Diapositives - Institut EDS

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D. Bourg/Université de Lausanne
Fragmentation du paysage
scientifique et démocratie
scientifique
Introduction
• Peut-on encore légitimement parler de la science au singulier ?
Curieusement d’ailleurs, c’est en général quand on cherche à
contester quelque énoncé scientifique que l’on revendique
l’autorité de la science, comme le font par exemple les
climato-sceptiques. Or, il n’y a pas une autorité scientifique en
soi, mais une pluralité insurmontable d’expressions
scientifiques, qu’il convient de recevoir différemment
• J’aimerais montrer que le déni de la pluralité inhérente à la
production scientifique conduit à diverses difficultés
d’appréciation, et même à des dysfonctionnements de nos
démocraties. Pour autant qu’elle érige le citoyen en juge des
politiques publiques, la démocratie dépend en effet
étroitement de la façon dont nous exerçons notre faculté de
juger.
Québec
novembre 2012
Première approche du
pluralisme : le caractère
circonscrit de la science
poppérienne
•
Extension réduite du critère poppérien (on peut englober l’idée de
science normale propre à Kuhn) : falsification d’une théorie grâce à une
expérience clé (Je m’appuie pour ce qui suit sur Nicolas Bouleau et ses
travaux sur la modélisation).
•
La plupart des mathématisations du réel, des modélisations,
(même si modèles prédictifs : une seule trajectoire ne saurait les
falsifier) ne sont pas falsifiables : souvent des modèles concurrents
(économie, climat, etc.), perfectibles à l’infini comme pouvait l’être le
modèle de Ptolémée….
•
L'exemple générique le plus simple est celui de la modélisation du flux
d'un fleuve pour la prévision des crues. Il existe des familles de
modèles qui ne prédisent pas les mêmes probabilités de franchissement
de seuil
•
Chaque modèle ou famille de modèles est indéfiniment perfectible.
Québec
novembre 2012
Du pluralisme
épistémologique
• Pour qu'une théorie soit poppérienne, il faut qu'elle n'ait qu'un
nombre fixé de paramètres et qu'ils soient tous numériquement fixés.
Difficile d'en citer hormis la gravitation et quelques théories
physiques. Les théories probabilistes ne sont jamais dans ce cas, car il
faut une infinité d'événements pour déterminer une loi de probabilité
• Quelques rares domaines du réel relèvent ainsi d’une approche plutôt
univoque, même si elle ne saurait être non plus simplement réaliste
(asymétrie vrai/faux). En revanche, l’essentiel de la production
scientifique échappe à cet idéal de l’univocité et obéit à un
pluralisme insurmontable. Il est par définition possible de
construire plusieurs modèles, mais pas une infinité non plus, d’un
même ensemble de phénomènes.
Québec
novembre 2012
Sciences du diagnostic et
techno-sciences
•
•
•
•
•
Il n’y a plus grand sens à parler de la science au singulier, parce qu’il
existe une première différence entre un régime exceptionnel et
idéal, univoque, et un régime ordinaire, où règne une certaine forme
de pluralisme.
D’autres différences affectent le paysage scientifique. Par exemple la
différence entre sciences du diagnostic et techno-sciences. Le
fossé est grand, par exemple, entre les promoteurs de la biologie de
synthèse ou de la géoingénierie d’un côté, et les communautés
scientifiques de la science du climat ou de la biodiversité de l’autre.
Les sciences du diagnostic cherchent à rendre compte d’une
objectivité préalable, à s’en approcher le plus possible. Elles sont
également censées nous permettre d’anticiper les trajectoires possibles
de certains aspects du monde. Elles devraient constituer un élément
déterminant pour l’action publique notamment.
Les techno-sciences visent en revanche à produire des objets, des
objets destinés à être vendus sur le marché.
Un diagnostic peut-être plus ou moins vrai, et non un objet.
Québec
novembre 2012
Du pluralisme
épistémologique en
particulier
•
•
•
Les unes et les autres n’entretiennent pas les mêmes relations avec la
différence faits/valeurs, ni avec la rationalité, ni avec les questions
économiques.
Les sciences du diagnostic cherchent à décrire des états de faits et se
situent à l’amont des valeurs ; on reste dans le domaine de la
neutralité axiologique. En revanche, en fonction de nos valeurs
préalables, elles auront des conséquences pour la conduite de nos
actions, et tout particulièrement sur un plan collectif. Les technosciences ne visent pas à dévoiler une réalité préalable, mais à produire
une réalité nouvelle, et nullement nécessaire. Elles sont tout sauf
axiologiquement neutres. Et la régulation par le marché est de ce
point de vue très insuffisante.
