DOULEUR ET SOINS INFIRMIERS

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avec David LE BRETON (1)
Sociologue, Professeur à l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg II.
DOULEUR ET SOINS INFIRMIERS
L’hospitalisation est, en principe, une expérience rare
à laquelle nul n’est préparé. Pour la plupart des individus elle est l’équivalent de l’entrée en une terre étrangère dont ils ne parlent pas la langue et ignorent les
usages. Même l’anthropologue est contraint, en son
propre pays, à un effort d’appropriation, à une longue
patience avant de démêler quelques fils. Celui qui
franchit le seuil de l’hôpital se voit dépouillé de ses
valeurs propres, de son rapport intime à soi et de ses
manières traditionnelles d’être avec les autres. II entre
dans une parenthèse de son histoire. Mis à nu, en
position horizontale, privé de toute autonomie, dépendant d’une volonté extérieure, souffrant ou angoissé
par ses maux, il est contraint à un compromis avec son
sentiment d’identité.
fois ses symptômes à des interlocuteurs différents, à
subir les mêmes examens parfois pénibles, avec un
irritant manque de coordination. Les ritualités de I’hôpital confrontent l’usager à un apprivoisement malaisé
de son organisation et de son langage. La langue est
imprégnée d’un jargon qui lui échappe, elle est ésotérique, inquiétante, elle se dérobe à tout effort de compréhension, une langue définitivement étrangère pour
qui n’a pas la chance de trouver sur son chemin un
interprète
obligeant.
L’hospitalisation introduit l’ensemble des patients, indépendamment de leur origine ou de leurs références
sociales et culturelles, à un lieu et à une durée hors de
toute familiarité. La médecine est une culture savante
fortement éloignée des significations que vivent ou que
peuvent s’approprier une majorité des usagers. L’hôpital est une sorte de huis-clos structuré autour de la
logique médicale, et fonctionnant avec ses repères
propres qui ne sont pas ceux des profanes. Indifférent
aux références sociales, culturelles, religieuses ou personnelles des patients, l’hôpital tend à uniformiser les
soins, à négliger ou à sous-estimer les singularités liées
à l’histoire ou à l’origine du malade.
II s’en remet en effet à une institution qui le transforme
dans l’ensemble de ses faits et gestes, en « patient »,
modifie son statut social, lui impose un emploi du
temps et des interactions dont il n’a pas la maîtrise. La
conduite de son existence lui échappe et le confronte
parfois à des situations invraisemblables dans la vie
quotidienne : qu’on ne réponde pas à ses questions
angoissées, qu’on le traite comme un enfant capricieux, ou trop exigeant, etc. L’hospitalisation ne signifie pas seulement une diminution considérable de
l’autonomie personnelle de la conduite ou le dépouillement des rôles successifs qui jalonnent d’ordinaire sa vie quotidienne, elle implique surtout un mode
de gestion totale de l’individu pendant la durée de son
séjour.
Le savoir médical est un savoir sur l’organisme, il fait
de l’individu un double sans importance. La médecine
repose sur une étude rigoureuse du corps et de sa
biologie, mais en détachant celui-ci d’un homme souvent perçu comme un intrus avec lequel le médecin
doit composer (le rituel de la visite médicale en est
parfois un exemple sinistre). La maladie n’est pas toujours perçue ou traitée comme la souffrance propre
d’un individu inscrit dans une société et en un temps
donné, mais plutôt comme la faille anonyme d’une
fonction ou d’un organe. L’homme lui même est atteint
par ricochet sans être directement en cause. Pour
mieux agir sur la maladie (et souvent avec efficacité) la
médecine « dépersonnalise » la maladie. La médecine
hospitalière néglige souvent l’épaisseur de l’homme, sa
condition sociale et culturelle, son cheminement personnel, son contexte familial ou relationnel, son angoisse, pour considérer essentiellement le « mécanisme corporel » qu’il donne à voir à l’examen du
médecin ou à celui des techniques d’imagerie. Cette
conception conduit d’ailleurs le malade à se déposer
passivement entre les mains du médecin et à attendre
Les règles et les usages s’imposent à l’usager à la
manière d’une culture hermétique dont les éléments se
dévoilent un à un, jalousement gardés, malgré les efforts du patient qui doit conquérir parfois de haute lutte
le droit pourtant élémentaire d’être informé de façon
intelligible sur son état et le contenu de la médication
reçue ou de l’examen réalisé. Une succession de professionnels se relaient à son chevet dont il peine à
identifier la fonction ; il est amené à décrire plusieurs
(1) David LE BRETON est sociologue, professeur à l’université des
sciences humaines de Strasbourg II. Auteur notamment de Anthropologie du corps et modernité (PUF), Des visages : essai d’anthropologie, (Métailié), fassions du risque (Métailié), Anthropologie de
la douleur (Métailié).
