Anthropologie et philosophie

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Document de travail ERRAPHIS
Anthropologie et philosophie, la croisée des chemins
Pierre Montebello
La croisée des chemins
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La philosophie contemporaine est à la croisée des chemins.
Les anciens partages qu’elle a tracés, entre empirique et
transcendantal, psychologie et naturalisme, idéalités et réalités
ne valent plus. L’acte de naissance de la philosophie
contemporaine est son opposition au naturalisme et au
psychologisme, le façonnage d’un transcendantal opposé à la
nature. L’anthropologie, à peine balbutiante, a vite été
considérée comme l’ennemi empirique de la visée
transcendantale et universalisante de la philosophie. Inutile de
retracer ces partages incessants, et d’évoquer les raisons d’un
pareil divorce, c’est l’histoire riche du concept de nature, de
« nature humaine », d’humanité à partir du XVIII siècle, qu’il
faudrait évoquer, après tant d’autres. Si arbitraire que soit ce
qui a éloigné ces disciplines, une certaine conception de la
nature pourrait les réunir à nouveau. A la lecture de Descola ou
de Viveiros de Castro, de Latour ou de Deleuze, nous
comprenons que l’anthropologie, la sociologie et une certaine
philosophie pourraient aujourd’hui se réconcilier après avoir
subi de si nombreux divorces au cours du XIXème et du
XXème siècle.
Beaucoup de choses parlent à un lecteur philosophe de Descola,
de Latour ou de Viveiros de Castro, et elles lui parlent d’autant
mieux qu’il a l’impression qu’ils ne sont pas éloignés d’une
nouvelle conception de la nature qui a émergé dans la
philosophie elle-même. Ce n’est certes pas toute la philosophie,
ni même la majorité des philosophes qui se reconnaitraient en
eux, sans doute même seulement une minorité, celle qui aura
voulu remettre le concept de nature au centre de sa réflexion, et
plus encore une certaine nature, une nature qui ne s’oppose pas
à la culture, qui ne lui fait pas front comme les lois mécaniques
universelles aux lois de la pensée, qui ne s’établit pas sur un
dualisme profond des êtres naturels et de l’homme, sur la
séparation intangible des non humains et des humains, de la
nature et de la culture… Dans Par-delà nature et culture
(Gallimard, 2005), Philippe Descola évoque la solitude du
Spinoza, « Spinoza est bien seul » lorsqu’il récuse un tel
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partage entre nature et homme, lorsqu’il dénonce
l’anthropologisation de la nature et la dénaturalisation de
l’homme. C’est vrai.
Mais il est vrai aussi que dans son sillage on aperçoit de frêles
esquifs, des penseurs tout aussi solitaires qui inlassablement
sont revenus sur ce partage, sur la transcendance de l’homme,
sur la dénaturalisation de la nature, sa dévitalisation, son
opposition à l’homme. Nature vidée de vie, d’âmes,
d’animacules, de souffles, d’infimes traces de pensée, pur
tombeau pour l’esprit, « automate ventriloque » (Descola, 97),
ontologie morte (Hans Jonas).
Déconstruction de la métaphysique implicite de la nature.
Ce qu’une mince partie de la philosophie et une partie de
l’anthropologie ont en commun, c’est d’avoir compris que la
répartition ferme de la nature et de la culture n’avait rien de
naturelle. Il n’y a guère de philosophes en effet qui aient pris ce
problème au sérieux, sans s’engouffrer tout de suite dans les
droits inaliénables d’une transcendance de la pensée. Peu de
philosophes ont refusé le partage entre nature mécanisée et
transcendance spiritualisé, et opéré une sorte de déconstruction
de ce partage.
