inscrire durablement
dans notre culture la lutte contre la douleur. Les progrès des antalgiques ont bouleversé la prise en
charge de la douleur ; elle est aujourd’hui inacceptable car, dans bon nombre de situations, elle peut
être soulagée. Je souhaite pour ma part que sa prise en charge au sein des établissements de santé
devienne un des indicateurs fort de la qualité des soins.
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ANNEXES H
Les dix propositions de l’OMS : traitement de la douleur
cancéreuse (Genève 1987)
l) Chaque gouvernement devrait envisager de mettre en place un programme pour soulager la douleur
cancéreuse. Les organismes participants devraient comprendre : les départements de la santé, de
réglementation des médicaments, de l'indication et de la mise en application des lois, des associations
nationales de professionnels des soins de santé, des organisations s’occupant du cancer. Il faudrait
essayer d'augmenter les fonds ou d'en attribuer aux organismes compétents pour que le traitement de
la douleur cancéreuse soit mis en place.
2) Les gouvernements devraient partager leur expérience pour mettre au point des systèmes de
réglementation des médicaments qui permettraient de ne pas empêcher les cancéreux de recevoir
ceux qui sont nécessaires au soulagement de leur douleur tout en combattant la toxicomanie de façon
appropriée.
3) Les mesures nationales, légales et administratives concernant la distribution des analgésiques
opioïdes par voie orale devraient être réexaminées et si nécessaire révisées.
4) Les gouvernements devraient encourager les travailleurs dans le domaine de la santé à signaler
aux autorités compétentes toute situation dans laquelle des opioïdes par voie orale ne sont pas mis à
la disposition des cancéreux qui en ont besoin.
5) Une méthode de traitement de la douleur cancéreuse devra être évaluée par les centres
nationaux du cancer et progressivement distribuée au niveau national.
6) En tenant compte du niveau de leur formation, tous les travailleurs dans le domaine de la santé
devraient apprendre à évaluer la douleur cancéreuse et à comprendre son traitement.
7) II faudrait encourager la recherche dans le traitement de la douleur cancéreuse d'une façon
adaptée aux besoins de chaque pays. Une telle recherche devrait comprendre l'évaluation des
services déjà existants de traitement de la douleur et celle des effets obtenus après modification de la
réglementation des médicaments et de la formation professionnelle.
8) L'enseignement universitaire, post-universitaire et les systèmes d'examen et de délivrance de
diplômes des médecins, des infirmières et d'autres travailleurs dans le domaine de la santé impliqués
dans le traitement des cancéreux devraient souligner l'importance de savoir combattre la douleur.
9) Les malades atteints d'un cancer avancé et qui souffrent devraient pouvoir recevoir des soins à
domicile s'ils le désirent.
10) Les membres de la famille devraient recevoir une formation sur le traitement à domicile des
malades cancéreux et qui souffrent, ceci par l'intermédiaire des systèmes de soins existants.
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ANNEXE I
Morceaux choisis de la description des douleurs de la Passion : un zêle médical
Sur le site Internet « Croix sens », un médecin témoigne des
douleurs du Christ lors de la crucifixion.
http://www.croixsens.net/souffrance/souffrancedejesus.php - consulté la dernière fois le 20 mai 2008
Extraits :
(…) « Je n'ai aucune compétence pour discuter la douleur psychique et spirituelle infinie de Dieu
incarné expiant les péchés de l'homme après la Chute. Mais, il m'a semblé qu'en tant que médecin, je
pourrais discourir sur les aspects physiologiques et anatomiques de la passion de notre Seigneur.
Qu'est-ce que le corps de Jésus de Nazareth a supporté réellement pendant ces heures de torture ?
(…) Ceci m'a amené tout d'abord à une étude de la pratique de la crucifixion elle-même ; c'est-à-dire,
la torture et l'exécution par la fixation à une croix. Je me dois beaucoup envers ceux qui ont étudié ce
sujet dans le passé, et particulièrement à un collègue contemporain, le Dr. Pierre Barbet, un chirurgien
français qui a fait une recherche historique et expérimentale approfondie et a écrit intensivement sur le
sujet.
