Texte

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Le «capital social » :
vicissitudes d’un concept,
quelques commentaires
pour faire avancer le débat
Commentaire
Maurice Lévesque
Université d'Ottawa
D
’entrée de jeu, le texte du professeur
Bibeau suggère les grandes lignes d’un
programme ambitieux. Il s’agit, en effet,
de tracer la généalogie du concept «capital social»,
d’évaluer sa portée théorique du point de vue
des écoles de sociologie à son origine, de discuter
de ses applications méthodologiques, d’identifier
les dérives que les discours idéologiques ont fait subir
au concept et finalement, d’examiner les usages qu’en
ont fait les spécialistes des sciences sociales,
politiques et ceux de l’épidémiologie sociale (p. 1).
Vaste programme nous en conviendrons,
ambitieux également parce qu’on associe dans
cette description des dimensions dont l’analyse
rigoureuse exige de faire appel à des outils
très différents. Il demeure difficile, en effet,
d’examiner les démarches méthodologiques
utilisées pour « mesurer » un concept, en ayant
recours au même appareillage théorique et
méthodologique que si nous tentions de faire
l’analyse de la « portée théorique » d’un concept.
L’une des premières difficultés à laquelle
la lectrice ou le lecteur se confronte consiste
justement dans cet amalgame entre des dimensions très différentes, tant sur le plan analytique
que sur le plan de la « réalité » du concept.
Cette approche conduit toutefois à un traitement analytique commun réservant une très
large part à l’analyse politique, dans son sens
courant mais aussi dans le sens d’une analyse
des conséquences politiques de certaines
conceptions théoriques, délaissant trop souvent
l’indispensable travail épistémologique, lorsqu’il
s’agit de traiter de la portée théorique d’un
concept.
Ce texte présente quelques commentaires
et réflexions suite à une lecture intéressée
de l’article de Bibeau. Il ne constitue pas une
réponse, ni une critique systématique de l’article,
car je partage beaucoup des vues et analyses
de l’auteur. L’objectif se veut plus modeste et
peut se résumer en trois points. D’abord, faire
ressortir l’idée que la critique d’un concept
ne peut être complète si elle s’ancre de façon
trop exclusive dans une analyse de la portée
politique de ce dernier et qu’il faut également
accorder une grande attention à la nature
du concept, ce qu’il entend désigner, pour en
effectuer une critique approfondie. Par la suite,
apporter une contribution au débat autour
du capital social, en mettant l’accent sur
l’analyse du concept lui-même et en suggérant
de reformuler les termes du débat entre Bourdieu,
Coleman et Putnam soulevé par Bibeau.
Finalement, aborder la question de l’usage
du concept de capital social dans les domaines
de la santé publique et de l’épidémiologie
sociale.
La question de la généalogie
Bibeau précise, avec raison, que le concept
de « capital social » dont il traite principalement
Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 10, n° 2, 2005, pp. 169-177.
170 Commentaire
est issu des travaux de Coleman et qu’il est
fortement influencé par les approches du rational
choice. Il a raison de dire également que c’est par
le biais de la reprise du concept par Putnam
dans son ouvrage sur l’Italie, publié en 1993,
que le concept devient à la mode, qu’il entre
dans le domaine des sciences sociales puis qu’il
est repris, avec une rapidité étonnante, par
les milieux de pratiques et d’interventions qu’ils
soient communautaire, institutionnel ou supranational.
À notre avis, il néglige toutefois de mentionner avec suffisamment de force la première
« dérive » qui s’opère dans ce passage de
Coleman à Putnam, dérive réductionniste tant
sur le plan théorique que méthodologique. Sous
la plume de Putnam, le « capital social » perd,
dès l’origine de son utilisation, son ancrage
social pour devenir une espèce de «force abstraite»
qui contribue à l’efficacité des sociétés. Défini
formellement comme une caractéristique des structures sociales, conformément à Coleman, le «capital
social», dans les analyses de Putnam, devient dans
les faits, une caractéristique quasi culturelle
des collectivités. Alors que chez Coleman, le bien
«public» que représente le «capital social» constitue
une caractéristique des structures sociales pouvant
tout aussi bien être « inscrit » dans les acteurs
individuels (comme dans son article sur l’influence
du «capital social» dans le développement du capital
humain, Coleman, 1988) que collectifs, chez Putnam,
le «capital social» est «inscrit» dans des «collectivités » qui, d’une part, sont conçues comme des
agrégats d’individus 1 et, d’autre part, comme le
montrent ses travaux sur l’Italie, devient
une caractéristique culturelle des collectivités,
ce que Bibeau note avec raison. Il importe
de souligner que ce passage exclut la « structure
sociale » du champ d’observation, les contraintes
qu’elle implique, les conflits qui la traversent,
etc. Si, chez Coleman, ces dimensions de la structure sociale ne sont pas toujours à l’avant-plan,
elles demeurent toujours présentes. Chez Putnam,
par contre, elles disparaissent presque entièrement
et ce qu’il reste du social, après cette réduction
putnamienne, ce sont des collectivités composées
d’individus agrégés à la recherche des « bonnes
valeurs» «indispensables» à leur fonctionnement.