Pour les premières (sc. du diagnostic), la rationalité est une fin. Pour
les secondes elle ne constitue qu’un moyen. La méthode permettant à
la biologie de synthèse de produire telle ou telle entité est rationnelle,
mais en aucun cas l’entité produite. L’entité en question peut ensuite être
interprétée ou légitimée en fonction d’une rationalité particulière, par
exemple la rationalité économique.
Québec
novembre 2012
Du pluralisme
épistémologique en
particulier
• Enfin, elles entretiennent également un rapport fort différent
à la chose économique. Les acteurs de la géoingénierie ou
de la biologie de synthèse sont portés par des intérêts
économiques puissants alors que les acteurs des sciences du
climat ou de la biodiversité peuvent, si l’on considère leur
diagnostic, s’opposer ou remettre en question ces mêmes
intérêts (exemples : Carson et entomologistes, Australie 2011
et menaces contre climatologues ou OGM).
• Que ce soient par exemple des motifs économiques qui semblent
pour l’essentiel prédisposer les publics à accepter ou à récuser la
thèse scientifique de la responsabilité anthropique en matière de
changement climatique (Lewandowsky et alii) constitue une
pathologie du jugement. Curieusement, souvent ceux qui ne
croient au diagnostic climatique, feront confiance à la
géoingénierie pour nous tirer d’affaire.
Québec
novembre 2012
Pluralisme et sciences du
diagnostic
• La pluralité concerne aussi le domaine des sciences du
diagnostic : peut-on par exemple mettre sur le même plan le
diagnostic des sciences du climat et celui des experts relatif
aux suites environnementales et sanitaires de Tchernobyl ou
Fukushima ?
• Dans un cas (climat) les données sont en un sens
universelles et non dissimulables, les fondements théoriques
construits tout au long du 19ème siècle ; dans l’autre, l’accès
aux données dépend étroitement d’événements
singuliers et de leur gestion.
• Illustrations : chiffres UNSCAR, liquidateurs, corium et nappe
phréatique à Tchernobyl, conséquences sur long terme et bruit
de fonds, OMS et nucléaire, intérêts divers, etc.
Québec
novtembre 2012
Pluralisme et contexte
• A quoi s’ajoute aujourd’hui une situation très
particulière avec des contradictions fortes entre
certains résultats des sciences du diagnostic et les
valeurs de la société néolibérale d’un côté et, de
l’autre, une pression très forte exercée par la sphère
marchande sur les autres sphères sociales résultant de
la globalisation néolibérale de l’économie
• Pour mieux saisir l’originalité du moment je propose de
revenir aux années 1980
Québec
novembre 2012
Années 80
• Reportons nous une trentaine d’années en arrière, au
moment de la publication de Die Risiko Gesellschaft
d’Ulrich Beck (1986)
• L’analyse de Beck :
-
Risques engendrés par le processus de modernisation
lui-même ; modernité réflexive
- Face à face société civile organisée/science « officielle »
- Les premiers dénonçant les risques, les autres ayant
plutôt tendance à les minimiser
Québec
novembre 2012
Aujourd’hui
• Ce sont désormais certains scientifiques qui tiennent un
discours apocalyptique (IPCC, grandes revues, demain
l’IPBES ?), discours qui laisse quasi indifférent tant les
politiques, les économistes, les risk managers que grosso
modo la majeure partie de l’opinion publique, quand les
uns et les autres ne deviennent pas climato-sceptiques.
• Il y a même une opposition quasi frontale entre le discours
scientifique et le discours onusien de l’économie verte (30
fois le mot « croissance » dans le document final de
Rio+20)
Québec
novembre 2012
Discours des limites
ROCKSTRÖM J. et alii, « A safe operating space for humanity », Nature, vol.
461/24 September 2009
• le changement climatique,
• le taux d’érosion de la biodiversité
• l’interférence de nos activités avec les cycles de l’azote
et du phosphore
• la déplétion de l’ozone stratosphérique
• l’acidification des océans
• l’usage de l’eau douce et celui des sols
• la quantité et la qualité de la pollution chimique
• l’impact des aérosols atmosphériques
Québec
novembre 2012
Illustration
« Dans un monde de plus 4°, écrit par exemple R. Warren,
les limites à l’adaptation humaine sont probablement
dépassées dans de nombreuses parties du monde, alors
que celles propres aux systèmes naturels sont largement
dépassées dans le monde entier. En conséquence, les
services écosystémiques dont dépendent les modes de vie
humains ne pourraient être préservés. Même si des études
ont suggéré que l’adaptation devrait être possible dans
quelques aires pour les systèmes humains, de telles études
n’ont généralement pas pris en compte la perte des
services écosystémiques. »
R. Warren« The Role of Interactions in a World Implementing Adaptation and Mitigation
Solutions to Climate Change », in dossier « Four Degrees and Beyond : The Potential
for a Global Tempe- rature Increase of Four Degrees and its Implications »,
Philosophical Transactions of the Royal Society A, January 13, 2011
Québec
novembre 2012
Illustration
• « Ici nous récapitulons les preuves selon lesquelles des
transitions critiques à une échelle planétaire se sont déjà
produites au sein de la biosphère, quoique rarement, et
que désormais les hommes sont en train de provoquer une
transition comparable, qui pourrait faire basculer
rapidement et de manière irréversible la Terre vers un état
jamais expérimenté par le genre humain. »
BARNOSKY A. D. et al., « Approaching a State Shift in Earth’s Biosphere »,
Nature, 7 June 2012, Vol. 486
Québec
novembre 2012
Le déni
• Le gouvernement de la Caroline du Nord est allé jusqu’à
proposer d’interdire en 2012 la publication de rapports
scientifiques sur le changement climatique, parce que
nuisibles au marché foncier côtier et insensibles à la
sollicitude divine pour le peuple américain.