(…) Plusieurs peintres et la plupart des sculpteurs de la crucifixion, montrent également les clous
plantés dans les paumes. Les récits romains historiques et le travail expérimental ont établi que les
clous étaient plantés dans les petits os des poignets (radial et cubitus), non pas dans les paumes. Les
clous plantés dans les paumes auraient déchiré la peau et seraient sortis des mains sous le poids du
corps humain. (…) Parmi les nombreux aspects de cette première souffrance, la sueur sanglante est
celui portant le plus grand intérêt physiologique. Point intéressant, Luc, le médecin, est le seul à la
mentionner. Il dit, " et étant dans l'agonie, il a prié plus instamment et sa sueur est devenue comme
des grumeaux de sang qui tombaient par terre. "
(…) Bien que cela se produise très rarement, le phénomène d'hématidrose, ou la sueur sanglante, est
bien documenté. Subissant un stress émotif intense, les minuscules capillaires dans les glandes de
sueur de notre Seigneur ont pu se briser, mélangeant ainsi le sang à la sueur. Ce processus a pu
provoquer une faiblesse marquée et un état de choc.
Après que l'arrestation au milieu de la nuit, Jésus fut emmené devant le Sanhédrin et Caïphe, le
souverain sacrificateur ; c'est ici que le premier traumatisme physique lui fut infligé. Un soldat a frappé
Jésus au visage parce qu'il est demeuré silencieux après avoir été interrogé par Caïphe. Les gardes
du palais lui ont bandé les yeux et se sont moqués de lui en le défiant d'identifier ceux qui passaient
devant lui en lui crachant dessus et en le frappant. (…) Les préparations pour la flagellation
consistaient à dépouiller le prisonnier de ses vêtements et à lui attacher ses mains à un poteau audessus de sa tête. La loi juive limitait à 40 le nombre de coups, mais il est douteux que les Romains
en aient tenu compte. (…) Le légionnaire romain s'avançait avec le fouet (flagrum ou flagellum) dans
sa main. C'est un fouet court se composant de plusieurs lanières de cuir pesantes avec deux petites
boules de plomb attachées près du bout. Le légionnaire fouettait de toutes ses forces les épaules, le
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dos, et les jambes de Jésus. En premier lieu, les lanières lacèrent la peau seulement. Ensuite, alors
que les coups se succèdent, ils entament les tissus sous-cutanés, produisant d'abord un suintement
de sang provenant des capillaires et des veines de la peau, et finalement, c'est le saignement artériel
qui gicle des vaisseaux musculaires.
Les petites boules de plomb produisent d'abord des contusions larges et profondes qui sont ouvertes
par les coups suivants. Enfin, la peau du dos pend par de longs lambeaux et toute la région dorsale
est une masse méconnaissable de tissu déchiré et saignant. Quand le centurion estime que le
prisonnier est près de mourir, il fait cesser la flagellation.
Jésus, à moitié évanoui, est alors délié et il s'effondre alors sur le trottoir en pierre, mouillé avec son
propre sang. Les soldats romains trouvent cela bien drôle que ce Juif venant de la campagne
prétende être roi. Ils lui jettent sur les épaules une robe longue et placent un bâton dans sa main pour
servir de sceptre. Ils ont encore besoin d'une couronne pour terminer leur déguisement. Des branches
flexibles couvertes de longues épines (généralement utilisées pour attacher par paquets le bois de
chauffage) sont tressées dans la forme d'une couronne, puis sont enfoncées dans son cuir chevelu.
Encore une fois, Jésus saigne abondamment, le cuir chevelu étant un des secteurs les plus
vasculaires du corps.
Après s'être moqués de lui et l'avoir frappé au visage, les soldats lui ôtent le bâton de sa main et s'en
servent pour le frapper sur la tête, enfonçant les épines plus profondément dans son cuir chevelu.
