L`ethnographie d`un théâtre comme moyen d`appréhension d`une

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L’ethnographie d’un théâtre comme moyen d’appréhension d’une activité artistique collective :
typologie, implication des différents participants et modes de coopération à l’œuvre
Celia Bense Ferreira Alves, Docteure en sociologie, chercheuse associée au GETI, Université Paris 8
Vincennes – Saint-Denis
Alex Meadow est metteur en scène. Il est également directeur artistique d’une structure de production
et de diffusion théâtrale, le Théâtre du Cercle. Cofondateur de la SARL Théâtre du Cercle (TDC), il y
a plus de trente, Alex Meadow en a également été, jusqu’en juillet dernier, cogérant à parts égales avec
les deux directeurs administratifs successifs du TDC que furent Yvonne Segla et Christophe Hörer.
Eux-mêmes sont producteurs de spectacles et agents d’acteurs. Depuis près de vingt ans, Alex
Meadow travaille avec le même éclairagiste, Pascal Laville pour l’éclairage des spectacles qu’il met en
scène. Pascal est également régisseur général et régisseur lumière permanent du TDC. Alex Meadow,
Yvonne, Segla, Christophe Hörer et Pascal Laville. À eux quatre ces participants au fonctionnement
du Théâtre du Cercle occupent dix fonctions différentes au sein d’une même structure théâtrale. Si la
sociologie du travail a depuis longtemps cherché à rendre compte des rôles sociaux (HUGHES, 1996
[1951]) au-delà des fonctions et des postes au sein des organisations sociales (BLUMER, 1998
[1969]), la sociologie de l’art et la sociologie du théâtre en particulier, restent encore contraintes par
une appréhension de leur terrain d’enquête ancrée dans la typologie indigène.
Au théâtre, il s’agit par exemple des trois catégories de «!l’Artistique!», de «!la Technique!» et de
«!l’Administratif!». Or, s’il ne fait aucun doute que tenter de définir le travail artistique, de même que
le travail technique ou administratif pour ce qu’ils offrent de spécificités est une tâche absolument
nécessaire, s’en tenir à ces catégories, ne permet de rendre compte ni de la division du travail ni du
rôle social des individus au sein d’une organisation sociale telle qu’une entreprise théâtrale. Cette
communication vise à montrer qu’au travers de la monographie d’un théâtre, il est possible de dégager
des éléments d’analyse transposables à d’autres mondes de l’art (BECKER, 1982 [1988]). À partir de
l’analyse du travail théâtral, c’est donc un aspect du théâtre du travail1 dont on peut rendre compte
(BENSE FERREIRA ALVES, 2006).
La description des tâches et des modalités de leur répartition autorise la mise en exergue de catégories
renvoyant à des rôles sociaux. Elle permet également la mise en lumière de différents modes de
coopération. Une fois ceux-ci dégagés, l’ethnographie autorise l’appréhension des raisons qui poussent
ces différents groupes de participants à accepter de coopérer au fonctionnement de l’organisation et
ainsi d’assurer sa pérennité. Cela revient à analyser ce qu’H. Becker (1960) appelle l’implication dans
le travail (commitment) en mettant au jour ses différents ressorts.
Méthode et conditions d’enquête
Cette communication est issue d’un travail de recherche mené dans le cadre d’une thèse de sociologie
soutenue en 2005. L’ensemble des personnes et des lieux ont été ici anonymisés. L’étude s’inscrit dans
une perspective interactionniste et a pris appui sur une observation directe du travail effectué par une
partie des membres du Théâtre du Cercle dans l’accomplissement des diverses tâches nécessaires à la
production et à la diffusion de pièces du metteur en scène Alex Meadow. Celles-ci offraient la
possibilité d’observer chacune des étapes de ce processus à l’exception notable des répétitions dont
l’accès est depuis toujours restreint au personnel que le metteur en scène juge utile au travail. L’étude
a été conduite pendant cinq ans par le biais d’une position de bénévole intermittente sans poste fixe
(de 1999 à 2004). Ce travail d’observation, à différentes périodes de la saison, et de la vie quotidienne
du théâtre a donné lieu à des notes de terrain de natures diverses (notes d’observation, relevé de propos
en situation). L’observation des activités et des interactions s’est accompagnée d’opérations de
comptage (en particulier parmi le public) ainsi que de la conduite de 64 entretiens extensifs à caractère
biographique permettant de définir l’accès au métier, à l’organisation ainsi que les carrières des
1
Comme dans l’expression de Hughes the social drama of work, l’organisation du travail au sein d’un théâtre
peut être pensée comme une scène où chacun adapte «!le rôle qu’il joue aux rôles que jouent les autres personnes
présentent qui constituent le public!».
