Résumé S`il y a un rapport interdisciplinaire qui s - pug

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DU SYSTEME DE FILIATION ENTRE
L’ANTHROPOLOGIE ET LA SOCIOLOGIE
Bernardin MINKO MVE
Université Omar Bongo,
Libreville (Gabon)
Résumé
S’il y a un rapport interdisciplinaire qui s’apparente à un véritable
système de filiation, c’est bien celui de l’anthropologie et de la sociologie. On
peut le situer dès la constitution des deux disciplines. Autant la sociologie est
née au XIXème siècle à l’issue d’un besoin de réorganisation sociale
conséquence des révolutions politiques et industrielles ; autant l’anthropologie
s’est vue reconnaître ses lettres de noblesse par l’intérêt romantique qu’elle
porte pour l’exotisme avec le souhait de créer une discipline à orientation
philosophique et avec le projet colonial dans la fondation de l’ethnologie.
En s’affirmant relativement différentes par leur champ et leur
méthode, l’anthropologie et la sociologie cheminent largement de pair dans la
voie des grandes fresques historiques et de la patiente accumulation de
documents. On voudrait attirer l’attention sur certains aspects de la situation
de l’obsolescence de la frontière entre l’anthropologie et la sociologie car, elle
nous semble souvent méconnue et parfois déformée par certaines recherches
actuelles. Et pourtant, c’est ce que nous tentons de démontrer, les deux
disciplines sont liées aux mêmes théories ; elles trouvent souvent des
perspectives communes (organisation, institution, intégration, adaptation) et
se construisent parfois des démarches assez semblables.
Mots clés
Anthropologie, sociologie, interdisciplinarité, socio-anthropologie,
socio-ethnologie.
Abstract
If there is a report interdisciplinarity which is connected with a true system of
filiation, it is well that anthropology and sociology. One can locate it as of the
constitution of the two disciplines. As much sociology was born at the XIXème century
with exit need for social reorganization consequence of the political and industrial
Annales de l’Université Omar Bongo, n° 11, 2005, pp. 23-49
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
revolutions; as much anthropology is recognizing its letters of nobility by romantic
interest it carries for exoticism with the wish to create a discipline with philosophical
orientation and with the colonial project in the foundation of ethnology.
In affirming relatively different by their field and their method, anthropology
and sociology walk on largely together in the way of the large historical frescos and the
patient accumulation of documents. We would like to attract the attention on certain
aspects of the situation of obsolescence of the border between anthropology and sociology
because, it seems to us often ignored and sometimes deformed by certain current research.
And yet, it is what we try to show, the two disciplines are related to the same theories;
they often find prospects common (organization, institution, integration, adaptation)
and build sometimes rather similar steps.
Key words
Anthropology, sociology, interdisciplinarity, socio-anthropology, socioethnology.
Introduction
L’avènement du troisième millénaire interroge les divisions
disciplinaires telles qu’elles s’étaient établies au cours des vingt dernières
années. Depuis que le terrain ethnologique s’est rebellé1, nous nous posons
régulièrement la question de la réinterpellation des scolastiques antérieures.
Face aux nouvelles situations rencontrées sur le terrain, trois problèmes se
posent désormais : l’intertextualité généralisée des cultures, l’interpellation
systématique des ethnologues par les populations sur lesquelles ils travaillent,
et l’inconfort moral du chercheur dans la relation à l’autre. Témoin des
changements sociaux, nous ne manquons pas d’observer des conditions
particulières dans lesquelles se développent aujourd’hui l’anthropologie et la
sociologie.
Sœurs quasi jumelles, anthropologie et sociologie mettent en lumière,
selon l’expression d’Alfred Krœber, une distinction des deux disciplines qui
n’a jamais été bien nette. Elle l’est moins que jamais aujourd’hui. Prétendre
tracer entre les deux disciplines une frontière, établir un bornage, y voir deux
1
Les communautés observées par les ethnologues ne peuvent plus être seulement considérées
comme des objets d’étude. Intéressées par des motivations identitaires, leurs stratégies
demandent l’établissement d’un nouveau type de rapports.
24
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
projets scientifiques différents, deux activités séparées d’étude du monde
social, serait tout à fait vain – et même, désormais, fallacieux. À leur
différenciation – toute relative, et qui n’a jamais empêché une large
communication – il n’y a, à la vérité, aucun fondement épistémologique
sérieux. C’est leur histoire seulement – et celle, générale, des deux derniers
siècles – qui permet d’en rendre compte.
L’obsolescence d’une frontière entre l’anthropologie et la sociologie,
tient d’une réflexion axée tant sur la crise sociétale que sur les potentialités de
l’interdisciplinarité. L’émergence et la justification de l’analyse s’expliquent
d’abord par les transformations qui affectent les sociétés contemporaines. La
dualisation du corps social, la brisure des solidarités organiques et la montée
non seulement du chômage mais également de l’exclusion qui concourent au
scepticisme ambiant. Le frottement entre anthropologie et sociologie ne
s’inscrit pas inopinément dans cette fin du XXe siècle. Les traits
caractéristiques de cet espace temporel concourent à son apparition. C’est une
émergence qui était peu probable et n’avait effectivement pas eu lieu
précédemment ou ne s’en était tenue qu’à des bribes de propositions. Dans la
présente réflexion nous voulons reconstituer les traces de cette dynamique
interdisciplinaire dont l’importance s’inscrit largement dans des contextes
épistémologiques et sociaux.
Après avoir présenté la constitution des deux disciplines, nous
montrerons leur rapprochement par l’objet qui rend caduque la division
actuelle. Cela permet de comprendre enfin comment les faits sociaux
contemporains peuvent bénéficier d'une approche à résonance socioanthropologique ou socio-ethnologique.
I. La constitution de la sociologie et de l’anthropologie
I.1. La sociologie
La sociologie s’est constituée au XIXe siècle comme science générale
des sociétés, du social en général, mais en se situant dans la perspective,
principalement, des sociétés modernes – ces sociétés occidentales en voie
d’industrialisation et d’urbanisation, en même temps que de laïcisation et de
rationalisation, de démocratisation et de nationalisation, de bureaucratisation
et de « scientification »..., de tous ces processus, générateurs de changements
permanents, constitutifs de ce qu’il est convenu d’appeler la modernité. Des
25
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
sociétés qui ont été perçues, dans la rupture introduite dans la chaîne des
temps par la Révolution française et par la révolution industrielle, comme des
formes nouvelles (et encore très indécises) de l’organisation économique,
sociale, politique, des modalités inédites du lien social, et par là de la vie
humaine en général – ces formes nouvelles étant appelées à se généraliser à
l’humanité entière, de telle sorte que les nations modernes, les sociétés
civilisées d’Occident, placées à l’avant-garde de l’histoire, montraient à toutes
les autres, exotiques, archaïques, traditionnelles, en arrière sur le chemin de
l’évolution, en retard dans la voie du progrès, l’image (à plus ou moins long
terme) de leur avenir obligé. Dans cette perspective, le recours aux autres
sociétés, extérieures et perçues comme antécédentes (et en tant que telles
inéluctablement périmées), et notamment, dans la tradition française, aux
sociétés "primitives" et par là aux formes considérées comme les plus simples,
élémentaires, des phénomènes sociaux, ne fut généralement pour les
sociologues que le moyen d’expliquer les sociétés modernes. Ce sont celles-ci,
dit explicitement Durkheim (pourtant avec Mauss l’un des plus ethnologues
de tous les sociologues), c’est la réalité actuelle qui nous intéresse surtout de
connaître. L’évolution ultérieure de la discipline n’a fait que confirmer cette
tendance lourde de la sociologie à se préoccuper avant tout de la modernité –
et, ce faisant, des sociologues (qui demeurent dans leur grande majorité des
Occidentaux) à s’intéresser au premier chef à leur propre société, à leur
propre univers social, culturel, historique, et à référer à lui tous les autres.
