L`intervention sémiotique dans le projet : du concept à l`objet1

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L’intervention sémiotique
dans le projet : du concept à l’objet1
Michela DENI2
Créativité ne signifie pas improvisation sans méthode [...]
La série d’opérations de la méthode du projet est faite de valeurs objectives qui
deviennent instruments opératoires dans les mains de designers
créatifs. (Munari 1981 : 17, notre traduction).
Le but de cet ar ticle est de montrer comment le sémioticien peut accompagner le concepteur depuis le début de son parcours jusqu’aux phases de réalisation, de présentation, de communication et de planification de son projet.
Il s’agit de réfléchir sur les moyens susceptibles de traduire l’apport conceptuel que la
sémiotique peut offrir aux designers. De son côté, le designer réalise le projet d’un objet (matériel ou immatériel) qui doit en même temps accomplir la fonction pour laquelle
il a été prévu, mais aussi communiquer cette fonction ainsi que les valeurs établies.
Dans ce contexte la dimension communicative qui est le champ d’étude privilégié par
la sémiotique est fondamentale.
Mots-clés : design, projet, sémiotique
The purpose of this paper is to show how the semiotician can accompany the designer
from the beginning of his work until the phases of its achivements, presentation, communication and planning of his project. It is a question of thinking about the means
susceptible to translate the conceptual contribution which semiotics can offer to the
designers. From his part, the designer carries out the project of an object (material
or immaterial) which has to achieve at the same time the function for which it was
planned, but also to communicate this function as well as the established values. In
this context the communicative dimension, which is the field of study privileged by
semiotics, is fundamental.
Keywords : design, project, semiotics
1 Cet article reprend certains thèmes abordés dans “ La semiotica nel progetto ” (Deni 2008).
2 Michela Deni enseigne la Sémiotique et la Communication à l’Isia de Florence (Industrial and Com­
munication Design) et collabore avec le CPST de Toulouse. Elle a soutenu son Doctorat sous la direction
d’U. Eco à Bologne et a poursuivi ses recherches en post-doctorat avec J. Fontanille à Limoges. Sur la
sémiotique du design, elle a publié, entre autres, Oggetti in azione (2002), La semiotica degli oggetti,
Versus, 91/92, (2002), La semiotica e il progetto (avec G. Proni, 2008).
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OBJETS & COMMUNICATION MEI 30-31
La sémiotique pour le projet
Cet article est fondé sur notre expérience de sémioticien enseignant dans les facultés d’architecture et de design. Dans ce contexte, la sémiotique est une méthodologie nécessaire à l’interprétation des phénomènes communicatifs complexes,
tels que les objets qui sont destinés à fonctionner et à signifier par l’intermédiaire
des différents canaux de la perception. Dans le même temps, la sémiotique se
propose d’être un outil d’aide à la production du sens, c’est ainsi que fonctions,
valeurs et signifiés doivent être traduits et concrétisés en objets capables de communiquer d’une façon efficace.
Dans ce cadre de formation, le sémioticien suit les étudiants qui travaillent dans
les cours de projet ; il participe aux thèses dirigées en collaboration avec des entreprises ; il collabore avec des designers, des ingénieurs, des architectes, et des
informaticiens afin de mettre en place des projets pour des institutions (mairies,
universités, etc.) ou des clients privés ; il coordonne des projets nationaux et internationaux qui peuvent réclamer une collaboration de plusieurs années entre
les premières phases de conception (articulation de thématiques) et la production
finale d’un prototype aboutissant au produit.
La première phase est interdisciplinaire, elle se déroule avec des sémioticiens, des
anthropologues, des sociologues et des historiens et laisse momentanément en
périphérie les designers et les concepteurs qui se contentent d’écouter et d’observer. Dans la dernière phase, c’est plutôt le contraire, car ce sont les concepteurs
qui font le point à partir de l’articulation conceptuelle à laquelle ils ont assisté.
