5 IDÉALISME DIALECTIQUE ET PASSAGE AU MATÉRIALISME : CONSÉQUENCES DE L'IDÉE SCHELLINGIENNE D'UNE CONTRACTION DIVINE POUR LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE (*) Schelling n'est pas un penseur politique. Au cours de sa vie philo· sophique il a esquissé par trois fois une théorie de l'ordre politique, c'est-à-dire, pour parler la langue de son système, une déduction de l'État. Et il en est resté à ces esquisses passagères. L'étonnant n'est cependant pas l'absence évidente d'intérêt que l'auteur manifeste à l'égard de ce sujet et que traduit le caractère occasionnel de ces tentatives de déduction, mais l'incompatibilité qui existe entre celles-ci. Chacune de ces esquisses choisit un point de départ différent et elles conduisent chacune à des résultats qui s'excluent récipro­ quement. TROIS DÉDUCTIONS DE L'ÉTAT Le jeune Schelling s'était appliqué à étendre de façon spéculative à la philosophie de la Nature l'emploi restrictif que faisait Kant de la faculté de juger. Aussi fut-il tout près, lors de sa première tenta­ tive pour compléter d'un point de vue systématique cette philosophie de la Nature par une philosophie de l'Esprit .(1), de revendiquer une valeur constitutive pour les idées de la philosophie kantienne de l'Histoire : l'intention pratique d'établir un juste » « ordre parfaitement échappe aux scrupules théoriques de la Critique de la Raison Pratique, dont on peut considérer que c'est Fichte qui la mena à son terme. Schelling en appelle dans ce contexte à la doctrine kantienne du Droit pour soutenir sa philosophie de l'Identité. L'homme, en tant qu'être de raison, agit librement; quant à savoir si un individu fixe des bornes à son action en tenant compte de la possibilité qu'ont les autres d'agir aussi librement, c'est là une question qui ne relève 188 IDÉALISME DIALECTIQUE que du libre-arbitre de chacun. Mais on ne saurait toutefois aban­ donner ce qu'il y a de plus sacré au hasard ; il faut au contraire, «en vertu d'une loi infaillible, rendre impossible la suppression de la liberté individuelle sous l'effet des rapports entretenus par l'ensemble des individus liberté », (2) ». Il faut « une loi naturelle pour qu'il y ait une c'est-à-dire qu'il faut en l'occurrence un ordre juridique établi selon les principes de la Raison Pratique mais garanti par la sanction automatique d'un pouvoir d'État. Il doit s'exercer à la fa­ çon d'un mécanisme naturel (3). Le Droit Naturel rationnel se trouverait fondé durablement - exactement comme l'entendait Kant - si l'organisation intérieure de tous les États était républi­ caine et s'ils étaient tous citoyens d'une fédération mondiale. Mais une constitution universelle de cette nature n'est « réalisable que par l'espèce tout entière, autrement dit par l'histoire ( ') ». « Le seul véritable objet de l'Histoire>> est d'en étudier la naissance progressive. Cette idée d'une contemplation historique fait allégrement de la philo­ sophie de l'Identité un spiritus rector de l'histoire. Comment admettre que les conflits inévitables qui naissent entre les actions individuelles et que le jeu absolument libre de la liberté finira par produire quand même quelque chose de raisonnable si l'histoire dans son ensemble ne nait pas de la synthèse absolue de toutes les actions, une synthèse « dans laquelle, parce qu'elle est absolue, tout est si bien prévu et calculé que tout ce qui peut arriver, aussi contradictoire et contraire à l'harmonie puisse-t-il paraître, y trouve son fondement et son unité (5 ) » ? Du point de vue supérieur de l'Identité absolue l'expérience que l'individu agissant fait de sa liberté morale se trouve ravalée au rang de phénomène au même titre que la causalité naturelle dégagée par la connaissance. L'allégorie baroque de l'univers comme théâtre se dissout ici dans l'harmonie : « Si nous nous représentons l'histoire comme une pièce de théâtre dans laquelle tous les acteurs jouent leur rôle en toute liberté et comme bon leur semble, il n'est possible d'envisager une évolution raisonnable de ces jeux qui s'enchevêtrent que s'il existe un Esprit créant tous les aspects de cette œuvre et si cet auteur, dont les divers acteurs ne font que jouer les fragments, a établi d'avance une har­ monie entre le libre jeu des individus et le résultat objectif de l'en­ semble, de telle façon qu'il ne puisse en sortir finalement que quelque chose de raisonnable. Si cet auteur était indépendant de sa pièce, alors nous ne serions que les acteurs en train de jouer ce qu'il a créé. Mais s'il n'est pas indépendant de nous, c'est qu'il ne se révèle et n'apparaît que dans la succession des rôles joués par notre liberté et qu'il n'existerait lui-même s'il n'y avait cette liberté ; nous sommes donc les co-auteurs de l'ensemble et inventons nous-mêmes les rôles particuliers que nous jouons. >> ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 189 Ce Dieu qui se révèle dans l'Histoire emprunte à l'origine les carac­ tères, plus esthétiques et magnifiés qu'historiques et fragmentaires, de sa divinité à une philosophie de l'Art qui transpose la Renaissance et Giordano Bruno dans le langage de Novalis. La deuxième tentative de Schelling pour établir une théorie de l'ordre politique entretient- implicitement mais indiscutablement­ avec la première des rapports négatifs. Dix ans après le Système de l'Idéalisme transcendantal il déclare laconiquement dans les Confé­ rences priçées de Stuttgart {") : « On sait combien on s'est donrié de peine, en particulier depuis la Révolution Française et en partant des concepts kantiens, pour démontrer la possibilité d'une unité compatible avec l'existence d'êtres libres, c'est-à-dire celle d'un État qui ne serait en fait que la condition de possibilité suprême de la liberté des individus. Or un tel État est impossible. Ou bien l'on prive le pouvoir de l'État de la puissance qui lui revient, ou bien l'on instaure le despotisme si jamais on la lui donne (7). » Renvoyant à Fichte, Schelling remarque que ce n'est pas un hasard si les penseurs les plus conséquents sont parvenus à l'idée du pire despotisme en pensant celle d'un ordre parfaitement juste. Ici la déduction de l'État procède de la philosophie des âges de l'humanité et sert en effet à prouver cet événement qui échappe certes à l'expérience mais s'impose à la pensée par ses conséquences et dont Schelling, depuis 1804, donne une première formulation mythologique : la chute du premier homme. Pour lui la << preuve la plus flagrante » de la rechute de l'homme dans le naturel est l'existence de fait de l'État. Par elle l'humanité perd à son tour son << unité », après que l'homme a fait perdre la sienne à la nature ; êtres raisonnables séparés de Dieu, les hommes doivent maintenant chercher vainement en lui, non plus la véritable unité mais leur propre unité : « L'unité naturelle, cette seconde nature au­ dessus de la première à laquelle l'homme doit par nécessité sacrifier son unîté, est l'État ; et l'État est donc, pour le formuler clairement, une conséquence de la malédiction qui pèse sur l'humanité (8). » Ce que l'on considérait jadis comme un avantage : la possibilité qu'a la contrainte légale institutionnalisée sous forme d'État de garantir la légalité des actions avec la même sûreté qu'un mécanisme naturel, lui est maintenant reprochée comme un manque de moralité, bien qu'il ne s'agisse là en fait que d'une difficulté inhérente à tout système ne mettant pas en vigueur des distinctions du type de celles de la philosophie réflexive, et ne reconnaissant, comme le système hégélien, la puissance de la seconde nature comme durablement fondée que lorsqu'elle a pris la forme établie de la moralité : «L'État, si toutefois il est régi avec quelque raison, est parfaitement conscient qu'il ne parvient à rien en usant de la seule force physique et qu'il lui faut faire appel à des motivations spirituelles plus élevées. Or il n'a aucun 190 IDÉALISME DIALECTIQUE pouvoir sur celles-ci ; elles se trouvent hors de son champ d'influence et l'on peut dire qu'il se vante lorsqu'il prétend donner naissance à un ordre moral et être une puissance comparable à la nature... C'est bien pourquoi toute unité naissant dans un État n'est jamais que précaire et temporaire ( • ) . n Tant que la cohésion politique qe la société repose sur l'exercice par l'État d'une contrainte physique, la véritable unité de l'espèce humaine demeure inaccessible ; pour l'atteindre il faut que l'homme possède au préalable la faculté « sinon de se passer de l'État et de le supprimer, du moins de l'amener à abandonner progressivement sa puissance aveugle ... et à accéder à l'intelligence (10} n, Les consé­ quences anarchistes à peine voilées découlant de cette conception épargnent au demeurant à Schelling de s'engager dans la discussion de la meilleure forme d'État. En 1800 il avait pris nettement posi­ 1810 cette question tion en faveur d'une république démocratique ; en lui est devenue indifférente. L'État en tant qu'État, cette institution contraignante dans laquelle la domination, sévissant sans réserves, apparaît comme la substance même du politique, demeure pour lui le signe infaillible que la corruption affectant l'ordre originel de l'humanité et de la nature persiste. Quelque quarante ans plus tard, la troisième tentative de Schel­ ling pour établir une théorie de l'ordre politique (11), le conduit à rejeter ses deux esquisses antérieures. La tentative « de supprimer l'État en tant que tel, c'est-à-dire dans ses fondements, en recourant dans la pratique à une révolution, qui, lorsqu'elle est voulue, est un crime... (et) dans la théorie à des doctrines qui tendent à conformer et à adapter autant que possible l'État au Moi n (12), lui apparaît à l'opposé de la vérité. Et il ne vise pas, en disant cela, les théories présocialistes qui fleurissent en France ou même le Manifeste Commu­ niste qui, quelques années plus tôt, avait fait un certain bruit ; ce qu'il vise, c'est la doctrine approuvée jadis avec emphase par le jeune Schelling, qui l'avait amplifiée de façon spéculative, c'est le rous­ seauisme démesuré du philosophe de Konigsberg : << Cette Raison, qui, comme nous l'avons dit, est au service du Moi, ne peut être dans ce cas, où prédomine non pas un intérêt théorique mais un intérêt pratique, que sophistique et ne peut déboucher par conséquent que sur l'autonomie totale du peuple, c'est-à-dire sur une masse indifférenciée où, dans la mesure où l'on ne peut cependant éviter un semblant de constitution, le peuple doit être à la fois, ainsi que l'explique Kant, dirigeant et sujet - dirigeant en tant que nation unie, sujet en tant que foule d'individus ( 13) . n Schelling continue bien sûr, dans la philosophie de sa maturité, de mettre l'État en rapport avec la chute du premier homme ; mais il n'apparaît plus maintenant comme la manifestation incontestable ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 191 d'un monde désordonné mais comme une puissance remédiant juste­ ment à ce désordre. L'hommé paie une dette en reconnaissant à l'État la valeur de cet ordre intelligible dont il s'est détaché et dont l'État est le représentant sur terre : <<L'État n'est autre que la réalité extérieure de cet ordre raisonnable doté d'un pouvoir contraignant ; matériellement il n'est qu'un simple fait et n'a qu'une existence de fait mais il est sanctifié par la loi qui vit en lui et qui n'est dictée ni par le monde ni par l'homme mais provient directement du monde intelligible. Devenue puissance effective, la loi est la réponse à l'acte par lequel l'homme s'est placé hors de la Raison; c'est là la Raison dans l'Histoire ( 1•). » Un positivisme ontologique conduit ici à une identification immédiate, se passant de la médiation hégélienne de la légalité et de la moralité, entre l'autorité qui s'exerce dans les États existants