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No 53 - Juin 1998
ENCONTRE
DOULEUR ET SOINS INFIRMIERS
que le traitement reçu fasse son effet. Sa pathologie est
autre chose que lui, son effort pour guérir, sa collaboration active ne sont pas toujours considérés comme
essentiels. On lui demande justement d’être patient,
c’est-à-dire passif et docile, confiant dans le mécanicien qui le soigne et non d’être partie prenante dans le
processus de la cure.
L’attention au malade est donc secondaire mais peuton le soulager de sa souffrance de façon purement
technique, en le mettant entre parenthèses pour ne
s’occuper que de l’organe malade (2). Selon son origine sociale et culturelle, sa singularité propre, tout
patient possède de surcroît un savoir profane sur sa
maladie, sur la manière dont celle-ci est apparue, son
évolution, les manières efficaces de la traiter ou d’en
soulager les symptômes, l’efficacité comparée des traitements, etc. II possède une représentation de son
corps, de sa pathologie, des astuces qui le libèrent, etc.
II recourt peut-être simultanément à d’autres formes
thérapeutiques (traditionnelles ou médecines douces),
parallèlement au traitement médical, dont il parle ou
non aux infirmières selon le degré de confiance qu’il
leur accorde. Sa maladie le renvoie à une signification
intime qu’il cherche ou qu’il connaît déjà, une interprétation profane de son mal avec laquelle il vit le quotidien de sa souffrance. En méconnaissant ces données
la médecine soigne sans doute plus ou moins bien un
organe ou une fonction altérés, mais si elle passe à côté
de l’homme vivant, elle se prive d’un vecteur thérapeutique fondamental qui consisterait à soigner un homme
souffrant dans la reconnaissance de ce qu’il est, et des
valeurs qui fondent son rapport au monde. L’exemple
de la douleur, abordé ici de manière très générale,
montrera l’impératif de prendre en considération le
malade dans toutes ses composantes pour le soulager
efficacement.
La douleur n’est pas un fait physiologique, mais
d’abord un fait d’existence. Ce n’est pas le corps qui
souffre mais l’individu en son entier. En éprouvant sa
douleur le sujet n’est pas le réceptacle passif d’un
organe spécialisé obéissant à des modulations impersonnelles dont seule la physiologie pourrait rendre
compte. D’une condition sociale et culturelle à une
autre, et selon leur histoire personnelle, les hommes ne
réagissent pas de la même manière à une blessure ou à
une affection identique. Leur expressivité n’est pas la
même, ni sans doute leur seuil de sensibilité. Toutes les
sociétés définissent implicitement une légitimité de la
douleur qui anticipe sur des circonstances réputées
(2) Sur l’ensemble des points esquissés ci-dessus, cf. D. LE BRETON, Anthropologie du corps et modernité, PUF, 3e éd. 1995.
physiquement pénibles. Une expérience cumulée du
groupe amène d’emblée à une attente de la souffrance
coutumière imputable à l’événement. Une intervention
chirurgicale ou dentaire, un accouchement, une blessure suscite les commentaires avertis de ceux qui sont
déjà passés par là ou connaissent « quelqu’un qui... »
Chaque expérience, chaque maladie, chaque lésion est
associée à une marge diffuse de souffrance. L’expression individuelle de la souffrance se coule au sein de
formes ritualisées. Quand une souffrance affichée parait hors de proportion avec la cause et déborde le
cadre traditionnel, on soupçonne la complaisance ou
la duplicité. Là où il est de rigueur d’endurer sa peine
en silence, l’homme submergé qui donne libre cours à
la plainte encourt la réprobation. Cette entorse à la
discrétion habituelle suscite des attitudes opposées à
celles souhaitées par le malade : la compassion cède le
pas à la gêne. A l’inverse, là où la ritualisation de la
douleur appelle la dramatisation, on comprend mal
celui qui intériorise sa peine et ne souffle mot à personne. La plainte, en même temps qu’elle traduit la
souffrance, a aussi valeur de langage qui confirme
l’entourage dans le bien fondé de sa présence. La
capacité du malade à affronter seul son épreuve, sans
montrer sa peine, tranche avec les pleurs ou l’anxiété
habituellement de rigueur. L’entourage est frustré dans
son souci de prodiguer consolation et soutien. La douleur a ses rites d’expression que l’on ne transgresse pas
sans le risque d’indisposer les bonnes volontés (3).