I.2. L’anthropologie
L’anthropologie – selon le terme qui en définitive s’est imposé – ou
ethnologie – comme on a dit longtemps, surtout dans la tradition française –
a, chez beaucoup, manifesté de non moins vastes ambitions à être la science
générale de la société, voire la science globale de l’homme, mais sa perspective
a été, au départ, dès ses origines, peut-on dire, différente, et même, d’une
certaine manière, à l’opposé : ce fut, accompagnant depuis la Renaissance la
découverte par les Européens de leurs mondes extérieurs (plus ou moins vite
suivie de leur colonisation), la perspective de la diversité – perçue dans
l’expérience (répulsion et fascination mêlées) de l’étrangeté, de l’altérité, de la
différence – des sociétés et des cultures humaines. Et parmi celles-ci son
intérêt s’est fixé de manière privilégiée sur les plus exotiques (occidentalement
parlant), les plus lointaines géographiquement, historiquement et
26
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
culturellement, les plus "dépaysantes", et elle s’est en fait constituée comme la
science des sociétés restées les plus traditionnelles et plus précisément, sous le
signe de l’évolution où s’affirme sa spécificité et son autonomie dans les années
1860-1880, comme la science sociale des sociétés primitives.
Sa dénomination, cependant, on vient de le voir, a été assez fluctuante
et elle n’est pas, du reste, encore aujourd’hui parfaitement établie. Trois
termes ont été en usage, qui ont connu de nombreux avatars .
Très ancien, le mot anthropologie eut d’abord un sens théologique :
« action de parler humainement des choses divines », selon le Vocabulaire de la
philosophie de Lalande. Il conserve un sens philosophique2, qui désigne la
connaissance globale de l’homme – distinguant l’anthropologie théorique qui
est « la connaissance de l’homme en général et de ses facultés ». L’anthropologie
pragmatique est « la connaissance de l’homme tournée vers ce qui peut assurer et
accroître l’habileté humaine » et l’anthropologie morale est la connaissance de
l’homme tournée vers ce qui doit produire la sagesse dans la vie,
conformément aux principes de la métaphysique des mœurs.
Mais le terme d’anthropologie a pris surtout, dès la fin du XVIIIème
siècle, un sens naturaliste, comme équivalent de l’histoire naturelle de
l’homme que Linné et Buffon avaient rendu possible, en réintroduisant,
contre la théologie régnante et les préjugés métaphysiques traditionnels, et
même si c’était à la première place, l’espèce humaine parmi les autres dans le
règne animal. Ce sens qui lui est donné pour la première fois, semble-t-il, par
Blumenbach en 1795, s’est imposé au XIXème siècle, l’anthropologie étant
alors considérée comme l’une des branches des sciences naturelles, celle qui
constitue pour ainsi dire la zoologie de l’espèce humaine. De fait, comme la
zoologie étudie les animaux du point de vue de leur morphologie et de leur
mode de vie, l’anthropologie porte tout en même temps sur les traits
physiques et la biologie, et sur les mœurs et les coutumes des êtres humains.
Elle a été définie par Broca comme « l’étude du groupe humain, envisagé dans son
ensemble, dans ses détails et dans ses rapports avec le reste de la nature. L’Anthropologie3,
dit-il, est la biologie du genre humain. Étude globale, elle comprend l’anatomie et la
physiologie humaines, la préhistoire, l’archéologie, l’ethnographie et l’ethnologie, le
2
Emmanuel KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, 1798.
Elle a été particulièrement active en France avec la Société d’Anthropologie (fondée en
1859) de Paul Broca, Paul Topinard et Armand de Quatrefages.
3
27
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
folklore, la linguistique. Naturaliste, elle est élaborée principalement par des médecins
anatomistes et physiologistes, mais surtout elle tend à expliquer tout le social par la
biologie ; à considérer les divers aspects des sociétés et des cultures humaines « comme une
sorte de prolongements ou de dépendances » des caractères somatiques des
différentes populations.
Dans les pays de langue anglaise, il en est allé un peu autrement. Le
terme d’anthropologie s’y est imposé pour désigner la science globale de
l’homme, qui a été conçue comme subdivisée en deux branches distinctes :
l’anthropologie physique (ou bioanthropologie) d’une part, l’anthropologie
sociale et/ou culturelle d’autre part – social anthropology étant l’expression la
plus couramment utilisée par les Britanniques, cultural anthropology par les
Américains, avec les accentuations différentes que cela implique : chez les uns
sur les formes de l’organisation sociale, chez les autres sur les œuvres
culturelles. Cet usage anglo-saxon a désormais – l’influence de Claude LéviStrauss ayant été à cet égard déterminante – acquis droit de cité en France.
Encore que le déclin, lié à une certaine déconsidération, des études
d’anthropologie physique – un peu trop acharnées, pendant toute une époque,
pour ne pas finir par devenir suspectes, à mesurer les crânes des gens et
déceler les couleurs de leur peau afin de distinguer et hiérarchiser des races –,
a conduit en fait à identifier de plus en plus l’anthropologie, dont l’appellation
avait longtemps en France été en quelque sorte abandonnée aux naturalistes,
sinon confisquée par eux, avec, maintenant, la seule anthropologie sociale et
culturelle.
I.3. L’ethnologie et l’ethnographie
Le mot ethnologie apparaît en 1787, c’est un néologisme qui a été
créé par Chavannes4. Il s’agissait pour lui d’une branche de l’histoire, telle
qu’il la concevait, consacrée à l’étude des étapes de l’homme en marche vers
la civilisation. Mais le terme a pris assez vite l’acception qu’il a conservée
pendant tout le XIXème siècle d’une science consacrée à l’étude des caractères
distinctifs et à la classification des races humaines : cette notion éminemment
confuse de la race, alors quasiment indistincte de celle de peuple (auquel est
censé renvoyer le terme grec ethnos), associant les idées de lignée héréditaire
4
A. de CHAVANNES, Essai sur l’éducation intellectuelle dans le projet d’une science nouvelle,
Lausanne, I. Hignou, 1787.
28
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
et de racines aux langues et aux genres de vie, mêlant intimement le
biologique, le psychique et le moral (au sens des mœurs, des mores latins),
faisant l’amalgame de la nature et de la culture, a été une des grandes
obsessions, durant plus d’un siècle, de la pensée de la diversité humaine . Ce
n’est que vers le début du XXème siècle que le mot ethnologie a commencé, du
moins pour ses praticiens, à prendre la signification – démarquée, bien que
longtemps encore de manière fort incomplète, de ces implications
héréditaristes – d’étude des ethnies, des peuples en tant qu’ensembles
culturels, et non plus naturels.
Le mot ethnographie est un peu plus tardif. Dû à l’historien allemand
Niebuhr, qui l’utilise dans ses cours à Berlin vers 1810, il fut popularisé par la
publication par un Italien établi à Paris, Balbi, d’un Atlas ethnographique du
globe en 1826. L’ethnographie est alors une classification des groupes humains
d’après leurs caractères linguistiques. Le terme, lui aussi contaminé durant
plusieurs décennies par la pensée raciale, en est ensuite venu à désigner « la
description des divers peuples, de leur genre de vie et de leur civilisation » (définition de
Lalande). L’ethnographie est la phase première de la recherche : observation
et description, travail sur le terrain. La monographie portant sur un groupe
restreint, considéré dans sa singularité, constitue le type même de l’étude
ethnographique. Mais en relèvent aussi le classement, la description et
l’analyse de phénomènes culturels particuliers, ces opérations dans le cas des
objets matériels se poursuivant normalement au musée (musée
d’ethnographie, musée de l’Homme...), prolongement sous ce rapport du
terrain.