Du point de vue d’une théorie du social, si
les conceptions de Coleman basées sur l’idée du
rational choice comportent des limites certaines,
chez Putnam, c’est à la disparition du social, au
sens durkheimmien du terme, à laquelle nous
assistons. Il faut également ajouter que cette idée
du « capital social » inscrit dans les collectivités
a fortement influencé son passage dans le champ
de l’épidémiologie sociale et de la santé publique
comme le démontrent les premiers travaux
de Kawachi sur cette question (1997), nous y
reviendrons. Il existe aussi dérive méthodologique
parce que, si Coleman établit une série de mises
en garde quant à la « mesure » du « capital social »
(Coleman, 1988 ; 1990), précisant notamment
que le «capital social» ne se mesure pas facilement
et suggérant plutôt une qualification de ce dernier
en tablant sur des méthodes qualitatives, Putnam,
particulièrement dans ses travaux antérieurs
à son Bowling Alone de 2000, y va allègrement
de mesures du «capital social» à partir d’indicateurs
qui amalgament le « capital social » (mesuré par
la confiance, la participation civique, etc.) et
ses effets supposés, dont la signification
apparaît plus que douteuse (ex. la participation
électorale) et la comparaison quasi impossible.
Bibeau montre avec justesse la distance
qui sépare les traditions conceptuelles du «capital
social» putnamienne, colemanienne et la pensée
de Bourdieu. Bien qu’il s’agisse là d’un débat
de peu d’intérêt, nous pouvons affirmer que,
d’un point de vue strictement chronologique,
Bourdieu introduit et conceptualise explicitement
ce concept pour la première fois en sociologie,
à tout le moins avant Coleman. Par ailleurs,
ce n’est que tardivement que les auteurs américains
de cette tradition introduisent Bourdieu dans
leurs références. Il faut préciser ici que la barrière
de la langue n’explique pas cette absence,
puisque généralement l’on cite le texte anglais
paru en 1986, donc disponible avant les publications de Coleman sur le «capital social». Si Bibeau
a raison de dire que la lecture de ce texte ne
permet pas de bien comprendre la complexité
de la théorie bourdieusienne, ce qui pourrait
expliquer les mésinterprétations que certains
auteurs américains en ont faites 2, par contre,
contrairement à la lecture proposée par Bibeau,
ce texte est, à notre connaissance, le plus achevé
et le plus développé que Bourdieu ait produit
sur le capital et ses différentes formes 3. Il met
en évidence l’une des dimensions centrales
de l’approche du capital chez Bourdieu qui,
comme Bibeau le rappelle d’ailleurs, consiste à
Commentaire 171
établir une relation entre les diverses formes
de capital. Pour Bourdieu, en effet, l’une des
principales caractéristiques du capital tient
dans la capacité de conversion d’une forme dans
une autre, par le biais de différents processus
sociaux qu’il serait trop long d’énumérer ici 4.
Pour notre propos, il importe de souligner que,
chez Bourdieu, il ne saurait être question
de traiter du « capital social » en vase clos sans
faire référence aux autres formes. Il s’agit d’une
dimension très importante qui distingue les approches putnamienne et colemanienne de l’approche
bourdieusienne. En fait, pour Coleman et Putnam,
le «capital social» est considéré comme une variable
indépendante, un facteur dans la production
du capital économique ou financier, parfois
humain. Dans cette logique, intervenir en
«développant» le «capital social» devrait produire
«mécaniquement » un effet sur les autres formes
de capital. Ils se situent loin de la conception
sociale de Bourdieu, qui en traite sous l’angle
de la conversion d’une forme à une autre, mais
ils ouvrent la voie à la logique de l’intervention
sociale toujours à la recherche d’un levier sur
lequel intervenir pour atteindre divers objectifs.