La culture modèle les comportements jusqu’à un certain point mais il ne faut pas la transformer en stéréotype venant briser la singularité du malade. Une enquête pionnière de Mark ZBOROWSKI, au début des
années cinquante, montre clairement la ritualisation
culturelle de la douleur (4). Ses résultats sont aujourd’hui dépassés, mais sa valeur de démonstration
demeure. Dans un hôpital du Bronx, à New York, il
interroge 242 sujets, parmi lesquels 146 malades. Es-,
sentiellement des hommes. II distingue quatre populations : les malades d’origine italienne (du sud), juive,
irlandaise et de « vieille souche américaine » (c’est son
expression). Les malades italiens sont davantage concernés par l’immédiateté de la douleur que par le
trouble organique qu’elle manifeste. Lorsque celle-ci
est calmée par les analgésiques, leurs plaintes cessent,
et ils retrouvent vite leur bonne humeur. Au contraire,
pour les malades de tradition culturelle juive ces analgésiques soulagent en surface une douleur qui vaut
pour la pathologie dont elle est le signe : vers celle-ci
(3) Cf. D. LE BRETON, Anthropologie de /a douleur, Paris, Métailié, 1995.
(4) M. ZBOROWSKI, People
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in pain, Jossey-Bass, 1969.
DOULEUR ET SOINS INFIRMIERS
vont leur appréhension. Le malade d’origine italienne
vit dans le présent et appelle le soulagement d’une
douleur qui tend, à ses yeux, à devenir le tout de la
maladie. Le malade de tradition juive, orienté vers
l’avenir, craint pour le recouvrement de sa santé.
L’apaisement de sa douleur n’est à ses yeux qu’un
épisode dans la lutte contre la maladie, et sans doute
pas le plus important. Ces deux cultures favorisent la
libre expression des sentiments par la parole ou le
geste, les malades italiens et juifs se sentent libres de se
plaindre. Manière de solliciter l’attention et de se rassurer, et mode de renforcement de la présence des
proches qui ne quittent guère le malade. La souffrance
se dit car elle est écoutée et justifie l’entourage de son
affection. Les malades américains observent avec dédain ces manifestations. Ce ne sont pas là à leurs yeux
des manières d’hommes. Avant d’interroger le médecin
sur les raisons de leur douleur, ils attendent et ne se
résolvent à consulter qu’en dernier recours. Ils ne se
plaignent pas, s’efforcent d’être coopératifs et de déranger le moins possible. Toute émotivité est perçue
comme gênante, diminuant l’estime de soi. Selon eux
« il ne sert à rien de gémir ou de se lamenter sur son
sort ». Le patient irlandais, catholique, témoigne de la
même retenue, d’une égale capacité de résistance. II
préfère l’isolement quand la souffrance le taraude : la
famille n’est pas, dans ce contexte, une communauté
de protection et de reconnaissance de soi. II ne sollicite
guère des soignants des moyens de soulagement. La
douleur est son affaire. Ce qu’il ne supporte pas, ce sont
les conséquences d’une maladie qui le prive de ses
activités
habituelles.
ZBOROWSKI rappelle comment le conditionnement
familial, l’influence notamment de la mère, amène les
individus à des comportements relativement prévisibles au sein de groupes culturellement homogènes. Ces
travaux doivent aujourd’hui être nuancés, ils donnent
l’image d’une époque, et non le témoignage de I’éternité. Ils tendent à gommer les disparités de classe, et
même de culture (le rapport à la douleur est nettement
différent dans le nord de l’Italie) homogénéisant trop les
attitudes collectives. Ils valent surtout comme exemples significatifs à une période de l’histoire de la dimension sociale et culturelle de la douleur. Le paysage
social d’aujourd’hui diffère de celui des années cinquante avec ses populations récemment migrantes et
toujours attachées à un certain nombre de valeurs et de
comportements. Si les traits décrits par ZBOROWSKI
n’ont sans doute pas entièrement disparus, ils s’estompent au fur et à mesure de l’intégration sociale et
culturelle de ces populations et ne demeurent plus
guère que pour les sujets les plus âgés. Des travaux
menés par d’autres chercheurs, aux USA ou ailleurs,
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montrent également la dimension culturelle de I’expressivité et du ressenti de la douleur (5).