Comme on peut le constater, ethnographie, ethnologie et
anthropologie ne constituent pas trois disciplines différentes, ou trois
conceptions différentes des mêmes études. Ce sont, en fait, trois étapes ou
trois moments d’une même recherche, et la préférence pour tel ou tel de ces
termes exprime seulement une attention prédominante tournée vers un type
de recherche, qui ne saurait jamais être exclusif des deux autres. L’accord,
cependant, est assez général à l’heure actuelle pour utiliser le terme
anthropologie comme le mieux apte à caractériser l’ensemble de ces trois
moments de la recherche.
29
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
II. De la primitivité à la modernité
Il se trouve, cependant, que durant toute une époque – qui est celle
de la formation progressive puis de l’institutionnalisation des diverses
disciplines des sciences humaines, et aussi, dans le même temps, il faut se
garder de l’oublier, de la grande expansion coloniale et de la domination
impérialiste européenne du monde – la focalisation, pour ce qui est de leurs
intérêts principaux et de leurs perspectives mêmes, de l’anthropologie sur la
primitivité, sur les sociétés archaïques, et de la sociologie sur la modernité, sur
les sociétés industrielles, a eu pour conséquence qu’ont été tenues, en fait,
assez largement en dehors de leur champ, à l’une et à l’autre, de nombreuses
sociétés et une vaste partie de l’humanité vivante. C’était le cas, en tout
premier lieu, des grandes sociétés orientales, qui, analogues en cela aux
grandes sociétés de l’Antiquité, se situaient, selon les perspectives de
l’évolutionnisme social, à mi-chemin de la « sauvagerie » du premier âge de
l’humanité et de la « civilisation » de son troisième âge atteint par le seul
Occident, ces sociétés à organisation politique et à culture complexes, à
population nombreuse et à longue histoire, qui, vues d’Europe, constituaient
l’Orient – lequel, du Proche à l’Extrême, des rivages méditerranéens à ceux
du Pacifique, rassemblait le monde arabo-musulman, la Perse, l’Inde, le Tibet,
l’Asie du Sud-Est continentale et insulaire, la Chine, la Corée, le Japon...
À l’étude de ces sociétés et de ces civilisations s’est livré un corps
particulier de chercheurs désignés (dès la fin du XVIIIème siècle) par le terme
d’orientalistes, répartis en plusieurs spécialités : arabisants, indianistes,
sinologues, nipponologues, etc. selon les mondes qu’ils étudiaient. Lesquels
n’avaient, d’ailleurs, par grandes aires culturelles, guère de ressemblances
entre eux – sinon, justement, de n’être ni « modernes » comme les
Occidentaux, ni « primitifs » ou « archaïques », comme les Australiens, les
Mélanésiens, les Polynésiens, les Africains ou les Indiens d’Amérique (encore
que chez ceux-ci l’on ait connu des grands empires, Aztèques, Mayas, Incas...,
mais réputés sans écriture, ils tombèrent sous la juridiction scientifique des
ethnologues).
L’orientalisme, toutefois, ce fut d’abord surtout des études philologiques,
paléographiques, épigraphiques, archéologiques. Le modèle explicite étant les
études des langues et civilisations de l’Antiquité – études hébraïques, grecques
et latines –, la philologie et l’archéologie ont été au cœur de l’orientalisme,
30
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
qui, d’une certaine manière, s’est mis à l’école des lettrés, des artistes et des
érudits locaux des siècles passés. L’intérêt principal s’est porté aux documents
écrits ou picturaux, à la sculpture, à l’architecture, à toutes les traces laissées
par le passé plus ou moins lointain et donc beaucoup plus aux civilisations
disparues (Égypte pharaonique, Babylone, Angkor...) qu’aux sociétés et
cultures vivantes, ou à l’histoire ancienne (Inde, Chine, Japon...) qu’à
l’histoire récente. Et toujours davantage, sinon exclusivement, aux
expressions de la culture savante, telles qu’on les retrouve inscrites dans la
pierre ou figurant sur les parchemins, qu’aux cultures populaires. Ce qui tend
à privilégier les langues littéraires au détriment des langues parlées, l’histoire
des États et des dynasties au détriment de celle des peuples et de leur vie
quotidienne, et les grandes religions au détriment des croyances et pratiques
populaires.
En « Orient », dans la répartition des tâches, des intérêts et des
compétences, les ethnologues – qui furent d’abord surtout des chercheurs
amateurs, en marge de la science officielle, sans reconnaissance académique :
missionnaires, médecins, militaires, administrateurs... – n’ont guère de la
sorte, pendant toute une époque, été amenés à s’occuper que de ce qui était
négligé par les orientalistes : soit des phénomènes « marginaux » dans les
grandes sociétés, telles les pratiques et croyances religieuses populaires,
volontiers tenues par les savants officiels pour des superstitions, au mieux
comme du folklore, soit des peuples eux-mêmes en marge de ces sociétés, des
groupes ethniques minoritaires, périphériques (Kabyles et autres Berbères
d’Afrique du Nord, « Dravidiens » de l’Inde du Sud, « Mois » de l’Indochine,
etc.).
Ainsi entre les sociétés occidentales modernes à l’étude desquelles
s’attachait sinon de manière exclusive, du moins privilégiée – et toujours, en
tout cas, dans leurs perspectives – la sociologie, et, d’autre part, les sociétés
réputées primitives, archaïques, élémentaires, sans écriture, ni machinisme, ni
villes, ni États et volontiers déclarées sans histoire, qui en Afrique, Océanie,
Amérique et sur les confins des grandes sociétés asiatiques, fournissaient aux
sociétés « civilisées » l’image de leurs commencements, de leur enfance, de leur
préhistoire, à l’étude desquelles s’est attachée principalement l’anthropologie,
la science sociale (au sens de projet d’étude globale du social tel qu’en sont
porteuses la sociologie et l’anthropologie) a pendant longtemps assez peu
31
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
existé. Malgré quelques notables exceptions, comme Marcel Granet, par
exemple, pour la Chine ancienne ou Max Weber pour les grandes religions
orientales, ou encore Marcel Mauss très versé (à la suite de Sylvain Lévy qui
fut son maître en la matière) dans la connaissance de l’Inde – c’est dans
d’autres perspectives et selon d’autres méthodes qu’ont généralement été
menées les études – souvent d’une très grande richesse d’ailleurs et du plus
haut intérêt – sur les grandes sociétés « orientales » : celles de l’archéologie, de
l’histoire de l’art et de la littérature, de l’histoire des religions... Ce n’est
qu’assez récemment, aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, que les
démarches sociologique et surtout anthropologique ont été vraiment
introduites dans l’orientalisme.
