1 LibreCours • MAGAZINE DE L’UNIVERSITÉ DE NAMUR • N° 90 / DÉCEMBRE 2013 Supplément au Magazine LibreCours Décembre 2013 La philo en secondaire? C’est vital! Faut-il instaurer un cours de philosophie dans l’enseignement secondaire ? Pour les philosophes de l’Université de Namur, la philo est essentielle à la construction des jeunes. Mais il faut être très clair sur les objectifs que l’on poursuit : veut-on augmenter le « savoir » des adolescents, ou favoriser l’éveil de leurs « compétences » ? Le débat politique esquive cette question, pourtant essentielle. el le monstre du Loch Ness, le sujet surgit régulièrement à la Une de l’actualité, avant de disparaître à nouveau dans les profondeurs de la réalité belgo-belge. À la veille de l’été, le sujet a une fois de plus réveillé le monde politique francophone. Marie-Martine Schyns, la ministre de l’Enseignement, est partie en vacances avec le dossier sous le bras. Depuis, tout le monde est rentré, les gouvernements, les élèves et les enseignants mais… rien n’a bougé ou presque. On a beaucoup discuté, auditionné, polémiqué, mais on a peu avancé. T Globalement, les positions restent figées : certains veulent aller très loin -faire table rase des cours de religion ou morale laïque existants et les remplacer par des heures de cours de philo-, d’autres refusent tout changement, par frilosité ou par crainte de réactiver la guerre scolaire. Et ce n’est pas là le moindre des paradoxes : le débat sur l’opportunité d’introduire des cours de philosophie dans l’enseignement obligatoire divise, alors même que la philosophie, « cet agora des êtres humains, cette instance critique de notre humanité, ce lieu qui nous On entend souvent dire que la civilisation européenne est née du miracle grec. Ce miracle grec, c’est l’éveil de la pensée philosophique. Il est donc absurde que nos jeunes n’y soient pas initiés au plus tôt. Bertrand Hespel Charles Delhez permet de prendre distance par rapport à nos certitudes éthiques, religieuses, scientifiques et artistiques, nous permet justement de nous rencontrer dans le respect absolu de l’autre », ainsi que le souligne Charles Delhez, aumônier de l’Université de Namur et professeur de sciences religieuses aux facultés de médecine et de sciences économiques, sociales et de gestion. Dialoguer pour mieux vivre ensemble Laura Rizzerio C’est sans doute là la vertu première de la philosophie : elle permet aux cultures de s’interpeller l’une l’autre, et offre un espace partagé de dialogue sur les valeurs. « Grâce au questionnement philosophique, les jeunes sont amenés à prendre en compte des positions qu’a priori ils n’auraient pas embrassées » souligne Laura Rizzerio, professeur au Département de philosophie de la Faculté de philosophie et lettres. Convaincue de l’apport de la philosophie dans l’enseignement secondaire pour l’avoir elle-même enseignée en Italie où ce cours fait partie du cursus scolaire obligatoire, elle co-anime des ateliers de philo à destination d’élèves de secondaire ayant un cours de philo en option. Une expérience qu’elle juge utile et riche : « Les jeunes de 16, 17 ou 18 ans vivent des expériences très fortes : amour, amitié, études, relations avec la famille, avec leurs pairs, avec des jeunes d’autres milieux, tout est intense et parfois difficile. La démarche philosophique leur permet de ‘’problématiser’’ ce qui leur arrive, de se poser la question du sens - pour eux et pour les autres -, de proposer à l’autre leur propre position, et de recevoir la position de l’autre dans un dialogue où toutes les certitudes peuvent, toujours, être remises en question pour être mieux vérifiées et consolidées. Nos jeunes ont besoin d’être éduqués à l’art du dialogue. Et la philosophie est un merveilleux outil pour ce faire ». peut y apporter plusieurs types de réponse. La religion en est une, la science en est une autre. La philosophie constitue une autre manière de rechercher la vérité, puisqu’elle ne prétend pas à des certitudes évidentes et soumet tout savoir à la question. Puisque ses positions ne sont pas fi gées, la philosophie rassemble, enrichit chacun des apports de l’autre avec lequel elle dialogue ». De l’importance du sens critique Pour Nathalie Grandjean, directrice de l’Unité ‘Technologies et Sociétés’du Centre de recherche en information, droit et société, La philosophie permettrait donc de mieux vivre ensemble. Elle offrirait à chacun la possibilité d’apporter sa pierre à l’espace public en y amenant ses valeurs, dégagées à partir d’un exercice de rationalité, sans crainte de les affirmer et de les justifier, et sans crainte non plus qu’elles soient