ASPECTS SOCIOLOGIQUES
Les conditions sociales d’existence influencent également le rapport à la douleur. Pour les sans abri, les
jeunes en errance, le désinvestissement de soi, la perte
de toute ressource, l’absence de domicile où reconstruire son identité, le sentiment de rejet et d’abandon,
amènent au mépris du corps, ou à l’indifférence. Les
écorchures, les plaies, les caries, les infections, ne sont
pas soignées, la douleur n’étant qu’un ajout à une
déroute personnelle déjà consommée. Les médecins et
les infirmières qui leurs prodiguent des soins sont souvent effarés des maux qu’ils découvrent. La souffrance
morale anesthésie parfois la douleur physique. Mais
dans la déroute d’une existence il suffit parfois d’un
mot, d’un geste, d’un soin, d’un sourire pour restaurer
une dignité qui ne se tisse que que dans les yeux de
l’autre. Que le malade ne se plaigne pas ne signifie pas
qu’il ne souffre pas. Une détresse personnelle imprègne
chaque parcelle de son corps et paraît le rendre inaccessible. Mais ces soins ingrats sont le lieu quelquefois
de retrouvailles avec le sens, avec la reconnaissance de
soi portée par une parole amicale et attentive du soignant, des gestes qui rétablissent le confort de la relation au corps.
Dans les milieux sociaux les plus démunis, par une
nécessité sociale devenue seconde nature, « on est dur
au mal ». Nécessité fait loi et s’impose comme une
forme de valorisation de soi et d’affirmation de dignité
devant l’adversité. Le sentiment d’impuissance éprouvé
devant une société où l’on peine à trouver sa place, est
relayé ici par une forme de revanche prise sur son
propre corps devenu lieu de souveraineté personnelle.
Les blessures, les pathologies internes sont assumées
comme un désagrément dont on s’accommode selon
une morale culturelle qui se transforme parfois en démonstration d’excellence. II faut que l’intensité de la
(5) 1. ZOLA, Culture and symptoms. An analysis of patients present i n g complaints, A m e r i c a n Sociological R e v i e w , no 3 1 , 1 9 6 6 ;
C. KOOPMAN et a/., Ethnicity in the reported pain, emotional distress and requests of medical outpatients, Social Science and Medicine, vol 18, no 6, 1984. Une discussion de ces textes inauguraux
et un.élargissement dans un cadre plus contemporain in P. AiACH,
D. CEBE, Expression des symptomes et conduites de maladie. Facteurs socio-culturels et méthodoiogiques de différenciation, Doin,
1991.
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CONTRE LES STÉRÉOTYPES CULTURELS
douleur entrave péniblement l’exercice de la vie quotidienne pour mériter l’attention. L’appréciation des
maux est référée aux tâches habituelles du jour, elle
n’englobe pas la longue durée qui pourrait associer au
symptôme éprouvé un signe néfaste.
Dans les milieux ouvriers on vit souvent avec la gêne
tant qu’elle n’altère pas en profondeur la relation au
monde. « Ça finira bien par passer ». II n’est pas Iégitime de « trop s’écouter ». On « prend sur soi » plutôt
que de perdre une journée de travail et de consulter le
médecin. Longtemps le fait de ne jamais demander
d’arrêt de travail fût une fierté du monde ouvrier, un
signe de résistance et de force. Mais l’avancée des
valeurs de la modernité amène à une moindre tolérance au mal. Les généralistes sont maintenant saisis de
demandes d’arrêt de travail plus fréquentes au regard
de symptômes qui n’auraient pas empêché l’ouvrier
des années soixante de se rendre à sa tâche. La transformation du travail, de valeur relativement unanime
en obligation sociale, même si cette mutation n’est pas
absolue, a affaibli les anciennes valeurs ouvrières de
résistance à la fatigue, d’endurance à la peine, et de
négligence face à sa santé. La distance entre la culture
ouvrière et le recours médical est également bien moindre aujourd’hui.
Dans les milieux ruraux populaires la dureté au mal
s’appuie sur des impératifs économiques et surtout sur
une organisation exigeante du labeur quotidien. Les
travaux de la ferme n’autorisent guère le loisir ou la
complaisance au mal quand il faut traire les vaches,
donner à manger aux animaux, et gérer le temps des
semailles ou des récoltes. Laurence WYLIE parle d’attitude « spartiate » des habitants d’un village du Vaucluse. Là, plutôt que de maladie on parle de « fatigue ».
Propos révélateur : « on est « fatigué » quand on n’a
plus la force de travailler et qu’on doit se mettre au
lit » (6).
Dans les couches sociales moyennes, et surtout privilégiées, la distinction entre santé et maladie n’a pas ce
caractère tranché. La relation au corps est faite d’une
attention aiguisée, en prise sur les conseils dispensés
par la médecine. La maladie jette des signes avant
coureurs qu’une perception du corps accoutumée reconnaît d’emblée, favorisant l’adoption d’une attitude
préventive. Toute douleur est traitée à son émergence.
L’attention aux affections morbides montre un seuil
nettement inférieur à celui des autres milieux sociaux.