III. La caducité de la division académique
Il apparaît, en tout cas, que la répartition des compétences et des
domaines des disciplines qui a prévalu un temps – aux ethnologues les sociétés
primitives (dont ils avaient pratiquement l’exclusivité, aucune autre discipline
ne s’y intéressant) ; aux orientalistes (dans leur diversité) les sociétés
intermédiaires, à mi-chemin de l’évolution, et aux folkloristes les milieux
ruraux européens (volontiers considérés comme les « Barbares de l’intérieur ») ;
aux sociologues enfin (en concurrence, ici, avec d’autres : économistes,
historiens, géographes, etc.), les sociétés modernes – que cette division
académique du monde humain est désormais largement caduque. Elle est liée
à une époque, celle des Empires coloniaux, qui a pris fin avec la seconde
guerre mondiale et, définitivement, dans les années soixante.
Rétrospectivement, la doctrine évolutionniste, qui sous-tendait cette
répartition des disciplines, induisant la tripartition de l’humanité sur une
échelle du progrès (dans son expression la plus crue : sauvages, barbares,
civilisés), apparaît aujourd’hui largement tributaire de l’idéologie justificatrice
de la colonisation, voire comme l’une de ses variantes.
Vouloir à toute force perpétuer ces divisions historiques entre
disciplines serait déraisonnable. Le monde a changé. Nous ne sommes plus au
temps des colonies – cet âge d’or où « la terre comptait deux milliards d’habitants,
soit cinq cent millions d’hommes et un milliard cinq cent millions d’indigènes ». Et
depuis la quasi-disparition de ceux-ci, avec la fin – souvent violente – des
empires coloniaux, les rapports entre sociétés occidentales et sociétés nonoccidentales se sont profondément modifiés, et avec eux le regard qu’elles se
32
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
portent mutuellement et les représentations qu’elles se font d’elles-mêmes.
Les disciplines des sciences humaines, dans ces conditions, et au premier chef
la sociologie et l’anthropologie, ont été amenées – dès les années cinquante,
l’époque de la décolonisation – à se redéfinir, à réévaluer leurs rapports, à
réexaminer leurs anciennes lignes de démarcation.
Sans doute celles-ci n’ont-elles pas complètement disparu et la
sociologie et l’anthropologie demeurent-elles à l’heure actuelle deux
disciplines relativement autonomes dans le champ des sciences humaines. Mais
leurs différences ne cessent de s’atténuer au point de ne plus apparaître,
souvent, que comme des nuances.
Ainsi dans la méthode – et c’est cela que l’on met le plus volontiers en
avant – qui est intensive, qualitative et globalisante dans le cas des
anthropologues (travail prolongé sur le terrain, observation participante,
prédominance de l’enquête orale, démarche compréhensive et saisie de
totalités) et réputée être plutôt extensive et quantitative, portant sur de grands
nombres et sur de vastes agrégats appréhendés de manière sectorielle,
parcellaire, dans le cas des sociologues. On sait, cependant (on devrait en tout
cas le savoir), que depuis assez longtemps – depuis au moins l’École de
Chicago dans les années vingt – les sociologues ont adopté et adapté la
méthode ethnographique à l’étude des sociétés modernes, de telle sorte que
l’opposition qualitatif/quantitatif – non plus que celle de la « compréhension » et
de l’« explication », ni aucune autre d’ailleurs s’agissant de la méthode – ne
recoupe nullement, loin s’en faut, la distinction des deux disciplines. Pour
bien des chercheurs, en tout cas, qui peuvent se dire tout aussi bien
sociologues ou anthropologues sociaux, la différence, sur ce plan-là, n’existe
plus, et depuis belle lurette.
Plus marquée, sans doute, mais sans que l’on puisse là non plus faire
état d’une opposition, demeure la différence qui est à l’origine même des
deux disciplines : l’attention portée, longtemps de manière exclusive et
toujours de manière privilégiée, aux autres sociétés que la leur, aux cultures
qui leur sont étrangères, par les anthropologues – observateurs extérieurs par
excellence, « astronomes des sciences sociales », selon la formule de Lévi-Strauss –,
une conscience plus aiguë en conséquence, car elle est vraiment au fondement
de leur pratique disciplinaire, de la diversité des sociétés et de la relativité des
cultures, le sens de la pluralité humaine, allant de pair avec un intérêt
33
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
prépondérant accordé à l’étude des formes de vie en société les plus
traditionnelles, les plus éloignées de la modernité (et, ce faisant les plus
concrètes, les plus chaudes, les plus authentiques) ; alors que bon nombre de
sociologues d’aujourd’hui demeurent, eux, occidentalistes, souvent fortement
tentés de ne s’intéresser qu’à leurs propres sociétés et à leurs problèmes
immédiatement contemporains – et pas toujours très convaincus (infidèles en
cela, on peut le regretter, à une part essentielle qui remonte à Montesquieu de
leur propre tradition) de la nécessité du détour5, du décentrement, du
« déconditionnement mental qu’exige toute approche d’une civilisation différente », du
passage par la connaissance des autres univers sociaux pour connaître le leur.
La sociologie, pourtant – dans la mesure où la modernité, dont les
traits les plus saillants sont l’industrialisation et l’urbanisation, demeure son
objet privilégié –, ne saurait plus aujourd’hui se référer aux seules sociétés
occidentales, et encore moins se limiter à leur seule étude, cette modernité
étant désormais étendue à la quasi-totalité des mondes. L’anthropologie, de
son côté – dans la mesure, là aussi, où la tradition demeure son objet privilégié
–, ne se cantonne plus, ayant perdu beaucoup de ses terrains d’autrefois, du
fait à la fois de la décolonisation et de la « fin des primitifs », et alors que se
réduit « le hiatus entre peuples ethnographes et peuples ethnographiables » (Marcel
Maget), dans l’étude de petites sociétés isolées, mais s’intéresse aussi aux îlots
de tradition, aux formes les plus communautaires du lien social préservées
dans les interstices des sociétés modernes.
L’anthropologie demeurerait-elle alors, au moins, comme la « science
de la culture », la sociologie étant, elle, la « science de la société » ? Sans doute
pourrait-on trouver là une indication d’accentuations différentes des intérêts
intellectuels : d’une part sur l’organisation sociale, sur la manière dont les
êtres humains vivent ensemble, d’autre part sur les représentations, les
conceptions qu’ils se font de la vie sociale et le sens qu’ils lui donnent.
Indication trompeuse, cependant, quand on voit que autant qu’entre la
sociologie et l’anthropologie cette différence d’accentuation concerne
l’anthropologie elle-même, avec la distinction que l’on a évoquée de
l’anthropologie culturelle américaine (très proche de ce que l’on a désigné
longtemps en France comme l’ethnologie) et de l’anthropologie sociale
5
Georges BALANDIER, Le détour, Paris, Fayard, 1985.
34
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
britannique (très proche, elle, de la sociologie, fortement influencée qu’elle a
été, notamment à travers Radcliffe-Brown, par la sociologie durkheimienne).
Et puis qui ne perçoit aujourd’hui le caractère largement factice de la
distinction de la culture et de la société (transposition mutatis mutandis de
celle de l’âme et du corps), ce à quoi l’on a à faire dans les sciences humaines
étant toujours, indissociablement, du socioculturel, ou mieux encore de
l’historico-socioculturel.
Reste surtout, mais un peu sur un autre plan, l’empreinte laissée sur
les deux disciplines par leur filiation différente. La sociologie, comme on l’a
vu, s’est développée dans le sillage de la philosophie, particulièrement des
philosophies sociales, des philosophies politiques et des philosophies de
l’histoire. Les grands ancêtres dont les sociologues se sont volontiers
proclamés les héritiers sont, de fait, principalement des philosophes, de Platon
et Aristote à Montesquieu et Rousseau. Les pionniers et fondateurs au XIXème
siècle de la discipline sont eux aussi des philosophes, fussent-ils aussi atypiques
que Saint-Simon, Proudhon et Marx. Auguste Comte en est un assurément et
l’on sait que Durkheim et plusieurs et non des moindres des autres membres
de l’École française de sociologie étaient de formation et de tournure d’esprit
philosophique, tout comme les premiers sociologues allemands, un Tönnies,
un Simmel, un Max Weber, et aussi bien les premiers sociologues américains,
de William Sumner et Albion Small à Robert Park. La philosophie est sans
conteste la discipline-mère de la sociologie.