d'une part et l'établissement nécessaire d'un ordre moral opposé abstraitement à l'homme et hypostasié comme l'Étant véri­ table d'autre part. A ce stade du processus historique mondial l'État est eo ipso l'instance de la restauration : « Face à l'existence effective du monde l'État est l'ordre intelligible devenu lui-même effectif. Il prend de ce fait ses racines dans l'Éternité et constitue la base cons­ tante, impossible à supprimer ou même à étudier plus en détail, de toute l'existence humaine et de tout développement ultérieur, la condition qu'il faut maintenir à tout prix, que ce soit dans la politique proprement dite ou dans la guerre, là où l'État est pris comme fin En (15). » 1810 nous lisons au contraire : «La plus grande confusion naît des collisions entre les États et le phénomène le plus éminent qui mani­ . feste l'absence d'unité et l'impossibilité de la trou·ver est la guerre (16) » Il n'aurait cependant pas été utile de rappeler ces trois esquisses contradictoires si elles constituaient l'illustration d'une évolution directe de Schelling des idées révolutionnaires qu'il nourrissait au Tübinger Stift à la philosophie de l'État conservatrice et religieuse caractéristique de la réaction romantique sous Frédéric-Guillaume IV. Le chemin qui menait des opinions républicaines aux idées monar­ chistes, aussi peu perspicace fût-il, n'était guère original pour sa génération. Ce qui retient l'attention, c'est ce détour par la seconde version de la philosophie de l'État, laquelle menait à la négation de l'État en tant que tel. Il faut nous assurer du contexte dans lequel ce thème apparaît afin de voir s'il est possible de l'interpréter comme le symptôme d'une crise qui mena Schelling, et lui seul parmi les grands idéalistes, aux confins du matérialisme. 192 IDÉALISME DIALECTIQUE LA CORRUPTION DU MONDE ET LE PROBLÈME D'UN COMMENCEMENT ABSOLU Le célèbre règlement de compte auquel Hegel soumet le concept schellingien d'identité absolue et l'intuition intellectuelle qui lui cor­ respond concerne aussi le Schelling du Bruno. En fait, cette philo­ sophie de l'identité ne « prenait pas au sérieux l'être-autre et l'alié­ nation, non plus que le dépassement de cette aliénation » ; il manquait à son Absolu «le sérieux, la douleur, la patience et le travail du néga­ tif (17) ». Or, dans un traité qui se donnait pour une simple suite de Bruno, Schelling avait anticipé de deux ans cette critique formulée par la Préface de la Phénoménologie de l'Esprit. Dans l'écrit sur « Philosophie et Religion >> on trouve pour la dernière fois une défini­ tion positive de l'intuition intellectuelle (18), cependant que pour la première fois le problème du << détachement des choses finies de l'Absolu » se pose de façon si pressante que Schelling se croit obligé de nier l'existence d'une osmose constante entre l'Absolu et le réel. Le passage de l'un à l'autre ne lui semble guère pensable que comme «rupture totale avec l'Absolu, par un bond (19) ». S'élevant contre ceux qui veulent, sans plus de réflexion (•0), partir de l'intuition intellectuelle, Hegel définit jadis (21) le « début » de la philosophie comme le « début d'un travail pour s'extraire de l'immé­ diateté de la vie substantielle », c'est-à-dire de cette figure de la cons­ cience dans laquelle elle se trouve toujours, en tant que savoir pris dans l'extériorité : l'Esprit apparaissant se libère de l'immédiateté de la certitude sensible et devient pur Savoir, obtenant ainsi comme résultat de l'expérience de la conscience le concept de science. La Phénoménologie de l'Esprit, qui se consacre au développement préa­ lable de la vérité inhérente au point de vue du Savoir pur, apparaît ainsi comme le préliminaire à la Science pure, c'est-à-dire à la Logique. C'est dans cet ordre qu'était prévue au départ la rédaction du sys­ tème. Et Hegel, au début de la Grande Logique, reprend de toutes façons la discussion de cette même question : qu'est-ce qui doit constituer le début de la Science (22) ? Il s'oppose aux procédés hypothétiques ou problématiques prenant comme point de départ un phénomène quelconque«formellement admis et présupposé par convention »pour confirmer ensuite cette hypothèse à l'aide du développement rigoureux de la recherche, démontrant après coup que ce qui n'était tout d'abord qu'un simple présupposé constitue le vrai point de départ - exactement de la même façon que la Phénoménologie extrait la conscience de son apparition extérieure ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 193 pour lui rendre son statut de pur Savoir. En tant que système, la phi­ losophie ne permet cependant pas que le point de départ, pour la seule raison que seul le résultat constitue une raison absolue, puisse être quelque chose de provisoire : « Il faut que la nature de la chose et du contenu soient néanmoins déterminants. »C'est pourquoi la science des apparitions de l'Esprit, ainsi que Hegel le constate explicitement dès 1817 dans l'Encyclopédie de Heidelberg (Par. 36), peut tout aussi peu constituer un point de départ absolu pour la philosophie que toute autre science philosophique du réel - car elles ont toutes la logique comme présupposé. Aussi le vieux Hegel considérera-t-il la Phénomé­ nologie de l'Esprit comme une œuvre particulière qu'il n'est plus temps de remanier; il l'exclura, comme on sait, du Système et en utilisera pour ainsi dire le titre aux fins de désigner un sous-paragraphe de la philosophie de l'Esprit subjectif. Dès ce premier chapitre de la Grande Logique, la liquidation est à moitié terminée : « Or on ne doit point faire de présuppositions mais s'en tenir au commencement lui-même dans son immédiateté»- au lieu de le médiatiser à l'aide du pur Savoir, qui est le point de vue de la Phénoménologie de l'Esprit - ; « il ne se définit alors que par le fait qu'il doit être le commencement de la Logique, de la pensée pour elle­ même...; ce commencement est donc l'Être pur n (23). Il est certain que Hegel n'en reste pas là. Pour que l'Être pur puisse être isolé comme tel, il faut en effet que le pur Savoir, qui en est le contenu, «se retire n de lui. Hegel déclare pour se tirer d'affaire qu'il est dans la nature même du commencement d'être l'Être et rien d'autre:« Nous n'avons ainsi aucun objet particulier, car le commencement, en tant que commence­ ment de la pensée, doit être absolument abstrait, absolument univer­ sel, forme sans aucun contenu ; c'est ainsi que nous parvenons à n'avoir rien d'autre que la représentation d'un simple commencement en tant que tel (24). >>Même le concept de commencement en tant que tel ne permet donc pas de voir dans l'Être abstrait une donnée objective immédiate, le commencement s'avérant aussitôt être lui-même com­ mencement de la pensée. Malgré tous les efforts que lui consacre la Logique à la recherche de son commencement, l'Être ne parvient pas à se débarrasser de la détermination de la pensée. C'est la raison pour laquelle on en reste à cette difficulté d'une analyse des formes logiques qui, dans leur sens ontologique même, les définit d'emblée comme des figures de l'Esprit conscient de soi. Le troisième livre de la Logique évoque cette diffi­ culté en ces termes : << Les pures déterminations que sont l'Être, l'Es­ sence et le Concept constituent aussi sans aucun doute le fondement et l'ossature interne élémentaire des formes de l'Esprit ; comme intui­ tion et comme conscience sensible, l'Esprit est présent dans la détermi­ nité de l'Être immédiat au même titre qu'il s'est; comme représentaThéorie et pratique (Torne 1). 13 194 IDÉALISME DIALECTIQUE tion et comme conscience percevante, élevé du niveau de l':Ëtre à celui de l'Essence, de la réflexion. Mais ces figures concrètes concer­ nent tout aussi peu la Science de la Logique que les formes concrètes que revêtent les déterminations logiques dans la nature et que seraient le Temps et l'Espace- l'Espace dans son accomplissement, le Temps comme nature inorganique - et la nature organique. De la même façon, ce n'est pas ici le Concept comme acte de l'entendement cons­ cient de soi, l'entendement subjectif, qu'il faut prendre en considéra­ tion, mais le Concept en et pour soi, lequel constitue aussi bien un stade de la Nature qu'un stade de l'Esprit. La Vie, la nature organique, est le stade de la Nature où se dégage le Concept; mais en tant que concept aveugle, ne se saisissant pas, c'est-à-dire ne pensant pas; en tant que tel il ne concerne que l'Esprit. Sa forme logique est indé­ pendante tant de la figure non spirituelle que de cette figure spirituelle du Concept; l'introduction nous a déjà remis ceci en mémoire; c'est à l'intérieur de aCJant même qu'on ne commence celle­ là une acception qui n'a pas à trouver sa justification la Logique mais doit être claire ci (25}. »La Logique a explicitement besoin d'un pré-concept de logique qui ne pourrait être établi comme Concept que dans le développement de la philosophie de la Nature et de celle de l'Esprit -lesquelles ont cependant besoin également de la logique comme présupposé. Il faut donc finalement que la science philosophique en tant que telle renonce à avoir un commencement absolu. Quel que soit le point de départ dont elle parte, celui-ci s'avère déjà dérivé car la progression de la détermination et la régression de l'acte de fonder coïncident (26}. << De cette manière la philosophie apparaît comme un cercle se fermant sur lui-même, qui n'a aucun commencement au sens des autres sciences, de telle sorte que le commencement est seulement une relation au sujet, en tant que celui-ci veut se décider à philosopher, mais non à la science comme telle {27}. '' Hegel avoue son embarras et convient qu'une introduction philoso­ phique à la philosophie est tout simplement impossible. Dans les faits il lui faut certes mettre sur pied une introduction didactique, mais avec cette réserve qu'elle ne peut, avant la philosophie, résoudre par ses méthodes relevant du simple raisonnement historique ce qui n'est véritablement possible que par les méthodes de la philosophie même (28). Cette propédeutique, dont devraient se débarrasser ses adeptes une fois parvenus à leur maturité, reste sans aucun rapport avec le système lui-même. La pensée idéaliste, en accédant à elle-même, se perd dans le cercle herméneutique qu'elle s'interdit de percevoir : car du point de vue du système il est impensable qu'il y ait un début du système. Schelling cependant le cherche. Avant d'examiner cette quête elle­ même, nous allons mettre en évidence, par une comparaison avec Hegel, les motivations qui l'y poussent. ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 195 Le cercle sans commencement ni fin de sa progression et en même temps de son retour en elle-même dans lequel la philosophie est incluse, et dans lequel elle s'inclut elle-même, n'est pas extérieur au monde parvenu à la certitude de lui-même dans le Savoir absolu : cette certi­ tude ne réside-t-elle pas en effet dans le savoir que le stade le plus élevé qu'une chose puisse jamais atteindre est celui où commence son déclin('"). La conclusion de la Logique, l'accès à l'unité de la méthode avec le système en tant que tel, est en réalité la clôture d'une Histoire dont on a mesuré les limites ; la ligne de son développement s'y inflé­ chit et rejoint le cercle. Et dans cette mesure il n'est pas besoin de fonder en particulier le fait que l'Idée absolue intervienne librement dans l'immédiateté de la nature. Schelling, qui croit percevoir entre la Logique et la philosophie de la Nature « une interruption du mouve­ ment n (30)- et ce sera par la suite un lieu commun de l'exégèse hégé­ lienne -, passe à côté de l'impitoyable et grandiose rigueur d'un sys­ tème qui se conçoit justement à la fin de la Logique comme se fermant en un cercle. L'Idée absolue n'aurait pas atteint son stade si son déclin n'avait pas commencé au même moment. S'il y a une rédemption, ce ne peut être que dans le sacrifice de l'accomplissement lui-même ; la vie éternelle n'est réelle que comme rédemption de l'éternité par la mort immortelle. Schelling remplit cette pensée de terreur : s'il était d'essence divine, il n'y aurait pas de rédemption de notre monde ; c'est là ce qu'a montré Hegel. Partant de ce point de vue, Hegel a défendu à bon droit la rationalité ininterrompue du réel dans sa totalité contre le reproche selon lequel il aurait sous-estimé l'importance du particulier, la finitude dans ses formes d'apparition particulières comme la douleur, l'erreur et le mal. Dans la Logique la Vie du Concept engendre aussi par dédoublement (Entzweiung) un Concept de Vie et en même temps le sentiment de ce dédoublement : «La douleur est l'apanage des natures vivantes ; dans la mesure où elles sont le Concept dans son existence, elles sont une réalité de la force infinie qui fait qu'elles sont en elles-mêmes leur propre négativité, que cette négativité est pour elles-mêmes et qu'elles se maintiennent dans leur autre. Lorsqu'on dit que la contradiction n'est pas pensable, il faudrait plutôt dire qu'elle est dans la douleur de ce qui vit une existence réelle ( 01) . n Il en va bien plutôt à l'inverse : c'est parce que ce reproche atteint très peu Hegel qu'il lui faut de toute évidence se soumettre au doute qui anime Schelling. Dans la mesure où Hegel assume, dans son système parvenu à sa conclusion et se refermant sur lui-même sans qu'il n'y ait plus ni commencement ni fin, la tension entre l'Absolu et le fini dans toute son insupportable acuité- alors que d'après Schelling seul un bond était possible entre les deux- il pérennise sous la forme de l'unité infinie de la négativité avec elle-même cette absence de pitié qui ne saurait demeurer et qui IDÉALISME DIALECTIQUE 196 pourtant demeure. Rapportée au Concept, cette idée se formule ainsi : « En vertu de la liberté que le Concept atteint en elle, l'Idée possède en elle-même le contraste le plus marqué; son calme réside dans l'assu­ rance et la certitude avec lesquelles elle l'engendre éternellement, le surmonte éternellement et se réunit en lui avec elle-même ( 32 ) . » Ce calme s'est accommodé stoïquement de l'immuable, à savoir du fait que la réconciliation ne réussit que dans le passage à une nouvelle aliénation ; et qu'une fois réussie elle échappe à nouveau comme si elle avait échoué. Il en est autrement chez Schelling : il aPait cru jadis avoir part à la réconciliation dans l'intuition intellectuelle de l'Absolu. En 1806, dans les Aphorismes sur la Philosophie de la Nature, l'identité absolue con­ tinue de lui apparaître comme le « bonheur universel hors de portée de tous conflits JJ; dans le Tout la mort n'existe pas. Mais comme il s'était représenté la vie divine comme un jeu de l'amour avec lui-même, sans tenir compte dans un premier temps, ainsi que Hegel le lui repro­ che, du« travail du négatif JJ, l'expérience qu'il fait ensuit de la« dureté et de l'isolement des choses JJ donne naissance, par l'ébranlement qu'elle provoque en lui, à un motif étranger à Hegel. La philosophie, qui de par son idéalisme cherche, après comme avant, à connaitre l'1hre dans son ensemble, a désormais pour tâche de concevoir, afin de ménager la possibilité de sa rédemption, comment ce monde sens dessus dessous prend son origine dans l'Absolu- en d'autres termes: de dépasser la théodicée par laquelle Hegel avait une fois encore justi­ fié le monde avec une extrême rigueur et de penser l'histoire du monde comme une théogonie. Dans les dernières lignes qu'il rédigea avant sa mort, Schelling confesse que cette exigence se manifeste de façon« tout à fait pratique JJ (33 ) , après que la philosophie ait succombé à un der­ nier désespoir - figure incomparablement différente de ce (( scepti­ cisme en cours d'accomplissement JJ déjà rois en œuvre par Hegel dans sa Phénoménologie. Ce désespoir est incomparable dans la mesure où il ne peut plus cette fois trouver sa satisfaction dans une dialec­ tique de la Vie n'ayant ni commencement ni fin. L'existence d'un commencement réel de ce mouvement est la condition de possibilité de son achèvement réel. Comme Hegel, Schelling s'élève contre ceux qui minimisent le déchirement de la Vie sans voir que c'·est juste­ ment de lui qu'elle tient la vie : (( Ils voudraient apaiser par des géné­ ralités pacifiques un conflit où seule l'action peut emporter la décision et décider par un simple enchaînement d'idées dans lequel le commen­ cement et le développement sont tout aussi arbitraires du résultat d'une vie qu'il faut traverser en combattant et du résultat d'une his­ toire dans laquelle alternent comme dans la réalité des scènes de guerre et de paix, les joies et les peines, les dangers et les sauvetages ( "') . JI Mais la phrase suivante manifeste la différence par rapport à Hegel : ET PASSAGE « AU 197 MATÉRIALISME Or personne ne croit parcourir le chemin menant à la vraie science s'il ne progresse pas de ce qui est réellement le commencement, ce qui permet véritablement de penser quelque chose, c'est-à-dire ce qui est en soi premier et immémorial... vers ce qui est réellement la fin par des maillons intermédiaires. Tout ce qui ne commence pas de cette façon... n'est qu'apparence, simulation, affectation de science. » En requérant dans sa conception des âges du monde un commence­ ment réel et une fin réelle, Schelling bat en brèche l'idée hégélienne de la vanité de cette vie toujours semblable à elle-même dans laquelle seul ce qui est voué à disparaître atteint son achèvement : « Si la vieille théorie du monde selon laquelle il n'y advient jamais rien de nou­ veau se trouvait confirmée et fondée, il n'y aurait alors à la question : qu'est-ce qui s'est produit? qu'une seule réponse exacte : la même chose que ce qui se produira ensuite, et à la question : qu'est-ce qui se produira? cette seule réponse : la même chose que ce qui s'est pro­ duit. Il en découlerait que le monde n'aurait en lui-même ni passé ni avenir et que tout ce qui s'y est produit depuis ses origines et tout ce qui s'y produira jusqu'à sa fin supposée s'inscrirait dans Une seule grande époque. Il faudrait chereher le seul vrai passé, le passé comme tel dans son universalité, avant et hors du monde et le véritable futur, le futur universel et absolu, après et hors du monde. Alors se déploie.. rait devant nous un vaste système des temps ( 35 ) . » Le commencement auquel Schelling, pour pouvoir donner à son système un commencement absolu, voudrait conférer une assise histo­ rique n'est dû en réalité qu'à une pétition de principe. Il est explicite que la philosophie n'est mue que par le autre irréductible » << sentiment vivace de cet qui s'impose partout à elle et contredit ses desseins et face auquel le Bien a du mal à conquérir une réalité, et par ailleurs par la conscience de sa nécessaire suppression, conscience qui lui est donnée en même temps que ce sentiment, sous forme d'une exigence pratique antérieure à toute théorie. Aussi faut-il, une fois qu'on a supposé au monde un caractère systématique, que l'origine de l'isole­ ment et de la corruption d'un monde finalement insensé, objet de souf­ frances pour lui-même et de reproches pour l'humanité ( 36) , soit prise en charge parles débuts d'un commencement échappant pour sa part à tout déchirement, pour qu'un dépassement de la corruption et une fin réelle du Mal puisse apparaître comme historiquement possible : nemo contra Deum nisi Deus ipse. Avec sa doctrine du Mal radical, Kant avait donné une indication permettant de rappmter cette preuve absolument irréfutable de l'exis­ tence d'une force active de négation à une raison naturelle dans laquelle « le fondement sUbjectif suprême de toutes les maximes (est) d'une manière quelconque lié à l'humanité et enraciné en elle » ( 37 ) . Or, pour saisir totalement cette raison naturelle, qui n'explique pas IDÉALISME DIALECTIQUE 198 seulement pourquoi le cœur humain mais aussi pourquoi le monde est à l'envers, il était nécessaire de dépasser les déterminations de la liberté, et même celles de la finitude, que l'idéalisme transcendantal avait données et qui faisaient encore partie intégrante tant de la philo­ sophie de la Nature que de la Phénoménologie de l'Esprit. Ce n'est pas une mise en rapport des facultés de connaissance, une dialectique de la Raison et de l'entendement se concevant comme mouvement de l'Esprit, qui est ici requise, mais quelque chose qui précède la Raison elle-même et dont elle tire son fondement sans jamais pouvoir s'en emparer en tant que tel. Répondant à cette définition, nous trouvons la matière. Ce n'est pas un hasard si elle est la<< croix de toute philoso­ phie » : « Les systèmes qui, procédant de haut en bas, veulent expli­ quer l'origine des choses, en viennent presque nécessairement à l'idée que les émanations de l'ultime force originaire doivent finalement se perdre dans un certain élément extérieur où il ne reste pour ainsi dire plus qu'une ombre d'existence, une trace ·de réalité, quelque chose qui n'existe plus que dans une certaine mesure et qui au fond n'existe pas ... Quant à nous, procédant à l'inverse, nous affirmons aussi l'existence d'un élément extérieur avant quoi rien n'existe; mais pour nous il n'est pas une émanation ultime mais quelque chose de primordial dont tout part, il n'est pas une simple absence ou un manque presque total de réalité mais l'activité d'une négation ('8). » Ce non-étant qui n'est pas une réalité et qui possède pourtant incon­ testablement une inquiétante réalité ( .. ) s'impose comme commence­ ment historique du système. Hegel dit de cette même matière, dont s'occupe« la représentation de Dieu dans son existence éternelle avant la création de la Nature et d'un esprit fini », en d'autres termes la Logique, qu'il s'agit au contraire de la pensée pure ('•). LA DIALECTIQUE DU MOI ET DE L'AMOUR COMME FONDEMENT DE L'AGE MATÉRIALISTE Il est certain que ce point de départ pratiquement historique et matérialiste d'une reconstruction du monde comme processus théo­ gonique n'apporterait rien s'il n'était possible de concevoir cette matière comme la matière même de l'Absolu et comme la condition de possibilité d'une rupture au sein de l'Absolu. Schelling prit connais.. sance de traditions apocryphes dans lesquelles ce rapport qu'il cher­ chait à établir se trouvait anticipé, encore que dans une langue mysti­ que, et s'intéressa aux traditions mystiques juive et protestante (u). Dans le contexte de l'étude que nous menons, trois éléments nous -� 1 199 ET PASSAGE AU MATÉRIALISME apparaissent pertinents : la conception d'une nature située en Dieu, celle d'un repli de Dieu en lui-même ('") et finalement la chute du pre­ mier homme, entrainant avec lui toute la création et inaugurant une histoire destinée à rétablir l'état de choses originel. Toutes trois entre­ tiennent des liens caractéristiques avec l'intuition d'une force de contraction, d'une contractio. 1. Dans le Zohar, ce grand texte cabalistique qui vit le jour dans la Castille du xm• siècle, on trouve un passage didactique parlant des deux mains de Dieu : la main gauche, avec laquelle il juge, et la main droite, avec laquelle il dispense sa grâce. Le tribunal divin, le juge­ ment dans sa sévérité, est aussi désigné par le terme de Dieu ». « colère de Le feu inextinguible de ce courroux qui brûle au fond du cœur de Dieu est maitrisé par son amour et assagi par sa grâce. Mais le brasier ainsi contenu peut à tout moment déchainer ses flammes et consumer le pécheur - tel une grande faim à laquelle la douceur divine n'impose que difficilement silence. C'est là à vrai dire une formule forgée plus tard par Jacob Bohme, lorsqu'il redécouvrit dans ses Quellgeister le monde de Séfirot, c'est-à-dire des qualités divines. Ce courroux apparait aussi sous la représentation complémentaire des pures ténèbres et de la rétraction, d'une sorte de contraction comme il s'en produit l'hiver, ajoute Bôhme, lorsqu'il fait terrible­ ment froid et que l'eau se change en glace; cette force de contraction est alors ce qui seul confère une existence ( << car la rigueur du froid est à l'origine de la rétraction et du comportement d'un corps et sa rudesse le dessèche, de sorte qu'il continue d'exister comme créa­ ture » (u)). 