Étude RLDA 6029 Dépister une aide d’État Une aide étatique ne respectant pas les règles spécifiques régissant leur octroi en droit européen devra être remboursée par l’entreprise bénéficiaire, parfois de nombreuses années après son attribution. Les conséquences d’une telle récupération peuvent être dévastatrices, allant parfois jusqu’à remettre en cause la viabilité de l’entreprise. Il est donc capital qu’une entreprise bénéficiaire soit en mesure de prévenir de telles situations. Le présent article a pour objet de présenter de manière pratique et synthétique aux personnes de terrain des entreprises (juristes mais aussi non-juristes), les bases du droit européen des aides d’État. Cette branche méconnue du droit de la concurrence vise à interdire aux États membres de l’Union européenne de fausser le jeu de la concurrence en soutenant certaines entreprises ou certaines productions au détriment d’autres. Ainsi, une aide étatique ne respectant pas les règles spécifiques présentées ci-après devra être remboursée par l’entreprise bénéficiaire, parfois de nombreuses années après son attribution. Les conséquences d’une telle récupération peuvent être dévastatrices, allant parfois jusqu’à remettre en cause la viabilité de l’entreprise (I). Ces règles pouvant avoir d’importantes conséquences financières sur les entreprises restent néanmoins à ce jour une affaire de spécialistes. De multiples raisons expliquent la connaissance et l’intégration insuffisantes de cette branche du droit par les acteurs de l’entreprise (II). Enfin, l’application pratique de ce droit nécessite que les acteurs de l’entreprise aient les connaissances nécessaires afin d’identifier un problème potentiel découlant de ces règles ainsi que de potentielles occasions de contester des mesures bénéficiant à un concurrent. La dernière partie de cet article présente des exemples pratiques auxquels une entreprise « standard » peut se retrouver confrontée (les cas particuliers, comme 38 les situations d’État actionnaire ou de Services d’intérêt économique général n’étant, à dessein, pas traités) (III). Par Nicole Fany Lalanne COUTRELIS Rédactrice en chef Avocat au Barreau de Paris COUTRELIS & ASSOCIÉS Paris-Bruxelles I. – Principes de base du droit européen des aides d’État A. – Notion d’aide d’État L’article 107 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) pose le principe de base en disposant que « sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ». Le TFUE ne définissant pas plus précisément ce qui constitue une aide d’État incompatible, il est nécessaire d’étudier l’application pratique du texte faite par la Commission européenne (systématisée dans sa communication du 19 juillet 2016 sur la notion d’aide d’État), et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). En premier lieu, pour constituer une aide d’État, une mesure doit bénéficier à une « entreprise ». Cette notion est définie très largement comme une entité exerçant une activité économique consistant à offrir des biens ou des services sur un marché donné, Revue Lamy Droit des Affaires Thomas GOURDEAU Avocat au Barreau de Paris COUTRELIS & ASSOCIÉS Paris-Bruxelles Et Sandra CAUSSANEL Avocat au Barreau de Paris COUTRELIS & ASSOCIÉS Paris-Bruxelles Nº 119 OCTOBRE 2016 Étude indépendamment de son statut juridique et de son mode de financement. La notion d’activité économique peut toutefois être difficile à cerner, notamment en présence de services d’intérêt général (par exemple, la santé, l’éducation, les transports ou les télécommunications). En deuxième lieu, pour être qualifiée d’aide d’État, une mesure doit être financée au moyen de « ressources d’État ». Il est présumé que toute intervention financière d’une entité publique au profit de tiers est une aide. Il peut s’agir de ressources octroyées directement par l’État ou par des collectivités territoriales, ou indirectement par des organismes liés à l’État. Le financement de la mesure peut être « positif » (l’État attribue) mais aussi « négatif » (l’État renonce à certaines ressources en allégeant les charges qui grèvent habituellement le budget d’une entreprise). Ces notions n’étant pas définies de manière précise et étant donné les spécificités de chaque mesure, il est impossible de faire une liste exhaustive de l’ensemble des situations potentiellement couvertes. Enfin, pour être qualifiée d’aide d’État, une mesure doit avoir des