Si les préoccupations philosophiques ne sont assurément pas absentes
dans ce que l’on peut considérer comme la préhistoire de l’anthropologie et
dans son histoire même, la filiation dominante est cependant ailleurs : dans les
récits de voyages exotiques, les recueils de coutumes étranges, les collections
d’objets pour les « cabinets de curiosités », et surtout, pour la période la plus
proche, aux XVIIIème et XIXème siècles, l’histoire naturelle. Les voyageurs, du
reste, et les explorateurs, qui ont fourni les premiers matériaux sur quoi s’est
construite l’ethnologie, ont souvent été et sont de plus en plus devenus au fil
des progrès de l’esprit scientifique, des « naturalistes » aussi soucieux de
rassembler de la documentation concernant la flore et la faune des pays qu’ils
découvraient ou visitaient, que des informations sur les habitants, leurs traits
physiques, leurs mœurs, leurs usages, leurs coutumes, leurs religions et leurs
institutions. On a vu aussi l’importance de la biologie dans la formation de la
35
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
discipline. De telle sorte que, plus que toute autre, la discipline-mère de
l’anthropologie c’est l’histoire naturelle, et son projet fondateur fut, en effet,
de se constituer en histoire naturelle de l’humanité. Mais ces plus ou moins
lointaines origines sont en passe aujourd’hui d’être en bonne partie oubliées.
Les sociologues ne se veulent plus, pour la plupart – même si la tentation n’en
est jamais tout à fait absente de leur pratique – des philosophes du social ou de
l’histoire. Et les anthropologues, dans leur majorité, ne se soucient plus guère
de constituer – même si, là aussi, la tentation naturaliste, biologisante, n’a pas
chez eux tout à fait disparu – une zoologie humaine.
IV. Rapprochement par l’objet
Il y a ainsi rapprochement, jusqu’à souvent les rendre indiscernables,
des deux disciplines dans leur objet, comme dans leurs méthodes, leurs
conceptualisations et leurs théorisations. À telle enseigne que l’on peut peutêtre aller jusqu’à dire que la distinction qui demeure entre elles aujourd’hui ne
tient plus guère qu’à l’existence de leurs deux traditions. Pourtant, si
vénérables que soient les traditions, du seul fait que ce sont des traditions,
celles-ci ne sauraient suffire à justifier une distinction, dont, encore une fois,
on chercherait en vain le véritable fondement épistémologique, une distinction
qui est d’ordre historique et, somme toute, contingent, et qui perdure
surtout, en réalité, dans les institutions de l’enseignement et de la recherche,
par les pesanteurs académiques et universitaires – et aussi, un peu, il faut en
convenir, du fait de subalternes querelles de « spécialistes » défendant contre les
empiètements adverses leur domaine réservé, les uns leur « paradis
d’antiquaire »6, les autres revendiquant la modernité, au fondement de leur
identité disciplinaire. Quoi qu’il en soit, à partir de points de départ différents,
de disciplines autres de référence majeure, de traditions parallèles, il y a
désormais convergence, contre toutes les viscosités mentales, de la sociologie
et de l’anthropologie, retrouvant leur projet commun de se constituer en
science (science humaine s’entend) générale des sociétés.
L’une et l’autre sont légitimées à revendiquer ce titre. Savoir laquelle
des deux doit avoir la prééminence, laquelle serait autorisée par sa plus grande
et vraie généralité à englober l’autre en son sein, c’est là une question qui ne
saurait être décisivement tranchée et qui n’a pas d’ailleurs, convenons-en,
6
Comme disait Malinowski.
36
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
grand intérêt. On peut tout aussi bien, c’est-à-dire avec autant de pertinence
épistémologique, considérer, soit que l’anthropologie, science de toutes les
sociétés et de toutes les cultures humaines, de l’humanité dans son ensemble,
a vocation à englober la sociologie que l’on estime vouée à l’étude des seules
sociétés modernes et qui apparaît à ce titre comme une subdivision de
l’anthropologie ; soit soutenir la thèse selon laquelle la sociologie, qui est,
fidèle en cela à l’ambition durkheimienne, la science du social en général, la
science sociale par excellence, englobe les études de toutes les sociétés de tous
les temps et de tous les lieux, et par conséquent l’anthropologie, que l’on
considère, dans cette perspective, spécialisée dans l’étude des sociétés
traditionnelles.
Les rapports entre l’anthropologie et la sociologie existaient déjà avant
l'apparition de ce que nous appelons aujourd’hui la socio-anthropologie7. A
vrai dire, ils remontent à la naissance de l'une et de l'autre qui se joue sur fond
d'une compétition ouverte en vue d'être la discipline propre à expliquer les
faits sociaux dans leur totalité. A l'origine, étude par excellence des races
humaines, l'anthropologie prétend assumer l'explication globale des faits
sociaux, des faits imputés à l'espèce humaine, en mettant l'accent sur leurs
caractères physiologiques, intellectuels et moraux manifestés dans des langues,
des us, coutumes et traditions historiques qui peuvent être envisagés comme
des cultures. En cherchant à l'expliquer par la culture, entendue au sens des
races humaines remontant à une origine biologique, l'anthropologie, pour
rendre compte de l'évolution des langues et des traditions, bref des cultures,
fait l'impasse sur la vie sociale, sur ce à quoi contraint la vie en société, objet
même de la sociologie. Emile Durkheim le souligne : « Il a pu sembler parfois que
l'anthropologie tendait à rendre inutile la sociologie. En essayant d'expliquer les
phénomènes historiques par la seule vertu des races, elle paraissait traiter les faits sociaux
comme des épiphénomènes sans vie propre et sans action spécifique. De telles tendances
étaient bien faites pour éveiller la défiance des sociologues ».
La concurrence se joue donc au nom de la discipline appelée à
surplomber le « fait humain » de manière à rendre compte de la totalité
qu'exprime sa forme : par la culture pour l'anthropologie et par la vie en
société pour la sociologie. La différence entre elles affleure en fonction de ce
7
Pierre BOUVIER, La socio-anthropologie, Paris, Armand Colin, 2000.
37
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
qui devient leur objet respectif. L'anthropologie, par son développement8, en
vient à différencier la culture de la nature à laquelle elle la rattachait en
l'associant aux races humaines et à toute autre particularité physiologique. La
culture s'entend alors comme « ce tout complexe comprenant à la fois les sciences, les
croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes et les autres facultés et habitudes
acquises par l'homme dans l'état social ». La société désigne, en sociologie, l'état
des hommes qui vivent en groupe et entre lesquels se nouent des liens
suffisamment durables pour « qu'ils soient plus et autre chose que ce que sont les
hommes eux-mêmes », suivant la conception qu'a Durkheim des contraintes issues
de la vie en société. C'est donc en fonction de l'objet considéré comme point
de départ que l'explication couvre un angle plus large et permet à la sociologie
ou à l'anthropologie de prétendre expliquer les faits sociaux comme une
totalité. La rivalité entre la sociologie et l'anthropologie s'établit encore sous ce
jour jusque dans les années 50, comme en témoigne, aux Etats-Unis, le débat
entre l'anthropologue Alfred Kroeber et son répondant sociologue Talcott
Parsons.