Si dans la première phase il y a volonté de bien comprendre et de décortiquer un
thème en oubliant parfois de devoir réaliser un projet, ensuite on peut commencer
le travail avec des matériaux concrets. Le sémioticien devient alors celui que l’on
questionne sur l’efficacité communicative et fonctionnelle du projet par rapport à
ce qui est son but initial. La formation et l’expérience du sémioticien lui permettent de déceler les “courts-circuits” communicatifs qui nuisent à la bonne réussite
du produit, mais aussi de repérer ce qui ne fonctionne pas. Il identifie des critères
pour procéder à des choix différents susceptibles de rendre le produit plus efficace
au niveau communicatif et plus pertinent par rapport aux objectifs conceptuels
du projet. Le sémioticien et le designer ont des rôles complémentaires : d’un
côté il y a la systématisation, la capacité de prévoir des actions stratégiques et de
contrôler les effets de sens fonctionnels et communicatifs ; de l’autre côté, il y a
la synthèse intuitive, le flair et la créativité qui caractérisent ceux qui réalisent les
projets. Durant la phase concrète, le sémioticien est celui qui rectifie le ciblage,
qui montre les points faibles et qui suggère des pistes destinées à améliorer les
solutions proposées entre la phase du métaprojet et du projet concret.
L’apport sémiotique ne consiste pas à indiquer une couleur, un matériau, ou un
caractère typographique, en revanche, il est utile pour montrer au concepteur
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L’intervention sémiotique dans le projet :
du concept à l’objet
que, par rapport à l’ensemble du projet, il est préférable d’utiliser une couleur
saturée, une texture discontinue ou un caractère typographique plus simple. En
d’autres termes, à ce point du travail, la compétence du sémioticien, consiste
à donner des indications sur la forme du contenu, laquelle sera concrètement
identifiée par le concepteur au niveau communicatif et très précisément sur le
plan de l’expression3.
Opérativité sémiotique
La sémiotique s’occupe de “chaque phénomène de signification et/ou de communication” (Eco 1975 : 13, notre traduction), dont font partie les objets. Comme
l’écrivait Umberto Eco (1968), la fonction des objets n’est pas un problème sémiotique, le problème pertinent pour la sémiotique concerne plutôt la façon dont
les objets communiquent leur fonction et, ajoutons encore, les valeurs qu’ils
prennent en charge. En conséquence, le sémioticien accompagne le travail du
designer dans l’organisation de la signification (du concept) et dans l’efficacité de
sa communication.
Grâce à sa compétence analytique, le sémioticien possède une certaine expérience
dans le calcul des possibilités, c’est-à-dire dans la description prédictive d’un
scénario d’usage4 . Il suggère les stratégies d’optimisation de la communication
et de la signification par rapport aux objectifs établis en fonction du destinataire
prévu. En ce qui concerne précisément cette capacité prédictive de la sémiotique,
“les sémioticiens n’interviennent pas seulement dans la description, mais aussi
dans la production des objets du sens” car “cette compétence peut se transformer
en une compétence à la production […] Le problème n’est pas de décrire, mais
plutôt de produire du sens et de le faire d’une façon efficace” (Zinna 2004 : 12,
notre traduction). En accord avec Zinna, nous pensons que la description, la com­
paraison et la projection sont les procédures principales qui permettent de définir
le faire sémiotique.
Il n’existe pas de grilles méthodologiques infaillibles quand on travaille sur des
constructions communicatives telles que celles des objets du sens, tant qu’elles
ne sont pas concrétisées en objets matériels. Dans la mesure où il ne s’agit que
de production et de succès du marché, on ne travaille que sur la récurrence des
phénomènes observés, on analyse des exemplaires à un moment donné, dans
un lieu spécifique, dans un contexte et dans une catégorie de marchandise. En
sémiotique, “La question n’est pas la prévision du futur, mais plutôt de parvenir à
le diriger” en organisant des simulations stratégiques (Ceriani 2007 : 19, notre
traduction).
3 Cf. Hjelmslev 1943.
4 Cf. Zinna 2004 et Ceriani 2007.
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Quand on parle de projet, on réfléchit à des solutions innovantes, fonctionnelles
et communicatives. Ainsi, décider que la carte de crédit sera refusée par le distributeur automatique si on l’introduit dans le mauvais sens quand on retire de
l’argent, c’est à la fois adopter une solution créative et une solution sémiotique.
Ceux qui ont conçu le dispositif ont utilisé une stratégie communicative complexe
(perceptive) pour l’interface afin de communiquer des instructions correctes à
l’usager tout en décidant de lui communiquer son erreur. Tout comme les cognitivistes, nous pourrions appeler affordances (invitations à l’usage) ces instructions 5:
mais dans le cas de la carte de crédit, cette invitation à l’usage ne suffirait pas.
C’est à cette fin qu’une solution créative doit prévoir une sémiose perceptive6 qui
enlève tout doute à l’usager.