. C’est le cas de Nietzsche et de Bergson, de Tarde et de
Whitehead, de Simondon et de Deleuze. Ils ne se sont pas
opposé à la mécanisation ou mathématisation de la nature
mais à la métaphysique implicite qui les sous-tend, dualiste,
rigide, fermé qui oppose nature et esprit, ils n’ont pas refusé
les sciences de la nature mais la métaphysique
unidimensionnelle qui les met au devant de la scène... Raison
pur laquelle ils n’ont jamais consenti à réduire la nature à des
paradigmes scientifiques dominants, que ce soient le
naturalisme ou le physicalisme. Avec le dualisme et la nature
universelle étendue, mécanisée, soumise à des lois irrévocables,
tendant à l’entropie, l’on se donnait moins un instrument
efficace de maîtrise de la nature qu’une métaphysique qui
ravageait de fond en comble les liens ontologiques entre les
êtres. Cosmos lézardé, avec des êtres irrévocablement séparés
et des failles partout. C’est la séparation nature/culture qui a
été l’objet de leur critique, c’est l’absence de séparation entre
elles qui étaient l’objet de leur investigation.
Quand Latour écrit dans son livre-manifeste Nous n’avons
jamais été modernes (La découverte, 1991) que la modernité
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secrète une sorte de « Constitution » qui répartit de part et
d’autre humains et non humains, qui affirme simultanément la
transcendance et l’immanence de la nature, la construction et la
naturalisation du social, qui rend possible le jeu des
dénonciations infinies (tout manque de transcendance ou
d’immanence, de nature et d’artifice, au choix) il constate aussi
qu’elle repose sur un pôle irréconciliable qui est celui de la
nature inhumaine et celui de l’esprit. De sorte que c’est Kant
qui donne sa forme canonique à une Constitution qui oublie
« l’empire du Milieu » l’immense majorité ontologique des
êtres qui sont des (hybrides) à la fois naturels/culturels :
« Les choses en soi deviennent inaccessibles pendant que symétriquement le sujet
(Latour).
La modernité a accentué l’absence de mesure entre nature et
culture à un point abyssal, elle s’est acharnée à établir
l’incommensurabilité de sujets et des objets, soumettant à ses
imprécations furieuses la confusion des sujets et des objets.
Une bonne partie du kantisme « déplacé en plein XXème
siècle » de Habermas à Lyotard n’a vécu que de cette
dénonciation.
On ne lit pas sans une certaine jubilation les cris de lassitude de
Latour envers cette répartition :
transcendantal s’éloigne infiniment du monde »
« J’avoue que j’en ai par-dessus la tête de me retrouver enfermé dans le seul langage
ou prisonnier seulement des représentations sociales. Je veux accéder aux choses
mêmes et non à leurs phénomènes (…) Je n’en puis plus moi et mes contemporains
d’avoir oublié l’Être, de vivre en bas monde vidé de toute sa substance, de tout son
sacré, et de tout son art, ou de devoir, afin de retrouver ces trésors, perdre le monde
historique, scientifique et social dans lequel je vis » (Latour, 123). « Si méprisant
l’empirie, vous vous retirez des sciences exactes, puis des sciences humaines, puis de
la philosophie traditionnelle, puis des sciences du langage, et que vous vous retirez
dans votre forêt, alors vous ressentez en effet un manque tragique. Mais c’est vous
qui manquez, pas le monde » (Latour, 90).
Ce « Grand partage intérieur » qui caractérise l’occident a pour
conséquence un Grand partage anthropologique extérieur : non
seulement nous séparons nature et culture, mais nous sommes
les seuls à séparer nature et culture car dans toutes les autres
sociétés tout est simultanément signe et chose, culture et nature,
science et société. En réalité, dit Latour, il n’y a pas davantage
de nature universelle que de cultures différentes, il n’y a que
des « natures-cultures » qui opèrent de manière semblable en
construisant simultanément des êtres humains, des êtres non
humains ou même divins.
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Descola montre à son tour que le concept de nature dont se
sont servis bien philosophies et des sciences n’est qu’une
« construction » physique, épistémologique, sociale, et même
une « construction pratique » (verriers, horlogers, « artisans qui
rendent possible la vie en laboratoire »). Très semblablement à
Latour et aux philosophes déjà cités, il retrace à grands traits
l’histoire de ce « grand partage » qui a réparti d’un côté une
nature uniforme, égale, aveugle, matérielle, « domaine
ontologique autonome », champs d’expérimentation, d’étude,
d’accaparation, et de l’autre, l’homme transcendant, la
civilisation indépendante, la culture autonome.