2. Cette première forme de contraction, que Dieu, en tant que nature éternelle, produit en lui-même et communique à sa création, ne doit pas être confondue avec un autre processus de contraction, par lequel Dieu fait en lui-même littéralement place au monde, puis­ qu'au départ il ne peut rien posséder qui soit en dehors de lui. C'est là la contraction comme acte créateur. Quelques siècles seulement avant Jacob Bôhme, Isaac Luria, le cabaliste de Safed, avait envisagé dans l'image du Zimzum une retraite de Dieu en lui-même; il se l'était représenté se bannissant lui-même de son propre domaine. Au nom de la révélation, Dieu se retranche dans les profondeurs de son être; se niant lui-même, il donne libre cours à la création. 3. Un élément est commun aux théories de Luria et de Bôhme : la chute du premier homme, Adam Kadmon, qui, également par une contraction, se retire du cercle originaire de la création pour exister pour lui-même ; son acte ressemble à la rétraction décidée par la volonté de la nature divine, bien qu'il ne procède pas de celle-ci mais seulement du libre arbitre de l'homme. En tout état de cause, sous l'effet de cette volonté individuelle de la créature, la nature en Dieu 200 IDÉALISME DIALECTIQUE prend par contre-coup à son tour la valeur d'un égoïsme divin : «Toute volonté qui se retire dans son moi et cherche à connaître le pourquoi et le comment de sa vie... accède à un être particulier. » Ces mots de Bôhme s'appliquent tout autant à la prime naissance en Dieu qu'à la renonciation du premier homme, décision par laquelle il entraîne avec lui la création dans l'abîme et renverse presque, par surcroît, Dieu lui-même de son trône. Schelling se laisse guider par son expérience de la corruption du monde ; les trois éléments que nous venons de citer sont propres, traduits dans le langage philosophique, à permettre une reformulation de cette expérience. On en saisit la portée en lisant cet étrange dia­ logue sur les liens entre la nature et le monde des esprits que Schel­ ling écrivit après la mort de sa chère Caroline ( .. ) :« Chaque étape par laquelle nous montons est agréable; la même, atteinte en tombant, est horrible. Tout ne manifeste-t-il pas une vie déchue? Ces montagnes sont-elles nées à la taille qu'elles ont aujourd'hui? Le sol qui nous porte est-il issu d'une surélévation ou d'un affaissement? Il y a pire : ce monde n'est pas régi par un ordre fixe et constant, les lois de son évolution ont un jour cessé d'agir et le hasard s'y est introduit. Ou qui croira sinon que les flots, dont nous voyons partout l'influence manifeste, qui ont percé les vallées et laissé tous ces lacs dans nos montagnes, ont agi en vertu d'une loi interne ? Qui donc admettra que c'est la main de Dieu qui a placé de lourdes masses de rochers sur des sables mouvants d'où elles ne pouvaient que glisser et ense­ velir de paisibles vallées semées d'habitations humaines, causant de terribles désastres et recouvrant sur les chemins de gais promeneurs. Ô ce ne sont pas ces restes d'une antique splendeur, à la découverte desquels les curieux explorent les déserts de la Perse et de l'Inde, qui sont les véritables ruines; la terre tout entière est une immense ruine que hantent les fantômes des bêtes et les esprits des hommes et où sont emprisonnés, comme retenus par des forces invisibles ou la malé­ diction d'un enchanteur, des forces et des trésors cachés (••). » C'est là, dans une langue romantique, une vision baroque du monde poussée jusqu'à l'absurdité. Comme preuve du« pouvoir exercé dans cette vie par l'extérieur sur l'intérieur (H) n, Schelling énumère les phé­ nomènes suivants: la puissance du hasard et de l'arbitraire, persistance obscure d'une irrégularité foncière échappant à toute rationalisation scientifique ; la fragilité et le caractère mortel de toute vie, la mala­ die, la loi universelle de la mort; les manifestations de ce qu'on appelle le mal naturel, c'est-à-dire toutes les choses nuisibles, les poisons ou simplemel'lt ce qui dans la nature suscite l'effroi (47); enfin la présence du mal dans le monde moral - dans un sens très large, tout ce qui est malheur, détresse, souffrance, et qui se multiplie en société : « Si nous y ajoutons encore tous les vices qui ne naissent qu'avec l'État, ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 201 la misère et le mal qui se répandent dans les masses, nous obtenons un tableau complet d'une humanité rabaissée au rang des choses physiques et contrainte de lutter pour son existence (48) . » Les souf­ frances que nous impose la vie nous laissent toutefois percevoir aussi un peu de la nostalgie « d'un bien inconnu et sans nom » - et elle aussi s'empare de nous. Schelling illustre d'abord par quelques exemples la structure de la négativité. Dans la mesure où l'erreur peut être pleine d'esprit tout en étant fausse, elle ne relève pas d'un manque d'esprit mais plutôt d'un contre-sens, elle n'est pas privation de vérité mais quelque chose de positif. L'Esprit lui-même est un entendement issu de l'absence d'entendement et il a la folie pour base. Car les hommes qui n'ont aucune folie en eux ont l'entendement vide et improductif. Ce que nous appelons entendement, entendement actif, spontané, n'est en réalité rien d'autre qu'une folie qui suit des règles. Il en va de même de la vertu. Sans volonté égoïste elle est sans force et sans mérite.« C'est pour cette raison qu'il est tout à fait juste de dire (Schelling parle ici de Hamann) que celui qui n'a ni l'étoffe ni la force d'être mauvais est aussi incapable d'être bon... L'âme de toute haine est l'amour et dans la plus violente colère ne se manifeste rien d'autre que le calme frappé en plein cœur et irrité par cette attaque (4" ) ». Ainsi l'erreur, la folie, le Mal dans son ensemble, semblent naitre d'un non-étant relatif qui s'érige en maitre au-dessus de l'étant, de la matière qui, renversant la situation, se dresse au-dessus de ce qui doit se réper­ cuter contre elle et se manifester comme essence - en un mot : de la domination autocratique d'un « principe barbare qui, surmonté mais non anéanti, constitue la base de toute grandeur >> (••). Il suffira d'une seule citation pour attester les origines mystiques de cette catégorie : << L'amour en tant que tel ne pourrait exister pour lui-même et ne subsisterait pas dans ces conditions ; car dans la mesure même où il est par nature expansif, infiniment communi­ catif, il serait amené à se dissoudre s'il n'y avait en lui une force ori­ ginaire de contraction. Dieu peut tout aussi peu que l'homme subsister de par le seul amour. S'il y a en Dieu de l'amour, il y a aussi de la colère et cette colère, la véritable force qui soit en Dieu, est ce qui fonde, ce qui soutient l'amour et lui permet de subsister (51) . »La force de contraction qui existe dans tout étant est désignée par Schelling comme la base sur laquelle repose toute existence (52) . Son essence est de nature amphibologique puisqu'elle fonde et retire tout à la fois, puisqu'elle seule confère une réalité tout en étant soi-même non-réa­ lité, puisqu'elle fuit et se résorbe en elle-même tout en donnant par ce mouvement une base à ce qui peut se manifester. Tant que cette matière reste soumise à l'amour, celui-ci peut accéder à son essence ; mais si elle s'élève au-dessus de l'amour, c'est alors le non-être qui 202 IDÉALISME DIALECTIQUE accède à l'être et du même coup ce pouvoir exercé par l'extérieur sur l'intérieur que l'on retrouve partout dans ce monde corrompu.«Comme il ne peut cependant y avoir de vie vraie, ainsi qu'elle n'était possible que dans l'état de choses originaire, il y a bien une vie mais une vie fausse, une vie de mensonge, fruit du désordre et de la corruption. La comparaison la plus frappante nous est fournie par la maladie, qui, représentant un désordre introduit dans la nature par un mésusage de la liberté, constitue le pendant du mal ou du péché (53). >> Schelling rapporte le renversement des principes, qui ne sont certes ce qu'ils sont qu'en rapport l'un avec l'autre mais qui peuvent l'être de façon vraie ou fausse, à un mésusage de la liberté. Celle-ci, mesurée aux conséquences de ses abus, doit être d'une part liberté absolue, mais ne peut d'autre part avoir été la liberté de l'Absolu car on ne saurait admettre que l'auteur de tous les maux est Dieu. Il faut donc que le renversement des principes et la corruption du monde soient advenus de par l'usage d'une liberté qui est comme celle de Dieu sans être cependant la sienne propre - la liberté d'un ancien dieu, Adam Kadmos, le premier homme. C'est en 1804 que Schelling a introduit cette idée d'un autre absolu : «Le pendant de l'Absolu, en tant qu'il est lui-même un Absolu partageant tous les caractères du premier, n'existerait pas véritablement en lui-même et ne serait pas absolu s'il ne pouvait se saisir dans son ipséité pour constituer véritablement l'autre Absolu ("') . » Nous pouvons affirmer que la démonstration de cet alter deus constitue le véritable sujet de la philosophie des âges du monde, même si les divers fragments ne sont pas parvenus jusqu'au passage où cet alter deus apparait vraiment dans le système, c'est-à-dire au praeter deum se transforme en une création extra deum. Si l'on parvient en effet à penser le mythe d'Adam Kad­ moment où la création mon et à dériver la catégorie de l'autre Absolu d'un commencement réel de l'Absolu, on a alors satisfait théoriquement - du moins d'après des critères idéalistes- à l'exigence pratique requérant qu'on démontre la possibilité d'une fin réelle de la corruption ici-bas. Il serait ainsi prouvé que le Mal n'existe pas de toute éternité et qu'il ne doit donc pas subsister éternellement - schéma de ·pensée dont se servent d'ailleurs, aujourd'hui encore, les marxistes lorsqu'ils soutien­ nent que le fait que la domination ait une origine historique implique qu'il est possible de la supprimer. Schelling quant à lui cherche donc à établir l'existence d'un Dieu qui, au commencement, n'est rien d'autre que Dieu et ne peut donc rien posséder au-dedans ou en dehors de lui-même qui soit autre que lui-même; mais de cette toute-puissance originelle il est possible d'envisager que naisse un autre Dieu : le premier homme, doté de la même nature absolue que Dieu. La toute­ puissance de Dieu ne s'accomplit que dans la génération de ce sem- ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 203 blable qui peut signifier pour lui, en vertu de cette extrême ressem­ blance, la perte de sa propre puissance. En créant le premier homme, Dieu joue son propre destin. Il encourt le risque de voir cet autre Dieu mésuser de sa liberté pour rompre les liens, en Dieu lui-même indis­ solubles, existant entre les principes et renverser leur rapport. Ce fa.1sant, cet autre Dieu prend sur lui-même d'accomplir la tâche promé­ théenne de créer pour ainsi dire une seconde fois le monde corrompu­ mais de le faire cette fois en vertu de sa propre nature corrompue, c'est-à-dire historiquement. Le Dieu originel est entrainé dans la chute de ce second Dieu et livré à l'Histoire; son propre destin est remis entre les mains du sujet de cette histoire : l'humanité dans son exis­ tence sociale. Déjà pour la cabale le Messie ne représentait qu'un sceau sur un document que les hommes devaient écrire