Pour une meilleure prise en compte des Anthophila (abeilles sauvages) dans les espaces naturels et forestiers - Partie 1 Des abeilles domestiques pour favoriser la biodiversité ? par Guillaume Lemoine (Société entomologique du Nord de la France) [email protected] Face à la diminution importante des pollinisateurs sauvages et domestiques, et compte tenu de l’importance du rôle qu’ils jouent dans la pollinisation et la reproduction de la flore dans les écosystèmes naturels et les agrosystèmes, de nombreux acteurs se mobilisent pour leur prise en compte et leur protection afin d’en enrayer le déclin. Les pollinisateurs sauvages et domestiques (abeilles de ruches) font l’objet d’une attention particulière de la part de la Région wallonne (Plan Maya à partir de 2011) et sont l’objet depuis de nombreuses années de diverses études et suivis de la part de différents laboratoires universitaires ou de recherche de Mons, Gembloux, Liège… ou de Bruxelles (ULB, Institut royal des sciences naturelles) qui ont su conserver et développer une véritable connaissance scientifique sur les abeilles sauvages. Cette prise de conscience n’est toutefois pas récente. Elle s’inscrit dans le cadre d’une recommandation de 1991 du Comité permanent de la Convention de Berne (Conseil de l’Europe), qui concernait la protection des insectes de l’ordre des Hyménoptères et de leurs habitats. La Région wallonne a également, dans ce sens, modifié par décret en date du 06 décembre 2001, la loi de la Conservation de la nature (du 12 juillet 1973) pour la prise en compte de la directive « oiseaux » de 1979, de la directive habitats-faune-flore de 1992 et de la Convention de Berne. Cette loi, qui définit le statut de protection et les listes des espèces concernées par une protection, impose ainsi la protection de 47 taxons d’Hyménoptères (ces taxons regroupent soit une espèce soit l’ensemble des espèces d’un genre complet). De l’autre côté de la frontière franco-belge, les pollinisateurs sauvages font l’objet d’un plan 4 Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 © GUILLAUME LEMOINE Introduction Le Dasypode à pied hérissés (Dasypoda hirtipes) ou Abeille à culotte, une espèce protégée en Wallonie national d’actions (PNA) « France, Terre de pollinisateurs » coordonné par le ministère français de l’Écologie et du Développement Durable et de l’Énergie et dont la rédaction a été confiée à l’Office pour les insectes et leur environnement (OPIE). Celui-ci a été présenté en conseil des ministres le 20 mai 2015. La rédaction de ce PNA était prévue dans le code de l’environnement (article 129 de la loi dite « Grenelle 2 » du 12 juillet 2010) et a été rappelée dans la feuille de route pour la transition écologique lors de la conférence environnementale du gouvernement des 14 et 15 septembre 2012. Ce plan a pour vocation d’être complémentaire du Plan de développement durable de l’apiculture mis en œuvre au premier semestre 2013. Une initiative similaire est également développée au Grand Duché de Luxembourg (2014). Nord – Pas-de-Calais et la Wallonie (Sud Hainaut) partage la même « abeille ». Il s’agit de l’écotype Chimay-Valenciennes décrit par Hubert Guerriat et Jean Vaillant suite à des mesures biométriques et des analyses réalisées sur l’ADN mitochondrial (Demarcq, 2010). © GUILLAUME LEMOINE L’objet du présent numéro de Parc et Réserves est de présenter le groupe des Anthophila que sont les Hyménoptères apocrites (caractérisés par un net étranglement au niveau de l’abdomen), aculéates (à aiguillon) et apiformes (abeilles), et les principaux enjeux liés à leur préservation. Il s’agit en effet d’insectes qui sont dans leur majorité menacés. Après avoir présenté ce groupe d’espèces (écologie, cycle de vie…), les causes de leur déclin, leurs rôles et les menaces qui pèsent sur lui… diverses pistes d’actions très générales sont proposées pour préserver ou renforcer les populations d’Anthophila dont le rôle est stratégique pour la pollinisation des plantes sauvages et cultivées, et la stabilité des écosystèmes. Abeille domestique et biodiversité Où est passée l’abeille noire ? Commençons notre présentation par la plus connue : l’Abeille domestique, très médiatique et qui fait l’objet de toutes les attentions. Les apiculteurs se mobilisent contre l’effondrement des colonies fragilisées par l’usage de nombreux pesticides et la disparition progressive des éléments écologiques et paysagers présents dans les espaces agricoles. La situation de l’Abeille domestique est préoccupante. Mais de quelle espèce ou de quel taxon parle t-on ? Apis mellifera est une espèce à large répartition. Présente originellement en Afrique, Europe et Proche-Orient, elle montre quatre lignées évolutives différentes et forme un ensemble de 26 sous-espèces (Garnery, 2013). Chez nous c’est une espèce originaire de la lignée ouest-méditerranéenne qui a réussi à se réfugier dans le pourtour méditerranéen lors de la dernière glaciation avant de reconquérir, lors du réchauffement qui a suivi, une grande partie de l’Europe jusqu’au sud de la Scandinavie (60° de latitude) et jusqu’à l’Oural. Une aire de répartition aussi vaste, aux climats très contrastés, a vu apparaître diverses sous-espèces clairement identifiées dont l’abeille noire (Apis mellifera mellifera) pour l’Europe du nord-ouest et du nord (Albouy, 2011) pour laquelle différents écotypes existent dans les diverses régions européennes. Le Des abeilles noires de plus en plus rares Utilisées comme source de miel depuis la Préhistoire, comme l’atteste une scène d’une peinture rupestre trouvée en Espagne dans la Cueva de la Araña datant de 5 ou 6000 ans avant J.C. (Darchen, 2003 ; Marchenay, 1979), puis domestiquées au cours de l’Antiquité comme le montrent les traces écrites de son exploitation figurant sur des tablettes de Mésopotamie (3000 ans avant J.C.) et sur le temple du soleil à Abu Ghorab (Egypte) datées de 2400 ans avant J.C. (Darchen, 2003), les abeilles sont exploitées par l’homme dans les régions méditerranéennes depuis bien longtemps. Dans nos régions, le développement de l‘apiculture semble plus récent. Il a été encouragé par Charlemagne en 799. Dans son célèbre Capitulaire « de Villis » l’empereur donne ses instructions : « Que chaque intendant ait autant d’hommes employés à nos abeilles, pour notre service, qu’il a de terres dans son ressort » (Marchenay, 1979). Pourtant, depuis Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 5 © GUILLAUME LEMOINE quelques décennies, l’abeille noire s’est faite rare dans les ruchers de nos régions, voire disparaît de certaines régions d’Europe d’où elle était native. Les apiculteurs l’ont délaissée au profit de sous-espèces importées à partir de 1850 originaires d’autres régions d’Europe comme les sous-espèces suivantes : l’italienne (Apis mellifera ligustica), la carniolienne (Apis mellifera carnica) originaire des pays de l’ex-Yougoslavie, de la Hongrie, de l’Autriche…, et la caucasienne (Apis mellifera caucasica) originaire du Caucase (Géorgie), et de leurs hybrides comme la buckfast, régionales ou de moins en moins régionales. Les ruchers de certaines régions françaises sont formés d’abeilles « importées » à 90 %. Le taux moyen d’abeilles exogènes en France est proche de 30 % (Garnery, 2013). L’abeille noire devient rare dans les ruchers et nombreuses sont les initiatives qui visent à la conserver (ruchers conservatoires) et en faire la promotion. L’Abeille domestique est, comme son nom le rappelle, une espèce « domestique » que l’on peut facilement manipuler, déplacer, contrôler et élever en grand nombre dans une promiscuité qui n’a souvent rien de naturelle. Elle est ainsi « domestique » même si l’homme n’en a pas profondément modifié ni la forme, ni le comportement. On estime à 16 millions le nombre de ruches en Europe. Elles produisent 12 % de la production mondiale de miel. Les abeilles sont élevées et « exploitées » dans les ruchers dont une partie est placée à proximité de cultures industrielles (verger, colza, tournesol…), et sont fortement dépendantes de l’homme qui prélève leur miel et doit souvent le remplacer par un succédané pour assurer la nourriture hivernale de la colonie. Les traitements anti-parasitaires, contre l’acarien Varroa destructor une race issue de multiples croisements, créée au début du XXème siècle (Albouy, 2011, Astier, 2014). Ces introductions ont été faites dans le but de donner des colonies plus productives, plus fortes en nombre d’individus et ayant une plus longue période d’activité (et parfois des individus plus doux !). La « course » à la production de miel est d’autant plus regrettable lorsqu’elle est faite par des apiculteurs « amateurs » qui pratiquent l’apiculture par plaisir et comme loisir. La sélection artificielle, l’élevage et le clippage des reines… ainsi que le déplacement des colonies (transhumance) sont monnaie courante dans l’apiculture moderne. Les différentes races d’abeilles domestiques utilisées depuis le début du XXème siècle peuvent donc être considérées comme des sous-espèces pas forcément 6 Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 © GUILLAUME LEMOINE Colonie d'abeilles nombreuses et plus douces Inspection d’un cadre de hausse © GUILLAUME LEMOINE et contre diverses maladies, sont quasiment obligatoires si les apiculteurs souhaitent conserver une partie de leurs cheptels tant la mortalité des colonies est importante en fin d’hiver (entre 30 et 70 % en fonction des régions et des années). Les colonies « sauvages » des nombreuses sousespèces introduites et leurs hybrides peuvent difficilement survivre seules l’hiver (Layec, 2010) contrairement à l’abeille noire, notamment dans les régions du nord-ouest européen, à hivers froids et humides. L’abeille noire étant une sous-espèce adaptée au climat frais et aux hivers longs. Les colonies sauvages pérennes sont probablement inexistantes en métropole (Vaissière, 2015) ou dehors de la région méditerranéenne. Même dans cette région, l’indigénat de l’abeille peut être discuté tant le mélange entre les souches domestiques et sauvages est important (Rasmont, 2012 in Aubert, 2014). L’Abeille domestique actuellement utilisée est ainsi un animal d’élevage continuellement « amélioré » et suivi par l’homme. Considérer l’Abeille domestique, actuellement utilisée, comme une espèce sauvage, se résume à comparer un groupe de chiens errants à une meute de loups. Des abeilles mortes retrouvées sur un cadre de ruche Le complexe représenté par ce que l’on appelle l’« Abeille domestique », stratégique pour les services de pollinisation des cultures et la production de miel, n’en est pas moins menacé par diverses pratiques agricoles. L’intensification de l’agriculture et les changements dans l’utilisation des terres agricoles sont les menaces principales auxquelles cette espèce est confrontée. La pollution découlant des déchets agricoles et la destruction des milieux naturels liée à l’urbanisation contribuent aussi à leur régression (Magiera & Pullen, 2014). En France, l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) cite diverses causes de mortalité des abeilles domestiques qui ici sont brièvement présentées. Les principales sont de deux ordres : l’exposition aux produits chimiques et la perte des ressources alimentaires. La première cause de déclin correspond très probablement à © GUILLAUME LEMOINE Une espèce menacée L’usage généralisé des traitements biocides est la première cause de disparition des abeilles l’exposition des abeilles, comme l’ensemble des organismes vivants, aux divers agents chimiques susceptibles d’être présents dans l’environnement. Dans les zones cultivées, la majeure partie de ces agents chimiques appartient à la catégorie des produits phytopharmaceutiques, encore appelés produits phytosanitaires ou pesticides. Les abeilles sont exposées directement lors de l’application des traitements, mais également via les résidus de pesticides contenus notamment Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 7 • e n l’échange de cheptels apicoles entre pays et continents, principalement des reines, mais aussi des essaims entiers qui apportent et disséminent nombreux parasites auprès de populations locales n’ayant pas développé les résistances naturelles ad hoc au cours du temps, La simplification des cultures et l’extension des parcelles limitent les ressources disponibles Des reines ou des essaims échangés entre les continents © GUILLAUME LEMOINE © GUILLAUME LEMOINE dans les matrices récoltées par les abeilles (ANSES 2013). Les pesticides, notamment les neurotoxiques désorientent les abeilles, modifient leur comportement et fragilisent leurs systèmes immunitaires. La seconde raison du déclin des abeilles correspond à la diminution des ressources alimentaires. Les abeilles ont besoin pour assurer leur cycle de vie, d’un pollen de qualité issu d’une flore diversifiée (source de protéines) et de nectar (source d’énergie). La diminution de la biodiversité dans les espaces agricoles, liée notamment à la monoculture a pour conséquence une réduction du nombre d’espèces de plantes disponibles et un raccourcissement de leur temps de floraison. Au manque de pollen qui entraîne l’absence de réserves suffisantes, s’ajoute un manque de diversité dans les pollens récoltés qui affecte la bonne santé des populations d’abeilles (ANSES, 2013). Le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles (colony collapse disorder) est constaté à l’échelle mondiale sur tous les continents avec plus ou moins d’importance, mais plus particulièrement dans les pays