effets, au moins potentiels, sur les échanges au sein de l’Union européenne et sur la concurrence. Toute aide plaçant des barrières à l’entrée d’un marché national ou intra-communautaire ou qui renforce la position d’une entreprise par rapport à ses concurrents sur ce marché est présumée affecter les échanges entre États membres. Les mesures remplissant l’ensemble de ces conditions sont soumises à des procédures particulières. B. – Procédures en matière d’aides d’État L’article 107 §3 TFUE prévoit un certain nombre de cas où les aides remplissant les critères vus ci-dessus peuvent être déclarées compatibles. Cette déclaration de compatibilité est de la compétence exclusive de la Commission et suit une procédure spécifique, prévue à l’article 108 TFUE et décrite au règlement (UE) n° 2015/1589 du Conseil du 13 juillet 2015. « Règle générale : obligation de notifier En troisième lieu, pour être qualifiée d’aide d’État, une mesure doit procurer un « avantage sélectif » à son bénéficiaire. La notion d’avantage implique que le bénéficiaire soit directement ou indirectement favorisé par une mesure qu’il n’aurait pas obtenue dans des conditions normales de marché. De plus, cet avantage doit être sélectif, en profitant spécifiquement à une ou plusieurs entreprises, à l’exclusion d’autres se trouvant dans une situation comparable. Sauf cas relevant d’une exemption générale, l’article 108 §3 TFUE impose aux États membres de notifier à la Commission toute aide nouvelle préalablement à son octroi, faute de quoi elle sera automatiquement qualifiée d’illégale, quelle que soit son éventuelle compatibilité avec le marché intérieur. L’État est tenu de suspendre l’octroi de la mesure (obligation dite « de standstill ») jusqu’à ce que la Commission se soit prononcée sur sa compatibilité. Lorsque l’avantage est le résultat d’une mesure « positive », sa sélectivité est en général aisée à établir car le traitement favorable est la plupart du temps réservé à un nombre restreint d’acteurs. Au contraire, l’évaluation est plus complexe lorsque les mesures visent un secteur dans son ensemble ou des entreprises se trouvant dans des situations prédéfinies (par exemple, nouvellement créées, nouvellement introduites en bourse, implantées à certains endroits, ou en difficulté, ou encore employant des jeunes ou personnes handicapées, exportatrices,…), sans que les bénéficiaires ne soient visés individuellement. C’est souvent le cas lorsque l’avantage résulte d’une mesure « négative » (par exemple, réductions et exonérations de charges fiscales ou sociales). En cas d’incompatibilité de l’aide, la Commission en interdit l’octroi et, si l’obligation de notification ou de standstill n’a pas été respectée, elle ordonne à l’État membre de procéder à sa récupération, et ce jusqu’à 10 ans à compter du versement de l’aide. L’article 107 TFUE ne distingue pas selon les causes ou les objectifs des interventions étatiques, mais se préoccupe uniquement de leurs effets. Ainsi, pour peu qu’une mesure ait pour effet de conférer un avantage sélectif, le fait que l’entreprise en bénéficie automatiquement sans avoir la possibilité de la refuser ne saurait être pris en considération. Une entreprise peut ainsi bénéficier d’une aide d’État sans en avoir fait la demande ou sans même être consciente de bénéficier d’un régime particulier, par simple application de la loi. Nº 119 OCTOBRE 2016 La récupération se fait selon les procédures du droit national, c’est à dire en France par un ordre de reversement émis par l’autorité ayant octroyé l’aide, pouvant être contesté devant le juge administratif. Une jurisprudence abondante s’est d’ailleurs développée en France en cette matière. Les taux d’intérêt applicables à la récupération des aides d’État, fixés par la Commission, sont plus élevés que les taux d’intérêts légaux, et sont composés mensuellement ce qui, couplé à la durée parfois très longue sur laquelle ils sont calculés, peut avoir pour conséquence un montant global d’intérêts considérable, parfois supérieur au principal. Lorsque l’aide, tout en ayant été versée illégalement, a été déclarée compatible par la Commission, sa récupération n’est pas exigée. L’État doit néanmoins réclamer au bénéficiaire le remboursement d’un montant correspondant à l’équivalent des intérêts qu’il aurait dû acquitter sur le Revue Lamy Droit des Affaires 39 marché bancaire entre le versement de