eux-mêmes. C'est dans le premier fragment sur les âges du monde que Schelling établit l'existence de ce Dieu; il utilise pour ce faire la catégorie mystique de la contractio et il part lui aussi de l'idée de Dieu comme absence de fondement, comme Ensof, idée d'une volonté qui ne veut rien; les mystiques appellent cette divinité, qui se situe pour ainsi dire au-dessus de Dieu, joie sans partage, calme volupté, grâce, amour et simplicité; philosophiquement parlant cette liberté est à la fois Tout et Rien; elle est ce à quoi par excellence on ne peut attein­ dre. Nous ne pouvons nous la représenter que par des analogies : «Si nous pouvions admettre comme une évidence l'existence d'un Dieu personnel, il lui serait tout aussi peu possible qu'à n'importe quelle autre personne, humaine par exemple, d'exister par la seule vertu de l'amour. Car celui-ci, qui est par nature infiniment expansif, se disper­ serait et se perdrait s'il n'y avait une force de contraction qui lui donne consistance. Et tout autant que l'amour ne pourrait exister sans cette force de contraction, il serait impossible à celle-ci d'exis­ ter sans l'amour {55). » Ceci ne permet pas pour autant de déterminer le commencement. La première volonté à manifester ses effets est celle dans laquelle on assiste à une contraction de Dieu ; le commencement est une contrac­ tion de Dieu : «C'est dans l'attraction qu'il faut chercher le commen­ cement. Tout être est contraction (66). » On trouvera difficilement dans les écrits de l'époque des Ages du Monde une phrase que Schelling se soit plus. préoccupé de démontrer que celle-ci. Il fait sans cesse de nouvelles tentatives pour rendre plausible le matérialisme de cette méthode : << Dans l'évolution l'inférieur est nécessaire antérieurement au supérieur; il faut que s'affirme la force de négation et d'inclusion pour que puisse exister quelque chose qui puisse porter et manifester la grâce de l'Être divin, qui sans lui ne se révélerait pas. Aussi la colère doit-elle précéder nécessairement l'amour; la sévérité l'indul­ gence et la force la douceur. La priorité est dans un rapport inverse 204 IDÉALISME DIALECTIQUE à la supériorité (67}. » Dieu se rétracte en lui-même : cela signifie qu'il inclut en lui comme Nature ce qu'il est comme amour; la force de contraction devient le centre de son existence. Au commencement, l'Absolu est ce Dieu replié dans son propre être, sorte de première création de Dieu par lui-même. On en arrive ensuite à la seconde créa­ tion, la véritable création - celle dont sortira le monde sous sa forme idéale, parce que la lutte des principes provoquée par la contraction de Dieu est tendue vers son dénouement. Une phase de péripéties , précède ce dénouement : (( Dans chaque contraction la force agissante perçoit l'amour comme volonté première et se décide alors à nouveau à l'expansion; or la séparation éveille à nouveau en elle l'autre volonté sous forme d'un désir de vivre; et comme elle ne peut en abstraire- car c'est justement sur le fait qu'elle est ces deux volontés que repose l'existence - l'expansion provoque immédiatement une nouvelle contraction, sans qu'il y ait d'issue possible à ce cycle (u). » Après s'être retiré dans l'étroitesse, Dieu exige à nouveau de grands espaces et le calme de ce Néant dans lequel il se trouvait auparavant; or il ne le peut pas car il lui faudrait alors renoncer à la vie qu'il s'est donnée lui-même. Ce dilemme paraît insoluble et le serait aussi si Dieu ne pouvait s'offrir une nouvelle dimension, dans laquelle l'incom­ patible devient conciliable. Dieu peut rompre le charme de l'éternité et mettre fin à la contrainte de simultanéité des principes. II se retire dans le passé et transforme ce qu'il était simultanément dans les principes en une succession de périodes : les âges du monde. Le déroulement des péripéties comportait déjà une sorte de tempo­ ralité inhérente : (( Mais cette temporalité n'est pas de prime abord un temps constant et ordonné; à chaque instant elle est amenée par une nouvelle contraction et par la simultanéité à dévorer les enfants qu'elle vient à peine d'engendrer... A ceci près que c'est une person­ nalité différente de la première - le Dieu enfermé en lui-même qui s'en charge et que celle-ci peut supprimer de façon décisive la simultanéité des principes, poser l':f;tre comme première période, c'est-à-dire comme passé, l'étant comme présent et l'unité essentielle et libre de ces deux périodes contenue dans la première comme futur ; c'est par elle seule que peut être formulée et révélée la temporalité cachée dans l'éternité, ce qui advient lorsque les principes qui coexîs­ tent dans celle-ci sous forme de potentialités de l':f;tre ou simultanés apparaissent comme périodes (u). qui y sont » Ceci permet tout d'abord de donner un commencement au temps, ce qui est impensable ((si l'on ne pose pas d'emblée d'une part toute la masse du passé et d'autre part toute la masse du futur; car ce n'est que dans la tension entre ces deux pôles que naît à chaque instant le temps (••) n. Cette première décision, par laquelle Dieu rompt le cercle dans lequel il s'était enfermé, consiste à se retirer totalement dans ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 205 le passé : il s'agit donc encore d'un acte de contraction, mais plus au sens où l'entendait Isaac Luria car pour lui le retrait de Dieu en lui­ même signifiait moins une façon de s'enfermer qu'une manière d'aban­ donner sa place à un autre. Il s'agit d'une contraction dans la dimen­ sion supérieure du temps, dépassant en cela la première contraction, que l'on peut dire spatiale, la réintégrant à soi en tant que telle et, en la rabaissant au rang de potentialité, donnant libre cours à l'actuali­ sation de ce qui était enfermé. Or, si Dieu, ainsi rabaissé et chassé de lui-même, se trouve à ce moment assujetti à l'amour, ce dernier prend le pas sur lui et ce dépassement de l'égoïsme divin par l'amour divin constitue la créa­ tion, au sein de laquelle le principe de la première contraction, main­ tenant retiré dans le passé, demeure présent comme matière. Schel­ ling �xprime aussi cette contraction, qui reprend une fois encore en elle-même la première contraction ; dans l'image du fils engendrant le père par un dédoublement de soi tel à son tour engendré par lui (61) >>. « que ce qui engendre l'un est <<Le Fils est le Réconciliateur... car le Père lui-même n'est Père qu'en et par la personne du Fils. C'est pourquoi le Fils est à son tour la cause de l'être du Père; la formule bien connue des alchimistes convient donc ici parfaitement : est fils du Fils, celui qui était Fils du Père (12). Schelling appelle une fois l'éternité « » C'est en fonction de cela que enfant du temps >> ( •• ) . Car ce n'est que sur l'horizon ouvert des âges du monde, du temps, que l'éternité apparatt comme ce qui dépasse cet horizon, sorte de compa­ ratif tout à la fois du passé et du futur, plus passée que le passé pro­ prement dit, plus future que le futur, mais ne pouvant l'être qu'à travers eux. Dieu, lorsqu'il s'est enfermé et a décidé de donner lieu au monde, agit dans le présent de telle sorte que son éternité s'érige pour ainsi dire dans le temps :la création du monde idéal de la Nature et de l'Esprit s'accomplit dans les progrès de la dualité passé-présent. Ce n'est qu'au terme de cette dualité que peut être créé un être tota­ lement présent; seul l'homme, dont la conscience admet l'historicité, est capable de mainterur séparés le passé et le futur. Il se tient aux portes du futur et peut en franchir le seuil. S'il venait à accomplir ce passage dans l'ère future le Temps et l'Éternité se trouveraient d'un coup complètement médiatisés et les âges du monde présentement dissociés seraient à nouveau contemporains et réunis (64). C'est là le seuil critique du processus théogonique. Jusqu'à présent il était possible au Dieu retiré dans le passé - au Père conçu par un constant dédoublement au travers de la personne du Fils� d'embras­ ser du regard la succession des événements. Il continue même à les tenir en main lors de son abandon à la puissance dont il est lui-même l'auteur, jusqu'au moment où se dresse en face de lui, en la personne de l'homme, l'autre Dieu, apte à les lui prendre des mains. C'est en IDÉALISME DIALECTIQUE 206 cet instant que peut se vérifier cette phrase : « Il fait volontairement don de sa vie, la sachant la sienne propre. Il est Lui-même le premier exemple de ce grand enseignement, sur lequel on ne saurait trop réflé­ chir: qui trouve sa vie la perdra et qui perd sa vie la retrouvera Dieu aurait pu la trouver dans son ( ••) . » alter ego si ce premier homme s'était ouvert à l'amour: l'amour lie en effet<< ceux qui pourraient être chacun pour soi et ne le sont cependant pas, et qui ne peuvent être l'un sans l'autre » (60). Le texte antérieur auquel Schelling renvoie dans celui que nous citons le formule encore plus clairement : << Si chaque chose n'était un Tout mais seulement une partie du Tout, il n'y aurait pas d'amour; si l'amour existe, c'est que chaque chose est un Tout et cependant n'est pas et ne saurait être sans un autre (07). » A ce point se découvre le sens du processus théogonique dans son ensemble et une réponse est donnée à la question de la motivation qui a donné lieu à cet acte incompréhensible qu'est la première contraction divine, dépassée et reprise dans une seconde contraction ; en d'autres termes nous obtenons une réponse à la question de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. Dieu dispose de tout ; et ce pouvoir n'est limité que par sa propre nécessité. Le pouvoir de disposer comme devoir disposer est une condition que Dieu ne peut supprimer << sous peine de se supprimer lui-même (08) ». Il ne pourrait se libérer de cette unique limite, indissociable du pouvoir illimité de disposer, que s'il lui apparaissait un être dont il ne puisse disposer, un être qui lui serait semblable et que certes il pourrait domi­ ner mais qu'il ne dominerait pourtant pas car il ne pourrait le posséder que dans la non-possession, dans l'amour. C'est en ce sens que l'on dit que Dieu ne peut maîtriser la condition de son existence et s'en faire gloire que dans le seul amour et qu'il ne pourrait la sup­ primer sans se supprimer lui-même. Il ne serait maître, en effet, qu'en dominant un semblable et celui-ci échappe justement à sa domination. Le pouvoir absolu de disposer de tout, et même de cet Absolu, atteint sa forme la plus élevée dans le renoncement à une domination rendue possible par la naissance de l'autre Absolu et dans l'union avec ce dont on ne peut aucunement disposer. Tel est le sens ésotérique du dépas­ sement de l'égoïsme divin par l'amour divin. Cet amour doit certes être également voulu par l'autre Absolu, lequel ne serait sinon pas un Absolu. Au nom de l'amour Dieu doit accepter de courir le risque que son alter ego se refuse à lui et rompe les liens des principes indis­ sociables en Dieu lui-même. C'est ainsi que s'explique la réalité crue d'un monde à l'envers dont la corruption s'impose d'emblée à nos regards - un monde échappé des mains de Dieu et dont l'histoire relève désormais de la responsabilité de ce << Dieu à l'envers ll qu'est l'humanité sociale. Dans cet état de << matérialism� ll, au sein duquel l'extérieur a tous 207 ET PASSAGE AU MATÉRIALISME pouvoirs sur l'intérieur, les hommes, qui ont perdu leur véritable unité avec Dieu, doivent chercher une unité naturelle dans l'État; celui-ci contraint par la violence physique des sujets libres à l'unité. En l'homme le Dieu originel s'est également renversé dans la mesure où il veut disposer de tout sans pouvoir rien dominer tandis que les hommes dominent sans pouvoir disposer, ne voulant disposer que ce dont on ne peut - les autres hommes - sans pouvoir disposer de ce qui est possible - la