On ne peut cependant verser la douleur et ses manifestations au seul crédit de la culture ou de la condition
sociale. Celles-ci n’existent qu’à travers les hommes
qui les vivent (7). La culture ne s’impose pas comme
une structure massive à des acteurs conditionnés. D’autres influences introduisent des ruptures et des continuités : cultures régionales et locales, rurales et urbaines, différences de génération, de sexe, etc. Chaque
homme s’approprie les données de sa culture ambiante
selon son histoire personnelle et les rejoue selon son
style. La relation intime à la douleur ne met pas face-àface une culture et une lésion, mais immerge dans une
situation douloureuse particulière un homme dont
l’histoire est unique même si la connaissance de son
origine de classe, de son appartenance culturelle, de sa
confession, donnent des indications précieuses sur le
style de ses réactions. Dans la pratique soignante l’indifférence aux origines sociales et culturelles du malade n’est pas une erreur moindre que celle de le
réduire à un stéréotype de sa culture ou de sa classe :
manière commode et brutale d’élaguer la complexité
des choses en une poignée de recettes, en un répertoire
de prêt-à-penser et à agir. En éprouvant sa douleur le
sujet n’est pas le réceptacle passif d’un organe spécialisé obéissant à des modulations impersonnelles dont
seule la physiologie pourrait rendre compte. La manière dont l’homme intériorise sa culture, les valeurs
qui sont les siennes, le style de son rapport au monde,
les circonstances particulières où il est plongé, composent un filtre spécifique dans son appréhension de la
douleur. Face à la douleur, les différences rencontrées
au sein d’une même culture sont parfois plus marquées
que celles qui distinguent les cultures entre elles sous
ce même rapport. Les soins doivent en tenir compte
sans réduire l’usager à un stéréotype, prendre en charge
l’usager en étant attentif à sa plainte sans lésiner sur les
moyens de le soulager.
L’infirmière ne doit évidemment pas juger de ces comportements, mais les accueillir dans leur différence, et
veiller seulement à ce qu’ils n’entravent pas la démarche de soins. De même que le médecin sa tâche est de
répondre à la plainte sans présumer de son intensité,
sans projeter ses propres valeurs et ses propres compor-
(7) La signification que l’individu confère à sa douleur est également une donnée essentielle du conditionnement de son ressenti,
cf HK. BEECHER, Relationship of significance of wound to the pain
experienced, /oufna/ of American Medical Association, no 161,
1956 ; D. LE BRETON, Anthropologie de /a douleur, Paris, Métailié, 1995, 139 sq.
(6) Laurence WYLIE, Un village du Vaucluse, Gallimard, 1979,
p. 224.
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DOULEUR ET SOINS INFIRMIERS
tements pour juger de l’attitude de l’autre. En ce qui
concerne la douleur, elle contribue avec l’équipe soignante au soulagement du patient sans prétendre savoir
mieux que lui ce qu’il doit ressentir. De nombreux
travaux pointent à cet égard une fréquente sous-évaluation de la douleur des patients chez les soignants.
L’homme en bonne santé et actif est mal placé pour
juger de la souffrance de l’autre, il risque la projection
de sa psychologie propre au détriment du patient. II
convient de soigner l’homme en tant qu’homme, dans
sa singularité. La qualité des soins ne saurait être diminuée sous prétexte que certaines catégories sociales
seraient plus endurantes que les autres. Tous les usagers doivent bénéficier des recours antalgiques appropriés, selon l’intensité et la nature de leurs maux. Le
stéréotype culturel empêche parfois d’entendre et de
soulager la douleur. La tendance des soignants à sousévaluer la douleur de leurs patients et à minorer les
traitements antalgiques, s’appuie parfois sur ces préjugés (le « syndrome méditerranéen », par exemple). Or,
ce ne sont pas seulement les malades qui intègrent leur
douleur dans leur vision du monde, mais également les
médecins ou les infirmières qui projettent leurs valeurs,
et souvent leurs préjugés, sur ce que vivent les patients
dont ils ont la charge. Une expérience classique à ce
propos : 554 infirmières de même spécialité, homogènes en expérience, en âge, des Etats-Unis, du Japon, de
Taiwan, de Thaïlande, de Corée et de Puerto-Rico,
évaluent la somme de douleur et de détresse psychologique associée à une même série de symptômes ou de
lésions connues. Les moyennes obtenues par les groupes respectifs varient considérablement. Chacun, convaincu pourtant de se référer à un savoir objectif, a
réagi à son insu selon ses traditions culturelles. Les
infirmières japonaises et coréennes voient une forte
souffrance là où, à l’inverse, pour les mêmes maux, les
infirmières américaines notent de bien moindres douleurs. L’évaluation des symptômes, la compassion, et
les soins prodigués, s’enracinent dans des visions du
monde distinctes les unes des autres (8). Déjà ZBOROWSKI dénonçait les propos des médecins considérant comme « exagérées » les attitudes face à la souffrance des malades italiens ou juifs sans comprendre la
violence de leur jugement de valeur. Le milieu médical, écrit ZBOROWSKI, « tend vraiment à minimiser la
douleur effective du malade italien et juif sans se soucier de savoir s’il détient les critères objectifs pour
évaluer le degré réel de la souffrance. II semble que les
réactions de ces malades provoquent méfiance et non
compassion dans la civilisation américaine » (9). La
douleur ne se prouve pas, elle s’éprouve. Seule est
souveraine la parole du patient sur son ressenti. S’il dit
qu’il souffre, nul n’est en position d’en douter ou de
minimiser sa peine, et il doit recevoir le soulagement
qu’il réclame. Comme le souligne René LERICHE « la
seule douleur supportable, c’est la douleur des autres ».