1
participants mais également de recueillir le point de vue des employés et cadres sur leur rôle au sein de
l’organisation et sur les évolutions traversées par celles-ci. Enfin, l’exploitation antérieure au travail de
terrain de documents internes et externes au Théâtre du Cercle reconstituant une longue histoire
permet d’éclairer les points de vue des participants sur leur rôle et la division du travail ainsi que sur
les changements organisationnels récents à la lumière d’expériences professionnelles et d’évènements
passés. Sont ainsi mis au jour l’ensemble des éléments contribuant à la définition de l’esthétique
(BECKER, 1982 [1988]) du TDC, la majeure partie des faisceaux de tâches et des modalités de leur
répartition, ainsi que le rôle des participants au sein du processus de production et de diffusion de
l’œuvre. L’analyse de ces données conduit à l’élaboration d’une typologie des participants à l’œuvre
qui remet en question les catégories indigènes. Elle souligne les modes de coopération à l’œuvre en
vigueur dans cette organisation ainsi que les ressorts de l’implication de son personnel dans le
processus de création d’une œuvre définie comme artistique en regard de leurs carrières et de leurs
points de vue.
Travail ethnographique, description des tâches et typologie des acteurs
Parce qu’elle permet d’avoir accès à la quasi totalité des tâches nécessaires à la production et à la
diffusion d’une œuvre dramatique, l’ethnographie d’un théâtre autorise la prise en compte de tous les
groupes de participants à une activité artistique collective, y compris les groupes totalement niés par
l’étude sociologique des métiers (comme les habilleuses ou les placeurs).
Revenons à nos personnages. L’examen des tâches qu’ils effectuent dans le processus de production
d’une pièce de théâtre remet en question la vision traditionnelle de la division du travail entre les
catégories indigènes de «!l’Artistique!», «!la Technique!» et «!l’Administratif!». En tant que metteur en
scène, Alex Meadow est, par convention un artiste. Il choisit une œuvre dramatique, l’adapte et
souvent la traduit, oriente et coordonne le travail des acteurs et du personnel technique nécessaire à la
production d’une œuvre théâtrale. Mais il a aussi une fonction de cadre administratif en ce qu’il
recrute et encadre ce personnel. En tant que directeur artistique, il assume, comme Yvonne Segla et
Christophe Hörer, des tâches de contrôle hiérarchique sur le personnel du théâtre. En tant que
directeurs administratifs, ces derniers sont pleinement des cadres administratifs. Ils assument la
gestion financière de l’entreprise, définissent les tâches à accomplir et organisent leur répartition.
Cependant, ils ont toujours élaboré la programmation du théâtre, effectuant par là même des choix dits
artistiques. Simultanément, au sein du monde du théâtre, l’usage de l’étiquette artistique, toujours lié
au fait d’effectuer les tâches centrales nécessaires à la production d’une pièce de théâtre (BECKER,
1982 [1988]), recouvre de plus en plus fréquemment des métiers techniques comme ceux de
décorateur et d’éclairagiste. Or, au Théâtre du Cercle, les métiers de décorateur et d’éclairagiste
relevant de «!la Technique!» ne bénéficient pas de l’étiquette artistique. Bien qu’elles soulignent la
suprématie conventionnelle des métiers dits artistiques par rapport aux autres métiers, les trois
catégories indigènes de «!l’Artistique!», de la «!Technique!» et de «!l’Administratif!» échouent donc à
rendre compte du rôle des différents groupes dans le processus de production d’une œuvre. À partir de
la description des tâches menées à bien par les différents groupes d’agents, de leur place dans la
division du travail et de leur point de vue, je leur substitue une typologie en 8 catégories applicable à
d’autres mondes de l’art (BENSE FERREIRA ALVES, 2005). Tout d’abord, «!les bailleurs de fonds!»
