Lecture Analytique 1 1 Je veux peindre la France une mère affligée, Qui est entre ses bras de deux enfants chargée. Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups 5 D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage Dont nature donnait à son besson l'usage ; Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux, Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux, Si que pour arracher à son frère la vie, 10 Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie ; Lors son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshui, Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui, À la fin se défend, et sa juste colère Rend à l'autre un combat dont le champ est la mère. 15 Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris, Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ; Mais leur rage les guide et leur poison les trouble, Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble. Leur conflit se rallume et fait si furieux 20 Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux. Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte, Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ; Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants, Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant ; 25 Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle Celui qui a le droit et la juste querelle Elle veut le sauver, l'autre qui n'est pas las, Viole en poursuivant l'asile de ses bras. Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ; 30 Puis, aux derniers abois de sa proche ruine, Elle dit : "Vous avez, félons, ensanglanté Le sein qui vous nourrit et qui vous a portés ; Or vivez de venin, sanglante géniture, Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture !" Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques, "Je veux peindre la France", 1616 Né d'une famille protestante, Agrippa d'Aubigné a reçu une éducation humaniste, dans les principes de la Réforme. Il entreprend dès 1577 la rédaction des Tragiques, immense poème épique de 10 000 vers, dont la première édition ne paraîtra qu'en 1616. Dans le premier livre intitulé "Misères", un violent réquisitoire retrace les persécutions subies par les protestants. Le premier chant présente la tragédie de la France. L'allégorie des guerres de religion sert une double intention : émouvoir le lecteur et le convaincre du bon droit des protestants. I) L’Apologue : le récit pathétique d’un combat fratricide I-1- Le cadre du récit clairement précisé 1er vers : « je veux peindre la France, une mère » « peindre » signifie un tableau qui va se construire sous les yeux du lecteur. La forme de l’apologue est aussi annoncée par la juxtaposition « France, mère ». Mère = champ de bataille : « ses bras » x 2, « Le champ et la mère »v14, la coordination « et » peut être remplacée par « donc » + tous les symboles de la maternité : le symbole de l'allaitement est particulièrement récurrent : v.4 « tétins nourriciers », v.8 « doux lait », v.25 « sein », v.29 « le lait, le suc de sa poitrine », v.32. I-2- Les protagonistes : deux frères : « bessons » « deux enfants » « son frère ». Les frères sont représentés comme étant différents quoique jumeaux : L’ainé, désigné par l’analogie avec Esaü, personnage biblique, est le plus belliqueux : il annoncé par un superlatif « le plus fort », donc supériorité sur son frère. Son caractère est aussi bien marqué : l’adjectif « orgueilleux » et le terme accusateur « voleur », révèlent une arrogance et une absence de sens moral. La structure du vers renforce ce portrait : 3+3 (le plus fort=3/orgueilleux=3)= un hémistiche pour designer le frère abusif. Le second frère est représenté comme étant d’un caractère plus accommodant : « ayant longtemps dompté…à la fin se défend » : l’adverbe « longtemps » révèle sa patience et son pacifisme, il se refuse au combat. Cependant, ce refus est le fruit d’une force de caractère comme l’indique le verbe « dompter ». Or cette force de volonté n’implique pas la lâcheté, vu que « à la fin », donc bout de patience, il « se défend ». I-3 : L’objet du combat : une rivalité fraternelle. La cause : la cupidité du frère ainé : son désir d’accaparer le lait maternel. Le rejet entre lev3 et le v4 met en valeur « les deux », donc la part des deux frères. Or la répartition égale entre les deux frères était un droit acquis comme l’indique le mot « nature » au v6. Donc la