industrialisés, notamment aux Etats-Unis. Deux grands types de facteurs peuvent l’expliquer. En plus des facteurs liés à l’environnement (pesticides et érosion de la biodiversité) s’ajoutent ceux, moins connus, liés aux pratiques des apiculteurs. Cellesci correspondent : 8 Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 • a ux difficultés que rencontrent les apiculteurs pour les soigner, accompagnées de mauvaises pratiques en matière de lutte et de disséminations des vecteurs pathogènes, et • à des pratiques de sélection qui privilégient les lignées d’abeilles peu agressives et très productrices au détriment de caractères rusticité. Le syndrome d’effondrement des colonies résulte très probablement de l’effet cumulatif de différents facteurs (pesticides, carences alimentaires et attaques des parasites et virus favorisées par le Varroa qui agirait comme une « porte ouverte » Les espaces urbains et naturels convoités par les apiculteurs Devant la dégradation des conditions de vie et de production des abeilles et voulant sauvegarder leurs cheptels dans les lieux moins pollués et plus fleuris, nombreux apiculteurs répondent favorablement aux multiples sollicitations qui leur sont faites pour implanter des ruches à la demande des collectivités, des gestionnaires d’espaces naturels ou des entreprises dans les espaces urbains et dans certains espaces naturels protégés. Ces pratiques qui pourraient paraître à première vue favorables à la biodiversité méritent d’être analysées, surtout si l’un des objectifs ou l’objectif unique de l’installation de ruches en ville ou dans les espaces protégés vise à préserver la biodiversité, car faire la promotion de la biodiversité dans les espaces naturels et dans les espaces urbains avec l’Abeille domestique est riche en paradoxes et questionnements. © GUILLAUME LEMOINE sur l’organisme). Cette action « combinée » aurait des effets bien plus conséquents que la somme des actions isolées de chacune d’entre elles, conduisant au franchissement d’effets de seuil et à l’effondrement massif de colonies entières (Mathieu, 2015). L’apiculture urbaine une pratique très à la mode Attention toutefois à ne pas généraliser ce type de conclusion, car les ruches en ville donnent généralement de très bonnes récoltes de « miel béton » sans pour autant que l’on puisse considérer que le milieu urbain soit un habitat (au sens botanique) exceptionnel ! La réalisation de bonnes récoltes traduit plutôt la présence de ressources abondantes sans pour autant que la flore y soit diversifiée. L’autre prétexte régulièrement avancé par les promoteurs de l’apiculture urbaine est Payant un lourd tribut à l’agriculture intensive dans les campagnes, l’installation de ruchers se développe de plus en plus en ville par effet de mode, mais surtout pour profiter des efforts de fleurissement, de la chaleur et sécheresse des villes, et de l’absence de biocide d’origine agricole. Les apiculteurs en ville produisent ainsi du miel souvent de façon plus abondante et étalée au cours de la période d’activité des abeilles alors que la majorité des espaces agricoles sont de plus en plus intensivement cultivés et de plus en plus pauvres en flore sauvage. Pour certains, la capacité qu’ont les abeilles domestiques à faire des récoltes abondantes semble en théorie un indicateur de la bonne santé des écosystèmes. © GUILLAUME LEMOINE Des abeilles domestiques en villes, pourquoi faire ? À celui qui mettra le plus de ruches sur son toit ! Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 9 Par exemple la ville de Paris compte déjà près de 700 ruches dont près de 150 sont implantées sur des équipements municipaux. Elles sont gérées par des associations, des professionnels ou des particuliers apiculteurs dont une partie d’entre eux s’est engagée auprès de la collectivité à développer des ruchers pédagogiques qui allient production de miel et sensibilisation du grand public aux enjeux de la pollinisation. Le récent « plan de développement des ruches de Paris 2016-2020 » a toutefois une communication ambiguë. En effet, il vise à mobiliser tous les vecteurs de développement des ruchers à Paris, avec (sic) une attention particulière portée aux insectes pollinisateurs sauvages : abeilles, bourdons, papillons, mouches, guêpe ou encore scarabées…. où quatre axes seront privilégiés : développer un environnement favorable à ces insectes, installer de nouveaux ruchers sur le patrimoine public et privé, faciliter la vente de miel et de produits dérivés, et mieux informer les Parisiens », détaille Pénélope Komitès, adjointe à la maire en charge des espaces verts, de la nature et de la préservation de la biodiversité. On voit ici, une fois de plus, que les insectes pollinisateurs sauvages sont les parents pauvres voire les alibis « biodiversité » de la démarche. À quel objectif « naturaliste » ces installations répondent-elles en dehors d’un simple effet médiatique ? Il est très peu probable que la communauté scientifique ait recensé des 10 Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 difficultés dans la pollinisation des arbres d’alignement urbains, et des difficultés de reproduction chez les plantes des jardins ou au niveau d’une éventuelle flore patrimoniale urbaine qui justifieraient l’implantation de ruchers. Il n’y a, à ma connaissance, aucune plante patrimoniale urbaine en manque de pollinisateurs dans nos villes et aucune plante (patrimoniale ou non) dont l’Abeille domestique serait le pollinisateur exclusif, donc indispensable à la fécondation de ses fleurs. Si l’on revient sur le statut des arbres et arbustes mellifères abondamment fréquentés par l’Abeille domestique en espaces urbains, on peut citer le Robinier faux-acacia (Robinia pseudacacia), l’Arbre à papillons (Buddleja davidii), le Marronnier d’Inde (Aesculus hippocastanum), l’Ailanthe glanduleux (Ailanthus altissima), le Sophora du Japon (Styphnolobium japonicum)… qui sont entomophiles et pour certains sont clairement décrits comme des espèces exotiques envahissantes. © GUILLAUME LEMOINE celui de vouloir favoriser la biodiversité en ville et/ou autour de l’entreprise publique ou privée qui accueille des ruches. Ici encore, attention aux faux prétextes et au green washing. On constate plus généralement que certaines villes, collectivités et entreprises privées développent entre elles une surenchère médiatique à qui fera le plus d’opérations étiquetées comme relevant du développement durable, d’un agenda 21 ou de la protection de la biodiversité. Diverses entreprises spécialisées surfent sur ce créneau et proposent aujourd’hui ce type de prestations à visée commerciale (parrainage, fourniture et entretien de ruches) clefs en main, en utilisant l’argument d’un soutien à la biodiversité comme prétexte d’installation. On voit ainsi