Cette absence de référence aux autres formes
de capital chez Putnam résulte également d’une
autre distinction. Pour Bourdieu, l’appellation
capital social implique que cette ressource fonctionne
comme du capital, au même titre que les autres
formes de capital qu’il propose, qu’il soit
économique, culturel ou symbolique. Chez
Putnam, comme chez Coleman et leurs
disciples, dans l’expression capital social, le capital
se réduit à un mot qui désigne une ressource
« disponible » et « utile » ; l’usage de ce mot
ne semble être qu’une métaphore sans grande
importance puisqu’elle n’est que rarement
discutée, sinon jamais 5. Sur ce point, nous
suggérons que si les promoteurs du «capital social»
putnamien/colemanien n’ont pas établi de lien
explicite entre «capital social» et les autres formes
de capital, ce n’est ni par oubli, ni par choix
politiques, mais plutôt parce que leur capital
social n’est en rien une forme de capital, et que
dès l’origine, il n’a pas été porteur de ce sens.
Bibeau fait référence au passage et, de façon
implicite, au rôle des réseaux sociaux dans
la question du « capital social ». Il faut d’abord
mentionner que chez Boudieu la question des
réseaux sociaux occupe une place centrale dans
sa conception du « capital social ». Rappelons
que sa définition du « capital social » repose, entre
autres, sur la notion de réseau social : « la possession d’un réseau durable de relations plus ou
moins institutionnalisées d’interconnaissance et
d’interreconnaissance..., etc. (Bourdieu, 1986).
De façon récente, les analystes putnamiens
et Putnam lui-même ont également introduit
la notion de réseau social dans leur conception
du «capital social» mais en la présentant de la même
façon que leurs approches antérieures, c’est-àdire en mettant moins l’accent sur la dynamique
de construction du «capital social» ou la dynamique
des réseaux sociaux que sur les fonctions
attribuées à ces derniers. Sont ainsi apparues
des notions telles que le « bridging » qui indique
que le « capital social » ou les réseaux sociaux
jettent des ponts entre les communautés ou
encore le « bonding » qui, au contraire, contribue
à un enfermement. Toutes ces notions abordent
les réseaux sociaux comme s’il n’existait qu’un
réseau social qui produit du bridging ou
du bonding. Or, la longue tradition d’analyse
des réseaux sociaux montre que leur dynamique
ne saurait être comprise à partir de ces notions
réductrices. Les réseaux sociaux n’ont pas
de fonctions spécifiques, chacun possède une
dynamique qui lui est propre et qui peut
conduire à créer des ponts entre des groupes
sociaux dans certaines circonstances et à
un enfermement dans d’autres situations, selon
l’état de ces dynamiques, la nature des acteurs et
des échanges impliqués.
Ceci conduit à une lacune importante
du texte de Bibeau. Ce dernier évacue complètement les travaux issus de l’analyse de réseaux
de sa présentation de la généalogie du concept
de «capital social». Des deux côtés de l’Atlantique, il
existe une quantité significative de travaux
qui conçoivent le « capital social » sous l’angle
réticulaire et qui font référence ou s’inspirent
sur le plan théorique, soit des travaux de Bourdieu,
soit de l’analyse structurale classique, approche
qui comporte de nombreuses lacunes sur le plan
conceptuel, mais qui possède l’avantage,
contrairement au rational choice par exemple,
de ne pas masquer les dynamiques sociales 6.
Ces analyses réticulaires considèrent en effet
que la source et l’origine du « capital social »
se trouvent dans les réseaux sociaux comme
structure sociale porteuse des échanges. Elle
172 Commentaire
établit une distinction entre le « capital social » et
ses effets, élément presque constamment omis
chez les putnamiens / colemaniens, tout en considérant que les réseaux sociaux ne remplissent
pas de fonction particulière de type bridging...