l’aide et la décision de la Commission la déclarant compatible. Les montants à récupérer peuvent donc être considérables, et de ce fait remettre en cause la viabilité économique de l’entreprise qui subit ainsi une double pénalisation : l’arrêt de la perception de l’aide, et le remboursement des sommes perçues assorties d’intérêts. De plus, l’obligation de récupération n’est pas affectée par le fait que des entreprises bénéficiaires pourraient se retrouver en difficulté, l’État étant alors tenu de provoquer, si nécessaire, leur mise en liquidation, même si cela peut parfois paraître choquant. Dès lors, la qualification d’une mesure en aide d’État peut s’avérer être une véritable bombe à retardement pour son bénéficiaire, d’autant plus que celui-ci peut ignorer en avoir bénéficié. Ce n’est parfois que lorsqu’une mesure de récupération est prise à son encontre que l’entreprise prend conscience des effets dévastateurs de ne pas avoir procédé à sa propre évaluation de la mesure dont elle bénéficiait et de ne pas avoir très vite dépisté une aide d’État. En théorie, après récupération, l’entreprise bénéficiaire pourrait se retourner contre l’État pour engager sa responsabilité en cas de violation de l’obligation de notification. En pratique toutefois, la difficulté d’établir avec certitude un préjudice indemnisable distinct de la simple obligation de reverser l’aide n’a toujours pas permis d’obtenir une telle réparation. La qualification d’une mesure en aide d’État peut s’avérer être une véritable bombe à retardement pour son bénéficiaire, d’autant plus que celui-ci peut ignorer en avoir bénéficié. « Exceptions à l’obligation de notifier En pratique, toutes les mesures ne sont pas concernées par les notifications individuelles. Certains régimes nationaux sont notifiés à la Commission et font l’objet d’une décision favorable, si bien que chaque cas individuel relevant de ce régime national bénéficie de l’exemption. Par ailleurs, de nombreuses catégories d’aides sont réputées compatibles et sont exemptées de notification en vertu d’un règlement général d’exemption (Règl. Comm. UE n° 651/2014, 17 juin 2014, dit « RGEC »). Les acteurs de l’entreprise bénéficiaire d’une mesure tombant potentiellement dans le champ d’application du droit des aides d’État doivent donc systématiquement vérifier si cette mesure relève d’un régime d’exemption. 40 De plus, les aides accordées à des entreprises fournissant un « service d’intérêt économique général » (SIEG) sont soumises à des règles spécifiques qu’il convient de vérifier tout particulièrement. En outre, si le montant total des aides octroyées par un État membre à une entreprise n’excède pas 200 000 euros sur une période de trois exercices fiscaux, cette aide dite de minimis ne relève pas de l’article 107 TFUE car elle est considérée comme n’affectant pas la concurrence de manière sensible. Mais en l’absence d’assurances tirées de ces textes, l’État doit notifier la mesure individuellement à la Commission. L’entreprise n’est pas partie à cette procédure, mais il lui est fortement conseillé de s’enquérir du statut de l’aide dont elle bénéficie, et de redoubler de prudence si le statut de cette aide lui paraît suspect. II. – Un droit trop souvent méconnu Lors d’une première confrontation au droit des aides d’État, les acteurs de l’entreprise ont souvent pour réaction le rejet de ce droit qui peut sembler aller à l’encontre de la recherche des intérêts immédiats de l’entreprise. Au-delà du fait que les entreprises ont la plupart du temps une mauvaise connaissance des conséquences pouvant découler d’une aide d’État perçue illégalement, elles n’ont souvent pas même conscience qu’elles bénéficient d’avantages relevant potentiellement de ces règles. Cette incompréhension découle d’une méconnaissance de ce droit, qui peut s’interpréter de plusieurs manières. Tout d’abord, l’origine purement européenne de ce droit, sa complexité et son imprévisibilité en font une branche habituellement traitée uniquement par des spécialistes. Contrairement aux règles concernant les pratiques anticoncurrentielles qui figurent, en général, de manière similaire dans la législation interne des États membres, contribuant ainsi à une meilleure diffusion de leur connaissance, les règles de fond régissant les aides d’État sont en effet purement européennes. De plus, si le principe de base de ce droit tient en quelques phrases