Finalement, ils se fatiguent de leur sport sadique et ils arrachent la robe du corps de Jésus. La robe
ayant déjà adhéré aux caillots de sang et de sérum dans les blessures, elle lui cause une douleur
atroce quand on la lui enlève, comme quelqu'un qui enlève sans précaution un bandage chirurgical.
Les blessures commencent alors une fois de plus à saigner, presque comme si elles encore étaient
fouettées.
On offre à Jésus du vin mélangé à la myrrhe, un mélange
analgésique doux. Il refuse de le boire. On ordonne à Simon de placer le
patibulum sur la terre et Jésus est rapidement renversé vers l'arrière avec ses épaules contre le bois.
Le légionnaire trouve la dépression à l'avant du poignet. Il enfonce profondément dans le bois à
travers le poignet un clou en fer pesant et carré. Rapidement, il se déplace de l'autre côté et répète la
procédure en faisant attention à ne pas trop étirer les bras pour permettre une certaine flexion et un
peu de mouvement (…)
Le pied gauche est pressé vers l'arrière contre le pied droit, et avec les deux pieds étendus, les orteils
vers le bas, un clou est enfoncé à travers l'arche de chaque pied, laissant la possibilité aux genoux de
se plier un peu. La victime est maintenant crucifiée. Alors qu'il s'affaisse lentement en mettant plus de
poids sur les clous dans les poignets, une douleur atroce est déclenchée le long de ses doigts et
explose dans son cerveau - les clous dans les poignets mettent de la pression sur les nerfs médians.
Quand il se redresse pour éviter ce tourment causé par l'étirement, il place tout son poids sur le clou
dans ses pieds. Une fois de plus, il y a une agonie fulgurante causée par le clou déchirant ses nerfs
entre les os du métatarse des pieds. Rendu à ce point, alors que les bras se fatiguent, de grandes
vagues de crampes balaient ses muscles, les nouant dans une douleur élançante, profonde et sans
répit. Ces crampes l'empêchent de se redresser. Pendant par les bras, les muscles pectoraux sont
incapables de faire leur travail. L'air peut être aspiré dans les poumons, mais ne peut être exhalé.
Jésus lutte pour se soulever afin de pouvoir prendre une petite respiration. Finalement, le dioxyde de
carbone s'accumule dans ses poumons et dans son sang ce qui le soulage partiellement de ses
crampes. De manière spasmodique, il est capable de se soulever pour exhaler et inhaler ensuite
l'oxygène qui le maintient en vie.(…) Jésus passe des heures de douleur sans limite ; crampes qui lui
tordent et déchirent les ligaments, asphyxie partielle intermittente, douleur fulgurante où les tissus
déchirés dans son dos lacéré sont frottés contre le bois rugueux quand il se soulève pour respirer.
Ensuite une autre agonie débute... Une douleur écrasante, profonde et terrible dans sa poitrine alors
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que le péricarde se remplit lentement de sérum et commence à comprimer le coeur.
(…) C'est maintenant presque fini. La perte de fluide des tissus a atteint un niveau critique ; le coeur
comprimé lutte pour pomper du sang lourd, épais qui monte lentement dans les tissus ; les poumons
torturés font un effort frénétique pour inhaler des petites bouffées d'air. Les tissus déshydratés de
manière marquante envoient leur flot de stimuli au cerveau. Jésus halète son cinquième cri : " J'ai soif
" . Son état correspond à celui décrit au verset 15 du Psaume 22 " Ma force se dessèche comme
l'argile, et ma langue s'attache à mon palais ; tu me réduis à la poussière de la mort." On porte
alors aux lèvres de Jésus une éponge plongée dans du posca, un
vin amer bon marché servant de boisson principale aux soldats
Romains. Il refuse apparemment de boire le liquide. Le corps de Jésus est
maintenant rendu à ses limites, et il peut sentir la froideur de la mort ramper dans ses tissus. Réalisant
cela, il prononce sa sixième phrase, possiblement en murmurant " Tout est accompli ".