Ce partage a été rendu possible selon lui par la constitution
d’une cosmologie dualiste qui répartit les âmes et les corps,
l’immense étendue étant soumise à des lois implacables tandis
que le scintillement de la pensée émerge dans cette nuit
matérielle obscure. Descola nous donne l’exemple de la
peinture de paysage de Savery, « Paysage montagneux avec un
dessinateur » de 1606, emblème de ce changement du regard à
l’aurore même de notre époque. Ce qui est présenté dans ce
tableau, ce n’est déjà plus un paysage, mais un paysage vu par
un sujet, un monde soumis à la perspective humaine, connecté à
l’activité représentationnelle de l’homme, un univers balayé par
la géométrie projective : « La projection plane éloigne les choses, mais ne
porte en elle nulle promesse de leur dévoilement véritable ; comme l’écrit MerleauPonty, ‘c’est au contraire à notre point de vue qu’elle renvoie : quant aux choses
elles fuient dans un éloignement que nulle pensée ne franchit’ » (Descola, 95).
Or, cette cosmologie dualiste, chrétienne en son fond
lorsqu’elle postule la transcendance de l’homme dans un
monde créé, sans vie et sans volonté, lorsqu’elle place au cœur
de l’univers cet homme appelé à commander à la nature et à
toutes les espèces animales, comment imaginer qu’elle désigne
quoi que ce soit de naturel ? Il paraît plutôt que le divorce entre
une nature uniforme et une culture transcendante n’a jamais été
une origine, mais un creuset où les sciences et la religion
chrétienne se sont en somme partagées le monde, d’un côté les
corps et de l’autre les âmes. Si l’autonomie de la culture a pu
devenir l’objet d’une vaste considération à la fin du XIXème
siècle, lorsqu’on s’est mis à distinguer « sciences de la nature »
et « sciences de l’esprit », de Dilthey à Windelband, de Rickert
à Boas…, et donc deux modes de connaissance totalement
séparés, ce n’est pas sous la force d’un appareil critique mais
sous l’impulsion d’un paradigme qui imprégnait tous les
segments du savoir et auquel la philosophie s’est rendue sans
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opposition aucune. Plus la philosophie rejetait l’empirisme
anthropologique, plus elle accentuait la transcendance de
l’homme, plus elle rejetait le naturalisme, plus elle accusait la
séparation entre transcendance de l’esprit et immanence de la
nature.
L’anthropologie a elle-même accueillie ce dualisme comme la
base de son développement, comme le socle de son
épistémologie, et elle est demeurée infiniment tiraillée entre
naturalisme et culturalisme, universalité naturelle et
particularités culturelles : « monisme naturaliste » et
« pluralisme culturaliste ». La nature est-elle façonnée par la
culture, les instincts, les gênes, les contraintes des milieux, les
déterminismes de toute sorte, la nature jouant le rôle d’une
nature naturante universelle pour tous ses modes y compris
culturels et donc toute la nature naturée ? Ou alors la culture
avec ses symbolismes, ses langages, ses techniques, est-elle en
rupture avec l’ordre de la nature ? Le débat a fait rage, il a tracé
une vaste ligne de démarcation entre matière et esprit,
déterminisme et symboles, réseaux physiques et productions de
sens.
Perspectivisme anthropologique et philosophique
L’anthropologie nous montre aujourd’hui que ce dogme d’une
nature unique à laquelle fait face une myriade de cultures est
tout simplement le présupposé propre à notre culture, le
présupposé qui nous a contraint de poser les questions à travers
son prisme déformant. Elle nous apprend ce que la philosophie
ne pouvait savoir par elle-même : que dans l’ensemble des
cosmologies dont elle a recueillie les témoignages au cours de
ses enquêtes auprès des peuples de la terre, le modèle qui
oppose nature et culture n’a pas de sens, n’existe pas. C’est un
cas très particulier, plutôt « exotique », qui ne saurait servir
d’étalon de mesure des autres cultures.