Nature devenue étrangère à l'homme. Il n'en demeure pas moins que le genre humain, encore que de façon inversée, reste un Dieu ; car il fait son histoire, est sujet de son histoire sans toutefois pouvoir être comme sujet : cette histoire serait sinon elle­ même une genèse. Dans l'idée de l'alter deus déchu, la médiation de l'Absolu et de l'histoire est posée comme une tâche que l'Histoire peut résoudre - et dont elle a la solution en vue. CoNSÉQUENCEs PHILOSOPHIQUES DE L'IDÉE D'UNE CONTRACTION DIVINE En tant que catégorie, les âges du monde naissant de la contraction divine servent à construire une histoire dont l'historicité est d'un certain point de vue une chose si sérieuse qu'il n'est pas question de revenir sur l'abandon de l'Absolu à l'histoire; d'un autre côté cepen­ dant son origine divine est si indiscutable qu'une contraction finale du Dieu inversé doit rétablir le monde corrompu. Cette philosophie historique idéaliste manifeste ses intentions dès la première phrase des Ages du Monde: le passé est objet de savoir, le présent accessible à la connaissance et le futur est pressenti; ce que l'on sait se raconte, ce à quoi on accède par la connaissance s'expose et ce que l'on pressent se prédit. En aucun autre endroit l'éloignement de Schelling par rapport à Hegel ne peut être plus précisément évalué qu'ici. Même l'objet de la science suprême est un objet historique; c'est pourquoi la philosophie est par essence Histoire et un exposé philosophique une fable. Mais si la philosophie n'est pas en mesure de formuler son savoir de la façon simple et directe dont est raconté tout autre savoir, il ne faut cependant y voir rien d'autre que le fait que nous n'avons pas encore accédé pour l'instant à la vraie science : « (Car) l'opinion (qui se fait jour de temps à autre) et d'après laquelle la philosophie pourrait un jour grâce à la dialectique être transformée en véritable science... témoigne d'une vue bornée car ce sont justement l'existence et la nécessité de la dialectique qui montrent qu'elle est encore loin d'être la vraie science('").» Le philosophe est l'historien de l'Absolu; 208 IDÉALISME DIALECTIQUE c'est pourquoi Schelling regrette de ne pouvoir débarrasser le cœur de l'histoire de toute dialectique : « encore que je tenterai d'en traiter autant que possible dans des introductions, des intermèdes et des remarques ( '0) ». La dialectique est pour Schelling une forme de l'esprit subjectif semblable à ce qu'est pour Hegel le raisonnement historique. L'histoire apparaît à l'un tout aussi incapable, bien qu'indispensable pour introduire à la dialectique, que la dialectique est pour l'autre indispensable pour représenter l'histoire. Elle demeure irremplaçable, lorsqu'il s'agit de l'histoire de l'Absolu, parce qu'il faudrait partir du point de vue que la médiation entre les deux est d'ores et déjà accomplie pour pouvoir par exemple <<raconter» comme le fait l'historien et bien mieux encore le conteur épique (71). Il est possible à Hegel de présupposer ce point de vue et, partant de lui, de critiquer assez légèrement Schelling : << Lorsqu'il s'agit non plus de vérité, mais d'histoire, comme cela a lieu dans la représenta­ tion et dans la pensée phénoménale, on peut bien se contenter de dire que nous commençons par des intuitions et des sentiments, dont l'entendement réduit la variété à une généralité ou abstraction et qu'il a, par conséquent, besoin de cette base qui garde encore dans la représentation, malgré cette abstraction, toute la réalité qu'elle avait primitivement. Mais la philosophie ne peut se contenter de raconter ce qui est ; elle doit chercher à connaître la çérité de ce qui arriçe, et c'est à la lumière de cette vérité qu'elle doit chercher à comprendre ce qui, dans le récit, n'était que simple événement ('2). » La dialec­ tique, manipulée comme simple forme d'exposition de l'historique (lorsqu'il s'agit de l'histoire de l'Absolu), passe alors pour une << ré­ flexion intelligente » : <<Bien qu'elle n'exprime pas le concept des choses et leurs conditions et qu'elle n'ait pour matière et pour contenu que des déterminations ayant leur source dans la représentation, elle établit entre ces déterminations un rapport qui contient leur contra­ diction et laisse transparaître à travers cette contradiction leur concept {73). » De fait la philosophie des âges du monde se libère rarement de ses images dialectiques pour accéder au concept. Le fait qu'elle en demeure prisonnière se justifie cependant en ceci que Schelling ne reconnaît pas le concept objectif comme forme d'auto­ médiation de l'Absolu. Du point de vue subjectif le concept doit certes se hisser à chaque instant au-dessus de l'histoire mais, objecti­ vement, il est toujours dépassé par elle- ce qui le rabaisse au rang des moyens de construction certes indispensables mais néanmoins inadaptés à l'objet historique. Pour Hegel au contraire le << temps » est le Concept lorsqu'il n'est saisi qu'intuitivement - l'Esprit, lors­ qu'il saisit son Concept, bannit le temps (74). Dans la Logique de Schelling, s'il en avait écrit une, le troisième livre resterait subordonné au second et au concept d'essence. La philosophie ne peut accomplir ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 209 en ce qui la concerne la médiation qui doit encore être accomplie, car le monde corrompu n'est pas une négation provoquée par la négation déterminée du Savoir absolu afin de pouvoir ensuite se soumettre à elle. La contraction est faite d'un autre bois que la négation et possède d'un certain point de vue un surcroit d'énergie morale qui dépasse la catégorie logique. Ce n'est pas un hasard si Schelling, d'une façon qu'on peut dire prédialectique, s'en tient à des principes et à des potentialités qui sont incontestablement en correspondance dialec­ tique l'une avec l'autre; le mouvement de médiation n'est pas non plus un troisième terme séparé d'eux; mais il n'est pas pour autant cette dialectique qui fait naitre les uns des autres puis disparattre les principes, lesquels apparaissent comme ses propres mouvements. Le mouvement, en l'occurrence la contraction, n'est plutôt le fait quB d'un seul des principes, le principe inférieur, qui se détermine en proportion du principe supérieur et détermine aussi les réactions de ce dernier. Les effets de l'amour agissent indirectement au travers de l'égoïsme, soit que ce dernier tienne l'amour prisonnier, soit que, s'ouvrant au monde, il fasse de l'amour, dont le flux s'écoule alors sans entraves, son fondement. La contraction peut réprimer ou provoquer une crise mais elle ne peut plus la contrôler, de même que la force de contraction, lorsqu'elle se surmonte, doit demander à l'amour qu'il la sépare de lui-même. Elle doit donc supporter les effets de ce qu'elle avait dans un premier temps provoqué. De ce fait la négativité acquiert le caractère pratiquement substantiel d'une contraction à la fois plus irréductible mais· aussi plus ouverte à une réconciliation que la séparation de la vie en un universel abstrait et une singularité isolée; l'universel concret tire de cette contradiction une unité plus évidente, mais plus passagère. Hegel ne parvient à établir que l'unité, la séparation de l'unité et l'unité de ces deux moments, mais il ne parvient pas à poser l'existence positive d'une sorte de fausse unité. Pour lui c'est de toute évidence la vie de l'Idée qui est elle-même la contradiction existante : « Lorsqu'un existant est incapable dans sa détermination positive de passer à la détermi­ nation négative et de les conserver l'une dans l'autre, autrement dit lorsqu'il est incapable de supporter sa contradiction interne, il n'est pas une unité vivante, il n'est pas fondement, mais succombe à sa contradiction (76). » L'unité se décompose alors en ses moments abstraits et n'est plus rien d'autre que cette séparation. Schelling envisage en revanche que ces rapports renversés entre l'existence et la base puissent être eux-mêmes une unité : << car ce n'est pas la séparation des forces qui, en soi, constitue la disharmonie, mais leur fausse unité, qui ne peut être appelée séparation qu'eu égard à l'unité vraie ( '" ) ». Théorie et pratique (Tome 1). 210 IDÉALISME DIALECTIQUE Tandis que Hegel - par exemple dans le cas de l'État - doit en conclure qu'un Tout cesse tout simplement d'exister dès que l'unité de son concept et de sa réalité a été dissoute, Schelling peut concevoir l'État, même et justement lorsqu'il se présente sous sa pire forme, comme « la réalité redoutable » d'une fausse unité. Si l'on en croit Hegel, cette réalité qui ne correspond pas au Concept, mais ne fait qu'apparaître, n'a, dans la mesure où elle est contingente, arbitraire et extérieure, aucun pouvoir même pas le pouvoir du négatif : « dans la vie courante, on en vient à appeler tout ce dont on a incidemment l'idée, l'erreur, le mal et ce qui appartient à ce côté des choses,- ainsi que toute existence, quelque rabougrie et passagère qu'elle soit, de façon contingente une effectifJité (77). Mais, même déjà pour une sensi­ bilité ordinaire, une existence contingente ne va pas mériter le nom emphatique de quelque chose d'effectif ( 78) ». Par la violence qu'exerce l'extérieur sur l'intérieur, la fausse unité, la domination du fonde­ ment sur l'amour, confère au contraire au hasard, à l'arbitraire et à la simple apparition la valeur démoniaque de l'apparence qui aveugle, de l'aveuglement. Dieu en tant qu'il se conçoit lui-même, n'en est pas véritablement maitre : «celui qui est plus ou moins fami­ liarisé avec les mystères du Mal... sait que c'est la corruption spiri­ tuelle qui peut atteindre le degré le plus élevé, qu'elle est capable de détruire tous les sentiments naturels, de transformer même la volupté en cruauté, et que le Mal démoniaque et diabolique est aussi bien étranger au plaisir que le Bien. Puisque nous voyons que l'erreur et la méchanceté sont toutes deux de nature spirituelle, qu'elles ont toutes deux leur source dans l'esprit, suprême (29) celui-ci ne peut être l'instance ». Mais, comment la tâche que l'on attend de l'humanité sociale dans son rôle d'alter deus déchu est-elle alors possible? Comment est pos­ sible la médiation entre l'Absolu et l'Histoire, si ce n'est pas dans l'acte de concevoir du Concept? L'abstraction presque kantienne d'une mauvaise action originelle, première et indéductible, la chute par laquelle le premier homme se détache de Dieu, confère un caractère frappant d'objectivité à ce qui est trompeur en ce monde. Le fait que la corruption soit pour ainsi dire posée d'emblée comme universelle empêche l'histoire de l'huma­ nité de continuer à être conçue sous la forme d'une Phénoménologie de l'Esprit et comme une auto-libération par la réflexion. La diffé­ rence de niveau qui sépare le mouvement historique de l'acte qui fonde l'histoire fait que l'humanité en rencontre certes les consé­ quences, mais ne reconnaît pas en lui un acte qu'elle a elle-même accompli. Tandis que d'après Hegel le sujet, à chaque étape de son développement dans l'objectivité - qui se répercute d'abord sur lui avec la dureté inconcevable de la pure extériorité -, ne fait en ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 211 réalité, à ses dépens, que l'expérience de ce qu'il a lui-même fait nattre et est obligé de reconnaitre cette expérience pour ce qu'elle est, la conception de Schelling laisse à la nature rabaissée au rang de l'inor­ ganique son caractère strictement extérieur. L'unité de l'homme et de la nature est si fondamentalement détruite que même son appropriation par le travail laisserait subsister un reste irréductible de contingence incontrôlée. A chaque étape atteinte par la médiation de l'espèce humaine avec la nature dans le travail, le sujet trouve dans l'objet, outre les traces de sa propre histoire celles d'une force