La créativité du concepteur est la qualité professionnelle qui lui permet de trouver
des solutions efficaces à des problèmes qui concernent la fonctionnalité opératoire
et la fonctionnalité communicative (des fonctions ou des valeurs) d’un projet, quel
qu’il soit7. Aussi, quand il s’agit d’identifier des stratégies communicatives sur des
dimensions sensorielles auxquelles on ne s’attend pas, l’apport d’un sémioticien
devient très utile. À ce sujet, Bruno Latour (1994), évoque le cas du dos-d’âne
artificiel, et il explique qu’il s’agit d’un processus de déplacement d’une injonction
(ralentir) à un objet (béton et pierre). Cette réification est le passage d’un univers
signifiant (le langage) à un autre univers signifiant (le matériau). Cette opération
se produit en choisissant une solution dans une série de possibilités toujours
disponibles à l’intérieur du signifié. En d’autres termes, les designers travaillent
chaque jour autour de la signification avec la nécessité d’opérer entre des sémiotiques différentes. De son côté, la sémiotique développe des instruments d’analyse
et d’évaluation de ces différentes modalités et stratégies de communication plus
ou moins efficaces.
Projet et métaprojet
Chaque professionnel a besoin de construire une méthode de
projet : c’est ainsi que pendant un projet nous parcourons les
différents niveaux de concrétisations qui vont du métaprojet, au
projet, et enfin au produit.
5 Cf. Gibson 1979 ; Norman 1988 et 1998. Pour une réflexion sémiotique sur l’affordance cf. Deni
2002a.
6 La sémiose perceptive concerne les procès de signification et de communication qui fonctionnent à
travers la perception ou l’interprétation sensible. Cf. Eco 1997 et Deni 2002a, § 1.1.2 “ Semiosi percettiva
e affordance ”.
7 Au sujet de la fonctionnalité opératoire et de la fonctionnalité communicative, voir Deni 2002a.
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L’intervention sémiotique dans le projet :
du concept à l’objet
Le métaprojet
Le métaprojet, concerne le moment de recherche qui précède chaque projet, il est
littéralement le projet du projet et sur le projet.
Les concepteurs qui nient l’importance de cette étape travaillent de telle sorte
que l’on pourrait définir cette étape comme une attente de l’intuition : bien sûr,
ces designers réfléchissent mais ils suivent d’autres parcours, ils fondent leurs
intuitions sur l’expérience, sur des pensées rapides procédant par courts-circuits
productifs et ne nécessitant pas une formalisation ni une explicitation du parcours cognitif de recherche car leur projet mûrit “quelque part”. D’ailleurs, tôt ou
tard, tout designer cherche, élabore et explicite des outils rationnels car, à long
terme, l’enthousiasme et la facilité créative peuvent diminuer, sauf à de rares et
heureuses exceptions. Dans les autres cas, la sémiotique peut vraiment aider.
Le métaprojet est le parcours qui précède le moment du projet opératoire ; c’est le
moment où l’on observe ce qui existe, où l’on explicite les buts et les moyens du
projet : on s’interroge sur notre propre rôle d’énonciateur (d’entreprise, de designer) et à propos de l’énonciataire (à construire avec le projet) ; on imagine des
scénarios, des pratiques d’usages ainsi que leurs conséquences, mais aussi des
variations possibles. Dans le métaprojet, l’observation du concepteur commence
à devenir critique et la sélection d’un corpus d’éléments pertinents devient nécessaire. Le choix du corpus est une étape fondamentale8 parce que “le premier geste
d’identification coïncide avec la sélection des bons points de repère, c’est-à-dire,
des points représentatifs.” (Ceriani 2007 : 42, notre traduction).
Le projet
Le terme projet inclut un champ sémantique aussi large que général : c’est le
moment préparatoire qui précède la réalisation d’un produit – qu’il soit matériel
comme un objet ou immatériel comme un service – ou d’un support de communication, mais aussi tout cela en même temps. La mise en acte d’un projet
est un procès stratégique finalisé : il s’agit d’un procès dynamique et changeant,
composé de diverses étapes, de diverses figures professionnelles mais aussi de la
convocation de diverses disciplines.