Si la version américaine du capital social réticulaire
s’éloigne des conceptions bourdieusiennes,
notamment en laissant très peu de place à la notion
de conflits, et rejoint parfois des positions proches
du rational choice lorsqu’il s’agit d’expliquer
le comportement des acteurs, sa version
européenne inclut généralement des dimensions
qui font place aux dynamiques sociales et aux
conflits, bien que ce ne soit pas toujours dans
les termes bourdieusiens. De plus, comme chez
Bourdieu, bien que les conceptions divergent
également sur ce point, la structure sociale n’est
pas considérée dans ces approches comme
une réalité abstraite, ce genre de marché social
régi par « une main invisible » que l’on retrouve
chez Putnam, mais bel et bien comme une
structure concrète qui organise et résulte des
interactions sociales. Considérant l’importance
de la structure sociale, nous nous éloignons
également de cette idée messianique du contrôle
par les communautés des ressources qui leur
sont disponibles et dont Bibeau fait une critique
très juste. Finalement, elles fournissent un
appareillage méthodologique structuré et relativement puissant ; dimensions que les travaux
de Bourdieu ignorent d’ailleurs presque totalement.
Une grande partie du texte de Bibeau utilise
en filigrane l’approche du «capital social» de Bourdieu
comme univers de référence, n’y formulant
que très peu de critiques. Si, comme Bibeau,
nous partageons davantage les conceptions
de Bourdieu que celles de Putnam, il nous
apparaît toutefois important de ne pas passer
sous silence les lacunes de Bourdieu concernant
le «capital social». L’hyperpolitisation du concept
constitue une de ces lacunes. De façon implicite
chez Bourdieu, à tout le moins dans les textes
qui traitent directement du «capital social», ce dernier
est affaire de dominants et correspond à
un instrument de domination. Cette interprétation
est très présente dans les textes français qui
discutent du concept de « capital social » et dont
les critiques apportées aux travaux putnamiens
accordent une importance très grande, voire
exclusive, au fait qu’elles n’inscrivent pas le «capital
social » dans des rapports de classe, des rapports
politiques, etc. 7 Que cette critique soit fondée
ou non (et nous tendons à croire qu’elle l’est)
ne suffit pas à invalider le concept putnamien.
Nous pouvons tout autant formuler la même
critique quant à la démarche de Bibeau dont
la préoccupation d’analyse politique, toute
légitime qu’elle soit, tend à faire croire qu’elle
se suffit à elle-même pour atteindre l’objectif
d’interroger la portée théorique du concept de « capital social » putnamien / colemanien.
Pour ce faire, il ne suffit pas de se limiter
à examiner la généalogie du concept, il faut
également s’intéresser au contenu du concept,
à la signification qu’on lui donne, à sa valeur
proprement théorique. Et sur ce plan, l’espace
est large pour montrer que le « capital social »
putnamien représente davantage une notion
fourre-tout, un « remède miracle » pour
reprendre l’expression de Portes (1998), qu’un
concept qui peut conduire à une meilleure
compréhension des dynamiques sociales et
qui apporte une « valeur ajoutée » par rapport
à d’autres concepts existants ou à d’autres notions
de l’intervention sociale comme l’empowerment,
entre autres.
«Social capital» et «capital social»
Bibeau suggère que les auteurs américains
n’ont pas intégré Bourdieu dans leur conception
du «capital social», à cause d’une lecture incomplète
de ses travaux ou par une incapacité à intégrer
la conception bourdieusienne en raison d’un trop
grand décalage entre cette théorie et les approches
du rational choice ou communautarianne sur lesquelles
reposent en partie le «capital social» tant colemanien
que putnamien. Ces deux explications nous
apparaissent fondées, quoique insuffisantes.
Dans certains textes français, on a pris
le parti de ne pas traduire « social capital »
par «capital social» et de conserver l’expression
anglaise pour établir une distinction entre
l’approche putnamienne et l’approche bourdieusienne 8. Mais s’agit-il bien de deux
approches de la même réalité ? La question
consiste à savoir s’il s’agit d’approches
différentes de la même réalité ou tout simplement
de réalités différentes. Le corollaire renvoie à
Commentaire 173
se poser la question de la faisabilité «de l’intégration
de Bourdieu » dans les approches putnamiennes
du «capital social» ou vice-versa.