plus ancienne et plus obscure qu'il ne parvient jamais à maitriser totalement; dans les coups du destin, ce n'est pas seulement le contre­ coup de sa propre activité historique dont il fait l'expérience. C'est pourquoi la seule voie qui s'offre à lui semble a fortiori celle-ci: libérer par la production matérielle elle-même le monde corrompu de son matérialisme et rompre l'emprise de l'extérieur sur l'intérieur par une extériorisation (8") active. Ceci se trouve déjà indiqué dans la dialectique de la Contraction. Seule la force de contraction de la matière est capable de pousser les forces captives de l'amour à péné­ trer à nouveau le noyau obscur dans lequel s'est rétractée la volonté qui habite le fondement et à maitriser cette dernière; l'amour est une simple « entremise » qui n'a elle-même aucune initiative. Bien que l'idéalisme historique des Ages du Monde recèle de tels éléments crypto-matérialistes, Schelling n'en a bien sûr jamais tiré de conséquences proprement matérialistes. Il n'en reste pas moins qu'une introduction claire à l'histoire de son œuvre oblige ici, puis­ qu'elle passe par la philosophie bientôt abandonnée des âges du monde, à exposer les conséquences qu'elle entraine pour le système. C'est parce que Schelling - aussi peu conscient en a-t-il été - eut peur de les tirer qu'il dut soumettre ses prémisses à une révision. Les conséquences que présente pour la philosophie de l'histoire l'idée scbel!ingienne de la contraction divine, dont nous nous occu­ pons ici, peuvent être préalablement explicitées du point de vue de l'histoire des religions en prenant l'exemple du sabbathianisme. Ce mouvement hérétique, qui fit trembler l'orthodoxie juive jusqu'au cœur du xvme siècle, remonte aux années 1665-1666, lorsque Saba­ thaï Zévi se fit passer pour le Messie puis, cité à comparaitre devant le Sultan, se convertit à l'Islamisme. Cette théorie hautement dia­ lectique, qui non seulement justifie des actions antin01niques, mais - chose admirable - les exige, est une variante extrême du mysti­ cisme.urien (81). La positivité dévorante du Mal ne pouvant être sur­ montée que par le Mal lui-même, la magie de l'intériorité, jusqu'alors déterminante dans le judaïsme mystique, se transforme en une magie de la déchéance. Ce n'est pas le respect rigoureux de la Thora qui conférera aux faibles un pouvoir sur les forces du monde corrompu ; 212 IDÉALISME DIALECTIQUE le monde est bien plutôt si profondément enlisé dans sa corruption qu'il ne peut plus guère se rétablir que par une corruption encore plus grande. Le Messie doit lui-même descendre dans le royaume du Mal pour briser en quelque sorte de l'intérieur le carcan qui empri­ sonne l'amour divin. L'apostasie du Messie eut pour suite les conver­ sions collectives des communautés hérétiques· au Catholicisme et à l'Islamisme. Le caractère sacré attribué au péché déchaina l'anar­ chisme au sein même de la Loi sacrée. Lorsque la pratique radicale ne trouva plus de justification historico-politique, cet anarchisme se transforma en critique de la religion ; le Droit naturel du rationa­ lisme hérite des traites sur l'émancipation non honorées par le sab­ bathianisme, fût-il confiné dans son ghetto. De l'hérésie mystique à I'Aufkliirung il n'y a qu'un pas et Jonas Wehle, le chef des mystiques de Prague dans les années 1800, cite indifféremment comme auto­ (8�). rités Sabbathai Zévi et Mendelssohn, Kant et Isaac Luria Vers 1811 l'idéalisme teinté de mysticisme de Schelling est, de la même façon, à la fois proche et éloigné des conséquences d'un matéria­ lisme athée. En liaison avec de l'homme dans le naturel « n, la preuve la plus flagrante de la rechute c'est-à-dire l'État en tant qu'unité natu­ relle, obtenue par des moyens physiques, de l'espèce humaine dans son existence sociale, Schelling remarque : << Après que l'existence de la nature eut été mise en péril par l'homme et qu'elle eut été obligée de se constituer un monde à elle, tout semble converger vers la conserva­ tion de cette base extérieure à la vie ( 81 ) . »Si l'humanité, en tant qu'elle est un alter deus, fait d'une part elle-même son histoire tout en ayant par ailleurs, en tant qu'elle est un Dieu inversé, rompu ses liens avec la nature et perdu le pouvoir d'en disposer, comment peut-elle mettre fin au pouvoir de l'extérieur sur l'intérieur autrement qu'en se com­ portant extérieurement avec ce qui est extérieur et en se médiatisant avec la nature dans chacun des efforts destinés d'après Schelling à maintenir les fondements extérieurs de 'la vie, c'est-à-dire dans le travail social. L'idée n'est pas si aberrante car Schelling voit bien lui­ même que le pouvoir de l'extériorité ne peut être surmonté, c'est­ à-dire brisé, que dans la mesure où les hommes savent le retourner contre lui-même - en dominant la nature : « Tout ce qui entre en collision avec (ce pouvoir), même ce qu'ify a de plus noble Schelling dans la suite du texte, « n, déclare s'abolit et l'être le meilleur doit pratiquement signer une alliance avec cette puissance extérieure pour être toléré. Certes, ce qui traverse victorieusement ce combat, ce qui s'y affirme comme divin malgré la supériorité de cette puissance exté­ rieure, on peut dire qu'il a subi l'épreuve du feu, et il faut vraiment qu'il ait en lui une force foncièrement divine >>. Cette phrase semble accréditer la version selon laquelle l'humanité peut plutôt reconqué­ rir son pouvoir sur la nature par une technique dirigée vers l'extérieur ET PASSAGE AU 213 MATÉRIALISME que par la magie de l'intériorité, toujours aussi tempérée par la con­ templation. Si jamais les conséquences venaient à être poussées aussi loin, le processus historique ne se dépouillerait-il pas alors du voile théogoni­ que qui l'enveloppe? En tant qu'elle est le sujet d'une histoire qui n'est plus, comme dans la philosophie de l'Identité, synchronisée avec la nature, l'humanité se trouve pour ainsi dire libérée ; il lui serait possible d'écarter comme une hypothèse superflue l'interprétation du 11 complet devenir-homme de Dieu dont seul s'est produit à ce jour le commencement » (84). Et ce devenir-homme de Dieu « où l'infini est devenu totalement fini sans préjudice de son infinité » pourrait même être interprété pour sa part comme le reflet d'un devenir-homme de l'homme menant jusqu'au point où, sous la forme d'une humanité socialisée, le fini est devenu infini sans préjudice de sa finitude (••). Ce serait là, appliquée à l'idéalisme historique, une critique de type feuerbachien, mais elle serait au même niveau dialectique que ce dernier. Le Dieu des Ages du Monde, qui, dans un premier temps, dispose de tout, mais ne peut dominer personne qui lui soit égal, ce Dieu qui est alors si peu le Seigneur qu'il ne pourrait pas même renoncer à la domination au nom de l'amour, ce Dieu mettant en œuvre la création du monde pour donner naissance à un alter ego qui lui refusera pour­ tant obstinément de continuer la création du monde à sa place pour la conduire jusqu'à la« personnalisation totale de Dieu» (••), c'est-à-dire le moment où il devient possible d'unir dans l'amour au Dieu devenu homme une humanité elle-même divinisée - ce Dieu donc semble fait p�mr qu'on découvre en lui un alter ego de l'humanité. Celle-ci est privée de cela même dont Dieu ne peut disposer, tandis que Dieu est privé du pouvoir de disposer de cette chose soustraite à tout pouvoir qui constitue la substance même de l'histoire : la domination d'un être autonome sur d'autres êtres ainsi que les moments fugitifs du renoncement à la domination dans le bonheur individuel. Interprété de cette façon, le renversement du devenir-homme de Dieu - le devenir-homme du Dieu inversé - pourrait répondre à l'intention suivante : abolir les rapports erronés qui existent dans l'histoire de l'humanité entre d'une part l'impuissance de l'homme à disposer de ce qui échappe à tout pouvoir et d'autre part la puissance qui s'exerce dans le pouvoir d'en disposer. En d'autres termes, l'intention de laisser dépérir la domination au sein d'une humanité qui est devenue sûre d'elle-même et a trouvé la paix dans cette certitude. . IDÉALISME DIALECTIQUE 214 LA DOCTRINE DE LA POTENTIALITÉ DANS LES DERNIÈRES ŒUVRES PHILOSOPHIQUES DE SCHELLING: ASSURANCE MÉTAPHYSIQUE CONTRE LE RISQUE QUE DIEu s'ABANDONNE .A L'HISTOIRE De telles considérations nous éloignent considérablement deSchel­ ling. Après une sorte de brève et presque imperceptible interrogation, il les a interrompues en décrétant que l'abîme qui sépare l'intérieur de l'extérieur ne peut subsister tel qu'il est « car il est une menace pour l'existence de Dieu lui-même. Comment cet abîme pourrait-il être comblé? Il ne peut certainement l'être par l'homme tel qu'il est actuellement » (87). Schelling comprend la nécessité pour l'humanité de « réintérioriser >> (88) l'extérieur, c'est-à-dire de le rendre intérieur à soi. En s'aidant d'une« force de réintériorisation » accrue, l'appropria­ tion de la nature aliénée ne peut certes réussir que de façon magique, jamais technique, c'est-à-dire au sens où Schelling l'a formulé un jour de façon hypothétique : « Je ne sais pas si nous pouvons conférer aux phénomènes désormais connus de la vie des corps, au champ élec­ trique entre des forces ou aux transformations chimiques, une si insigne importance et je ne considère pas comme impossible que toute une série de phénomènes nouveaux nous apparaîtraient si nous n'avions pas seulement le pouvoir de les modifier extérieurement mais si nous pouvions influer directement sur le germe profond de leur vie. Car je ne sais si c'est là une illusion ou une manière de considérer les choses qui m'est particulière, mais toutes les choses, même les plus matérielles, m'apparaissent comme si elles étaient prêtes à donner d'autres signes de vie, tout à fait différents de ceux que nous connais­ sons pour l'instant (89). »Si l'homme n'était cependant pas à même de rétablir par lui-même ce rapport magique, la nature devrait venir à sa rencontre. Le rétablissement de l'espèce humaine dépendrait alors de celui de la nature:« (l'homme) doit attendre de tout son être l'exis­ tence de cette dernière et finalement il devrait se produire une crise naturelle qui déciderait de l'évolution de sa longue maladie. Cette crise serait la dernière dans la nature ce serait donc le ' Jugement dernier ' (90) ». Une analogie s'établit de toute évidence ici entre l'ultime décision de la nature et la décision originelle par laquelle Dieu a donné nais­ sance au monde idéal. Mais comment- si l'homme déchu ne le peut­ la nature précipitée par lui dans l'abîme pourrait-elle encore disposer d'un quelconque pouvoir sur ces forces qui se manifestent dans la crise morale? Schelling n'a émis cette interprétation qu'à titre d'hypo­ thèse et l'a ensuite abandonnée. La seule solution qui semble s'offrir à ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 215 la spéculation sur les Ages du monde lorsqu'elle s'avance jusqu'aux frontières de l'idéalisme est le retour à l'autre version, déjà indiquée dans le texte de « 1810 : la rédemption du monde par le Dieu révélé. Dieu seul a le pouvoir de rétablir le lien spirituel et naturel du monde, et cela par une deuxième révélation ... (la révélation comporte plusieurs degrés). Le degré le plus élevé est celui où Dieu assume lui­ même une finitude, en d'autres termes celui où il devient homme lui­ même et, en tant que cet homme second et divin, devient le média- teur entre Dieu et l'homme, tout comme le premier homme a dû être le médiateur entre Dieu et la nature ( 91) . )) Le recours salutaire à l'idée de la révélation contraint certes à une restructuration fondamentalement différente de la philosophie des âges du monde. A une humanité ayant absolument besoin de la révé­ lation chrétienne (et de l'institutionnalisation cléricale