Il faut en tirer un premier enseignement qui dépasse les
pratiques amérindiennes. Dans toutes les cultures, c’est-à-dire
des milliers de civilisations, il n’y a pas de séparation entre
environnement physique et environnement social, mais au
contraire « continuum d’interaction entre personnes humaines
et non-humaines » (Descola, 41). On retrouve la même
cosmologie chez bien des ethnies :
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« de multiples modes coexistent dans un seul environnement peuplés de classes
d’être distinctes qui perçoivent leurs congénères comme des humains, mais voient les
habitants des autres mondes comme des animaux ou des esprits » (Descola, 47).
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Il y a donc un « brouillage des frontières ontologiques »
(Descola, 52), présence de la forme humaine d’une perspective
à une autre.
Le chamane est précisément celui qui est capable d’adopter la
perspective de l’autre pour Viveiros. Mais, pour Descola, le
rôle démesuré donné au chamane à partir de Mircea Eliade,
l’importance conférée à la religion primitive centrée sur les
capacités du chamane, ses techniques d’extase,
sa
communication avec les puissances surnaturelles, ne suffisent
pas à expliquer ces cosmologies. On sait que dans l’hypothèse
« diffusionniste » de Eliade, le chamane ne serait seulement
américano-indien, ne relèverait pas seulement du même phylum
culturel de l’Amérique et de l’Asie (unie par le détroit de
Bering), on trouverait la présence du chamane en Sibérie, c’est
d’ailleurs une notion inventée pour décrire les transes
chamaniques de Sibérie orientale. Sans doute née en Asie, cette
pratique se répand dans les deux Amériques par la Sibérie.
Toutefois, pense Descola, ceci n’explique pas comment des
sociétés donnent sens au monde dans des relations de personne
à personne qui la plupart du temps, dans l’Amérique indienne
particulièrement, ne passent pas par le chamane.
Ainsi, dans l’ethnie de la forêt tropicale malaise, les Chewong,
il y a des pratiques très semblables à celles de l’Amazonie :
société qui englobe une myriade d’esprits, d’animaux, de
plantes (« nos gens »), pas de séparation ontologique,
interdépendance et responsabilité éthique collective, possession
d’une conscience réflexive par tous les êtres (ruwai), le corps
comme vêtement temporaire, et le « ruwai » des plantes et
animaux qui peut s’incorporer dans une forme humaine :
« Non seulement les distinctions entre nature, surnature et humanité n’ont aucun
sens pour les Chewong, mais la possibilité même de découper le réel en catégories
stables devient illusoire puisque l’on est jamais assuré de l’identité de la personne
humaine ou non humaine » (Descola, 46).
Ce qui signifie que
« l’identité des êtres et la texture du monde sont fluides et contingentes, rebelles à
toute classification qui voudrait figer le réel sur la seule vertu des apparences »
Le plus intéressant est la description par Maurice Leenhardt
d’une autre conception de la personne en Nouvelle Calédonie,
d’une absence de différenciation entre plantes, animaux et
humains, « d’une continuité matérielle », le « Kamo, » principe
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de vie sans contours spécifique, qui peut animer le corps de
l’homme ou du végétal. Une tout autre extension de l’humain
en découle :
« l’humain dépasse toutes les représentations physiques de l’homme, et la plénitude
de l’humanité, exprimée par les termes do Kamo (« humain vrai), se déploie dans
toutes sortes d’unités de vie distinctes de l’homme comme espèce »
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(Descola,
49).
« Personnage » traduit Leenhardt, plutôt que personne, le
« kamo » se définit ici par ses relations et non par son essence.
La politique de colonisation qui supprime ces relations
provoque sans s’en rendre compte une perte dramatique
puisque l’égo ne saurait exister par lui-même. De même
encore, la notion de « morgoye » en Afrique, en Siera Leone,
qui ne définit aucune entité stable mais une multitude de
relations…
Inutile de multiplier les exemples donnés par Descola, partout il
y a un « continuum des êtres » rendu possible par l’extension
de la « personne », humanité non réduite à l’homme, et que ne
capte pas seulement le chamane.