Il nous semble de plus en plus qu’il serait
vain de chercher une intégration théorique du
concept de «capital social». Nous croyons plutôt
être en présence d’un phénomène d’utilisation
de la même expression, des mêmes mots, pour
désigner des réalités sociales étrangères l’une
à l’autre (dans la mesure, évidemment, où deux
« réalités sociales » peuvent être étrangères
l’une de l’autre). Bourdieu et les utilisateurs
du concept de «capital social» dans le cadre
des analyses réticulaires traitent de la « même »
réalité : la valeur qu’il peut y avoir à participer
à des réseaux sociaux aux caractéristiques
particulières qui, en permettant d’accéder à
différentes ressources et éventuellement
de les contrôler, constituent en eux-mêmes
une ressource qui possède les caractéristiques
du capital. Nous pouvons toutefois parler ici
de deux approches : Bourdieu qui inscrit la
dynamique réticulaire dans le cadre d’une
conception globale de la société, en faisant
appel, comme le souligne Bibeau, à des concepts
tels que champs, habitus, etc..., et qui attribue
une large place aux conflits et à la domination
dans les processus de circulation des ressources;
les analystes des réseaux qui ne constituent
pas une école unifiée et dont certains membres
mettent souvent l’accent exclusivement sur
l’analyse de la structure réticulaire (ce qui évacue
dans une large mesure l’importance des rapports
entre les agents), alors que d’autres concentrent
leurs efforts sur l’analyse des dynamiques
sociales à l’oeuvre au sein des réseaux sociaux.
Nous sommes en présence ici de conceptions
théoriques (et politiques) distinctes mais se
rapportant à un objet similaire.
Il nous semble que l’examen du « social
capital » putnamien montre que l’objet diffère.
Si ce courant est également diversifié, il repose,
croyons-nous, sur un postulat commun, à savoir
que le «capital social» constitue une caractéristique
des structures sociales. Le concept renvoie en fait
à des normes, des traits culturels (ex. les travaux
sur l’Italie de Putnam que Bibeau qualifie très
justement d’une analyse culturaliste relativement
simpliste), à la confiance réciproque, à cette idée
que le «capital social» représente « la capacité et
la volonté de coopérer inhérentes à un tissu
social» (Côté, 2002). Dès lors, il paraît peu étonnant
que le «capital social» devienne très apparenté
à d’autres notions telle que la cohésion sociale.
Dans cette version, il existerait des structures
sociales plus propices au développement de
ces normes, croyances et traits culturels, qui
constitueraient des terreaux propices sur
lesquels le «capital social» pourrait croître. Dans
ce cadre conceptuel, l’expression capital ne
représente rien d’autre qu’un procédé métaphorique sans portée heuristique significative.
L’examen minutieux et approfondi des
concepts de «capital social» laisse entrevoir peu
de parenté entre ces deux approches qui s’opposent
tant sur le plan des lieux de production du
«capital social» et des dynamiques sociales
impliquées que sur le plan de la « réalité »
désignée. Nous pensons qu’il est temps d’abandonner l’analyse de ces deux concepts comme
formant un tout et de reconnaître que leur
principale parenté, et peut-être la seule, se limite
au fait qu’ils sont désignés par les mêmes mots.
Le « capital social » une dérive
communautarianne
Nous partageons la lecture de Bibeau
quant à l’inscription du «capital social» putnamien
dans une idéologie libérale. Chez Putnam et
la plupart de ses émules, la vision qui se dégage
en est une dans laquelle le «capital social» est
important, qu’il est en danger dans plusieurs
pays, que sa reconstitution exige une mobilisation communautaire, etc.. Quels sont les dangers
qui guettent le «capital social»? Tout ce qui menace
« la communauté ». Nous retrouvons donc indistinctement les États autoritaires (ceux d’Europe
de l’Est à l’époque de l’Union soviétique),
les interventions des États sociaux-démocrates
de même que celles des États libéraux, le développement technologique qui isole les individus
en les empêchant de tisser des liens communautaires, hier la télévision, demain, sans doute,
l’Internet. Cette vision ultralibérale, nostalgique
comme le souligne Bibeau, participe en effet à
cette utopie communautaire bien présente aux
États-Unis, comme au Québec, d’ailleurs.
174 Commentaire
Sur le plan théorique toutefois, et c’est ici
que le texte de Bibeau présente certaines
lacunes, il ne semble pas exister de très grande
parenté entre les théories communautarian américaines et les approches du «capital social»
putnamien. Ainsi, Etzioni, l’un des papes
du mouvement communautarian américain,
se montre plutôt critique face aux analyses
de Putnam, notamment en relevant l’évidence
qui a échappé à Putnam, à savoir que la transformation des façons d’entrer en relations
n’implique en rien un affaiblissement obligé
des liens sociaux (Etzioni, 2001). Sur le plan
théorique, l’une des distinctions fondamentales
entre ces deux courants tient, nous semble-t-il,
dans le fait que les approches communautariannes
reposent sur une conception concrète des communautés, c’est-à-dire que les communautés
se forment à partir des interactions réelles qui
s’y effectuent et qui les constituent, condition
essentielle (mais non suffisante) pour que
la communauté agisse comme un acteur.