s’installer dans les jardins, les enceintes d’entreprises et sur les toits des édifices publics quantité de ruches… L’Abeille domestique favorise t-elle la reproduction donc la dissémination des buddleias ? Celles-ci ne peuvent qu’être favorisées dans leur reproduction, donc dans leur capacité à produire des graines et à se disséminer dans de nouveaux milieux grâce aux abeilles domestiques. Favoriser de fortes populations d’Abeille domestique en ville ne serait-il pas tout simplement un facteur de biodiversité négative en rendant plus efficace la reproduction et la dissémination d’espèces indésirables ? La question de l’éventuelle concurrence entre abeilles domestiques et © GUILLAUME LEMOINE détecter les polluants organiques et inorganiques dans l’environnement de la ruche. Baptisée par certains « sentinelle de l’environnement », l‘abeille réagit en présence des substances phytosanitaires (mortalité, malformation...) et stocke des polluants que l’on peut retrouver dans son corps ou dans les produits de la ruche (Detremmerie, 2010). Sa disparition peut constituer sauvages présentes en ville ou ailleurs se pose également, et sera développée ultérieurement. Les « apidologues » bruxellois s’inquiètent même de l’éventuel surnombre de ruches dans la capitale belge (La Capitale, 2013, Hennuy, 2014). Enfin, développer l’apiculture en ville devant les difficultés que cette dernière rencontre dans les espaces agricoles est également une réponse inadaptée et « trop facile » face aux objectifs de reconquête de la qualité écologique des agrosystèmes (Lemoine, 2010). En ville, l’apiculture a probablement d’autres vertus. Elle a une dimension sociale et humaine (lien social dans les quartiers et au sein de certains projets d’entreprise pour réunir les habitants ou les salariés sur un thème fédérateur voire culturel, ou festif et gastronomique avec la récolte et la production de miel) et devient de plus en plus à la mode comme loisir urbain. Elle permet aux yeux de ses promoteurs d’attirer l’attention des citadins sur l’existence du vivant et sur la présence d’écosystèmes en milieu urbanisé. De façon plus générale, l’Abeille domestique apparaît comme un bio-indicateur facile à utiliser. Au cours de chaque vol une ouvrière visite entre 500 à 3000 m2 de terrain (Fléché et al., 1997, in Detremmerie, 2010) et est ainsi capable de faire, à moindres frais, un échantillonnage efficace qui permet de © GUILLAUME LEMOINE Des essaims : une denrée rare et convoitée par les apiculteurs La production de miel peut s’accompagner de campagnes de mesures pour connaître l’environnement de la ruche un indicateur simple et commode puisqu’il s’agit d’une espèce domestique et proche de l’homme pour évaluer la dégradation de notre cadre de vie et des écosystèmes (simplification des paysages, pollutions, excès de biocides...). En ville, comme ailleurs, l’intérêt de l’Abeille domestique est surtout économique avec la pollinisation des cultures potagères et des vergers, et la production de miel, mais en aucun cas la présence de ruches semble être un agent favorable à la biodiversité. Des sous-espèces exotiques introduites dans les écosystèmes naturels ! À côté du développement de l’apiculture urbaine, et devant la dégradation de la matrice paysagère (intensification agricole, biocides) et la disparition progressive des éléments topographiques et Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 11 apiculteurs (Marot, 2013). L’État français apportait ainsi une aide de 17 euros par ruche pour les apiculteurs qui ont entre 75 et 447 ruches et qui mettent au minimum 25 ruches (par tranche de 100 ruches) pendant 3 semaines dans « une zone intéressante au titre de la biodiversité » (Chambre d’Agriculture des Bouches-du-Rhône, 2000). Les abeilles domestiques actuellement utilisées dans nos territoires, aux caractéristiques « améliorées », correspondent en très grande majorité à des sousespèces ou races nouvelles (comme la buckfast) dont l’arrivée dans l’histoire de notre flore est assez récente. Cela pourrait sous-entendre que la flore sauvage n’a pas forcément besoin de l’« efficacité » et du (sur)nombre des abeilles domestiques « modernes » pour assurer son cycle de reproduction. Il est clair que les pollinisateurs « sauvages » (Anthophila, Lépidoptères, Diptères…) ont assuré le rôle pollinisateurs bien avant elles, avec ou sans la présence modérée de l’abeille noire originelle. Pour Vereecken et al (2015) il est justifié de considérer que l’augmentation rapide, importante, localisée et artificielle de la densité des ouvrières de l’Abeille domestique, par l’introduction de ruches chez nous, s’apparente aux phénomènes d’introduction observés dans les milieux récemment colonisés par l’apiculture en Amérique, Australie et sur les îles océaniques. © GUILLAUME LEMOINE naturels (talus, bosquets, haies…) nombreux sont les apiculteurs qui souhaitent mettre leurs cheptels dans les espaces naturels et forestiers pour la sauvegarde de leurs colonies et pour assurer la production d’un miel de qualité. En parallèle à cette démarche, l’installation de ruches dans les espaces protégés peut être également de l’initiative des gestionnaires qui voient là un moyen de développer la biodiversité. Mais qu’elles soient de souche régionale, méditerranéenne ou issue d’une hybridation et d’une sélection, nous sommes en droit de nous poser la question de la légitimité et des conséquences de l’introduction des colonies d’abeilles domestiques dans les écosystèmes, d’autant plus que la tendance est à l’installation de ruchers aux colonies nombreuses (Albouy, 2011). Cette tendance était également encouragée par l’État français dans le cadre des mesures agro-environnementales (MAE) et par la Région wallonne dans le cadre du Plan Maya, qui labellise les provinces et communes qui mettent à disposition des terrains pour les L'abeille italienne, à l’abdomen très clair, n’a rien à voir avec l’abeille noire régionale 12 Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 Les cultures de colza sont très appréciées par les abeilles domestiques © GUILLAUME LEMOINE L’Abeille domestique, bien que polylectique (pollinisateur généraliste) (Bellmann,1999), concentre ses récoltes sur une seule et même espèce lorsque la ressource est productive (Bellmann, 1999) ; ressource qui correspond dans la grande majorité des cas à des cultures monospécifiques sur de grandes surfaces ou à des boisements homogènes d’espèces entomophiles. Ce type de formation végétale est très rare à l’état naturel… Une concurrence probable avec les espèces sauvages. L’abeille noire n’est qu’un pollinisateur parmi d’autres par rapport au millier d’espèces vivant en France et au 376 espèces potentiellement présentes en Belgique (Pauly, 1999). Mettre des abeilles domestiques « améliorées » et/ou en grand nombre dans les espaces naturels et forestiers, c’est très probablement introduire un concurrent très efficace vis-à-vis des autres espèces (Aubert, 2014). Sachant qu’une ouvrière récolte par voyage entre 8 et 20 mg de pollen, les ouvrières d’une seule ruche qui récolterait dans son année entre 20 et 50 kg de pollen auront fait entre 80 et 200 millions de visites florales… Bien qu’aujourd’hui, la question de l’éventuelle compétition entre les abeilles domestiques et les abeilles sauvages reste ouverte, les études réalisées laissent entrevoir que la compétition est plus significative dans les régions du nord de l’Europe, là où l’abeille s’éloigne le plus des zones méditerranéennes (Gadoum, comm. pers, Rasmont et al., 1995). A contrario, ces dernières zones ont des écosystèmes plus diversifiés qui ressemblent davantage aux régions d’origine de l’Abeille domestique. Le nombre de taxons de la flore et de pollinisateurs « sauvages » présents, nettement plus important, permettrait une meilleure cohabitation des espèces. À l’inverse, dans les régions plus septentrionales, les écosystèmes semblent moins complexes et l’impact de l’Abeille domestique pourrait être préjudiciable aux pollinisateurs « sauvages ». Une espèce, le Bourdon rural (Bombus cullumanus), a d’ailleurs disparu de l’île d’Öland (Suède) suite au développement de l’apiculture (Cederberg, Le Chalicodome des murailles n’a pas supporté la concurrence des abeilles domestiques là où les ressources sont devenues rares 2006). Sans faire de calculs simplistes, l’arrivée de dix ruches sur un site momentanément (transhumance) ou durablement, va apporter dans le milieu en période de miellée entre 300 000 et 600 000 abeilles qui ne seront probablement pas sans effet sur l’accès aux ressources alimentaires pour les autres espèces d’Anthophila présentes sur le site et dont les rayons d’action sont limités de 100 à 300 mètres (Zurbuchen et al., 2010) alors que celui des abeilles domestiques peut aller jusqu’à 5 000 mètres (Bellmann, 1999), voire 10 000 mètres (Vaissière, 2015). La large distribution et la présence dominante de l’Abeille domestique peut donc avoir une influence sur les abeilles solitaires. Même si les abeilles domestiques vont se spécialiser sur des ressources abondantes, les fleurs moins nombreuses localement seront également visitées (Vereecken et al., 2015). Si on excepte les fleurs à corolles profondes, qui ne peuvent être visitées que par les abeilles à langue longue (certains bourdons par exemple), le spectre alimentaire des abeilles domestiques recouvre largement celui des abeilles sauvages qui ont toutes un spectre largement plus étroit (Thorp 1996, in Vereecken et al., 2015). L’adaptation des abeilles sauvages, n’ayant plus accès à leurs ressources, peut s’imaginer pour les espèces généralistes (polylectiques) mais est impossible pour les Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 13 première espèce, la Mélitte de l’Euphraise est spécialisée sur le genre Odontites et peut difficilement rivaliser avec les abeilles domestiques, souvent agressives pour l’accès aux fleurs. Trop de ruches sur ce site peut affecter directement la taille des populations d’abeilles sauvages, voire provoquer leur disparition (Michez comm pers.). Vereecken et al., (2015) illustrent cette contrainte par deux autres exemples. L’Anthidie à manchettes (Anthidium manicatum) a par exemple besoin de la totalité du pollen produit par plus de 1000 fleurs d’Épiaire droite (Stachys recta) pour avoir la ration nécessaire à la croissance d’une seule de ses larves. De même une population de 50 femelles d’Andrène de la scabieuse (Andrena hattorfiana) doit avoir accès au pollen produit par 920 Knautie des champs (Knautia arvensis) pour se maintenir localement. On comprendra vite les difficultés rencontrées par ces espèces au faible rayon d’action si des colonies populeuses d’Abeille domestique sont installées à proximité de leurs lieux de nidification. La Mélitte de l’Euphraise est une espèce rare chez nous 14 Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 © GUILLAUME LEMOINE espèces spécialisées (oligolectiques et monolectiques), pour qui un changement de régime alimentaire est impossible (Vereecken et al., 2015). Dans les lieux où l’on installe l’Abeille domestique, elle supplante aussitôt les espèces sensibles (Bellmann, 1999). Dans un jardin botanique, il a été constaté que le nombre d’abeilles solitaires avait très vite doublé après le retrait des colonies d’abeilles domestiques (Bellmann, 1999). C’est ce qui a également été constaté sur l’une des rares populations de Chalicodome des murailles (Chalicodoma parietina) allemandes du Nördlinger Ries. La mise en place d’un rucher dans une réserve naturelle mal gérée (pâturage intensif ovin) a rendu considérable la concurrence pour les quelques fleurs restantes entre abeilles sauvages et abeilles domestiques (Bellmann, 1999). À Moulin-sousTouvent (Somme - France), deux espèces très intéressantes à l’échelle européenne, la Mélitte de l’Euphraise (Melitta tricincta) et le Bourdon grisé (Bombus sylvarum) ont été recensées. La Au niveau des bourdons, contrairement aux espèces à langue courte, comme le Bourdon terrestre (Bombus terrestris), qui sont aussi les moins menacés et qui souffrent peu de la concurrence des abeilles domestiques, les espèces à langue longue, comme le Bourdon grisé en souffrent beaucoup plus. Non seulement, les abeilles domestiques repoussent les bourdons à proximité des ruches, mais elles occupent également les biotopes sauvages adjacents dont elles chassent les bourdons à langue longue (Walther-Hellwig et al., 2006). D’autres études ont également montré que pour assurer la conservation des abeilles sauvages et favoriser le développement de leur population, la distance de butinage ne doit pas excéder 100 à 300 mètres. Les distances de butinage courtes augmentent notablement la performance de la reproduction des abeilles sauvages (Zurbuchen et al., 2010). Les fortes densités d’abeilles domestiques peuvent dans ce sens avoir une influence sur la collecte de la nourriture des autres pollinisateurs situés à proximité immédiate des ruches (Delbrassine et Rasmont, 1988 ; Walter-Hellwig et al., 2006 in Gadoum et al., 2007, Voltz, 2011, Aubert, 2014) qui n’ont pas les moyens de rechercher des ressources alimentaires sur de longues distances. Dans le même ordre d’idée, Kosior et al., (2007) cités par Gadoum et al., (2007) indiquent que, dans six pays d’Europe sur onze examinés, la © GUILLAUME LEMOINE © GUILLAUME LEMOINE L'Anthidie à manchettes en train de récolter du coton concurrence de l’Abeille domestique est considérée comme un facteur explicatif de la régression des bourdons. Nielsen et al. (2012) in Gadoum (2014) constatent également que la présence de l’Abeille domestique affecte la composition de la communauté des pollinisateurs en modifiant la fréquence des visites des autres espèces et cela défavorablement pour les bourdons. L’introduction de l’Abeille domestique entraîne ainsi une concurrence avec les autres pollinisateurs et probablement un recul de ces derniers comme cela a été constaté en Ecosse sur quatre espèces de bourdons qui, lorsqu’ils doivent cohabiter avec l’Abeille domestique ont des tailles sensiblement plus petites, ce qui indique des colonies plus faibles aux développements et succès moindres (Goulson & Sparrow, 2008). Le même constat a été fait par Elbgami et al. (2014) près de Leeds (Angleterre) où pendant deux années consécutives furent comparés le poids des colonies de bourdons, le nombre et le poids des reines produites issues des colonies implantées à proximité de ruches avec les données issues de colonies implantées loin du rucher. Ainsi, si l’on encourage trop la présence de l’Abeille domestique, on augmente le risque de déprimer les espèces sauvages cohabitantes et par ricochets certaines plantes sauvages qui en sont dépendantes (Gadoum et al., 2007). On a également constaté en Pennsylvanie (USA) qu’un Le Bourdon terrestre, une des rares espèces de bourdons non menacées Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 15 © SYLVIANE POULAIN Un bourdon du sous-gentre Psithyrus trouvé avec des ailes déformées virus était présent tant chez les abeilles domestiques que chez certaines abeilles solitaires, et que celuici pouvait passer de l’un à l’autre et vice-versa. Le virus viendrait à l’origine des abeilles domestiques et aurait été transmis aux abeilles solitaires. Il est suggéré que cela puisse être l’une des (nombreuses) causes du déclin des pollinisateurs sauvages (Singh et al., 2010). En Europe, la BBC a rapporté que deux maladies affectant habituellement les abeilles domestiques viennent d’être trouvées sur les bourdons. Il s’agirait du Nosema ceranae et de la maladie des « ailes déformées » qui affectent les bourdons adultes, et qui semblent avoir des impacts importants sur leurs populations (Genersch et al, 2006 in Aubert, 2014 ; et Fürst et al., 2014, Evison et al., 2012 in Vereecken et al., 2015). La maladie des ailes déformées a également été constatée sur des bourdons (sous genre Psithyrus) en Nord – Pasde-Calais (observation de Sylviane Poulain, juin 2014). Les équipes de chercheurs à l’origine de cette constatation insistent sur le fait que les apiculteurs doivent essayer de maintenir leurs ruches dans le meilleur état sanitaire possible pour essayer de réduire les conséquences sur les 16 Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 populations de bourdons déjà en grande difficulté dans le monde et qui sont par endroits en très fort déclin, comme par exemple Bombus cullumanus aujourd’hui disparu du Royaume Uni (Morelle, 2014). Les abeilles sauvages, solitaires et discrètes jouent un rôle essentiel dans la stabilité des écosystèmes en participant à la pollinisation d’un nombre bien supérieur de plantes sauvages que celles fréquentées par l’Abeille domestique (Michez, 2010). Les abeilles sauvages ont aussi un impact non négligeable sur la pollinisation des fleurs cultivées (Michez, 2010). Dans ce sens, divers chercheurs ont écrit qu’il était opportun d’arrêter d’opposer les abeilles domestiques aux abeilles solitaires, que ces dernières jouent un rôle important dans la pollinisation des cultures et qu’il est donc opportun de se préoccuper aussi de ce groupe d’abeilles (Aebi et al., 2012). En l’absence de données précises, le principe de précaution devrait nous inviter à ne pas mettre de ruchers à sous-espèces exotiques dans nos espaces naturels, dans les espaces riches en abeilles sauvages ou dans les secteurs accueillants des espèces rares et menacées pour éviter toute © GUILLAUME LEMOINE Ruches en milieu naturel (lande acide) © GUILLAUME LEMOINE concurrence avec les espèces sauvages ou de saturer le milieu avec une seule espèce. Introduire des ruches (dont on s’occupe) dans les espaces naturels c’est également s’éloigner des logiques de naturalité. La seule concession serait de permettre éventuellement et très modérément la présence de ruches à abeilles noires locales. Il ne s’agit pas ici de dire que l’Abeille domestique (Apis mellifica mellifica), écotype Chimay-Valenciennes indigène dans notre territoire, n’a pas sa place dans les espaces naturels, mais plutôt de favoriser une coexistence entre les différentes Anthophila sans saturer le milieu avec un nombre important de colonies installées par l’homme. La charge maximale ou idéale en ruches d’abeilles domestiques sur un milieu naturel serait de 5 unités au kilomètre carré et les ruchers devraient être distants les uns des autres d’un minimum de 2,5 km (Vaissière, comm pers). Précisons également que les pays du Nord de l’Europe (dont la Belgique) interdisent la présence des abeilles domestiques dans les espaces protégés (Fayet, 2013). La Mélitte (Melitta leporina) une espèce inféodée au Fabacées Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 17 © GUILLAUME LEMOINE L’apiculture moderne, telle qu’elle est pratiquée, utilise généralement des ruches de forte taille (par exemple ruche Dadant 12 cadres de 50cm de côté) à cadres mobiles. Ces modèles, lorsque les colonies sont faibles comme c’est le cas actuellement où 30 à 70 % des colonies meurent chaque année, sont difficiles à remplir (pollen, nectar et couvain) et à chauffer par les abeilles. Dans une logique du développement d’une apiculture plus écologique tournée vers le bien-être des abeilles et moins vers une logique de production (anthropocentrée), il pourrait être suggéré de développer des ruchers à base de ruches Warré. Ce modèle tient son nom de son inventeur l’abbé Émile Warré. La version la plus aboutie de cette ruche est la ruche dite « populaire » qui est décrite dans la dernière édition, de son livre « L’apiculture pour tous » parue en 1948. C’est une ruche de conception plus récente que les « classiques » ruches Dadant Une ruche tronc 18 Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 © GUILLAUME LEMOINE Vers une apiculture écologique ? Les abeilles dès qu’elles en ont l’occasion construisent leurs propres rayons de cire ou Langstroth. Les deux idées maîtresses qui ont guidé Émile Warré dans l’élaboration de cette ruche sont la priorité donnée à l’abeille et sa simplicité d’utilisation. C’est une ruche divisible de faible volume, car il n’y a pas de distinction entre hausses et corps de ruche. Tous les éléments sont de la même taille. Les dimensions internes (30 cm x 30 cm x 21 cm) sont proches des cavités que l’on rencontre dans la nature (arbre creux). Rappelons que le nom de ruche