SPÉCIFICITÉ DES SOINS
AUX PERSONNES TRAUMATISÉES
Pour la personne qui survit à un traumatisme : agression, attentat, torture, etc., tout rappel de l’événement
éveille la douleur subie, l’effraction identitaire, la honte
d’avoir été soumis à un tel traitement. La culpabilité
d’avoir survécu tandis que d’autres mouraient est également une plaie qui peine à se refermer comme le
montre par ailleurs les survivants des camps de la mort.
Longtemps le survivant ne supporte pas les situations
associées au drame : nudité, contacts corporels, sons,
odeurs, etc. Les soins impliquent une prise en charge
globale et un aménagement constant de leur mise en
œuvre selon ses réactions. Tout examen médical qui
rappelle la situation traumatisante provoque l’angoisse
et le refus. L’appréhension l’emporte sur la conscience
d’une sécurité morale et affective, et même d’une attention chaleureuse. Un exemple : une femme souffre de
terribles maux de tête consécutifs aux coups reçus.
Torturée, elle a été isolée plusieurs mois dans un réduit.
Une scanographie
exige qu’elle soit couchée sur un
chariot dans une salle de radiographie. La jeune femme
est longuement préparée, mais le moment venu, à
l’approche de la salle son anxiété grandit et un violent
mal de tête s’empare d’elle. Elle ne peut aller au bout
malgré les raisonnements qu’elle se fait. Après une
psychothérapie de plusieurs mois, elle se laisse enfin
examiner sans souffrance. Les explorations médicales
des orifices corporels rappellent les violences sexuelles
s u b i e s : otoscopies, rectoscopies, gastroscopies, examens gynécologiques, etc. Les examens dentaires soulèvent les mêmes appréhensions chez ceux qui ont
souffert de sévices liées à la bouche ou aux dents. La
vue du sang, lors d’un prélèvement sanguin, par exemple, amène parfois des réactions violentes, des éva-
(9) M. ZBOROWSKI, feople in pain, op. cif., p. 133. D. LE BRETON, Anthropologie de /a douleur, op. cit., p. 136 sq. ; voir aussi
P.-J. CATHÉBRAS, Douleur et cultures : au-delà des stéréotypes,
Santé, Culture, /-/ea/th, vol. X, 1993-l 994.
(8) L.J. DAVITZ, Y. SAMESHIMA, J. DAVITZ, Suffering as viewed
in six different cultures, American journal of nursing,
vol. 76, 1976,
1296-7.
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nouissements. II faut surmonter la mémoire de la violation de soi et cesser de voir le monde avec effroi afin
de réapprendre l’élémentaire d’une vie quotidienne
que plus rien ne menace. Les soins exigent prudence,
douceur, compréhension, paroles et gestes de réconfort. Toute thérapeutique est restauration symbolique
de soi, mais son efficacité tient justement en ce que
l’homme ne vit pas dans un monde d’objectivité pure,
mais dans un univers de significations et de valeurs. Le
soignant, par son attention, aide la victime à changer
son regard sur l’événement, à le reprendre en main en
dissipant la honte et la culpabilité. Un long apprentissage est nécessaire pour reconstituer une peau contenante de l’identité personnelle et non plus perforée par
les lignes de fuite d’une souffrance toujours menaçante
même si les agresseurs sont loin. Pour restaurer aussi
l’estime de soi profondément entamée par la violence
subie. L’humanité de la présence infirmière joue ici
aussi également un rôle de réparation morale.
EXIGENCES D’UNE MÉDECINE
DE LA PERSONNE
Le sentiment de confiance ou d’anxiété généré par un
service hospitalier joue également un rôle d’apaisement ou d’exacerbation de l’attitude face à la douleur.