Putnam considère la communauté, à notre sens,
telle une construction abstraite qui repose moins
sur des interactions concrètes que sur un partage
de valeurs, réduit le plus souvent à l’idée
de la confiance réciproque. Si les projets politiques
apparaissent similaires, les divergences demeurent
bien présentes sur le plan théorique. Ici encore,
Bibeau accorde trop d’importance aux conséquences politiques des deux projets et aux similarités qui s’en dégagent, masquant ainsi les
différences bien réelles sur le plan théorique
entre ces deux courants.
« Capital social » putnamien,
épidémiologie sociale
et santé publique
Sur la question de l’insertion du concept
de «capital social» dans l’épidémiologie sociale et
la santé publique telle que le décrit Bibeau, nous
nous limiterons à seulement quelques aspects.
D’abord, l’épidémiologie sociale constitue un
domaine où foisonnent les emprunts, souvent
imprudents et réducteurs, aux sciences sociales.
Bibeau a raison de mentionner dans la conclusion
de son texte que les débats théoriques et les
préoccupations épistémologiques demeurent
très peu valorisés et pratiquement exclus de cet
univers. Il s’ensuit, comme nous l’avons déjà
suggéré dans une version antérieure de ce texte,
que l’usage des concepts sociologiques en
épidémiologie sociale résulte trop souvent
en une désolante transformation d’un concept
en mot. Bibeau ajoute que ces concepts restent
isolés des théories d’où ils sont issus, ce qui
permet à des auteurs comme Kawachi de citer,
l’une à la suite de l’autre, les définitions du «capital social» de Putnam, Coleman et Bourdieu, sans
en tirer aucune leçon, que ce soit sur le plan
conceptuel ou méthodologique. L’appel de Bibeau
à une plus grande rigueur conceptuelle de la part
de l’épidémiologie sociale paraît louable, bien
qu’à notre avis les mécanismes à l’origine
de ce problème soient tels que les probabilités
d’une transformation semblent plutôt minces.
Nous appuierons ce constat en ayant recours,
ici encore, à Bourdieu. L’épidémiologie sociale
a réussi à développer une emprise telle sur
le champ des aspects sociaux de la santé qu’elle
se trouve à l’abri de la plupart des critiques
d’ordre conceptuel dans la mesure où elle exerce
un contrôle quasi absolu sur la définition
légitime du champ. Cette situation exclut en
grande partie les sciences sociales des débats
qui ont lieu à l’intérieur du champ de la santé
et les définitions légitimes des concepts correspondent à celles produites par la discipline
hégémonique que représente l’épidémiologie
sociale.
Bien que Bibeau n’y accorde pas une place
prépondérante, nous terminerons par quelques
mots sur la question de l’usage du concept
de «capital social» putnamien dans le cadre
de la santé publique. Nous pouvons affirmer
que, du point de vue de la santé publique,
la notion de «capital social» comporte un intérêt
dans la mesure où elle peut exprimer une façon
d’intervenir sur la santé publique, et ce, pour
les tenants de cette approche, de façon positive.
L’idée de «capital social» a été reprise, nous semblet-il, parce que dans sa version putnamienne
et kawachienne, elle se présente comme
possédant une dimension « collective ». Fassin
(2000) le rappelle, le « collectif » est le point
de référence obligé de la santé publique. La prise
de conscience des limites de l’intervention
individualisée a poussé la santé publique
vers des interventions auprès des collectivités.
Commentaire 175
Le plus souvent toutefois, l’intervention auprès
des collectivités renvoie en réalité à des actions
auprès de populations définies, au mieux, sur
la base d’un découpage territorial effectué à
partir de critères administratifs, au pire, par
le fait d’un partage commun d’un même facteur
de risques (pratique de consommation de drogues,
âge pour les jeunes mères, etc.).