Québec
novembre 2012
Construction du déni
• Le déni en question ne relève pas d’une quelconque génération
spontanée
• Rappel des travaux de Oreskes/Conway : tabac années 50, climat
à compter années 80, instillation du doute pour délégitimer les
politiques publiques, retour même sur Rachel Carson et le DDT
(les ténors scientifiques hors course : Frederick Seitz & Fred
Singer, Heartland Institute, Marshall Institute, Free-market
fundamentalism)
• Réussite aux USA et GB, échec Copenhague 2009, campagne
présidentielle américaine 2012
Voir Jackson, 2010, p. 84
Québec
novembre 2012
Pluralisme et démocratie
• Quelles conséquences pour science/démocratie : la question
science/démocratie ne fait pas sens dans sa généralité, mais varie
foncièrement en fonction du type de science impliqué :
- même les climato-sceptiques ou autres créationnistes ne
revendiquent pas le géocentrisme ; car toucherait à la physique
dure et à un acquis culturel de longue date ;
- diagnostic/production d’objets : dans le second cas, pas un
problème de science (peut le devenir si on recourt au 2° degré au
diagnostic, mais ce ne devrait pas être la même communauté de
chercheurs), mais d’économie d’un côté et de choix démocratique
de l’autre, et du rapport entre les deux : et pourtant on ne cesse
d’invoquer l’autorité de la science (nous sommes pas face à une vérité
nécessaire mais face à des produits possibles, contingents, légitimés
par d’autres modalités de jugement) ; un objet n’est ni vrai ni faux
Québec
novembre 2012
Pluralisme et démocratie
- la difficulté suscitée par les sciences du diagnostic : le rapport au
futur ;
- climat/nucléaire : important de différencier les degrés de
fiabilité du diagnostic ;
- climato-scepticisme : cas de pathologie du jugement, car un déni
construit du diagnostic scientifique avec substitution pure et simple
du croire au savoir (non pas adhérer à tel savoir plutôt qu’à tel
autre, comme avec modèles, mais substitution du croire au savoir)
- ce qui, me semble-t-il, rend difficile de pratiquer ces
distinctions est une forme générale de pathologie du
jugement associée à l’omniprésence de la logique marchande
promue par le néolibéralisme.
Québec
novembre 2012
Pluralisme et démocratie
• Pluralité des formes de jugement et des sphères de valeur :
vrai/faux (science), beau/laid (arts), bien/ma
(morale)l, légitime/illégitime (politique), payer/ne pas
payer (économie de marché), croire/ne pas croire
(domaine de l’adhésion), efficace/inefficace (technique),
individuel/collectif (sphères individuelle et sociales),
juste/injuste (droit), etc.
• Avec néolibéralisme : la sphère de l’économie de marché et
les jugements afférents tendent à se substituer aux
autres sphères et modalités de jugement : l’impératif
économique devient le seul juge de l’innovation, marché de
l’art, financement à finalités économiques de la recherche,
diminution de la sphère publique et des prérogatives des Etats,
individualisme libertarien, création monétaire exclusivement
privée, etc.
• Réduction systématique de la diversité des domaines à un
seul domaine
Québec
novembre 2012
Pluralisme et démocratie
• Analogie avec feu le communisme : la marque du
totalitarisme communiste était l’absorption de la diversité des
sphères de jugement par le parti et son matérialisme historique
et le Politburo .
• De même aujourd’hui tout devrait s’effacer devant la
logique marchande
• Or, il n’y a pas de démocratie sans pluralisme, sans pôles
indépendants de jugement et de décision, et donc sans
exercice du jugement en fonction des sphères et circonstances
(Walzer, Lefort, etc.)
Québec
novembre 2012
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