Le plus étonnant est que ce schéma fonctionne avec un
perspectivisme relationnel. Le perspectivisme se fonde sur
l’identité « relationnelle » des humains, plantes, animaux
(Descola, 29), sur le « troc permanent des apparences
engendrées par ces déplacements de perspective », mais aussi
sur le fait que
« le cosmos (est) tout entier animé par un seul régime culturel que viennent
diversifier, sinon des natures hétérogènes, des façons différentes de s’appréhender
les uns les autres » (30).
C’est en ce sens aussi que Viveiros de Castro prétend dans
Métaphysiques cannibales (PUF, 2009) que « perspectivisme
interspécifique, multinaturalisme ontologique et altérité cannibale forment les trois
versants d’un alter-anthropologie » (14).
Le schéma occidental qui sépare nature/universel et
âme/particulier (multiculturalisme) laisse place à un
« multinaturalisme » où l’intériorité est la forme intensive de
tous les êtres, leur trait commun, tandis que la physicalité
multiple et discontinue est la forme d’extériorité : en un mot
« tous les animaux et autres composantes du cosmos sont
intensivement des personnes », à la grande différence du
« solipsisme cosmique » des européens (Viveiros de Castro,
22/23). La condition humaine est étendue à toutes les espèces
ou encore la notion de personne est intensivement
« antérieure » à la notion d’humain. L’humain n’est que la
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forme « réflexive » du collectif d’abord engagé dans des
positions primaires de proie et de prédateur, dans des situations
d’altérité perspective (chacun se voit humain…). Il faudrait
mesurer quelle vision radicalement différente du cosmos en
résulte :
« Il y a ‘toute la différence du monde’ (Wagner) entre un monde où le primordial est
expérimenté comme transcendance nue, pure altérité anti-anthropique (…) et un
monde de l’humanité immanente où le primordial revêt une forme humaine. Cette
présupposition anthropomorphique du monde indigène s’oppose radicalement au
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persistant effort anthropocentrique de « construire » l’humain comme non-donné,
comme l’être même du non-donné que l’on retrouve dans la philosophie occidentale
y compris la plus radicale (Sloterdijk)» (Viveiros de Castro, 28).
Deux rapprochements ontologiques entre anthropologie et
philosophie : l’être comme relation, l’être comme univocité et
perspective.
De ces analyses, je retiens deux visions ontologiques qui
rapprochent l’anthropologie de la philosophie. L’être comme
relation et l’être comme univocité et perspectivisme.
Commençons par l’être comme relation. Descola place sous le
signe de Tarde sa belle analyse du perspectivisme dans
l’animisme : « être, c’est différer ». L’être individuel en tant
que substance complète n’a pas de sens, ce que l’anthropologie
voit c’est le « Dividuel » (Descola, 170), l’être défini par ses
relations dans un réseau. « L’être est relation », c’est le même
chant de Nietzsche à Deleuze, de Tarde à Descola. Il n’y a pas
de point de vue fixe, tout change selon la position dans un
réseau de relations. La philosophie et l’anthropologie
contemporaines sont absolument relationnelles. L’être est
relation, cela vaut pour les monades de Tarde, pour
l’ontogénèse chez Simondon, pour les forces chez Nietzsche,
pour les devenirs chez Deleuze… Il n’y a que des relations,
aucun être fixe, que des préhensions, des captures, des
possessions.
Cependant relation ne veut pas dire relativisme. Le relativisme
est un subjectivisme, le point de vue d’un sujet sur une même
nature identique. Ici, c’est le contraire, le sujet est ce qui entre
dans un point de vue qui n’est donné que par une relation,
qu’au sein d’une relation. Ce n’est pas le sujet qui fait le point
de vue, mais le point de vue qui fait le sujet. Ainsi le chamane
selon Viveiros : pour lui « connaître, c’est « personnifier »,
prendre le point de vue de ce qui doit être connu » (Viveiros de
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Castro, 26). Nous n’avons pas affaire à un subjectivisme parce
que les relations précèdent le sujet et qu’elles ont une résonance
qui dépasse les sujets. Antériorité des relations sur les termes
des relations, « extériorité des relations » sur les termes des
relations disait Deleuze.