sans lesquels une œuvre artistique, telle qu’une pièce de théâtre ne pourrait financièremnt voir le jour
(ce peuvent être l’État, les collectivités locales ou territoriales, des banques, des entreprises mécènes,
mais ce sont aussi, les producteurs qui agissent en tant qu’intermédiaires). Puis, «!les cadres de
l’organisation!» qui fixent les règles du jeu autour desquelles la production et la diffusion d’une
oeuvre sont organisées. Dans la plupart des théâtres, il s’agit des directeurs administratifs et
artistiques, des metteurs en scènes, des administrateurs). Ensuite, «!le personnel de ligne arrière!» qui
travaille d’ordinaire en-dehors du terrain des opérations offensives que constitue le lieu de présentation
ou représentation de l’oeuvre, et qui effectue un ensemble de tâches de préparation du travail de
création mené par les «!cadres de l’organisation!» puis, assure la logistique lors de la diffusion (au
théâtre ce sont les secrétaires, comptables, administrateurs/trices de tournées).Viennent ensuite «!les
acteurs!» à savoir, ceux dont les actions constituent l’élément fondamental nécessaire à l’existence de
l’oeuvre. Au théâtre, leur seule présence définit le caractère théâtral de la production. Puis, «!le
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personnel de renfort!», regroupant les personnes qui apportent une aide directe aux acteurs. Au théâtre,
ils interviennent en répétition et en représentation et leur aide est coordonnée par le metteur en scène.
Ce sont ainsi, par exemple, le directeur technique, les régisseurs (généraux et spécialisés), les
costumiers et habilleuses et les machinistes. Ensuite, «!le personnel de première ligne!» qui participe à
la diffusion de l’œuvre en agissant directement au contact avec du public (au théâtre ce sont les
caissiers de, placeurs et serveurs). Puis, «!le public!» à savoir, les personnes qui assistent à la
représentation de l’œuvre et sans lesquelles il ne peut y avoir d’événement artistique. Enfin, «!la
critique!» qui exprime un jugement sur les œuvres d’art et recourt à des systèmes construits par les
esthéticiens pour expliquer ce qui en fait sa valeur (BECKER, 1982 [1988]).
Entreprise théâtrale, art et sociologie du travail
En soulignant le type de relation dans lequel l’exercice de leurs tâches place chacun des groupes, ces 8
catégories permettent de faire ressortir les liens d’interdépendance entre toutes les catégories et les
liens de subordination directe de certaines catégories à d’autres (les acteurs à certains cadres de
l’organisation, le personnel de renfort aux acteurs, le personnel de première ligne au public, etc…).
Mais, parce qu’elles ont été construites à partir d’une description détaillée de l’ensemble des faisceaux
de tâches qu’il revient à chacune d’effectuer, ainsi que de leur mode de répartition, de dénégation, de
délégation et de leurs chevauchements, elles peuvent également rendre compte des efforts fournis par
ses membres afin de maîtriser, contrôler celles-ci dans les diverses situations de travail. Un théâtre est
avant tout une organisation sociale, unité de production de biens et de services, à ce titre il doit être
analysé avec les outils développés par la sociologie du travail afin de mieux appréhender les
interactions qui y prennent place et ainsi tenter de rendre compte de la division du travail. En
rapportant les activités observées à la nature des interactions dans lesquelles elles prennent place, on
relève que bon nombre de tâches sont effectuées dans le cadre d’une relation de service. Les schèmes
d’analyse liés à ce type de relation permettent de mieux conceptualiser certaines interactions. Ainsi, si
l’on peut retenir que la relation de service est une relation de pouvoir où chaque partenaire dispose
d’une marge d’action (CROZIER-1977, JEANTET-2003), il ne faut pas perdre de vue que c’est avant
tout une relation dissymétrique que le prestataire tente continuellement de redresser en sa faveur
(BIGUS-1972, GOLD-1952). Dans ce travail de rééquilibrage, les participants partent de leur statut et
mettent à profit les marges de manœuvre dont ils disposent au sein de l’organisation. Bon nombre de
métiers du monde du théâtre compris au sein des catégories «!personnel de ligne arrière!», «!personnel
de renfort!», «personnel de première ligne!»!n’ont jamais fait l’objet d’une description sociologique.