Cette rivalité prend ensuite la tangente qui pose que l'anthropologie
est essentiellement une « science concrète » et la sociologie, une « science
abstraite ». L'anthropologie s'élabore effectivement autour d'une description
méticuleuse des coutumes et traditions de chacune des cultures sans
véritablement en déterminer le dénominateur commun qui, pour la
sociologie, ne peut être spécifié qu'au moyen de ladite théorie. C'est qu'il est
possible d'en abstraire des points communs, au sens que le dictionnaire réserve
à ce mot : « isoler par la pensée ce qui devient un objet propre à expliquer ». La
théorie peut seule remplir cet office, en effet, et la sociologie s'applique à la
développer.
Objet même de l'anthropologie, la culture se réfère au passé qui, par
ricochet, la rapproche de l'histoire. Face à cette dernière, l'anthropologie se
constitue en recueillant en quelque sorte ses vestiges. Quand une culture, une
civilisation, ne laisse ni écrits, ni monuments comme amorce à son étude, elle
8
Au gré de deux courants sur lesquels je ne veux pas m'étendre ici : l'anthropologie culturelle
américaine qui s'inscrit dans la tradition des sciences de la culture élaborées dans l'Allemagne
du XIXème siècle et l'anthropologie sociale d'obédience française qui tend à se rapprocher de
la sociologie par ses origines et considère que l'analyse de l'état social (ou des structures
sociales) est la condition préalable et nécessaire pour mettre en perspective des cultures dans
leurs composantes de nature linguistique, technique, physiologique et historique.
38
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
devient à ce point exotique que l'histoire la concède aux anthropologues, dès
lors libres d'en traiter sur place et d'observer par eux-mêmes des coutumes et
traditions locales. L'anthropologie a donc pour terrain les sociétés qui ne
possèdent pas l'écriture, ou à peine, et chez lesquelles la tradition est orale, de
même que les communautés rurales dotées de ces mêmes caractéristiques. La
sociologie se réserve les sociétés proches et suffisamment avancées dans le
temps présent pour échapper au crible de l'histoire. L'enjeu de la concurrence
entre la sociologie et l'anthropologie se déplace donc de l'objet visé au terrain
qui en constitue l'observatoire parfait.
Avec l'école de Chicago, le développement de la sociologie américaine
en constitue l'exemple patent. En effet, la ville et l'entreprise sont les biais9 par
excellence pour saisir à l'œuvre la transformation des cultures introduites par
les immigrants qui constituent le prolétariat urbain américain, plus largement
les contraintes sociales qu'illustre le développement brut du capitalisme aux
États-Unis. Les études sociologiques de l'école de Chicago se font néanmoins
par l'entremise des méthodes anthropologiques. La célèbre étude d'Elton
Mayo de la Western Electric, par exemple, a été conduite en compagnie de
Lloyd Warner, formé à Berkeley par Robert Lowie et Alfred R. RadcliffeBrown, à son retour d'un séjour chez les Murngin d'Australie. Que l'étude de
la ville et de l'entreprise sous-entende l'application de méthodes
anthropologiques n'est pas étranger au fait qu'en leur sein déferlent des vagues
d'immigrants de cultures diverses, comme les Polonais de Chicago, auxquels
on se doit d'ajouter les populations autochtones expulsées de leurs territoires.
En pareilles circonstances, l'anthropologie apporte son précieux concours.
«Jusqu'ici, l'anthropologie, la science de l'homme, s'est consacrée
principalement à l'étude des peuples primitifs. Mais l'homme civilisé est un objet de
recherche tout aussi intéressant, sans compter qu'il est plus facile à observer et à étudier.
La vie et la culture urbaines sont plus variées, subtiles, complexes, mais les ressorts
fondamentaux sont les mêmes dans les deux cas. Les mêmes méthodes d'observation que
des anthropologues comme Boas et Lowie ont mis en œuvre pour étudier la vie et les
manières d'être des Indiens d'Amérique du Nord peuvent s'appliquer de façon encore plus
fructueuse à l'étude des coutumes, des croyances, des pratiques sociales et des conceptions
9
Par biais, j'entends le moyen ou l'intermédiaire par lequel peut être atteint l'objet d'étude
visé ; non pas évidemment l'acception du mot connue en statistique selon lequel biais veut dire
tout fait susceptible de rendre un fait non représentatif.
39
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
générales de la vie qui règnent dans le quartier de Little Italy ou dans le bas quartier du
North Side à Chicago. » (Grafmeyer et Joseph, l984 : 81).
L'école de Chicago constitue d'ailleurs un véritable laboratoire des
méthodes anthropologiques et le crédit dont elles bénéficient lui assure la
suprématie sur la sociologie américaine jusqu'en 1935. A cette date, elle est en
butte à la vive concurrence des sociologues de Columbia University de New
York qui prennent prétexte des méthodes utilisées pour contester sa
domination. Le « conflit des méthodes », qui s'exacerbe alors, verra bientôt la
victoire des méthodes quantitatives et, en conséquence, le déclin des
méthodes qualitatives, des méthodes anthropologiques en sociologie pour être
précis, ainsi que la fin de l'hégémonie de l'école de Chicago. Outre le fait que
son objet pousse la sociologie vers les méthodes quantitatives aptes à en
donner une vision élargie, le recours à celles-ci prend prétexte de la faible
portée des méthodes qualitatives qui ainsi font retour à l'anthropologie pour
ses études locales.
Par le fait qu'elle a pour terrain de prédilection les sociétés sans
écriture, l'anthropologie se voit contrainte de développer ces méthodes
susceptibles d'accéder à son objet, la culture, par voie directe ou orale.
L'observation participante dont elle se réclame à juste titre depuis Bronislaw
Malinowski en est un exemple non négligeable. En vue de saisir une culture
donnée, n'importe quelle localité ne peut prétendre être candidate au titre
d'observatoire idéal. Elle doit être pourvue de qualités méthodologiques qui
l'assimilent à une matriochka, sorte de poupée gigogne russe dont les
différents personnages, tous identiques, s'emboîtent les uns dans les autres
mais révèlent chacun à son échelle la figure globale. Vue sous cet angle, la
localité comporte des qualités méthodologiques qu'Edmund Leach expose en
ces termes : « On suppose qu'un système social existe à l'intérieur d'une aire
géographique plus ou moins arbitrairement définie ; que la population comprise dans ce
système social a une même culture ; que le système social est uniforme. Ainsi
l'anthropologue peut choisir une localité de la taille qui lui convient et étudier en détail
ce qui s'y passe ; de cette étude, il espère tirer des conclusions sur les principes
d'organisation régissant cette localité particulière. À partir de ces conclusions, il formule
des généralisations sur la culture de cette société considérée comme un tout... »10.
10
E. LEACH, Les système politiques des hautes terres de Birmanie,trad. fr., Paris, Maspero, 1972.
40
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
En lui permettant de saisir sur le vif certaines coutumes et traditions,
l'observation participante ne manque pas de susciter dans l'esprit de
l'observateur une distance par rapport à sa propre culture, de prendre la
mesure de sa relativité. Cette forme d'observation rend donc possible une
démarche d'objectivation qui donne tout son sens à l'« objectivation participante »
dont parle Pierre Bourdieu (l978)11. En observant directement une autre
culture, l'observateur est contraint de se doter de « critères » et de modalités
pour éviter que ses qualités empiriques ne soient investies par sa propre
culture. Il est tenu d'établir lui-même sa distance par rapport à l'autre culture
en formulant explicitement des critères et modalités qui révèlent une
objectivation participante dont la rigueur n'interdit pas l'audace ou
l'imagination qu'exprime la subjectivité de l'observateur sur le plan
méthodologique. « Sachons que l'objectivité la plus stricte passe nécessairement par la
subjectivité la plus intrépide »12.