Deuxième rapprochement, l’être univoque et perspectiviste. La
discontinuité des perspectives, des positions, des « corps »,
thème central des mythes amérindiens (multinaturalisme de
Viveiros de Castro), suppose en retour, nous venons de le dire,
une continuité, « un continuum culturel » qui rend indistincts
les humains et les non humains, une forme d’intériorité qui
n’est pas réservée aux hommes mais étendue à tout les êtres,
tandis que la variation des corps a pour modèle la diversité
animale. Tout se joue sur ces deux plans, il faut les deux plans
pour qu’il y ait perspectivisme : même partition mais exécution
instrumentale différente, affirme Descola.
Soulignons à quel point ce schéma ontologique rejoint celui
que Deleuze met en place dans Différence et répétition et qui
conditionne les importantes explications du perspectivisme
dans Le Pli. Il y a partout des différences, des perspectives
différentes, mais elles résonnent dans un même sens d’être, ici
« une humanité immanente » qui s’étend infiniment plus loin
que la condition humaine. Ontologie univoque veut dire unité
de sens d’une pluralité réelle (l’être se dite en un seul sens de
ses différences modales) et pluralité de sens pour un même être
(les modes dont l’être se dit diffèrent en tous les sens), et ce
modèle, on le sait, est extrait de l’analyse de Spinoza, du
rapport entre substance, attributs et modes. Un même sens
d’être (substance) traverse la pluralité réelle, une pluralité de
sens (perspectives) traverse l’être.
C’est ce rapport entre pluralisme et monisme auquel Viveiros
de Castro se réfère, en marquant le rapport entre « humanité
immanente » et divergences perspectivistes. Un même sens
d’être dont témoignent l’« humanité immanente » de Viveiros
de Castro ou le « référent commun » de Descola :
« Le référent commun aux entités qui habitent le monde n’est pas l’homme en tant
qu’espèce mais l’humanité en tant que condition » (Descola, 30).
Ce même sens d’être pour des choses qui diffèrent réellement
(classes d’être) ne recouvre en aucun cas les différences d’une
uniformité grise puisqu’il s’accompagne d’une pluralité de sens
(perspectives) pour un même désigné ou référent : tout un
monde bariolé.
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Si le perspectivisme est, comme l’affirme Viveiros de Castro,
un corollaire de l’animisme, encore faut-il donc en comprendre
le sens. Viveiros de Castro pousse très loin le perspectivisme en
invoquant la « symétrie inverse des points de vue ». Descola
considère lui que cette inversion symétrique est une extension
complexe que tous les peuples n’ont pas menée. L’animisme
prétend simplement que chaque classe d’être se perçoit comme
humains. Il y a seulement une différence d’humanité entre les
classes d’être. Le tapir qui se considère humain et qui est
chassé par l’humain sait bien que celui-ci a la manie de manger
des tapirs alors que lui n’en mange pas, qu’il y a dès lors des
différences, proie/chasseur, esquive/attaque, mœurs/habitudes,
corps/dispositions entre eux, qui sont les mêmes d’ailleurs que
celles par lesquelles une tribu se distingue d’une autre d’une
autre tribu. C’est ainsi que les choses diffèrent, par leur
corporéité, par toutes leurs dispositions sédimentées, armes,
ornements, langues…, et c’est en ce sens que la physicalité est
nécessairement discontinue dans l’animisme.
Viveiros de Castro cherche à accentuer la différence
perspectiviste jusqu’à l’inversion : le tapir voit l’indien comme
un jaguar ou un esprit cannibale, en tant que proie il ne perçoit
donc pas certains traits des humains qui les rendraient
identiques à lui, tapir. Il ne perçoit pas les humains comme des
humains. Pour Descola, l’éthnographie ne montre pas
expressément cette inversion, tous les êtres se perçoivent
comme humains mais se distinguent des humains par des
habitudes comportementales, des ouillages biologiques, des
dispositions corporelles, comme celle qu’il peut y avoir entre
tribus distinctes.