discutées, contredites, interrogées. « La philosophie est un lieu qui est commun à tous les êtres humains, c’est la place publique des humains qui se posent la question du sens » explique Charles Delhez. « Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien : telle est la question qui se pose à tout homme. On Nathalie Grandjean LibreCours • MAGAZINE DE L’UNIVERSITÉ DE NAMUR • N° 90 / DÉCEMBRE 2013 habilité à l’enseigner. Pour les défenseurs d’un cours de philosophie « en bonne et due forme » dans l’enseignement secondaire, cela va de soi : les professeurs de philo doivent être des philosophes « à part entière ». La philosophie n’est pas communicative, pas plus que contemplative ou réflexive : elle est créatrice ou même révolutionnaire par nature, en tant qu’elle ne cesse de créer de nouveaux concepts. Gilles Deleuze, cité par Nathalie Grandjean « la philosophie est un exercice spéculatif sur le monde, et cet exercice permet de prendre de la distance et de la hauteur, de retourner les évidences ». L’essence d’un cours de philo, estime-t-elle, n’est pas de transmettre des valeurs, mais plutôt de développer un regard critique sur ces valeurs et sur le monde. « Pour la transmission des valeurs, on n’a pas besoin de la philo : la famille, la religion, la morale s’en chargent. L’intérêt de la philosophie est Bertrand Hespel justement de nous sortir de la question morale pour nous centrer sur le sens critique ». Confronter sa pensée à celle de l’autre, à l’intérieur d’un cadre, à l’aide de techniques d’argumentation apprises de Platon et des sophistes, c’est précieux. Pouvoir remettre les informations dont nous sommes inondés en question, les regarder avec hauteur, c’est indispensable. « Grâce au questionnement philosophique, les jeunes prennent conscience que leur culture n’est pas LA culture, qu’elle n’est pas la seule culture, et qu’elle s’est construite sur des présupposés éthiques, métaphysiques, épistémologiques, qu’il convient d’identifi er et d’interroger » estime Bertrand Hespel, professeur de philosophie à la Faculté des sciences et doyen de cette faculté. « Le rapport aux sciences et aux techniques est souvent considéré comme ‘’allant de soi’’ : les innovations technologiques sont forcément bonnes, et la science dit forcément vrai. Mais non ! Ce ne sont là que des informations qu’il convient d’interroger et, le cas échéant, de réfuter. Pour comprendre le monde dans lequel ils vivent, et la multiplicité des points de vue sur ce monde, les jeunes doivent au minimum pouvoir acter l’existence de ces présupposés. Alors ils comprendront que rien ne va de soi, que tout est objet de choix et de décisions. Ensuite, ils pourront réagir, approuver, désapprouver, bref, se construire ». Cette capacité de regarder les choses avec un sens critique est d’autant plus nécessaire que les jeunes sont, plus que jamais, soumis à un déluge d’informations. Ils sont de plus en plus amenés à se former eux-mêmes, à partir de ce flux d’informations, et ce, alors qu’ils ne possèdent pas toujours les outils, les « métaoutils » pour décoder. « Le fl ux d’informations, les processus de traitement de ces infos, tout cela a pris une allure de TGV » confirme Nathalie Granjean. « On fonce tête baissée, en perdant la question du sens. Il est essentiel, pour la construction d’un jeune, que celui-ci puisse s’interroger sur ce qu’il fait, pourquoi il le fait, ce que l’on fait ensemble ». Pour Laura Rizzerio, la question du sens est effectivement essentielle : « Nous vivons dans un monde qui nous absorbe dans la matérialité des choses : pour être heureux, il faut posséder ceci ou cela, réussir ses études, être comblé affectivement, être en bonne santé physique, correspondre aux modèles en vigueur dans la société. Ces modèles deviennent tellement absolus que l’on oublie de se poser la question du sens de ce qu’on fait. La philosophie permet de prendre de la hauteur par rapport à la matérialité de nos vies, de s’intéresser au pourquoi des choses, et donc, de garder éveillé le désir d’entreprendre librement ce que l’on veut parce que cela a du sens et que nous le reconnaissons comme vrai et bon pour nous. Les jeunes ont besoin de cela, d’aller au fond des choses et de se laisser toucher par la bonté et la vérité de celles-ci, pour ainsi apprendre à devenir libre. La philosophie est donc bien utile ! ». Un cours de philo : quand et par qui ? Certes, le cours de philo à l’université peut aider les jeunes à trouver du sens. « Mais c’est vrai en théorie seulement » souligne Nathalie Grandjean. « Parce qu’à l’université, la philo est un cours ‘’à pète’’. C’est le cours que les étudiants redoutent parce qu’ils