Le concepteur a conscience de travailler autour des procès communicatifs qui
concernent tantôt la fonctionnalité opératoire du projet, tantôt la fonctionnalité
communicative9. Seul ou en équipe, le designer propose la solution au problème
8 Cf. Zinna 2004.
9 Cf. chapitre 1 dans Deni 2002a.
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OBJETS & COMMUNICATION MEI 30-31
en produisant au moins un prototype. D’un point de vue sémiotique, nous pouvons définir le projet comme un procès d’énonciation : un procès qui se développe
sur des plans et des niveaux différents entre eux, et qui travaille sur des formes et
des substances toujours diverses, autant du contenu que de l’expression. Le projet
est en fait le moment du choix : il faut prendre des décisions sur les formes, les
couleurs, les matériaux, les textures et les dimensions. Ces choix appartiennent
au designer, mais le sémioticien qui l’a soutenu évalue la bonne réussite des
décisions par rapport à la communication des fonctions et des valeurs que le
concepteur a pu aussi établir grâce à l’usage de la sémiotique.
Le regard sémiotique
Le but du sémioticien est de pousser le concepteur à se poser de bonnes questions
au moment du projet. Ces outils méthodologiques constituent la forma mentis (ou
regard sémiotique) et peuvent aider le concepteur à passer d’un choix intuitif à
un choix réfléchi10.
Nous pouvons articuler cette forma mentis en pertinence, intelligibilité et différentiation, comme Floch le suggérait (1990) lorsqu’il expliquait la valeur supplémentaire apportée par la sémiotique au marketing et à la communication.
Quand on développe un projet, le fait de regarder à partir d’un point de vue différent est très important, surtout s’il s’agit d’un point de vue basé sur des outils
bien calibrés pour être les plus objectifs possibles. Dans la majorité des cas, les
designers demandent au sémioticien de leur montrer comment pouvoir se “dédoubler” pour interpréter leur projet tout en parvenant à se mettre en quelque
sorte en dehors de la conscience de celui qui connaît déjà ses propres intentions
communicatives. En principe, le but du sémioticien, est de permettre au designer
de distinguer les intentions du projet de ses modalités de communication afin de
faire comprendre comment l’objet final sera interprété et utilisé. En fait, l’objet,
est un système : un lieu dans lequel convergent le modèle conceptuel du concepteur et le modèle conceptuel que l’usager développe à propos de l’objet et de son
fonctionnement11.
Dans la première étape d’un projet, le concepteur doit évaluer comment combiner
ses propres valeurs, les valeurs de l’entreprise et celles de l’utilisateur potentiel.
On comprend donc que le but initial du sémioticien est d’aider le concepteur à
éclaircir ses idées, à ne rien considérer comme déjà acquis, ainsi qu’à expliciter
le but du projet et les effets communicatifs ou opératoires qu’il veut obtenir. Le
sémioticien conduit le designer dans la transformation de son projet, du potentiel
(le moment de la construction du corpus d’analyse de ce qui existe), au virtuel
10 Cf. Semprini 1990 (éd.).
11 Cf. Norman 1988, 1998.
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L’intervention sémiotique dans le projet :
du concept à l’objet
(l’hypothèse du projet), à l’actuel (les contraintes du projet) pour arriver, enfin
à la réalisation (le produit) 12 . Il s’agit en fait de la possibilité du contrôle de la
pertinence entre le niveau profond et le niveau de surface, de l’immanence à la
manifestation la plus efficace par rapport à un utilisateur possible, au marché, à
la concurrence, à l’identité de l’entreprise, au budget.
Dans certains cas, les entreprises intéressées par l’investissement dans la recherche invitent les concepteurs à réfléchir sur un concept et elles ne demandent
de réaliser un projet que longtemps plus tard. Dans ce cas, le concepteur est
conduit à gérer une première période de recherche, de conceptualisation, d’organisation hiérarchique des thèmes et des problèmes auxquels il n’est pas toujours
habitué. Dans de telles occasions, solliciter l’assistance d’un sémioticien permet
d’expliciter les problèmes qu’un concepteur aurait tendance à traiter intuitivement
en se limitant au traitement des questions urgentes qui ne sont pas toujours
suffisantes pour avoir une vision à long terme du travail.
Réflexion méthodologique : les critères d’organisation du
projet
Les outils proposés aux designers par les sémioticiens sont nombreux 13. Dans la
pratique, ce sont les circonstances qui imposent la nécessité de certains outils par
rapport à d’autres et jamais le contraire.