Quoiqu’il en soit, c’est bien parce que nous avons changé
d’ontologie que le sens du mot perspective a lui-même changé.
La perspective d’un sujet ou d’une multitude de sujets qui
appréhendent différemment une même nature n’a pas de sens
dans ce contexte. Viveiros de Castro insiste à juste titre : il n’y
a pas de relativisme. Deleuze ne dit pas autre chose Le Pli :
« Le perspectivisme chez Leibniz, et aussi chez Nietzsche, chez William et chez
Henry James, chez Whitehead est bien un relativisme, mais ce n’est le relativisme
qu’on croit. Ce n’est pas une variation de la vérité d’après le sujet, mais la condition
sous laquelle apparaît au sujet la vérité d’une variation. C’est l’idée même de
perspective baroque » (Le Pli, 27).
Pour Viveiros, le perspectivisme n’est pas un relativisme parce
qu’il se déploie sur un « plan orthogonal », la multiplicité des
points de vue implique une « humanité immanente » à chaque
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fois différente. Chez Deleuze, le perspectivisme se déploie à
partir d’un même sens d’être qui fait résonner les différences
entre elles, sens d’être à chaque fois différent dans les
perspectives qui l’expriment, comme les modes relativement à
la substance spinoziste.
On le comprend d’autant mieux que Deleuze et Guattari
opposent précisément l’univocité à l’analogie des naturalistes
dans ce texte connu de Mille Plateaux : « Devenir intense,
devenir-animal, devenir imperceptible ». Dans le passage
précisément consacré à « Souvenirs d’un naturaliste » (Mille
plateaux, 286), ils contestent la prégnance du schème
analogique dans les sciences naturelles. Série ou structure, les
sciences humaines ont pensé la nature comme une « vaste
mimesis » : soit les ressemblances diffèrent le long d’une série
(mimant par croissance et décroissance un terme éminent
divin), soit les différences se ressemblent dans une structure.
Ainsi ont été importées dans les sciences naturelles les deux
analogies théologiques issues de l’aristotélisme, analogie de
proportion, analogie de proportionnalité.
« Nous ne sommes nullement sortis de ce problème » (Mille
Plateaux, 287), constate Mille plateaux, ce problème s’est
seulement déplacé des sciences de la nature aux sciences
humaines (Jung, Levi-Strauss…). Nous avons sans aucun doute
là le motif profond de l’opposition au structuralisme. Le
structuralisme ne supprime pas l’analogie, il se contente de
substituer une analogie à une autre, des homologies internes à
des ressemblances externes, une structure à une série, le thème
structural du Totem à la série sacrificielle. Peut-on penser la
nature, y compris à son niveau le plus naturaliste, avec des
concepts si théologiques ?
On retiendra que dans le même Plateau (« Devenir intense,
devenir-animal, devenir imperceptible »), Deleuze et Guattari
proposent une autre conception de la nature, tracent un tout
autre « plan de nature », soustrait à l’analogie, foncièrement
« univoque ». C’est ce plan que nous fait en partie comprendre
l’anthropologie nouvelle lorsqu’elle étudie l’animisme et son
corollaire perspectiviste.
Mais puisque la thèse de l’univocité n’est jamais au fond que
l’expression de la profondeur du spinozisme, alors la question
devient : ce que l’anthropologie met en scène aujourd’hui n’a-til pas une étrange résonance avec Spinoza, comme le rappelait
d’ailleurs Descola ? L’ontologie amérindienne est-elle
spinoziste ou est-ce spinoziste qui était déjà amérindien de par
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les influences baroques de son milieu, de par « le sentiment
vital de l’infini », de par la reprise en chaque perspective d’une
immanence vitale (le naturalisme « hérétique » marrane de Juan
de Prado que Carl Gebhardt dit avoir été le maître de Spinoza :
Carl Gebardht, Spinoza, judaïsme et baroque, textes réunis et
présentés par Saverio Ansaldi, Presses universitaires de la
Sorbonne).
Spinoza Brésilien, la question se pose ?
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