Sa mission expiatoire est complétée. Finalement, il peut permettre à son corps de
mourir. Avec un dernier sursaut d'énergie, il pousse encore ses pieds déchirés contre le clou,
redresse ses jambes, prend une plus longue respiration, et prononce sa septième et dernière phrase :
" Père, je remets mon esprit entre tes mains ".
(…) Ainsi, nous avons un aperçu — incluant la preuve médicale — de cette manifestation du mal par
les hommes envers l'Homme et envers Dieu. Cela fut un spectacle terrible, plus que suffisant pour
nous laisser découragés et déprimés. Combien pouvons-nous être reconnaissants d'avoir la grande
continuation de l'infinie miséricorde de Dieu envers les hommes - en même temps, le miracle de
l'expiation et l'attente du matin triomphant de Pâques. Ne soyons donc pas étonnés si nous subissons
quelque souffrance, ce sera un test qui dévoilera la qualité de notre obéissance.
Le Dr. C. Truman Davis est un ophtalmologiste respecté nationalement, il est vice-président de
l'Association Américaine d'Ophtalmologie, et il est un personnage impliqué dans les mouvements
scolaires chrétiens. Il est le fondateur et le président de l'excellente Trinity Christian School à Mesa en
Arizona, et un administrateur du Collège à Grove City.
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ANNEXE J
Fête du Labor, Par le pasteur Louis Pernot
Prédication du dimanche 1er mai 1994 au temple de l'Etoile à Paris
par le Pasteur Louis Pernot
Genèse 3, 16 à 19; Psaume 128; Jean 16, 21.
En ce jour où l'on fête le travail, paradoxalement, en ne travaillant pas, je voudrais rechercher la
signification biblique du travail. Deux textes importants nous parlent du travail: dans la Genèse il est
présenté comme une malédiction et dans les Psaumes, il est vu comme la source-même du bonheur.
Il y a là une contradiction qu'il faut lever.
On pourrait certes éviter de la résoudre en disant qu'il y a deux traditions différentes, le passage de la
Genèse cherchant seulement à donner une origine divine à l'enfantement douloureux de la femme, et
au travail pénible de l'homme.
Cependant, en lisant bien le texte, on se rend compte qu'il ne contient pas exactement ce que l'on a
l'habitude d'y voir. Ce qui est la punition, ce n'est pas le travail.
En effet, Adam et Ève, avant le péché originel, n'étaient pas dans une béate inaction, il est clairement
dit qu'ils y furent placés pour cultiver le jardin et pour le garder. Et de plus le travail ne peut être
considéré dans la Genèse comme une mauvaise chose, puisque Dieu lui-même a travaillé six jours
pour créer le monde, et s'est reposé le septième jour.
On ne peut donc pas présenter le travail comme une punition, puisque Dieu est le premier à travailler;
et même, le fait que l'homme ait à travailler, peut être vu comme une application de ce qu'il est à
l'image de Dieu. La vraie conséquence du péché originel, ce n'est pas que l'homme ait à travailler,
mais que le travail devienne pénible, et l'enfantement douloureux.
Alors le péché originel serait-il une faute commise il y a quelques millions d'années et dont nous
supporterions tous les conséquences? Non, le péché originel est le péché fondamental, l'erreur
existentielle de base, qui est à l'origine des maux de toute existence, et que nous répétons tous, jour
après jour, le seul péché qui compte: c'est de dire: "je n'ai pas besoin de Dieu, je fais ce que je veux".
C'est ce qu'a fait Ève, quand elle prit le fruit, le trouva bon au goût, agréable à regarder, et elle déclara
qu'il était bon. C'est comme si nous disions: "Je déclare que cette chose est bonne parce qu'elle me
plaît, et donc je ne me soucie pas de savoir si elle est bonne pour le monde, si elle est créative,
constructive. Je ne me place pas dans un rapport à Dieu en tant que créateur du monde, mais je me
place moi-même au centre du monde".