vient du gaulois rusca, mot désignant l’écorce puis un tronc évidé accueillant une colonie. Cette forme est de plus, la plus proche du cercle donc mieux adaptée à la forme ovoïde que prend la colonie quand elle se regroupe en grappe pour passer l’hiver. Par ailleurs, la ruche écologique n’utilise pas de cadres mais des barrettes avec une petite amorce de cire d’un centimètre. Le but de cette amorce est d’orienter le travail de construction des abeilles du haut vers le bas. Elles construisent elles même leurs rayons fixes qui pourront être détruits en partie au moment de la récolte du miel. Cette pratique permet aux abeilles de construire des rayons neufs (propres) chaque année. La taille des cellules est adaptée aux besoins des abeilles, et le comportement des abeilles cirières est préservé et encouragé. Autre particularité de la ruche écologique : l’agrandissement de la ruche écologique se fait par le bas. Quand la colonie a besoin de place, on ajoute un, voire deux éléments, en dessous des éléments déjà en place… ce qui permet aux abeilles d’agrandir leurs rayons vers le bas, comme elles le font dans la nature. Et lorsque l’on ajoute un élément en partie inférieure, l’apiculteur n’a pas besoin d’enlever le toit et le couvre-cadres, ce qui n’entraîne pas de perturbation au sein de la ruche. Dans le même esprit et en essayant progressivement de s’affranchir totalement des logiques de production, Gilbert Veuille (1919 -2014) a imaginé une première ruche ronde divisible en plâtre (et paille) qui correspond encore plus à la forme des cavités naturelles que l’on trouve dans les arbres. M. Veuille à la fin de sa vie travaillait sur un second modèle destinée uniquement à la sauvegarde des abeilles mellifères sauvages et à la pollinisation. Il s’agit de la « ruche nichoir » ou « ruche de biodiversité » : un modèle en bois, hexagonal ou carré, en forme de pyramide tronquée dont le planché est incliné vers l’avant. Comme le système Warré, les ruches « Veuille » donnent la priorité au bien-être des abeilles et visent pour les « ruches nichoirs » à maintenir des colonies dans des habitacles adaptés sans vouloir produire du miel ni devoir bénéficier d’une formation apicole. Il s’agit de donner ici aux abeilles les moyens de survivre et d’évoluer sans l’intervention de l’homme et loin des formations végétales mellifères « productives » naturelles (garrigue, bruyère) ou cultivées (lavandin, robinier, tournesol, colza…) (Veuille, 2009). Ce modèle de ruche, adaptable avec une petite hausse qui permet une modeste récolte de miel, est actuellement utilisé par l’association Apicool (Lorraine française) qui en fait la promotion et qui permet aux habitants et structures collectives (associations, entreprises, collectivités…) de s’intéresser au monde de l’abeille et de s’initier à l’apiculture familiale sans investissements financiers importants ni chronophages. Présentons également une troisième initiative d’apiculture alternative. Il s’agit du retour aux ruches primitives : les ruches-troncs. Celles-ci, comme leur nom l‘indique, sont creusées dans une portion de tronc d’arbre. Cet habitacle créé par l’homme est très proche de l’arbre creux où les colonies d’abeilles s’installent spontanément à l’état naturel sous nos latitudes. Il est probable que les « premiers apiculteurs » aient « inventé » la ruche-tronc en s’inspirant de ce penchant naturel des abeilles à peupler les cavités des arbres. Les ruches-troncs ou bruscs (en patois cévenol) ont été développées principalement dans l’aire de culture du châtaignier car l’aubier de cet arbre riche en tanins éloigne les parasites du bois et probablement certains pathogènes. Ces tanins restant actifs très longtemps après la mort de l’arbre le rendent imputrescible, sauf en son coeur, qui en est dépourvu. Cette particularité chimique permet aux apiculteurs de bénéficier d’un tronc qui s’évide facilement et ainsi d’une ruche qui dure trois ou quatre siècles sans traitement chimique (anonyme, 2016). L’apiculture écologique devrait également s’attacher à réorganiser la rusticité et l’adaptation des abeilles domestiques aux lieux de leur d’implantation, et bien sûr limiter et contrôler les hybridations et métissages divers (Vanhée, 2010). Garnery (2013) insiste sur les conséquences des pesticides et autres facteurs de mortalité (monoculture) qui par les « dépopulations » massives qu’ils produisent dans les ruchers entraînent un appauvrissement du réservoir génétique et une fragilisation de la capacité d’adaptation des abeilles aux variations de l’environnement. Conclusion Considérée comme l’un des symboles de la qualité de notre environnement, ou plutôt comme le témoin gênant de sa dégradation, l’Abeille domestique et ses races allochtones (exotiques) deviennent paradoxalement, par effet de mode et matraquage médiatique, l’image d’une nature préservée ! Pourtant en ville comme dans les espaces naturels préservés, les abeilles domestiques « améliorées » ne sont probablement pas indispensables, ni nécessaires, au bon fonctionnement des écosystèmes… et l’arrêt de l’apiculture telle qu’elle est pratiquée dans nos régions du nord-ouest européen n’aurait probablement pas d’impact négatif sur les écosystèmes en question. Les promoteurs de Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 19 genre peu diversifié (8 espèces) et se trouve au même niveau que de nombreuses autres espèces dans l’histoire de l’évolution (Michez, 2007). Une politique qui viserait à préserver les pollinisateurs et leurs rôles pour la biodiversité des écosystèmes devrait d’abord se préoccuper des abeilles sauvages, des insectes de façon globale et de la préservation et de la restauration de leurs habitats et conditions de vie. © GUILLAUME LEMOINE l’Abeille domestique dans les discours médiatiques, politiques et environnementalistes ignorent bien trop souvent le reste des pollinisateurs sauvages (Anthophila, Lépidoptères, Syrphes…), leurs rôles et leurs diversités. Ils placent régulièrement l’Abeille domestique sur un piédestal, en considérant à tort qu’Apis mellifera est, à l’image de l’homme, l’abeille la plus évoluée et qu’elle se trouve au sommet d’un arbre phylogénétique (classification) alors qu’elle appartient à un L'Abeille domestique est présentée ici comme la gardienne de la biodiversité… pourtant sur les photos du panneau, elle butine sur des bidens (à feuilles de férule), cosmos et lavande horticoles.. bien éloignés de la flore locale ! 20 Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 Bibliographie Aebi A., Vaissière B.-E., van Engelsdorp D., Delaplane K .-S., Roubik D.