et paraît relativement simple, son application pratique ne l’est pas. De par la diversité et la complexité grandissante des schémas d’aides adoptés par les États, chaque cas est particulier, nécessitant une étude approfondie. De même, la manière dont les conditions de l’article 107 TFUE sont appliquées par les experts de la Commission et la CJUE est en constante évolution. En outre, les procédures liées aux aides d’État sont la plupart du temps extrêmement longues et complexes, voyant interagir instances de l’Union et juridictions nationales, et aboutissent à des décisions et arrêts qui sont, eux aussi, de plus en plus longs et complexes. Il n’est ainsi pas rare que la Commission soit amenée à adopter plusieurs décisions dans une même affaire suite à des annulations successives de la CJUE. De ce fait, la jurisprudence est plé- Revue Lamy Droit des Affaires Nº 119 OCTOBRE 2016 Étude thorique et ce droit essentiellement prétorien nécessite une constante vigilance ainsi que, plus encore que le droit des pratiques anticoncurrentielles, le regard de spécialistes expérimentés. De plus, la manière dont certaines affaires sont présentées au public joue un rôle important dans leur perception par les entreprises. En effet, la presse non-spécialiste se limite bien souvent aux affaires affectant les entreprises fortement liées historiquement aux États, ou des entreprises particulièrement « en vue », sans présenter l’intégralité du raisonnement ni de la procédure. L’accent est mis sur certains aspects de l’affaire, tels la condamnation de l’État par l’Union européenne ou le volet social impliquant faillites et licenciements dus à l’obligation de récupération. La plupart des affaires ne sont médiatisées qu’au sein de l’État concerné par la procédure, alors que les entreprises sont souvent transnationales et peuvent être concernées par des mesures étrangères. Ce n’est que récemment, avec les affaires liées aux rescrits fiscaux (tax rulings) touchant des multinationales bien connues (notamment les décisions de la Commission concernant Fiat, Starbucks et Apple ainsi que les enquêtes en cours concernant Amazon et Mc Donald’s) que la presse généraliste a commencé à élargir son intérêt pour les affaires d’aides d’État. De plus, pour une personne n’ayant jamais été au contact de ce droit, son intitulé « aides d’État » (State aid) pourrait laisser entendre qu’il s’agit de sujets liés à la politique sociale, n’intéressant donc pas la partie « affaires » des entreprises. Interrogés sur leurs connaissances en la matière, les acteurs de l’entreprise ont souvent pour première réponse « nous ne sommes pas concernés par les aides d’État ». Enfin, ce droit est perçu comme allant à l’encontre de l’essence même de certains métiers. Ainsi, une partie du rôle du fiscaliste est de chercher à réduire l’imposition de l’entreprise. À cette fin, des négociations directes avec les administrations fiscales des États peuvent faire partie d’une stratégie d’ensemble afin d’y parvenir. De même, les acteurs de la gestion des ressources humaines cherchent à bénéficier des régimes sociaux les plus avantageux mis en place par les États. Les acteurs de la stratégie utilisent naturellement tous les leviers disponibles afin de faire bénéficier l’entreprise de mesures étatiques et prendre en compte les avantages de ce type dont bénéficient les cibles potentielles lors de projets d’acquisitions. Il est aussi normal de souhaiter bénéficier des mesures générales dont bénéficient les concurrents. Obtenir de bénéficier de telles mesures est donc considéré par beaucoup comme « bien faire son métier », « bien négocier », et « obtenir une victoire ». Il est cependant possible que de telles situations relèvent du droit des aides d’État (ce qui n’implique pas nécessairement qu’elles soient incompatibles, mais signifie qu’une analyse plus poussée doit être effectuée afin de dépister et d’évaluer les risques avec précision). Nº 119 OCTOBRE 2016 De plus, les acteurs des entreprises ont naturellement tendance à placer leur confiance dans la position des administrations des États en prenant pour acquis que si celles-ci adoptent une mesure, c’est qu’elles sont en droit de le faire. Mais c’est oublier que c’est à l’entreprise la première qu’il incombe de faire sa propre évaluation des mesures dont elle pourrait bénéficier au regard du droit des aides d’État. En effet, elle ne pourra pas