Or la description précise des activités et des interactions qu’elles suscitent, associée au recueil des
points de vue des personnes permet à la fois d’appréhender les enjeux autour de la division du travail
et de fournir une définition sociale de ces métiers. Ainsi, les approches conventionnelles définissent
les habilleuses comme des agents subalternes totalement soumis au bon vouloir des acteurs. Or,
comme dans toute relation de service, les habilleuses définissent leur statut en regard de celui des
bénéficiaires de leurs services, procèdent à une évaluation morale de leur clientèle et catégorisent leurs
clients et leurs demandes en «!méritants!» et «!non méritants!», «!demandes légitimes!» et «!non
légitimes!»(ROTH, 1971). Afin de rééquilibrer une relation de service initialement dissymétrique, on
peut donc voir l’habilleuse habile déléguer aux acteurs une partie de ses tâches considérées comme du
«!sale boulot!» (HUGHES, 1996 [1951]) et «!éduquer!» son client. On peut également voir, le jeune
acteur souple accepter les normes imposées par le metteur en scène, employeur et détenteur du pouvoir
décisionnel sur le produit final. Dans un contexte qui définit le fait de toujours faire de nouvelles
propositions d’interprétation comme une convention établie et non négociable, on peut voir ce jeune
acteur user de sa position de détenteur du premier rôle et de ses succès préalables pour
progressivement imposer au metteur en scène une ligne de plus en plus étroite d’interprétation et finir
par arrêter de varier les propositions pour fixer le jeu sur une forme.
En s’appuyant sur les outils et les apports de la sociologie du travail, l’ethnographie d’un théâtre ne
nous apprend pas seulement à essayer de mieux conceptualiser le travail artistique et sa division, elle
nous oblige à regarder au-delà des rôles sociaux pour faire apparaître le mouvement dans des
fonctionnements qui ne sont jamais figés. Ainsi, s’il faut savoir rendre compte d’une division du
travail en série d’acteurs, il faut savoir également reconnaître une division du travail en série de tâches.
Alors que la vision classique attribue la prise en charge des spectateurs au «!personnel de première
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ligne!», l’examen du traitement du public souligne une succession de séries d’actions effectuées par un
ensemble de personnes appartenant à différents groupes (STRAUSS, 1989). Le groupe des spectateurs
est traité simultanément par les vendeurs (location de places) et les placeurs (contrôle des billets,
placement) mais aussi par des régisseurs et le responsable de l’entretien (contrôle des accès) ainsi que
des cadres de l’organisation ou des acteurs (pour l’accueil personnalisé de certains spectateurs).
Par ailleurs, parce qu’elle prend place dans un lieu (BECKER, 2002 [2000]) et qu’elle intègre la
dimension temporelle liée à toute forme d’organisation sociale, l’ethnographie d’un théâtre autorise à
la fois une appréhension de la culture d’un groupe comme processus en constante définition et une
meilleure compréhension de l’impact des changements organisationnels sur les conditions de travail
du personnel. Elle permet, tout d’abord, de mettre au jour les dispositifs fixes et les rituels autorisant la
mise en place d’une organisation du travail spécifique!: absence de plateau, scène en trois quarts de
cercle, animations diverses, simulation de participation du public à l’œuvre en représentation,
coopération active d’une partie des spectateurs à la diffusion. Replacés dans l’évolution de l’art
dramatique depuis la fin du XIX° siècle, ils s’inscrivent dans une filiation artistique allant de
Pottecher, Gémier, Appia, Meyerhold et Craig à Artaud, Brecht, Grotowski. L’esthétique (BECKER,
1988) de l’organisation apparaît ainsi dans toute ses dimensions. La mise en perspective historique
permet également de souligner la prégnance des éléments symboliques dans la constante définition des
situations de travail. Ainsi, la majeure partie du personnel du TDC est embauchée de façon
intermittente et habituée à travailler avec de nombreuses personnes différentes sur chaque projet.
L’arrivée d’un directeur administratif disposant d’une berline avec chauffeur et dépensant de grosses
sommes dans l’aménagement d’un bureau luxueux renforce la perception d’une dégradation des
conditions de travail reposant initialement sur quelques licenciements et sur le remplacement d’une
petite partie du personnel régulièrement renouvelé par de nouveaux employés ayant connu d’autres
expériences professionnelles.