-W. et Neumann P., 2012. Back to the future : Apis versus non-Apis pollinisation, Trends in Ecology and Evolution, -1492, 2p. Albouy V., 2011. Les abeilles au jardin, petit traité d’apiculture atypique à l’usage des amis des abeilles. Edisud, Paris, 148p. Aubert M., 2014. Introduire ou maintenir un rucher dans des milieux à préserver : une menace pour les hyménoptères sauvages ? l’Abeille de France, n° 1019, dec 2014, 30-34 Bellmann H., 1999. Guide des abeilles, bourdons, guêpes et fourmis d’Europe, l’identification, le comportement, l’habitat. Delachaux et Niestlé, Lausanne-Paris, 336 p. Cederberg, B., 2006. (rev. 2010). Fact sheet of Bombus cullumanus stäpphumla Nationelltutdöd (RE). ArtDatabanken, SLU 2010-12-13 Chambre d’agriculture des Bouches-du-Rhône, 2000. Fiche d’information de la mesure apicole, Mesures Agro-environnementales, Marseille, 2p., Darchen B., 2003. L’apiculture de la Préhistoire à l’Histoire. P.L.B. éditions, Bugue, 44p. Delbrassine S. & Rasmont P., 1988. Contribution à l'étude de la pollinisation du colza Brassica napus L. var oleifera (Moench) Delile en Belgique. Bull. Rech. Agron. Gembloux.;23:123–152. Demarcq D., 2010, Notre abeille noire, Journée d’échanges l’abeille et l’apiculture, Actes de la journée du 6 novembre 2009, Conseil Scientifique de l’Environnement, Lille, 15-19 Detremmerie C., 2010. Les Abeilles sentinelles de l’environnement. Actes du colloque « Les Abeilles face à la crise environnementale », Bruxelles 28 septembre 2010, résumé, 1p. Elbgami T., Kunin W.E., Hughes W.O.H., & Biesmejer J.C., 2014. The effect of proximity to a honeybee apiary on bumblebee colony fitness, development, and performance. Apidologie, 45, 4, 504-513 Fayet A., 2013. Projet FlorApis, science participative. Abeille et Cie,152, p13 Gadoum S., 2014. Plan national d’actions en faveur des insectes pollinisateur sauvages (document de travail). OPIE et Ministère de l’Écologie, du Développement Durable et de l’Énergie, Paris, 133p. Gadoum S., Terzo M., Rasmont. P., 2007. Jachères apicoles et jachères fleuries : la Biodiversité au menu de quelles abeilles ?" Courrier de l’environnement de l’INRA n°54, 57-63 Goulson D. & Sparrow K.-R., 2008. Evidence for competition between honeybees and bumblebees ; effects on bumblebee worker size. Journal of insect conservation 13 : 177-181. Grand Duché de Luxembourg, 2014. Eis Beien a Bommele brauchen Hëller, Wildbienen, die unterschätzten Bestäuber unserer Landschaft. 8p. La Capitale, 2013. Il y a trop d’abeilles à Bruxelles, article de juin 2013 Layec Y., 2010. Praticapi, La Santé de l’Abeille, N° 210, Nov-Dec 2010, 437-448, Paris Lemoine G., 2010. To bee or not to bees, La Garance voyageuse, 91 automne 2010 : 1p. Magiera E. & Pullen A., 2014. Mauvaises nouvelles pour les bourdons d’Europe, communiqué de presse de IUCN du 2 avril 2014, 1p. Marchenay P., 1979. L’homme et l’abeille, BergerLevrault, Paris, 211p. Marot J.-M., 2013. Plan Maya, Un bon plan pour protéger nos abeilles, SPW éditeur, Namur, 20p. Michez D., 2007. La nouvelle classification des abeilles (Hymenoptera, Apoidea, Apiformes) ou la chute de l’abeille mellifère (Apis mellifera L.) de son piédestal. Osmia, n°1, 23-26 Michez D., 2010. Impact de l’aménagement du territoire sur les abeilles sauvages, actes du colloque « Les Abeilles face à la crise environnementale », Bruxelles 28 septembre 2010, résumé, 1p. Pauly A., 1999. Catalogue des Hyménoptères Aculéates de Belgique, Bulletin Société royale belge d'Entomologie Bruxelles, 135, 98- 125 Rasmont P., Ebmer P.-A., Banaszak J. & Van Den Zabder G., 1995. Hymenoptera Apoidea Gallica, Liste taxonomique des abeilles de France, de Belgique, de Suisse et du Grand-Duché de Luxembourg. Bulletin de la Société entomologique de France, 100 (hors série), 1995 : 1-98. Singh R., Levitt A.-L., Rajotte E.-G., Holmes E.-C., Ostiguy N., vanEngelsdorp D., Lipkin W.-I., dePamphilis C.W., Toth A.-L. et Cox-Foster D.L., 2010. RNA Viruses in Hymenopteran Pollinisators : Evidence of Inter-Taxa Virus Transmission via Pollen and Potentials on NonApis Hymenopteran Species. PLoS ONE, Vol 5, Issue12, e14357 Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 21 Vanhée R., 2010. Restaurer la rusticité des abeilles ! La Santé de l’Abeille, 239, 423-425 Vaissière, B., 2015. Vers une guerre des abeilles ?, Espaces naturels, 49, p28 Vereecken N.J., Dufrêne E. & Aubert M., 2015. Sur la coexistence entre l’abeille domestique et les abeilles sauvages. Rapport de synthèse sur les risques liés à l’introduction de ruches de l’abeille domestique (Apis mellifera) vis-à-vis des abeilles sauvages et de la flore. Observatoire des abeilles (OA), 25p. Veuille G., 2009. Les Abeilles et la biodiversité, L’Abeille de France, n° 957, 188-190 Voltz A. 2001, Mais où sont donc les abeilles sauvages ? Bull. Soc. Étu. Sci. Nat de Reims, n°25, p18 Walther-Hellwig K., Fokulb G., Franklb R., Büchlerc R., Ekschmitta K. & Volkmar Woltersa V., 2006 - Increased density of honeybee colonies affects foraging bumblebees Apidologie 37 (2006) 517-532 Zurbuchen A., Müller A. & Dorn S., 2010. La proximité entre sites de nidification et zones de butinage favorise la faune d’abeilles sauvages. Recherche agronomique suisse, 1(10)- 360-365. Sites Internet Anonyme, 2016. Journée d’école… journée de récréation, La Gazette de l’arbre aux abeilles, Ruche tronc & abeille noire, n° 28, http://www.ruchetronc.fr ANSES, 2013. Santé des abeilles, Etat des lieux et rôle de l’Anses http://www.anses.fr/fr/content/santé-des-abeilles Astier M., 2014. Il faut sauver l’abeille noire, Reporterre du 12 septembre 2014, http://www.reporterre.net/spip. php?article6217 22 Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2 Garnery L., 2013. Biodiversité de l’abeille domestique : Soutien scientifique à la gestion durable de la diversité ainsi qu’à la mise en place de conservatoire génétique, 4p., http://www.google.fr/search?hl=fr&source=hp&b iw=&bih=&q=Garnery+biodiversité+de+l%27abeille+d omestique&btnG=Recherche+Google&gbv=1 Hennuy j.-C., 2014. Trop d'abeilles à Bruxelles? "Une rumeur", disent les apiculteurs : http://www.rtbf.be/info/ regions/detail_trop-d-abeilles-a-bruxelles-une-rumeurdisent-les-apiculteurs?id=8314942 Mathieu D., 2015. Au sujet de l’effondrement des colonies d’abeilles... Actualités Tela botanica, mis en ligne mercredi 22 avril 2015 Morelle R., 2014. Bumblebees infected with honeybee diseases, site consulté le 26 février 2014, http://www. bbc.com/news/science-environment-26242960 Partenaires et adresses utiles Apicool : www.apicool.org, http://cluster010.ovh.net/~apicool/ Apis Bruoc Sella : www.apisbruocsella.be, Rue des Passiflores 30, B-1170 Bruxelles Centre Apicole de Recherche et d’Information (CARI) : Place Croix du Sud, 4 bte L7.07.09 B -1348 Louvain-laNeuve, http://www.cari.be/accueil/ INRA : laboratoire Pollinisation et écologie des abeilles, Domaine Saint-Paul - Site Agroparc 228 route de l'Aérodrome CS40509 F- 84914 Avignon cedex 9, France