se prévaloir de la position de l’Administration à ce sujet et c’est elle, et non l’État, qui subira les conséquences de l’obligation de récupération. III. – Exemples de problématiques d’aides d’État Sans prétendre fournir une topographie exhaustive des aides d’État, ni reprendre les cas les plus évidents des subventions individuelles directes, les exemples exposés ci-après devraient permettre aux décideurs de l’entreprise et à leurs conseils de mieux cerner la notion d’aide d’État et de prendre conscience des risques qui s’invitent plus ou moins discrètement dans la vie courante des affaires et dans des secteurs qui ne sont généralement pas perçus comme étant « à risque ». Lorsque ceux-ci penseront être face à une mesure potentiellement problématique, l’entreprise pourra faire appel à un spécialiste qui devrait l’aider à lever les incertitudes sur ce risque et à agir en conséquence. A. – Aides liées à la fiscalité de l’entreprise Les États membres sont libres de déterminer leur politique économique et fiscale. Ce faisant, ils doivent respecter les règles concernant les aides d’État, qui peuvent couvrir des « interventions qui allègent les charges qui normalement grèvent le budget d’une entreprise ». De nombreuses aides d’État ont ainsi été identifiées dans le domaine fiscal, et peuvent être classées sous deux catégories : les régimes généraux et les mesures spécifiques. Partant du principe que les mesures fiscales générales émanent de l’État et s’adressent à un nombre indéterminé de bénéficiaires, les entreprises ont rarement le réflexe de les étudier en profondeur pour en apprécier la légalité. Pourtant, les régimes généraux sous forme d’impôts (directs ou indirects), de taxes, ou toute forme de cotisations, y compris sociales, peuvent potentiellement constituer des aides « fiscales ». Toute forme de mesure négative est potentiellement concernée : abattement, déduction, exonération, réduction ou crédit d’impôt. Le mode de financement de la mesure et la manière dont son produit est affecté est aussi pris en compte, ce qui complexifie encore davantage l’analyse de ses effets. Par exemple, une taxe imposée à tous les opérateurs mais dont le produit est affecté au financement de mesures ne touchant que certaines entreprises peut faire partie intégrante d’un régime d’aide d’État. Revue Lamy Droit des Affaires 41 En matière fiscale, c’est le critère de « sélectivité » de l’article 107 TFUE qui est bien souvent le plus difficile à évaluer. Il faut identifier si la mesure contient des critères susceptibles de favoriser certaines entreprises, certains secteurs de l’économie ou la production de certains biens par rapport à d’autres se trouvant dans une situation factuelle et juridique comparable. La mesure pourrait ainsi s’appliquer, par exemple, uniquement à certaines entreprises en fonction de leur implantation géographique, secteur d’activité, statut juridique ou forme sociale. Les mesures cherchant à inciter des agissements spécifiques peuvent aussi être sélectives : par exemple, une exonération d’impôt pour les sociétés créées spécifiquement dans le but de reprendre une entreprise en difficulté, ou des allégements accordés aux personnes physiques afin de les inciter à investir dans des OPCVM spécialisés dans la détention d’actions de sociétés à capitalisation faible ou moyenne. Par ailleurs, les entreprises doivent porter une attention particulière aux pratiques administratives les concernant spécifiquement. En principe, toute décision prise par l’Administration s’écartant des règles fiscales générales en favorisant certaines entreprises donne lieu à une présomption d’aide d’État. Il peut s’agir, par exemple, d’une réduction totale ou partielle de l’assiette imposable, du montant de l’impôt (exonération, crédit d’impôt), ou même d’une transaction préférentielle avec l’administration fiscale, concernant l’ajournement, l’annulation ou le rééchelonnement exceptionnel de la dette fiscale dans laquelle l’Administration fait des concessions considérées comme disproportionnées. Ainsi, les traitements fiscaux préférentiels que les États acceptent d’accorder à des entreprises de manière sélective, appelés rescrits fiscaux (tax rulings), peuvent fausser la concurrence dans le marché unique, entrainant une infraction aux règles en matière d’aides d’État. Il doit être noté que ces mesures fiscales ne sont pas toujours mises en place