Dans cette logique interventionniste, si
le «capital social» est «associé» à la santé, il devient
alors une cible d’interventions et doit donc être
développé... Cet utilitarisme n’est pas spécifique
à l’idée de «capital social». Il se retrouve
également à l’oeuvre dans l’usage d’autres notions
invoquées pour légitimer ou structurer les
interventions telles qu’empowerment, capacity
building, community building, asset-based
community development, etc. En fait, l’idée
du développement du «capital social» ne fait
qu’ajouter une autre dénomination à une série
de stratégies déjà pratiquées en santé publique
et qui partagent généralement les mêmes cibles :
tisser des liens sociaux; former des communautés;
optimiser l’usage des ressources disponibles, etc.
De ce point de vue, nous ne pouvons
souscrire à l’idée de «danger» que Bibeau associe
quelquefois dans son article au concept de «capital
social». S’il y a danger, il nous semble difficile
de parler d’un danger nouveau. Les approches
communautariannes, l’impossibilité habituelle
mais heureusement non systématique, de concevoir
les interventions sociales sous l’aspect de transformations structurelles restent anciennes. Elles
existaient bien avant la mode actuelle entourant
le «capital social» putnamien, que nous percevons
d’ailleurs déjà sur son déclin ; elles existeront
probablement, lorsqu’un nouveu pseudo-concept
aura remplacé le «capital social» putnamien.❏
176 Commentaire
Notes
1 – Ce qui se révèle immédiatement dès qu’on
examine la façon dont Putnam mesure le capital
social.
2–Il est remarquable de constater la multiplicité
des interprétations que les auteurs américains ont
faites de ce texte. Ainsi, dans leurs écrits, le capital
social de Bourdieu est successivement d’ordre individuel ou collectif, similaire au concept tel qu’utilisé
par Coleman ou par Putnam, etc. Les auteurs
américains qui ont utilisé Bourdieu sérieusement
(en faisant plus que le mentionner au passage)
semblent l’avoir fait dans le cadre de débats américains
entourant le capital social, débats souvent centrés
sur la question de savoir s’il faut faire la mesure
du capital social au niveau «collectif» ou «individuel»,
ou encore de savoir à quel « niveau » le capital social
exerce une influence. En se limitant trop fréquemment
à ce débat stérile, les textes américains n’ont presque
jamais abordé la question de fond de la nature
du capital social.
3–Notons au passage que ce texte ne constitue pas
la traduction du court article « Le capital social, notes
provisoires », paru dans les Actes de la recherche
en sciences sociales en 1980, mais plutôt la traduction
anglaise d’un texte paru initialement en allemand
en 1983 « Okonomisches Kapital, kulturelles Kapital,
soziales Kapital (trad. Reinhard Kreckel), dans
Reinhard Kreckel Soziale Ungleichheiten, Göttingen :
Vlg. Otto Schwartz, p. 183-198.
4–Notons toutefois que, contrairement au capital
culturel pour lequel Bourdieu a réalisé une analyse
très détaillée et éclairante des diverses modalités
de conversion entre ses différentes formes et vers
le capital financier ou économique, on ne retrouve
pas, chez Bourdieu, d’analyse similaire concernant
les mécanismes par lesquels le capital social peut être
converti.
5–Sur cette question de l’usage métaphorique de
l’expression «capital» en sociologie et dans les sciences
sociales, consulter l’article éclairant de Baron et Hannan
(1994).
6–Du coté européen et souvent près de Bourdieu,
on retrouve des auteurs tels que Degenne, Forsé,
DeGraaf, Flap, et bien d’autres; du coté américain
et des praticiens de l’analyse structurale classique,
des auteurs comme Lin, Burt, Cook, etc..
7–Voir, entre autres, les textes de Méda, 2002 et
Ponthieux, 2003.
8–Entre autres, dans Leclerc et al. 2000 et Ponthieux,
2003. Notons que, bien que cette stratégie relève
d’une intention louable, et probablement aussi
de considérations pratiques puisqu’elle permet de faire
l’économie de toujours préciser le sens des mots
utilisés, elle a le défaut de renvoyer tous les textes
rédigés en anglais à une vision putnamienne ou
colemanienne du «social capital», ce qui n’est pas exact.
Commentaire 177
Références
Baron, J.N., et Hannan, M.T. (1994). The impact
of economics on contemporary sociology. Journal of
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Biographie
Maurice Lévesque est professeur au département de sociologie de l'Université d'Ottawa et chercheur affilié
l’Institut de recherche sur la santé des populations de la même université. Ses intérêts de recherche se concentrent
principalement dans les champs de la sociologie de la santé, des politiques publiques et de l'analyse structurale.
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