Enfin, la prise en compte des histoires de vie, des carrières et des points de vue des différents
participants que permet l’ethnographie d’un théâtre dotée des outils de la sociologie du travail,
rapportée à leur rôle social au sein de l’organisation permet également d’appréhender les raisons de
leur participation au fonctionnement de l’entreprise et du renouvellement de celle-ci, soit de redéfinir
les ressorts de l’implication. L’implication étant le fait pour un individu de s’engager dans un travail
au sein d’une organisation en maintenant une attitude cohérente sur une certaine durée tout en rejetant
d’autres alternatives (BECKER, 1960). L’analyse de l’implication dans le travail théâtral qui domine
actuellement se fonde sur la compréhension de mécanismes de marché qui reposent sur une vision de
la relation employeur – employé en termes de transaction marchande. Les participants au
fonctionnement des organisations théâtrales sont vus comme des personnes qui, pour la plupart,
offrent leur travail en procédant à une péréquation entre «!salaire d’efficience!», évaluation
réputationnelle des compétences, mécanismes de prise en charge des périodes de chômage et
satisfactions psychologiques liées à l’absence de travail routinier dues à l’existence d’une production
par projet (MENGER, 1991,1997, 2002 et 2005). Or, comme le dirait Florence Weber (WEBER,
2000), si ceci est une façon d’appréhender les relations, elle ne tient pas compte de toute l’épaisseur
des liens entre partenaires de la relation. Ainsi, le travail ethnographique effectué au Théâtre du Cercle
permet d’inscrire les liens entre participants dans une histoire et une durée qui affectent sans cesse les
interactions et la définition des ressorts de l’implication. Le Théâtre du Cercle est une entreprise
théâtrale fondée par un metteur en scène qui dispose initialement de certains attributs du leader
charismatique définit par Max Weber (1996 [1910-13]). Il est doté de «!qualités prodigieuses!» (ses
mises en scène connaissent un succès grandissant, il s’est engagé dans une remise en question des
conventions théâtrales). Il est doté d’une autorité morale qui transcende la qualité de l’œuvre (il mène
une vie ascétique) et d’une autorité intellectuelle (il a, par ses écrits, contribué à la théorisation de l’art
dramatique). Sa position de metteur en scène et de directeur artistique lui permet, par ailleurs, de
renforcer son rôle de leader. En effet, il concentre le pouvoir de décision dans le processus de
production et dans la définition du travail artistique entre ses mains et participe donc à un étiquetage
(BECKER, 1985 (1963) du travail artistique. Pascal Laville, régisseur lumière depuis plus de vingt ans
ne peut prétendre à une étiquette artistique puisque le metteur en scène a limité la valorisation de ses
compétences techniques spécifiques en requérant une polyvalence qui ne lui permet pas d’acquérir une
reconnaissance auprès de ses pairs. Il recourt à des équipes d’acteurs multiculturelles ce qui le place en
pivot incontournable des interactions. Il s’appuie sur le charisme d’un lieu lui-même doté de qualités
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prodigieuses (par son architecture et ses dispositifs fixes). Enfin, l’obéissance qui lui est vouée est liée
principalement à l’intérêt personnel pour les rétributions matérielles et l’honneur social qu’il procure
(il offre des salaires élevés, des primes et avantages en nature mais aussi des biens symboliques
comme le prestige des voyages, une aura humaniste etc.). Dans ce contexte, la transposition à une
entreprise artistique de deux schèmes d’analyses distincts et issus du monde de l’industrie ou de la
finance permet de comprendre les moteurs de l’implication des participants à une organisation en
plaçant la réflexion sur le plan des relations de statut et en regardant le rapport des différents individus
à cette figure charismatique de chef. Le schème du «!jeu!» développé par Burawoy (1982 [1979]) à
partir des observations de Roy (2006 [1952, 53, 54]) dans une usine permet d’expliquer que des
«!individus consentent aux intérêts de l’entreprise en développant leurs propres intérêts et non par la
seule coercition!» mais sans toutefois recourir à une quantification du travail en relation à une norme
édictée par les cadres de l’organisation. Le concept des «!enjeux!secondaires!» proposé par Schelling
(1956) permet de percevoir le maintien de la participation de tout un ensemble de personnes quelque
soit leur statut au fonctionnement d’une organisation au travers de la conduite d’activités variées
situées en-dehors de l’organisation. Lorsque les acteurs du TDC «!jouent le jeu!» de la définition
spirituelle du travail théâtral, cela signifie que certains y acquièrent un avantage quant à leur statut
alors que d’autres l’acceptent comme ils accepteraient toute forme de convention de travail qui ne