Nous allons présenter ci-après les dix points généraux qui nous semblent nécessaires pour établir un projet. Au niveau opérationnel, nous ajustons notre schéma
du projet avec les concepteurs une fois que le but du projet est défini : à chaque
fois nous ajoutons ou enlevons des étapes en tenant compte de leur nécessité et
de leur pertinence par rapport aux problèmes spécifiques posés par le projet14.
Le schéma que nous présentons réclame de répondre dans l’ordre proposé à une
série de questions essentielles et basiques rencontrées dans chaque projet. Nous
répartissons ce schéma opérationnel en trois parties qui concernent le métaprojet,
le projet (et notamment les stratégies d’énonciations car c’est le moment des choix
fondamentaux), et enfin la réalisation et la communication du produit.
12 Cf. Greimas-Courtés 1979. Zinna 2004 propose l’application au projet des modes d’existence sémio­
tique.
13 Cf. Ceriani 2007 ; Semprini 2005.
14 Sur le concept de pertinence voir Prieto 1975 et Greimas-Courtés 1979. Pour une réflexion sur la
pertinence dans l’analyse d’objets, voir Deni 2002a.
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Schéma général
Métaprojet
1- But du projet
But opératoire (fonctionnel) et communicatif, axiologies et valeurs inscrites dans le projet.
Stylème
2-Identifier l’identité et l’image15 du concepteur et de l’entreprise et faire une synthèse qui puisse respecter les raisons du
projet en choisissant si l’on doit souligner les différences et le
cas échéant comment.
3- Corpus d’analyse
Identifier les produits en concurrence directe ou indirecte ; établir le placement (fonctions/valeurs ; média/projet de communication) à travers la recherche d’isotopies16 qui permettent de
construire un corpus pertinent.
Usager Modèle
4-Structurer concrètement des formes de vie pour identifier et
pour préfigurer l’Usager Modèle et son monde possible17 en se
posant des questions spécifiques sur son identité, son style et
ses habitudes de consommation (culturelle, commerciale, etc.).
5- Valeurs et usages à communiquer
Ce point est la synthèse des points 1, 2, 4, en particulier c’est
le moment où l’on construit un simulacre de l’Usager Modèle,
du concepteur, de l’entreprise et du produit. Pendant cette
étape un “mappage” dynamique des tendances et des valeurs
peut être efficace en les plaçant dans des carrés sémiotiques,
dans des schémas tensifs18 ou dans tous les instruments sémiotiques qui peuvent simplifier l’interprétation de l’articulation sémantique.
6- Parcours narratif possible
Établir des thématiques à partir de l’expansion des valeurs
identifiées, des Programmes Narratifs (programmes d’usage et
15 La Corporate Identity concerne les valeurs établies et communiquées par l’entreprise. La Corporate
Image fait référence à ce qui est ressenti par le consommateur à propos d’une entreprise (de sa commu­
nication ainsi bien que des discours sur l’entreprise même : presse, télé, internet). Le but de l’entreprise
c’est d’obtenir une cohérence entre identité et image.
16 L’isotopie est la redondance d’une ou plusieurs catégories sémantiques qui rendent possible l’interpré­
tation cohérente d’un texte. Cf. Greimas-Courtés 1979.
17 L’Usager Modèle est une stratégie énonciative que l’objet pas seulement prévoit mais, en même temps,
construit. Cf. Eco 1979, 1994 et Deni 2002a.
18 Cf. Fontanille - Zilberberg 1998.
94
L’intervention sémiotique dans le projet :
du concept à l’objet
d’actions)19, des scénarios, des rôles actantiels, des acteurs, des
actions et des pratiques d’usage.
Du projet…
7-Stratégies énonciatives
Dans le projet, choisir les éléments adéquats aux points précédents pour arriver à la construction d’un prototype. Selon le projet, il s’agit de formes, de couleurs, de matériaux, de textures, etc.
8-Épreuves de commutation20
Il est nécessaire d’évaluer l’efficacité des stratégies énonciatives
en identifiant les traits pertinents sur le plan de l’expression
(morphologie, texture, dimension, chromatisme, etc.) et sur le
plan du contenu (confrontation entre but et projet). Comparaison de prototypes différents pour arriver au produit.
Au produit…
9. Présentation du projet
Faire le choix des stratégies communicatives adaptées à la présentation du projet à l’entreprise commanditaire.
10. Communication et distribution
Si cela est possible, il faut préparer les lignes directrices pour
suggérer au client les stratégies de communication et les canaux de distribution les plus adaptés au marché.