La dynamique des groupes soignants est essentielle
pour comprendre les situations d’anxiété qui naissent
dans certains services. La disponibilité à l’écoute de la
plainte, la capacité de la prendre en charge, d’accompagner le malade, sont médiatisées par les qualités de
relations qui se nouent pour le meilleur ou pour le pire
entre les différents membres de l’équipe soignante. Un
climat relationnel tendu, agressif, trop hiérarchisé, engendrant rancœur et frustration, est certainement nocif
sur le plan de l’écoute de la plainte et de la prise en
charge. La culture n’est donc pas le dernier mot de la
compréhension d’un malade face à sa douleur, elle
n’en est qu’un élément qui doit être saisi avec finesse,
dans la singularité du visage de la personne. Pour
soigner l’autre dans le respect de ce qu’il est, être
attentif à ses besoins et à sa souffrance, il est essentiel
que le soignant, quel qu’il soit, soit également saisi
dans le respect de sa personne et de ses compétences.
L’indifférence à la douleur, ou les négligences à son
propos, renvoient souvent à des dynamiques de groupe
soignant conflictuelles où l’on s’écoute peu, ou chacun
travaille dans son coin, sans réelle mise en commun
des observations. Le contexte hospitalier qui aboutit à
une spécialisation vétilleuse exige le contrepoint d’une
attention redoublée à la personne malade pour ne pas
que celle-ci soit réduite à la fonction altérée ou à
l’organe malade. Car dans ce cas, sa douleur, qui ne
concerne personne en particulier dans ce découpage,
risque d’être « oubliée » ou sous-évaluée.
Le soulagement efficace de la douleur implique une
médecine de la personne (10). Evoquons rapidement
deux expériences anglaises à ce propos concernant la
douleur post-opératoire. Une population de patients
devant subir une opération chirurgicale lourde est divisée en deux groupes. Les uns reçoivent une information
précise sur leur intervention et ses conséquences ; on
leur rappelle le caractère obligatoire de la venue de
certaines douleurs, mais on leur enseigne quelques
méthodes de soulagement simple (relaxation, etc.), en
insistant sur la difficulté d’obtenir un soulagement complet. On leur rappelle que de toutes façons l’équipe
soignante est là pour les aider, et leur proposer d’autres
solutions s’il y a lieu. L’autre groupe est livré à la
routine de l’hôpital, glanant çà et là quelques renseignements. Les uns et les autres reçoivent les mêmes
traitements antalgiques. La comparaison des deux
groupes montre que les premiers se plaignent nettement moins, demandent peu de médicaments et sortent
plus rapidement de l’hôpital que les seconds (Il).
Autre enquête touchant cette fois des enfants hospitalisés pour une ablation des amygdales. Une population
de mères accompagnantes est divisée en deux groupes.
Dans le premier groupe une infirmière accueille les
mères et s’efforce de créer d’emblée un climat de
confiance avec elles. On donne à ces femmes tous les
renseignements qu’elles réclament, on leur explique
les séquelles de l’opération et on les rassure sur le fait
que tout rentrera bientôt dans l’ordre. On leur demande
de dire leur crainte et de poser les questions qu’elles
souhaitent. L’enfant est présent sans être sollicité directement. Les autres mères sont simplement prises dans
les routines de l’hôpital. Les enfants sont également
traités avec les mêmes antalgiques. Bien entendu les
mères ayant bénéficié des explications détaillées sont
nettement moins anxieuses que les autres. Leurs enfants
apparaissent nettement moins stressés que ceux de
(10) Voir D. MELZACK, P. WALL, Le défi de la douleur, Vigot,
1989 ; F. BOUREAU, Controlez votre douleur, Payot, 1986 ;
P. QUENEAU, G. OSTERMANN, Le médecin, le patient et /a douleur, Masson, 1993 ; S. JALLADE et P. QUENEAU, Approche psychosomatique des rachialgies chroniques, Lyon Médical, vol. 229,
no 5, 1973.
(11) L.D. ECBERT et a/., Réduction of postoperative pain by encouragement and instruction of atients : a study of doctor-patient
rapport, New England
journal o PMedrone,
”
no 270, 1964, pp. 825827.
DOULEUR ET SOINS INFIRMIERS
l’autre groupe. Ils font moins de cauchemars, ne pleurent pas la nuit, leur température et leur pression sanguine restent normales, ils retrouvent vite un sommeil
régulier, et ils restent hospitalisés moins longtemps.
