POURQUOI S’INTERESE -T- ON AUX FAITS DIVERS ? Pour la plupart, le fait divers n'est apprécié que comme anecdote scabreuse, mauvais exemple, récit où l'imagination commet ou subit à bon compte le vol, le meurtre, le viol, la torture. Et les mêmes moralistes qui interdisent les livres maudits demandent que la presse ne fasse plus de publicité aux faits divers, ne mette plus de « sang à la une ». Je connais un journal de bonne foi qui s'était proposé, à sa création, de ne pas céder à ce goût dépravé du public. A l'occasion de l'arrestation de Petiot, il publia une note pour dire qu'il ne consacrerait à l'événement que la juste place que celui-ci méritait dans le mouvement de l'actualité, un petit article en bas de colonne. Plusieurs mois après, quand Petiot comparut devant les Assises, ce journal fut celui qui accorda le plus de place au compte rendu des audiences. Pourquoi? Parce que ses rédacteurs avaient compris que le fait divers, dont ils avaient raison de rejeter le côté sordide, contenait une riche matière humaine qui valait la peine d'être révélée. Et il n'y avait rien de bas dans ce qu'ils ont publié sur le docteur de la rue Caumartin. Dans cette revue même, on a pu se pencher sur le cas de Petiot et y voir, comme dans un miroir déformant, le reflet de toutes les anomalies de notre époque. A vrai dire, le fait divers n'a pas toujours une portée aussi générale. Au premier abord, il ne figure dans les journaux qu'en tant qu'anecdote, de l'ordre du conte ou du feuilleton. Il intéresse comme un roman ou un spectacle, ce qui ne veut pas dire toujours pour des raisons purement esthétiques... Appartenant de nature à la littérature vécue, le fait divers éveille comme elle les sentiments intéressés de l'homme avide de se connaître. L'émotion artistique est en supplément, comme le couronnement de cette connaissance. En fait, et l'on excusera ce truisme, on ne s'intéresse jamais à un fait divers que pour des motifs personnels. Tantôt il relate des situations auxquelles chacun peut s'imaginer mêlé. Il rappelle alors les terribles contingences auxquelles l'homme est sujet, la faiblesse et l'incertitude de sa position. Tantôt il livre aux curieux un personnage que l'actualité dénude. Chacun peut fouiller son passé, son présent, sa conscience, ses rêves même. Le fait divers se place ainsi au cœur de l'un ou l'autre de deux problèmes essentiels : ce que l'homme est dans le monde, et ce qu'il est en lui-même. Rien ne saurait être plus intéressant. (…) II reste que le premier moteur de l'intérêt porté aux faits divers est l'identification plus ou moins consciente du lecteur avec leurs héros ou leurs victimes. C'est toujours l'homme qui en est l'acteur. C'est pourquoi les Parisiens lisent les descriptions des tremblements de terre, qu'ils n'ont pourtant pas à redouter. Mais, bien entendu, une oscillation des sismographes de Lyon leur cause plus d'émotion qu'un séisme tuant plusieurs milliers de Japonais. (…) Enfin, il faudrait ici tracer la ligne qui sépare le fait divers de la littérature, car, la plupart du temps, c'est également une confession et une révélation de l'homme que le lecteur cherche dans les romans. C'est difficile parce que le comportement de l'amateur de faits divers est double lui aussi. Si l'amateur de littérature ne se contente pas de l'art et cherche une réponse à ses problèmes humains, l'amateur de faits divers ne se cantonne pas dans une attitude de curiosité humaine, et finit par éprouver une émotion esthétique. Les personnages dont il lit les aventures dans les colonnes des journaux se parent à ses yeux des qualités magiques des héros de romans. Coulés dans le plomb des imprimeurs, ils n'existent pas et ils existent, ils sont à la fois irréels et vrais... (…) A la fois parce que nous retrouvons en eux nos instincts profonds mais qu'ils ne sont plus des humains comme les autres, les personnages de faits divers deviennent des sortes de héros sur lesquels nous projetons les mythes que nous portons en nous. Roger GRENIER, « Le rôle d'accusé », revue Les Temps modernes, 1947.