trouvent ça dur, parce qu’ils n’y comprennent pas grand-chose et qu’ils doivent emmagasiner une abondante matière en peu de temps. Ils emmagasinent, mal, alors que la philo, il Jean-Michel Longneaux faut s’en imprégner. Ils étudient, alors que la philo, cela doit se vivre. Ils apprennent par cœur des philosophes qui ont porté un regard critique sur le monde, alors que ce sont eux qui devraient se forger pareil regard. Si l’on enseignait la philo en humanités, alors elle s’ancrerait dans le vécu des jeunes. Pour cela, il faut du temps, de la lenteur, de la profondeur, de l’expérimentation. Sans cela, le cours de philo rate sa cible ». Le positionnement critique par rapport au monde devrait donc être encouragé dès les primaires, voire les maternelles. Gilles Abel enseigne la philo à de futures institutrices primaires et la pratique avec des jeunes de 5 à 17 ans. Il réalise de surcroît un doctorat, à l’Université de Namur, sur les liens entre la pratique de la philosophie avec les enfants et le théâtre jeune public. Pour lui, il ne fait pas de doute que la philo ne peut pas être un cours comme un autre, où les jeunes devraient apprendre l’histoire de la philosophie, les particularités des différents courants, la vie et l’œuvre des principaux penseurs : « L’intérêt de la philo- Une phrase qu’affectionne particulièrement Gilles Abel, pour qui les questions sont généralement bien plus intéressantes que les réponses. Gilles Abel Laurent de Briey Il y a autre chose que le monde Jean d’Ormesson, cité par Charles Delhez sophie, pour les jeunes, c’est de la pratiquer. Et, pour l’enseignant, de la pratiquer avec les élèves. Il s’agit d’apprendre aux jeunes à se poser des questions, de les aider à développer des compétences philosophiques, de susciter la réflexion, la remise en question, pas d’augmenter seulement un ‘’savoir’’ ». « Imposer un savoir supplémentaire aux jeunes ne présente aucun intérêt » renchérit Jean-Michel Longneaux, chargé de cours à la Faculté de droit de l’Université de Namur. « Au contraire, on risque de les dégoûter à tout jamais de la philo. L’approche de la philo en secondaire devrait poursuivre cet objectif : semer de petites graines pour que, le jour venu, le jeune voie la philo comme une ressource possible dans sa quête de sens. Ce que doit viser l’enseignement de cette matière en secondaire, ce n’est pas que le jeune soit plus savant, ni même qu’il soit capable de faire de la philo, mais qu’il reparte curieux et intéressé, surtout pas dégoûté ». J’ai des questions à toutes vos réponses Woody Allen Certains - parmi lesquels, on ne s’en étonnera pas, ceux qui prônent l’intégration de la philo dans les différentes matières - veulent croire dans les compétences philosophiques de tous les enseignants du secondaire supérieur. Pour Laurent de Briey, professeur au Département des sciences politiques, sociales et de la communication, tous les professeurs du secondaire devraient avoir un vrai bagage philosophique, intégré dans leur formation, et ce quels que soient les cours qu’ils se destinent à enseigner. Mais la philo ne doit pas nécessairement être enseignée dans un « vrai » cours de philosophie : « Pour éviter les blocages, plutôt que de revendiquer l’ajout d’un cours de philo, mieux vaudrait encourager davantage de pratique de la philo dans les cours existants. On peut faire de la philo dans le cours de français, notamment quand on À côté de la question de l’opportunité d’introduire la philo dans l’enseignement obligatoire, se pose évidemment celle de savoir qui serait approche la dissertation, qui vise à développer un discours argumenté et rationnel. On peut faire de la philo dans le cours d’histoire qui, au-delà de l’histoire des faits, pourrait aussi retracer l’histoire des idées. Si le poids de la philo était renforcé dans ces cours-là, ils pourraient alors, pourquoi pas, être donnés par des philosophes. D’autre part, il serait intéressant que les professeurs d’autres disciplines – les sciences, par exemple -, reçoivent une formation de base en philosophie leur permettant d’interroger les présupposés philosophiques de leur approche ». Des enseignants ouverts à la démarche réflexive et auto-réflexive : pour Jean-Michel Longneaux également, tels sont les « bons » professeurs de philo : « Encore faudrait-il que la société encourage l’émergence d’esprits libres et critiques, ce qui n’est pas vraiment le cas. Il ne faudrait pas former des jeunes qui, après leurs études, se trouveraient en porteà-faux par rapport aux exigences du monde professionnel auxquelles ils seront bientôt confrontés ». Mais cela, c’est un autre débat… Isabelle Philippon