individuellement. Un même schéma d’aides peut ainsi viser plusieurs entreprises simultanément et constituer une aide d’État s’il n’accorde pas le même avantage à d’autres en situation comparable. B. – Aides liées à la gestion des ressources humaines de l’entreprise Le simple fait qu’une mesure étatique poursuive un but social ne suffit pas à la faire échapper à une potentielle qualification en aide d’État. Comme en ce qui concerne la fiscalité, le caractère général des mesures sociales dont une entreprise peut bénéficier a cependant naturellement tendance à endormir sa vigilance. Les mesures peuvent être « négatives » lorsque l’État prend en charge certains coûts, par exemple en réduisant les cotisations de certaines entreprises, en prenant en charge une partie des coûts liés aux syndicats, ou en co- 42 finançant des mesures d’accompagnement à la restructuration dans le cadre de plans sociaux. Elles peuvent aussi être « positives » lorsque l’État incite les entreprises à agir d’une manière prédéterminée, en proposant par exemple des aides en faveur des travailleurs défavorisés ou handicapés ou des aides à la formation du personnel. Il faut identifier si la mesure contient des critères sélectifs susceptibles de favoriser certaines entreprises. Il peut ainsi s’agir de mesures favorisant certains secteurs de l’économie ou certains objectifs spécifiques, visant par exemple uniquement les entreprises en difficulté faisant face à des plans sociaux, ou bien aidant certaines entreprises à prendre en charge les indemnités de retraite anticipée ou de chômage de leur personnel. En outre, si l’État dispose d’un pouvoir discrétionnaire lui permettant de moduler son intervention en fonction de l’entreprise concernée, la mesure risque fort d’être considérée comme une aide d’État. C. – Aides portant sur les contrats liant une entreprise à l’État Bien que l’État soit libre d’entreprendre, directement ou indirectement, des activités économiques au même titre que les entreprises privées, il ne doit pas favoriser certaines entreprises au détriment de leurs concurrentes. Tel pourrait être le cas si, par exemple, les autorités publiques ne facturent pas un prix normal au titre de leur système général d’accès au domaine public ou aux ressources naturelles ou pour l’octroi de certains droits spéciaux ou exclusifs. Ainsi, un prêt octroyé par une personne publique qui ne se conforme pas aux conditions du marché, ou une fourniture par l’État de biens ou de services à des conditions préférentielles, peut constituer une aide d’État. Les entreprises doivent aussi se montrer particulièrement vigilantes sur le bon déroulement de la procédure d’attribution d’un marché public. Un concurrent n’ayant pas remporté le marché pourrait en effet soulever que l’entreprise se l’étant vue attribuer bénéficie d’une aide d’État s’il arrive à prouver que sa propre offre était meilleure. De même, les projets de partenariat public-privé devront être analysés sans se fier à la position de l’État au sujet des aides d’État. Le critère central est ici celui de savoir si l’État se comporte comme un acteur économique normalement avisé dans une économie de marché, ce qui n’est pas toujours aisé à déterminer et donne lieu à de nombreux contentieux où l’analyse économique tient une large place aux côtés de l’analyse juridique. Par ailleurs, certaines mesures concernant la recherche, le développement et l’innovation peuvent aussi constituer des aides d’État. Les entreprises doivent alors vérifier que les mesures dont elles entendent bénéficier sont bien exemptées par le RGEC, ou qu’elles font partie d’un régime d’aide déclaré compatible. Revue Lamy Droit des Affaires Nº 119 OCTOBRE 2016 Étude D. – Aides portant sur la stratégie et la croissance des entreprises Dans la vie courante des affaires, les acteurs de l’entreprise cherchent à activer le plus grand nombre de leviers de croissance possible, y compris en impliquant l’État. Une intervention étatique favorisant les entreprises qui en bénéficient au détriment de leurs concurrentes peut cependant être problématique. Ainsi, il a été jugé qu’une garantie de l’État faisait supporter à celui-ci le risque qui y est associé et qui devrait normalement être rémunéré par une prime appropriée. En renonçant à tout ou partie de cette prime, l’État avantage l’entreprise en ponctionnant les ressources publiques. Plus encore, une simple