Le message de la Genèse est de nous faire comprendre que chaque fois que nous retombons dans
ce péché originel, notre travail devient pénible et nos enfantements douloureux.
Et c'est vrai: il y a en effet deux façons de voir le travail: si on le regarde uniquement vis à vis de soi,
c'est effectivement pénible. On aimerait bien gagner de l'argent ou que notre jardin pousse sans se
fatiguer. Et si la femme ne considère que son point de vue personnel, elle pourrait refuser de mettre
un enfant au monde parce que cela est trop douloureux. Alors que si l'on ne regarde pas à soi mais à
Dieu, à l'oeuvre accomplie, tout change: le travail, l'enfantement, deviennent des oeuvres créatrices,
l'homme est entièrement pris dans son oeuvre, il ne se pose plus la question de sa peine.
C'est très précisément le sens de ce verset de l'évangile de Jean: La femme lorsqu'elle enfante, a de
la tristesse, parce que son heure est venue, quand elle a donné le jour à l'enfant, elle ne se souvient
plus de sa douleur, à cause de la joie de ce qu'un homme soit venu au monde...(Jean 16:21)
Il est vrai que la femme, en tant que mère, a une très grande place dans la Bible, en effet, la mère,
fondamentalement, atteint au spirituel par le don de soi, la gratuité de l'amour, l'ouverture à l'autre.
Mais spirituellement, il faut rapprocher les deux rôles de l'homme qui travaille de ses mains, et de la
femme qui accouche. Ce n'est en effet pas un hasard si on parle du travail de la femme en couches et
du travail de l'homme: ils sont parallèles, il s'agit pour un être de donner naissance à quelque chose
qui le dépasse, de se mettre au service de son oeuvre. L'essentiel est d'éviter de ne regarder le travail
que pour soi, mais de l'intégrer dans un plan plus vaste.
Il y a une distinction à faire entre le bon travail, qui du point de vue biblique est de prendre part à une
oeuvre, et le travail tel que nous le concevons actuellement, uniquement en fonction de sa rétribution.
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Spica L.
Douleurs pensées, douleurs vécues. Itinéraire ethnographique
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Un chômeur dira "je n'ai pas de travail" alors qu'il peut toujours oeuvrer autour de lui; et, plus
scandaleux encore, une mère de famille restant à la maison dira "je ne travaille pas", se sentant
dévalorisée par rapport à une autre qui resterait toute la journée devant un ordinateur à une activité
stérile. Du point de vue spirituel, travaille celui qui accomplit quelque chose, qui prend part à la
création de Dieu, et ...qu'est-ce qu'élever une famille!
Il se peut que la part active de notre travail dans la création du monde se trouve justement dans une
activité pour la quelle on est payé; mais il est important de dissocier ces deux notions, sinon on
devient vulnérable, risquant de perdre son âme, dans son travail - si l'on en a -, mais aussi dans
l'absence de travail, lors du chômage ou de la retraite.
Notre vie ne doit pas tenir par ce que nous y faisons, mais par ce à quoi nous la destinons. Il ne faut
pas la considérer comme un bien de consommation pour nous-mêmes (ce qui est le péché originel) ,
mais comme une dimension que l'on met au service d'un acte créateur.
Alors, quel est l'antidote à cette erreur d'évaluation que notre société tend malheureusement à
imposer? C'est le Sabbat: Tu travailleras six jours, et le septième jour, tu ne feras rien, tu le
sanctifieras, tu le mettras à part pour le consacrer à Dieu. Le Sabbat, c'est remettre les choses en
place, relativiser notre activité concrète dans le monde, c'est vivre un instant sans travail pour que
nous sachions ne pas confondre notre être et notre faire. C'est vouloir attribuer une importance ultime
à ce en quoi nous croyons, ce vers quoi nous nous dirigeons. Si nous perdons notre but, notre travail
n'est plus qu'une vaine agitation, et nous sommes en danger de mort parce que toute activité terrestre
est contingente, et qu'elle peut cesser à tout moment.