Il reste que les observations, les conclusions auxquelles mène
l'observation participante, se constituent d'informations de première main. En
effet, l'observation et la collecte des coutumes et traditions, de la culture au
sens large, s'élaborent selon des méthodes qui préservent leur qualité
empirique, c'est-à-dire la forme dont elles sont pourvues sur le terrain. En
d'autres mots, les informations se présentent sous la forme du sens commun.
Sans en retracer exactement le fil chronologique, la percée sur ce
terrain se manifeste dans l'anthropologie française par l'appel que lance
Maurice Godelier13 lors du colloque sur la « Situation actuelle et l'avenir de
l'anthropologie » : « Il est temps que certains d'entre nous entreprennent une
anthropologie de l'entreprise, des formes de contrôle social qui y règnent, des
représentations de leur travail que se font les différentes parties sociales de l'entreprise. On
nous objectera que ce n'est pas là une tâche pour les anthropologues, mais l'anthropologie
est avant tout une méthode, l'observation participante, et n'est bornée à aucun domaine
précis… Aller dans l'entreprise observer directement ce qui s'y passe et non pas
l'appréhender de l'extérieur par questionnaires et enquêtes statistiques comme en
11
Quoique chez ce dernier l'objectivation participante prenne moins la forme d'une rupture
sur le plan épistémologique que d'une distance de l'observateur par rapport à ses dispositions
et positions dans les divers champs de l'espace social.
12
F. ZONABEND, « Du texte au prétexte. La monographie dans le domaine européen », in
Etudes rurales, 88-89, 1985, p. 35.
13
Maurice GODELIER, Un domaine contesté : l’anthropologie économique, Paris, Mouton, 1974.
41
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
sociologie, voilà ce que peut faire l'anthropologie et cela suffit à justifier le projet sur le
plan scientifique. » (Godelier, l987 : 61-62)14.
Cet appel a été bien entendu en anthropologie et c'est par ailleurs dans
cette foulée que naît, à l'initiative de Pierre Bouvier, la socio-anthropologie du
travail (Bouvier, 1984). On lui doit d'envisager le travail autrement que
comme l'action instrumentale de l'économie à laquelle le réduit la sociologie
des entreprises, ou comme l'enjeu du conflit entre les parties sociales de
l'entreprise que sont le syndicat et le patronat sur lequel l'accent est mis par la
sociologie du travail. Si, à n'en pas douter, le travail est l'action instrumentale
de l'économie capitaliste et l'objet des conflits entre patrons et syndicats, il
possède d'autres qualités sociologiques qui sont passées sous silence. En effet, il
s'élabore par d'autres médiations sociales comme le politique, l'ethnie, la
religion, la famille, la culture, etc., que l'anthropologie, au moyen de
l'observation participante, met parfaitement en relief au sein même des
entreprises.
De plus en plus, l’anthropologie fait preuve de sa force pour expliquer
ce qui semblait autrefois le terrain de prédilection de la sociologie, à savoir
l'entreprise dont le développement est avancé dans le capitalisme. Dans cette
même voie, elle se targue d'être la seule à mettre en lumière la vie
quotidienne, la ville, etc., en rappelant pertinemment qu'elles sont nanties de
qualités économiques, politiques, culturelles, religieuses dont la médiation les
placent sur le plan du « fait social total ». Sur cette lancée, Marc Augé a pu
récemment s'autoriser à évoquer une « anthropologie des mondes contemporains »15
qui, selon toute apparence, souligne l'avance de l'anthropologie sur la
sociologie.
La sociologie ne veut cependant pas être en reste. Puisque la socioanthropologie attire des sociologues dans son orbite, la sociologie veut qu'on
lui attribue aussi le crédit d'éclairer la totalité ou la complexité de ce qu'elle
prend pour objet. Elle rappelle, par exemple, que le travail a été réduit par
son office à une action économique ou à un conflit entre les parties sociales de
l'entreprise pour tenter de représenter l'ensemble de ses qualités par ce biais
dont la teneur n'est, de fait, que théorique et méthodologique. L'action
14
Maurice GODELIER : « Met en chantier une vaste étude sur le travail et ses représentations»
dont le devis et l'appel sont présentés dans Godelier 1980.
15
Marc AUGE, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994.
42
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
économique et le conflit social auxquels il est ramené ont pour but de
représenter les sociétés marquées dans leur totalité par le travail, l'économie et
dont l'entreprise constitue l'observatoire idéal.
A supposer qu'on le reconnaisse, on ne peut prendre prétexte de cette
réduction toute méthodologique pour conclure qu'en sociologie le travail se
borne à être un objet uniquement doté de qualités économiques ou politiques.
Au contraire, cet objet, par définition, a pour fonction d'exprimer la forme de
ce fait social dans sa totalité. Il en va de même pour l'objet de l'anthropologie
qu'est la culture. La culture représente aux yeux des anthropologues le biais
par lequel le fait humain peut être rejoint dans sa totalité. En tant qu'objet, la
culture se conforme à cette visée théorique et méthodologique.
La définition de leurs objets respectifs rappelle la différence qui existe
entre la sociologie et l'anthropologie. L'introduction de l'anthropologie dans
l'entreprise et l'éclatement de cet objet propre à représenter en sociologie les
sociétés avancées dans le capitalisme16 inclinent à penser que cette différence
tend à s'estomper et correspondrait à la socio-anthropologie. Elle marquerait
la fin d'une rivalité devenue inutile en proposant l'association de
l'anthropologie et de la sociologie sous les couleurs de l'interdisciplinarité en
vogue de nos jours17. Le recours aux méthodes anthropologiques, telle
l'observation participante, constitue sans contredit une avancée en sociologie
dans la tentative d'« accéder aux faits sociaux dans leur complexité [vue comme la
totalité de leur forme ». Cette visée n'est par ailleurs qu'un rappel puisque la
sociologie, en sa définition la plus classique, a pour but d'expliquer les faits
sociaux comme un « fait social total ». En conséquence, expliquer les faits
sociaux dans leur complexité a déjà valeur canonique.
En reprenant à nouveaux frais la définition du terme « société », la
théorie de la structuration d'Anthony Giddens soutient que l'objet de la
sociologie concerne les « effets non voulus et les conséquences non intentionnelles de
l'action sociale ». Cet objet rend bien compte, en la nuançant, de l'idée de
Durkheim qu'une société est plus et autre chose que la somme de ses parties.
En effet, si chez cet auteur le terme société évoque immédiatement l'idée de
contraintes qui débordent la somme de ses parties, qui sont assimilables à des
16
17
Alain TOURAINE, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992.
Pierre BOUVIER, Socio-anthropologie du contemporain, Paris, Galilée, 1995.
43
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
contraintes structurelles, « la théorie de la structuration repose sur l'idée que le
structurel est toujours à la fois habilitant et contraignant, de par la nature même des
rapports qui lient nécessairement le structurel et l'action ainsi que l'action et le pouvoir
»18. Dans cette perspective, une société consiste en un ensemble de ressources
et de règles récursivement engagées dans l'action par laquelle se reconnaissent
ses contraintes structurelles et l'action et le pouvoir de ses propres acteurs.