déclaration des pouvoirs publics au soutien d’une entreprise pourrait aussi être considérée comme une aide d’État. En effet, une telle intervention peut conférer un avantage à l’entreprise en lui permettant de se financer à de meilleures conditions que ses concurrents. D’autres avantages peuvent aussi être concernés, comme par exemple l’attribution d’une ligne de crédit à une entreprise, des garanties de prêts à des conditions particulièrement favorables, la bonification de taux d’intérêt, ou la couverture de pertes d’exploitation. Lorsque l’État est en situation de créancier d’une entreprise, la Commission étudie son comportement en le comparant à celui d’un créancier privé cherchant à récupérer des sommes qui lui sont dues et qui conclut à cet effet des accords avec le débiteur, en vertu desquels les dettes accumulées sont échelonnées ou fractionnées en vue de faciliter le remboursement. Il peut s’agir notamment de facilités de paiement, de remises ou d’échelonnements de dettes. La Commission est naturellement méfiante vis-à-vis de ce type de pratiques qu’elle présume généralement être des aides d’État. Les entreprises se retrouvent aussi face à des problématiques d’aides d’État dans leurs activités de croissance externe. Ainsi, lors d’une privatisation, l’État pourrait aider l’acheteur et l’entreprise privatisée en réalisant la vente dans des conditions considérées comme « inacceptables pour des transactions entre investisseurs en économie de marché », notamment en cédant des actifs gratuitement ou à un prix inférieur à leur valeur de marché réelle. Lorsque la privatisation se fait par la vente d’actions en bourse, il est considéré qu’elle se fait aux conditions du marché et que l’opération ne comporte pas d’élément d’aide d’État. Si elle se fait via une procédure d’appel d’offres ouverte, Nº 119 OCTOBRE 2016 transparente et inconditionnelle, il est présumé que le prix du marché correspond à l’offre la plus élevée, s’il a été préalablement établi que cette offre était crédible et que la prise en compte de facteurs économiques autres que le prix n’était pas justifiée. D’autres aides d’État ont aussi été identifiées dans des situations où l’État mettait en place des mesures destinées à aider les repreneurs d’entreprises en difficulté dans le cadre d’achats d’actifs. C’est cependant dans les opérations de croissance externe n’incluant pas l’intervention de l’État que les entreprises doivent se montrer particulièrement vigilantes. En effet, dès le stade d’identification de cibles potentielles à un rachat de capital, d’une division ou d’actifs, il convient de se demander si ces cibles ont bénéficié d’aides d’État. Il est alors nécessaire de considérer, lors des audits précédant l’opération (due dilligence), l’ensemble du panel d’aides potentielles vues ci-dessus. S’il s’avère que la cible bénéficie d’une aide d’État, il faut chercher à obtenir des garanties quant à sa pérennité ou prendre cet élément en compte dans la valorisation de la cible. Tout défaut d’identification d’une aide pourrait avoir comme conséquence sa récupération ordonnée à l’encontre de l’acquéreur et assortie d’intérêts conséquents. Les entreprises intervenant dans les opérations d’acquisitions externes, ainsi que leurs conseils, sont à l’heure actuelle peu sensibilisés à ces problématiques, pourtant essentielles. Conclusion Les situations décrites ci-dessus ne sont que des exemples et toute mesure étatique peut potentiellement être couverte par le droit des aides d’État si elle remplit les conditions de l’article 107 TFUE. Compte tenu des conséquences pouvant découler du versement d’une aide ultérieurement déclarée illégale, il est crucial pour les entreprises de faire, avec l’aide de spécialistes, un véritable travail de dépistage et d’évaluer ainsi le risque encouru à bénéficier d’une aide d’État ou, à l’inverse, d’évaluer les occasions de contester une aide d’État dont bénéficierait leurs concurrents. Des recours sont en effet de plus en plus souvent engagés par des entreprises concurrentes de bénéficiaires d’aides, alléguant de leur caractère illégal. De nombreuses affaires traitées par la Commission ainsi que des contentieux nationaux sont initiés suite à des actions de concurrents, pour qui le recours au droit des aides d’État, bien utilisé, peut être une arme redoutable dans une stratégie concurrentielle d’ensemble. Revue Lamy Droit des Affaires 43