L’étude est accablante pour les services qui mettent en
œuvre des soins routiniers (12). Ces exemples montrent
combien s’impose l’accompagnement du malade, une
réponse à ses questions, une reconnaissance de sa
plainte, d’autant plus s’agissant de malades sur lesquels
pèsent une menace de mort. L’angoisse avive la douleur et rend l’individu plus vulnérable en le démobilisant de l’usage de ses ressources de volonté dans sa
lutte pour la guérison.
La demande d’euthanasie s’enracine sur une douleur
mal prise en compte par la médecine, elle nait aussi de
l’abandon du malade confronté à une fin de vie sans
signification, privé de la reconnaissance des autres, mis
en face de l’indifférence ou de la réprobation des
soignants. L’expérience des soins palliatifs ou de I’accompagnement des mourants atteste que là où le malade trouve compassion, écoute, soulagement efficace
de ses douleurs, la demande d’euthanasie disparaît. La
dignité est un rapport social. II n’y a pas d’état indigne,
surtout s’agissant de malades ou de mourants, il y a
surtout des regards indignés, des regards qui jugent et
disent le mépris ou l’indifférence. Si le malade ressent
la gêne qu’il suscite chez les soignants, l’ennui de
devoir répondre à ses demandes, alors il éprouve le
sentiment de son insignifiance, il souffre physiquement
et sa maladie est sans espoir, la mort devient un appel,
une manière de retrouver sa dignité quand les autres la
lui refuse. Mais lorsque le malade se sent reconnu dans
les yeux et les gestes des soignants, il n’y a pas de
demande d’euthanasie. Au moment ultime de I’existente, le traitement médical ne suffit pas si l’individu
est livré à la routine des soins. Seul un visage proche
donne encore le goût d’habiter de manière signifiante
les dernières heures de la vie. Une enquête anglaise
montre que, soumis aux mêmes analgésiques, des patients en fin de vie, soignés dans un service de soins
palliatifs où ils sont accompagnés ne ressentent aucune
douleur classée par eux comme « terrible, désolante »,
alors que 10 % des malades soignés en chambre individuelle et 13 % des malades soignés en salle commune s’en plaignent (13). Les appels à un usage plus
courant des morphiniques ne suffisent pas si la qualité
(12) JK. SKIPPER Jr, RC. LEONARD, Children stress and hospitalization : a field experiment, /ouma/ of Health Social Behavior, no 9,
1968, pp. 275-287.
(13) R. MELZACK, P. WALL, op. cit., p. 225.
humaine des soins fait défaut. La parole attentive,
l’écoute, le contact physique, la présence, sont également des données décisives d’apaisement du malade.
Dans le soulagement de la douleur la technicité médicale et le recours judicieux aux antalgiques doivent
aller de pair avec une écoute de la plainte et une
qualité de présence au chevet du malade. L’apaisement
de l’angoisse qui s’attache à toute douleur et à I’évolution de la maladie, l’instauration d’une confiance entre
l’équipe soignante, concourent à l’efficacité des morphiniques. La technicité des soins médicaux et infirmiers appelle l’attention à la singularité d’un malade
qui est le seul à pouvoir témoigner de ce qu’il éprouve.
Le soulagement efficace de la douleur sollicite une
médecine centrée sur la personne et non plus seulement sur des paramètres biologiques. Elle impose le
passage d’une médecine du corps à une médecine de
la personne. L’expérience des services de soins palliatifs est décisive à cet égard en montrant combien I’accompagnement des malades en fin de vie à une valeur
d’atténuation ou de suppression d’une douleur qui
n’est jamais seulement « physique », mais touche
l’homme en son entier. La reconnaissance du malade
en tant que sujet est une condition de l’efficacité plénière des soins reçus.
II est clair que dans la mise en oeuvre d’une médecine de la personne, la qualité de présence infirmière, sur son versant à la fois technique et moral, est
une pièce maîtresse. Du seul fait de sa position professionnelle, presque indépendamment de ce qu’elle
privilégie dans sa démarche de soin, l’infirmière est
proche du malade. Elle l’est dans sa manière d’être,
plus accessible que celle du médecin, plus modulable dans ses attitudes, sollicitant des informations
plus proches de la vie quotidienne, sachant plus
facilement trouver le mot qui apaise, plus disponible
en apparence pour restaurer le sentiment de sécurité
du malade et veiller à son confort. Elle se trouve,
quand elle lui parle, à mi-chemin entre le savoir
médical et le savoir en prise avec les préoccupations
de la vie ordinaire du malade. Auxiliaire institutionnel du médecin, elle est simultanément auxiliaire
existentiel du malade. Elle entend sa plainte, elle est
son porte-parole auprès du médecin, souvent son
avocat en matière de soulagement de la douleur.
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