Pour saisir la dimension exprimant l'action et le pouvoir des acteurs sur les
ressources et règles qui constituent au premier chef les contraintes
structurelles, le sens commun s'avère le biais obligé pour la sociologie. Selon
Giddens, la société possède des propriétés structurelles que la « sociologie peut
décrire avec des concepts qui font référence à la conscience des acteurs ». Car, en effet,
« en tant qu'acteurs sociaux, tous les êtres humains possèdent et utilisent un haut niveau
de connaissance dans la production et la reproduction de leurs [actions] quotidiennes, et
la plus grande part de ce savoir est pratique plutôt que théorique ». Le sens commun
ne peut donc pas être envisagé comme du bon sens, comme des lieux
communs que la sociologie a tendance à qualifier de fausse connaissance ou de
connaissance fausse. Il constitue bien plutôt une connaissance routinière, c'està-dire une connaissance immédiatement enchâssée dans l'action pratique des
acteurs. En conséquence, cette connaissance est bien le biais obligé par lequel
la sociologie peut accéder aux règles et ressources qui constituent l'action
sociale, et peut mettre au jour les « effets non voulus et les conséquences non
intentionnelles » par lesquelles apparaissent les contraintes structurelles qui,
depuis Durkheim, donnent tout son sens au terme de société.
En tant que connaissance pratique immédiatement liée à leur action,
le sens commun apporte aux acteurs sociaux une sécurité ontologique, c'est-àdire la forme des rapports sociaux qui exprime « la confiance de la plupart des
êtres humains dans la continuité de leur propre identité et dans la constance des
environnements d'action sociaux et matériels »19. Les conséquences de la modernité
se traduisent par une carence de cette sécurité ontologique que répercute
d'emblée l'apparence par laquelle la société prend la forme des exigences
objectives de l'économie. La sociologie est alors poussée à favoriser les
« relations personnelles d'amitié et d'intimité sexuelle » pour déterminer le biais qui
permet d'observer idéalement les contraintes structurelles de la société au sens
18
19
Anthony GIDDENS, La constitution de la société, Paris, Presses Universitaires de France, 1987.
Anthony GIDDENS, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994.
44
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
où Giddens entend les ressources et les règles engagées de façon récursive par
les acteurs sociaux. En effet, selon Giddens, de nos jours « ce sont d'abord les
relations personnelles d'amitié et d'intimité sexuelle qui peuvent jouer le rôle que jouaient
les liens de sang dans les sociétés traditionnelles et devenir le deuxième lieu fondamental
d'investissement de la confiance… où se joue la sécurité ontologique des personnes »
(Giddens, 1993 : 459 et 462). En les expliquant, la sociologie pourra ainsi
alimenter la connaissance pratique des acteurs et les rendre aptes à dominer les
« effets non voulus et les conséquences non intentionnelles » de leur action lorsqu'elle
s'exprime sous la forme des contraintes structurelles qu'elle met au jour. La
« démocratisation de la vie » sera alors véritablement possible.
Les développements récents de l'anthropologie laissent aussi présager
une redéfinition de son objet. Le fil conducteur des travaux et recherches de
l'anthropologue Maurice Godelier en fournit un exemple éloquent. Après ses
recherches sur l'économie et l'idéologie, Godelier s’est réclamé une
conception positive de l'idéologie ou du sens commun, il en est venu
récemment à traiter des rapports de parenté qui, pour lui, sont la clef de voûte
de toute société20. Si la société est une forme de vie connue par d'autres
espèces animales, en revanche seule l'espèce humaine a démontré qu'elle est
capable d'agir sur les rapports sociaux qui « étaient les siens à l'origine, de les
transformer et d'en produire de nouveau. Les rapports de parenté en furent peut-être les
premiers ». Les rapports de parenté sont aux yeux de Maurice Godelier le biais
par excellence par lequel l'anthropologie met au jour son objet qui conserve
ainsi les caractéristiques biologiques de ses débuts. L'origine biologique de ces
rapports les rend susceptibles d'éclairer le fait social en une totalité qui classe
ce dernier comme un fait de l'espèce humaine dans sa continuité et sa
différence d'avec les autres espèces animales, sinon les autres espèces vivantes.
A cet égard, les rapports de parenté donnent des accents de totalité à
l'explication avancée par l'anthropologie, qu'elle peut jeter comme un défi à la
sociologie dans le feu d'une compétition encore ouverte. Que peut être la
socio-anthropologie dans de telles conditions ? Elle exprime une visée
interdisciplinaire dont peuvent se réclamer la sociologie et l'anthropologie
20
Pour GODELIER, « Une société est pour certaines espèces un milieu nécessaire pour qu'un individu
appartenant à cette espèce atteigne son plein développement. Milieu, c'est-à-dire un ensemble de rapports,
une organisation, une logique ».
45
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
pourvu que l'interdisciplinarité à laquelle elle se prête soit déterminée avec
toute la circonspection qu'exige leur différence.
On peut en définitive dire qu’entre l’anthropologie et la sociologie ce
n’est qu’une affaire de points de vue et qui ne mérite point la querelle. Mieux
vaut se situer dans la perspective de l’effacement de ce qui apparaît maintenant
clairement comme une fausse frontière, du dépassement de la distinction qui a
décidément fait son temps des deux disciplines-sœurs qui, ayant absorbé les
recherches qui relevaient autrefois du folklore, rejointes par l’orientalisme –
qui a ces dernières décennies assez largement dépassé l’érudition passéiste et
s’est intégré dans le mouvement général des sciences sociales, adoptant
notamment sur ses terrains traditionnels l’esprit et la méthode de
l’anthropologie – et entretenant des rapports de fécondation réciproque avec
l’histoire, nous rapprocheront, dans un projet scientifique synthétique, d’une
meilleure connaissance des sociétés humaines et de leurs œuvres, dans toute
leur diversité.
De notre point de vue, cela s’inscrit largement dans une tradition. À
beaucoup d’égards, l’histoire de l’anthropologie fait partie intégrante de celle
de la sociologie – comme tout aussi bien est vrai l’inverse. Les sociologues du
passé n’ont pas, loin de là, ignoré les travaux des anthropologues ; ils en ont
nourri leurs œuvres, ainsi d’ailleurs que de ceux des historiens (de toutes les
époques, de l’Antiquité à la contemporaine), et souvent aussi des orientalistes
et des folkloristes. Que l’on pense à Marx et à l’intérêt qu’il a porté avec
Engels aux travaux de Morgan, ainsi, bien sûr, qu’à Durkheim, à Mauss et aux
autres membres de l’École française de sociologie et à beaucoup d’autres,
indépendamment ou à leur suite. Avec, simplement, des moments plus ou
moins forts et des lieux plus ou moins privilégiés, les liens, en fait, ont
toujours été très étroits et les rapports incessants entre les deux disciplines, sur
le plan des idées, des concepts, des théories, des méthodes, des connaissances
acquises, ainsi, du reste, très souvent, que sur celui des institutions
universitaires et jusque chez bien des chercheurs qui ont été à la fois
sociologues et anthropologues sans que la question de l’étiquette leur fût d’un
grand souci . C’est cette tradition-là qu’il convient, nous semble-t-il, de
perpétuer, dans le sens d’une socioethnologie ou socioanthropologie ayant
l’humanité dans son ensemble pour horizon.
46
Du système de filiation entre l’anthropologie et la sociologie
Bibliographie
AUGE Marc, (1995), Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris,
Fayard.
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quelques objections », in Actes de la recherche en sciences sociales 23, 67-69.
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