Dieu, lorsqu'il prit un jour de repos, voulut se reposer de l'oeuvre accomplie, et non pas se changer les
idées ou se décharger du fardeau de la tâche. Pour nous, le jour du repos devrait être celui où l'on se
prive de travailler, pour savoir pourquoi et comment on agit. Il faut relativiser le travail, en se
souvenant que nous ne sommes pas définis par notre activité. On ne s'identifie pas à ce que l'on fait,
mais à ce en quoi on croit.
Et alors le sabbat nous libère de l'angoisse du chômage, de la retraite, de l'infirmité, ou de la mort ,
lieu par excellence où nous n'agirons plus dans le monde. Le sabbat, c'est apprendre à se détacher
de ce que l'on fait, pour se recentrer sur l'essentiel, se rappeler l'Évangile qui nous dit que nous
sommes sauvés, non par les oeuvres, mais par la foi; et faire ensuite des oeuvres en reconnaissance
de ce salut qui donne un sens à notre vie.
Ce sabbat, ainsi vécu, donne une importance ultime au travail, puisque par notre travail, nous
devenons les collaborateurs de la création divine.
Mais la question importante de notre vie est de savoir "comment". Car certes il faut aussi faire vivre sa
famille, ce qui est sans conteste prendre part à la création du monde. L'homme le plus heureux est
certainement celui qui, dans son travail, arrive en plus à accomplir quelque chose; celui qui ferait son
travail même s'il n'était pas payé.
Paul cousait des tentes pour vivre. La loi talmudique ordonnait aux rabbins de travailler, et si ils
n'avaient pas la possibilité d'avoir un métier constructif ou créatif, ils devaient alors prendre le travail le
plus bête possible, qui ne mobilise pas l'esprit, afin qu'ils puissent penser, méditer la Bible, et prier
Dieu tout en le faisant.
Le travail peut être la meilleure ou la pire des choses, selon la façon dont on l'envisage. Si c'est pour
soi, le travail est source de douleur et de souffrance, il est stérile, c'est le péché originel. Si le travail
est pour Dieu, il devient alors oeuvre créatrice. Et c'est pourquoi le Psaume 128 dit tu te nourriras du
travail de tes mains, heureux es-tu. Car au Psaume 127, juste avant, il est dit Si Dieu ne construit la
maison, c'est en vain que travaillent les bâtisseurs. Cela ne veut pas dire que les athées ne
construisent pas de maison, mais que ce travail est stérile, qu'il n'apporte rien, qu'il n'édifie rien pour
l'avenir de l'humanité.
Lorsque Dieu est présent dans notre travail, quel que soit ce travail, il peut être sanctifié parce qu'on le
fait pour Dieu: coudre des tentes, serrer des boulons, faire des comptes ou la vaisselle, si vous le
faites pour Dieu, ce travail cesse d'être pénible, et devient une part de la création divine.
C'est ainsi que dans le Psaume 128, on célèbre le bonheur dans le travail, et que l'on ne considère
plus la douleur de l'enfantement, mais il est dit: ta femme sera là comme une vigne généreuse, et tes
enfants seront nombreux autour de ta table: on regarde ce qui est accompli, et non la peine endurée.
Ainsi, nous sommes à l'image de Dieu: alors pendant six jours, travaillez pour Dieu. Que vous soyez
bien payés ou mal payés par les hommes, que votre travail soit reconnu ou non, qu'il soit valorisant ou
non, contribuez à votre manière, pour Dieu, à l'oeuvre créatrice. Mais le septième jour, ne travaillez
pas; et si vous êtes au chômage, le septième jour, ne cherchez pas du travail. Ne vous identifiez ni à
votre travail, ni à votre manque de travail. Mettez à part le septième jour (ou un septième de votre
temps...), et alors, cherchez pourquoi vous travaillez, et le septième jour recherchez Dieu.
Amen.
Juin 2008
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