cupidité du frère ainé est contre nature, c’est un crime. I-4 : Le combat fratricide : un récit tragique. I-4-1-Le poème est un apologue, donc il s’agit d’un récit qui respecte les critères de la narration. Une situation initiale composée d’un tableau supposé être pacifique et pur, celui d’une « mère » chargée « entre ses bras » de deux enfants. Mais cette paix est déjà brisée par la prolepse apportée par l’adjectif « affligée » au v1 qui annonce la tragédie à venir, une brisure confirmée par la rupture dans le verbe au v2 : « est…chargée ». Un élément perturbateur amorcé par le verbe « empoigne ». Les péripéties qui sont le combat. L’élément de résolution qui n’en est pas un parce qu’il n’y pas de solution : la mère est mortellement blessée, le sang et le venin remplacent le lait. La situation finale : une fin ouverte. I-4-2- un récit épique sous le signe de la violence et de la souffrance : Souffrances de la mère : physiques et morales : Souffrance physique : le registre pathétique colore les blessures dont elle est victime :v15 « Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris, Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits » : les 3 hémistiches représentent les 3 expressions de la douleur de la mère : soupirs + cris + pleurs, accompagnés d’adjectifs qui les amplifient «ardents + pitoyables + réchauffés », une souffrance qu’explique la gravité des blessures constatée au v31,32 « vous avez ensanglanté le sein », une phrase déclarative dont le passé composé indique une action irréversible. Elle est suivie par la phrase restrictive « je n’ai plus que du sang ». On note la négation « plus » qui indique un changement, dans ce cas, la transformation du lait en sang. Morale : l’adjectif « affligée » à la fin du v1 sera développé dans le récit : la mère souffre de la rivalité de ses enfants. Elle est consciente de l’attitude abusive de l’ainé vu qu’elle tente de protéger celui qui a été agressé : le vers 26 apporte une explication très claire : « celui » suivi d’une relative « a le droit et le juste querelle » par opposition avec « le plus fort, orgueilleux ». Souffrance morale aussi car elle est consciente du fait que l’issue du combat est fatale pour les deux frères : « sa ruine »v30 est surtout celle des deux enfants qu’elle désigne par l’énonciation accusatrice « vous » : « vous avez, vous nourrit, vous a portés vivez de venin »v31.32.33 Le combat : un récit épique du v3 au v 29. Le combat au présent pour en restituer la barbarie + le rythme, déjà long (alexandrins à rimes plates) est amplifié par de nombreux enjambements, notamment v.3-4 et v.31-32. aL’agression : Démarre sur le verbe « empoigne » donc saisit violement, puis s’enchaine rapidement une succession de c. de manière introduits par l’adverbe « à force de », « de coups d'ongles, de poings, de pieds » qui se déroulent sur 2 vers. L’aboutissement est brutal « il brise le partage ». l’attaque est rapide, cette rapidité est rendue par la juxtaposition, le rejet et l’usage du pluriel qui restitue son coté brutal et fulgurant. bLa riposte est plus mesurée : « se défend » « rend ». cLa rage envahit les deux frères : ils sont associés dans la même énonciation au pluriel : « leur rage, leurs coups, leur courroux ». On relève des sonorités exprimant la dureté au v.8 : allitérations en d qui soulignent le désastre qui fait suite à la guerre entre les deux frères. dMutilations : « ils se crèvent les yeux ». verbe réciproque : les dégâts sont irréversibles dans les deux camps. « tout déchirés, sanglants, », l’adverbe « tout »insiste sur la gravité des blessures. L’expression « sanglante géniture » les réunit dans la même cruauté. L'énonciation confond les deux frères pour montrer leur violence commune : v.23 « les mutins », v.31 « félons » (apostrophe). Le champ lexical du combat (vocabulaire militaire) domine : v.4-5 « coups d'ongles, de poings, de pieds », v.5 « brise », v.9 « arracher la vie », v.14 « un combat », etc. : gradation dans la violence tout au long du texte (crescendo). On relève de nombreuses hyperboles : v.17, v.18, v.23. D'ailleurs l'alexandrin, vers majestueux, donne du souffle à la description du combat ; certains enjambements contribuent à cette amplification v.13-14, 19-20 et 27-28. Enfin les sonorités rendent bien l'idée du déchirement : v.8 opposition entre des sonorités dures (allitérations en [d] : « dégât du doux doit deux ») et des sonorités douces (assonances en [u] : « doux nourrir ») ; v.18 « si bien que leur courroux par leurs coups se redoublent » : le redoublement des coups est mimé par les assonances en [u] et les allitérations en [k] et [r]. Leur combat fratricide est aussi un combat matricide vu que le champ de bataille qui est leur mère est aussi irréversiblement saccagé. Ce combat peut être associé à des combats mythiques : celui d’Esaü et Jacob clairement explicité, mais aussi celui d’Oedipe contre son propre orgueil comme l’indique le détail des yeux crevés et l’allusion au sein maternel violé. Transition : le premier vers du poème est suffisamment explicite pour nous permette d’affirmer que cet apologue est en fait un récit allégorique, celui du conflit entre protestants et catholiques. II- Allégorie des guerres de religion. II-1 L'allégorie est expliquée v.1-2 : l'auteur se sert du symbole de la France pour « peindre », c'est-à-dire représenter à la manière d'un tableau le conflit entre protestants et catholiques qui déchire la France. ; Le v.1 est ainsi parfaitement équilibré : chaque hémistiche correspond à un terme de la comparaison (la virgule signifie =) La « France » est mise en relief par sa place à la césure. - Les enfants représentent les deux partis opposés en France : v.5-6 « il brise la partage dont Nature donnait à son besson l'usage » (dans la Bible Jacob, le cadet, le préféré du père, a racheté le droit d'aînesse à Esaü pour un vulgaire plat de lentilles) ; Esaü l'aîné est le plus fort et représente le parti catholique qui détient le pouvoir ; Jacob au v.11 est le parti protestant privé de droit et de pouvoir. II-2- la prise de position du poète : L'auteur s'engage cependant nettement en faveur du protestantisme : à la prise de position personnelle du début du texte « je veux » succède la dépréciation systématique d'Esaü. En effet, celui-ci rompt un équilibre naturel v.3-6, d'où la périphrase « voleur acharné » v.7. Il affiche sa volonté de nuire v.9 et viole même la trêve imposée par sa mère v.27-28. A l'inverse, on remarque une préférence pour Jacob qui n'agit qu'en dernier recours contre son frère v.11 et est qualifié deux fois de « juste » v.13 et 16. La prosopopée finale v.33-34 consiste en un reniement terrible de sa propre progéniture, une malédiction reposant sur une allitération en v « vivez de venin », sur la répétition de « sang » v.33-34 et la symbolique des couleurs : le blanc pur du lait maternel se change en sang, le sang du matricide et d'un fratricide annoncé. II-3- Les étapes du récit correspondent aux étapes du conflit : - L'attaque d'Esaü, avec le verbe « empoigne » v.3, donc des Catholiques v.3-10. Ceux-ci agissent donc d'abord sans rencontrer de résistance, et sont qualifiés par une périphrase dévalorisante v.7 « ce voleur acharné ». - La riposte de Jacob, avec le verbe « se défend » v.13, c'est-à-dire des Protestants v.11-14. Leur cause est présentée comme légitime v.12-13 et v.26 (juste). -Le combat acharné entre les deux frères, donc les guerres de religion v.15-20. Puis le conflit se généralise avec l'anaphore de « leur » v.17-18 . les pertes par la phrase restrictive « je n’ai plus que du sang » et l’emploi de la forme pronominale (réciprocité) v.20 « ils se crèvent les yeux ». - V.21-28 : La réaction désespérée de la mère, tentatives de réconciliation entre les deux partis. Le narrateur insiste sur la violation des trêves v.28 : peut-être est-ce une allusion à la Saint-Barthélemy ? - V.29-34 : Le dénouement et la malédiction finale, donc la condamnation de la violence par l'auteur. - le lait une représentation allégorique des richesses de la France. Le poète a recu une éducation humaniste : cette éducation est perceptible à travers les retours aux sources antiques mais aussi par le pacifisme. Conclusion : D'Aubigné a donc recours à des personnages symboliques pour dénoncer l'opposition entre catholiques et protestants, dans un texte suscitant l'émotion par la violence de ses images. Cependant, quelle que soit sa préférence, l'auteur dénonce les ravages des guerres de religion et plus généralement de toute guerre civile. Ce poème narratif poursuit une visée argumentative qui passe par le registre pathétique et le registre épique : il s'agit de toucher le lecteur pour mieux emporter son adhésion. C’est le propre de tout apologue que de vouloir à la fois instruire et plaire.