porte pas atteinte à leur intégrité personnelle. Ainsi, les acteurs les plus anciens, recrutés dans les
années 1970 ou 80 et régulièrement renouvelés dans leur participation au TDC, qui aspiraient à une
réformation de leur vie privée comme de leur vie professionnelle, ont trouvé en Alex Meadow un
maître et guide des consciences qui en donnant une définition ésotérique à leur travail leur permet de
transformer leur mode de vie. En devenant ses disciples, ceux-ci ont acquis une autorité morale et
certaines qualités prodigieuses. Ils ont également connu une mobilité professionnelle par le biais de la
reconnaissance de nouvelles compétences. Pour les acteurs noirs de ce groupe, la relation personnelle
à Alex Meadow est d’autant plus forte qu’elle signifie une déstigmatisation. Dans le monde du théâtre,
la distribution des rôles à des acteurs pour une pièce de théâtre se fait encore de façon prépondérante
sur le base de types d’emplois. Or, ceux-ci sont encore fortement marqués par certains critères comme
le sexe, l’âge et la couleur de peau. Ainsi, le personnage d’Hamlet dans la pièce éponyme de
Shakespeare correspond à un premier rôle tenu par un homme jeune, de type nordique dont le visage
exprime une certaine mélancolie. La couleur de peau agissant encore pour les acteurs noirs comme un
«!trait dominant de définition du statut!» (HUGHES, 1996 [1945]), un acteur noir pourra difficilement
obtenir de jouer ce genre de rôle, et se verra principalement proposer des rôles de personnages noirs
plus fréquents dans le théâtre contemporain et la comédie de divertissement que dans le théâtre
classique hautement valorisé comme bien culturel. Le fait de jouer un rôle principal d’une pièce du
répertoire classique dans un spectacle d’Alex Meadow pouvant prétendre à une notoriété mondiale a
permis à Soumaoro Kanté de sortir de l’emploi défini par leur couleur de peau. Grâce à son
engagement sur la durée auprès d’Alex Meadow, il est également devenu un metteur en scène car il a
pu être parrainé par celui-ci dans cette nouvelle activité. Dylan Trent, jeune acteur noir, ayant déjà
connu le succès dans des rôles à contre-emploi par rapport à sa couleur de peau dans des spectacles
d’autres metteurs en scènes, n’est pas redevable à Alex Meadow de sa déstigmatisation. En revanche,
il trouve dans sa participation à un spectacle de ce metteur en scène renommé, un moyen de satisfaire à
l’!«!enjeu secondaire!» de valorisation de son statut au travers l’obtention de rôles toujours plus
prestigieux auprès de metteurs en scènes très réputés. Parallèlement, lorsque les régisseurs «!lumière!»
ou «!son!» cherchent à «!s’en sortir!» par rapport à une demande de service émanant des acteurs en
limitant leurs tâches, celle-ci renvoie à la défense de leur statut en relation à une demande qualifiée
«!d’illégitime!» parce qu’émanant de clients définis comme «!non méritants!» que de la restriction de
la quantité de travail. Autre exemple, la vision commune du métier de placeur est qu’il s’agit d’un
emploi subalterne souvent assuré par des étudiants afin de payer leurs études. Or pour les apprentis
comédiens, le fait de «!faire l’annonce!» et le placement pour un spectacle du Théâtre du Cercle peut
également permettre de mettre en avant des techniques spécifiques de l’acteur (maintien, diction,
gestuelle) acquises en formation et dans la pratique du métier d’acteur. Pour ces placeurs, l’!«!enjeu
secondaire!» à leur participation est donc de maintenir une étiquette artistique qui puisse leur permettre
une embauche en tant qu’acteur dans une pièce de théâtre, et surtout une pièce d’Alex Meadow.
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Conclusion
L’ethnographie d’un théâtre offre l’avantage de pouvoir voir de façon plus évidente qu’ailleurs, parce
que plus concentrées dans l’espace et dans le temps, l’ensemble des participants, leurs interactions et
d’en apercevoir la signification. En faisant ressortir des rôles sociaux transposables, elle met au jour
l’importance du statut et des possibilités de sa valorisation comme ressort de l’implication dans tout
type d’organisation marquée par des processus d’individualisation de l’autonomie décisionnelle et la
légitimité charismatique de leurs chefs. L’ethnographie d’un théâtre souligne que l’art est avant tout un
travail et que, comme tout autre, il place ceux qui effectuent les tâches qui sont nécessaires à sa
réalisation dans un ensemble d’interactions mouvantes et toujours redéfinies. Enfin, elle fait apparaître
le travail d’étiquetage effectué par certains participants et donc la possibilité que l’art ne soit qu’une
«!étiquette!». Dans notre société, l’étiquette «!artistique!» agit comme une caractéristique positive dans
la définition d’un métier et donc souvent, du statut. L’enjeu que constitue l’acquisition de cette
étiquette, comme celle d’expert pour bon nombre de professions est au centre de la division du travail
des modes de l’art.
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