Ces dix points représentent une ligne générale à adapter pendant le travail du projet. Chacun d’entre eux est approfondi et enrichi à d’autres niveaux et avec d’autres
schémas en fonction de la typologie du projet, de la nécessité d’affiner le projet en
question, à partir aussi des compétences du concepteur et de l’équipe du projet.
Les concepts et les termes sémiotiques arrivent à être définis avec les designers
au fur et à mesure avec des exemples à partir du projet même. La nécessité de
partager le schéma en trois parties coïncide avec la volonté de consacrer du temps
à l’articulation et à la systématisation des contenus (fonctions et axiologies) dans
l’étape du métaprojet, pour parvenir plus tard à imaginer et à réaliser le produit.
Afin de parvenir à la compréhension de l’importance des stratégies énonciatives
qu’il faut adopter et traduire dans l’objet final, il est nécessaire de bien travailler
sur la première partie du schéma en évitant d’obtenir trop tôt un résultat concret.
D’ailleurs, si l’habileté sémiotique se trouve dans cette capacité à reparcourir la
génération du sens à rebours – de l’objet d’analyse à l’articulation de ses contenus
– dans le cas de l’accompagnement de la conception et de la production, il s’agit
d’expérimenter le parcours à l’envers : pour un objet, quel qu’il soit, il faut identi19 Cf. Greimas-Courtés 1979.
20 Cf. Hjelmslev 1943.
95
OBJETS & COMMUNICATION MEI 30-31
fier une occurrence correcte à partir de la volonté de communiquer ses fonctions,
ses valeurs, ses pratiques et ses scénarios d’usage. Un objet d’usage est avant tout
et malgré lui un support communicatif.
Si l’on développe sérieusement ces questions simples, on parvient à ordonner une
multitude de données. Les résultats obtenus sont toujours très intéressants et ceci
grâce à la créativité des designers qui interviennent avec des solutions innovantes
lors des stratégies énonciatives.
Conclusions
Quand les créatifs font usage de la sémiotique, ils le font avec d’excellents résultats, tant sur le plan du projet que sur celui de la préparation et de la présentation
du travail, ceci en montrant les qualités, les limites, les possibilités de réalisation,
les buts, les parcours et les nécessités du projet.
Un designer, beaucoup plus qu’un autre professionnel, doit démontrer qu’il est
plongé dans le monde et dans la culture de son temps. Il doit démontrer qu’il est
créatif sans être naïf, il doit montrer de l’expérience et de l’expertise, mais il doit à
chaque fois impliquer ses clients et les usagers avec un nouvel enthousiasme. Il doit
aussi convaincre les entreprises de procéder à des investissements parfois importants sur ses idées. Enfin, avec son produit, il doit pousser l’acheteur à le choisir, à
l’utiliser et à le faire selon les modalités et les prescriptions que son objet propose et
communique21. Le concepteur doit démontrer qu’il est conscient de chaque choix :
créatif, fonctionnel et économique ainsi que de l’impact sur l’environnement.
Un designer compétent est le témoin de l’état d’avancement d’une culture.
À partir de ces quelques réflexions sur la méthode du projet, on peut comprendre
comment se joue la distinction entre un designer professionnel et un designer
romantique, selon les expressions de Bruno Munari (1981). Cette méthode professionnelle ne doit pas seulement prévoir des opérations logiques et conséquentes,
elle doit avant tout s’interroger sur les qualités communicatives des objets.
Dans l’optique de ces considérations, un temps de communication préalable est
à intégrer dans la collaboration entre le designer et le sémioticien. Il concerne la
traduction des solutions qui font d’un projet un dispositif d’instruction et en définitive un dispositif énonciatif des choix et des opérations qu’il faudra accomplir
pour passer de l’étape virtuelle du projet à sa réalisation dans l’objet.
Nous poursuivons actuellement cette recherche, en prolongeant notre réflexion
sur une méthodologie adaptée : une méthodologie qui puisse à la fois être utile aux
designers, aux sémioticiens et à la théorie. En effet, pour continuer à donner des
résultats intéressants, celle-ci doit oser se renouveler en profitant de l’énergie qui
provient du contact avec des domaines vivants, créatifs et toujours en effervescence
tels que ceux de la production d’objets.
21 Cf. Eco 1968.
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L’intervention sémiotique dans le projet :
du concept à l’objet
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