de la vérité révélée) correspond un Dieu qui ne peut jamais s'engloutir totalement dans l'histoire. C'est pourquoi dans la dernière version - la seule version autorisée - des Ages du Monde, la contraction n'est plus valable que pour la Nature en Dieu et non plus pour Dieu lui-même, lequel, par excellence inaccessible, se maintient toujours hors du « jeu » des forces ( 92 ) . La divinité sans nature, en tant qu'elle est volonté qui ne veut rien, assume pour ainsi dire d'en haut l'être sans repos de la nature divine. Le fait d' « assumer l'être )) signifie ici que la divinité, en assumant l'Autre qui se trouve en elle, prend elle-même une autre forme; mais en même temps il ne s'agit d'assumer que dans le sens hypothétique où l'on se charge de quelque chose afin d'obser­ ver, sans y être impliqué et sans aucun danger, ce qui se produit alors. Le fait d'assumer l'être ressemble dans une certaine mesure à la liberté de l'artiste qui peut créer d'une façon ou bien d'une autre. Un Dieu pareillement distant se tient dans un éloignement suffisant au­ dessus de tous les dangers et de toutes les catastrophes pour pouvoir aider à se relever une humanité déchue. Ce n'est plus la mais la contraction, condescendance divine qui est désormais le signe de la création. La période des Ages du Monde terminée, Schelling ne recourra plus de façon systématique à l'idée de la contraction divine. La dialec­ tique contractive de l'existence et des fondements de l'existence cède la place à un nouveau couple de principes reprenant les couples formés par les catégories aristotéliciennes de la matière et de la forme, de la potentialité et de l'acte (""). Cette chose première dans laquelle la philosophie prenait son origine conserve son nom : c'est la matière; mais on ne désigne plus par là la force de contraction de la négation telle qu'elle se présente sous la forme du repli, du retranchement en soi-même ; il s'agit bien plutôt maintenant d'une force transgressant les frontières, voire quelque chose qui existe au-dehors de soi, qui est sans limites et sans déterminations, un être réfractaire à toute forme 216 IDÉALISME DIALECTIQUE et à toute règle, l'apeiron de Pythagore et de Platon. Le principe qui s'oppose à lui n'est plus-comme c'était le cas pour l'amour s'oppo­ sant à l'égoïsme -le débordement et la démesure, mais la limitation, ce qui impose des bornes : Feras. Certes, la matière conserve pour une part sa signification originelle de « base » en ce sens qu'elle apparaît elle aussi, en opposition à l'acte, comme potentialité. Toutefois, même dans cette perspective, les rapports entre l'existence et son fonde­ ment ne se trouvent pas rétablis car Schelling, comme l'indique déjà la terminologie thomiste, ne laisse subsister aucun doute quant au fait que l'actualisation s'accomplit de telle sorte que la potentialité est un primum passùmm et que celle-ci ne peut donc ni la déclencher, ni la mettre en péril d'un façon ou d'une autre. Quant au besoin d'an­ crer dans les principes la sûreté du processus englobant Dieu et le monde, il se trouve même satisfait de façon expresse par un troisième principe qui est pour ainsi dire chargé de surveiller la lutte que se livrent les deux autres : « Car dans chacun des deux autres il y a un vouloir infini en soi, le premier ne voulant s'affirmer que dans l'être, le deuxième cherchant à le ramener au non-être; seul le troisième, dépourvu pour ainsi dire de sentiment, peut déterminer dans quelle mesure, pour chaque moment du processus, l'être doit être surmonté, vaincu; mais lui-même, étant donné que c'est grâce à lui que tout ce devient se réalise et se stabilise est ce qui agit en vertu d'une finalité interne et est lui-même fin ( ••). » En tant que cause finale, la troisième cause est supérieure à la causa materialis et à la causa efficiens ; elle est ce qui doit être face à ce qui peut être et à ce qui doit être ( "5 ) : <<La première cause, purement maté­ rielle, n'est pas à proprement parler une cause, car étant de nature indéterminée et ayant par conséquent besoin d'une détermination, elle est passive et souffre de cette privation ... La deuxième, qui con­ fère la détermination, se comportant à l'égard de la substance comme cause déterminante (ratio determinans), est la cause pure, car elle ne veut et n'attend rien pour elle-même. Que peut-on, ou plutôt, que doit-on encore penser comme étant au-dessus de ces deux causes pour compléter l'ensemble conceptuel? Évidemment quelque chose et cause, déterminant et déterminé, donc substance se déterminant elle-même ; étant indéterminée, elle pos­ sède un pou(!oir, mais elle échappe aux dangers qu'il comporte par son élé(!ation à l'Etre ( ••). »Le risque d'un abandon de Dieu à cet autre qui soit à la fois substance la Absolu-l'humanité agissant dans l'histoire- est alors, en principe, radicalement conjuré par un principe commis tout spécialement à cette tâche : << ... Il est justement ce qui ne peut jamais et nulle part se perdre, ce qui est éternellement réfléchi sur lui-même, demeure éter­ nellement en lui-même ("') ... »Schelling a ainsi conclu une assurance métaphysique sur la vie qui le protège contre les dangers d'un corn- ET PASSAGE AU MATÉRIALISME mencement absolu dans la matière : << 217 Le commencement est donc constitué par ce qui est capable tout seul de devenir autre que ce qu'il est, par ce qui est par conséquent soumis originellement au deve­ nir. » Cette phrase est encore un écho lointain de la découverte pré­ coce que la contraction est le commencement de toute vie - << mais ce qui est ainsi soumis au devenir n'est pas abandonné à lui-même, il est pourvu d'un gardien qui le préserve de son illimitation et l'em­ pêche de s'y noyer » ("" ). Dans la mesure même où la sécurité de Dieu s'est accrue, le monde a perdu son caractère catastrophique. Même la déchéance de l'homme est en effet prise en compte par le schéma de l'acte et de la potentia­ lité : le monde idéal né de l'union des trois principes trouve son unité dans un quatrième principe, dans une cause finale d'un rang plus élevé: l'homme. Elle se rapporte aux trois premiers principes comme l'acte à la potentialité. Mais dès que l'homme saisit qu'il est devenu Dieu et fait en sorte d'être Dieu, il actualise le monde intelligible sous la forme d'un monde existant extérieurement : << L'homme est ce qui pose le monde ; c'est lui qui a posé le monde en dehors de Dieu, non seule­ ment praeter, mais bien extra Deum : il peut appeler ce monde le sien (••). La << » déchéance », qui passait jadis pour le renversement des prin­ cipes et pour la corruption du monde, qui était interprétée comme une prise de pouvoir de l'extériorité sur l'intériorité, est désormais inter­ prétée- conformément aux rapports entre la potentialité et l'acte­ comme une répétition pratiquement normale du premier stade théogo­ nique : << La création était achevée, mais elle reposait sur un sol mou­ vant- sur un être maitre de lui-même. La dernière chose engendrée était une chose absolument mouvante qui pouvait se transformer immédiatement, roire qui derait inéritablement se transformer. . . Dieu tend lui-même irrésistiblement vers ce monde qui seul lui permet d'être totalement débarrassé de tout être, en qui il a un monde indé­ pendant de lui, une création existant hors de lui. Tous les moments parcourus jusqu'à maintenant sont donc des moments réels, effectifs et cependant de simples moments de la pensée dans la mesure où il n'y a en eux aucune durée, aucun arrêt jusqu'à ce que ce monde soit né, ce monde dans lequel nous nous trouvons effectivement {100). >> La doctrine de la potentialité développée dans ses dernières œuvres par Schelling complète les suites de la potentialisation par une dépo­ tentialisation progressive. A chaque étape, ce qui était acte est rabaissé au rang de potentialité, jusqu'au moment où Dieu peut appa­ raitre, purifié de toute potentialité, comme acte pur (actus purus). Tandis que la troisième cause, la substance se déterminant elle-même, était d'abord, dans le cadre du monde idéal, le seul principe effective­ ment agissant, elle se trouve maintenant supplantée par une quatrième IDÉALISME DIALECTIQUE 218 cause et ramenée comme les deux autres au rang de simple cause matérielle. Le monde, qui était auparavant idéal, est désormais dans son ensemble ce qu'est l'esprit humain : potentialité de cet acte supé" rieur et du même coup monde réel. Conformément à ceci, le processus historique s'accomplit sous la forme d'un dépassement progressif de cette actualité elle-même par un acte qui lui est encore supérieur : l'esprit humain sera finalement dépotentialisé et deviendra âme; volontairement soumis, il laissera Dieu agir comme seul acte authen­ tique d'un monde complètement épanoui. La garantie que fournissait la troisième cause manifeste ses vertus à chaque nouvelle étape. Dieu s'y affirme à chaque fois comme maitre de l'Être, comme l'actualité démesurée du Commencement et de l'Éternité. Ce que le monde est au terme de son devenir, c'est ce que Dieu est: l'essence de tout étant, qu'Il fait être et qui Lui doit d'être ce qu'il est. Aux couples de catégories de même sens que sont la matière et la forme d'une part, la potentialité et l'acte d'autre part, s'en ajoute un troisième : celui de l'essence et de l'existence. Cet appareil catégo­ riel témoigne de l'importance primordiale de la problématique ontolo­ gique, à laquelle se subordonne l'intérêt pratique visant la suppression du monde corrompu; la corruption a elle-même perdu son caractère choquant. L'acte qui extériorise le monde idéal et en fait un monde réel est dépouillé de son caractère unique; dans le processus progressif d'actualisation du monde il n'est plus qu'un acte parmi d'autres. La catastrophe est ontologiquement normalisée; la philosophie n'est plus en quête du Commencement absolu qui doit lui permettre de mettre fin à la corruption; elle cherche l'Être en tant qu'il représente avant et au-dessus de toutes choses la constance et la certitude : « ... ce qui véritablement demeure... doit tout d'abord être décou­ vert (101). » Dans ses dernières œuvres Schelling oblige la philosophie à se consacrer à sa tâche traditionnelle telle qu'elle a été explicite­ ment définie depuis Aristote; toutefois l'intérêt qui était déterminant dans la philosophie des âges du monde ne se laisse pas si aisément réduire au silence. Il finit même par s'affirmer face à l'intérêt théori­ que avec un tel succès que ce conflit fait éclater le système en deux parties : une philosophie négative et une philosophie positive. L'INCO!\IPATIBILITÉ ENTRE LA PROBLÉMATIQUE ONTOLOGIQUE ET L'EXIGENCE PRATIQUE : L'ÉCLATEMENT La doctrine des principes a tout DU SYSTÈME à la fois un sens théogonique et cosmologique et un sens transcendantal. Elle concerne aussi bien l'évo- ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 219 lution historique de l'étant dans son ensemble que la cogniscibilité générale de ses lois. Les principes sont d'abord déduits de façon i9.éaliste de la pensée autonome de la Raison; la Raison part de son propre contenu immé­ diat. Celui-ci se présente à elle comme I'lttre « la potentialité infinie de l'indifférenciation du sujet et de l'objet, laquelle n'est ni », l'étant ni ce qui n'est pas-bref : le pouvoir-être illimité, ce qui tend à l'être et doit toujours être présupposé, dans une certaine mesure l' « Être >> de la Logique hégélienne, étoffé et devenu matière. <<Elle (la potentialité immédiate) n'est donc que matériellement, essentiel­ lement, c'est-à-dire seulement de façon contingente, l'étant, ce qui signifie qu'elle peut aussi ne pas être ce qui est ; elle n'est donc pour ainsi dire l'étant qu'à titre provisoire tant qu'elle ne se meut pas; mais dès qu'elle sort de son pouvoir-être elle quitte en même temps la sphère de ce qui est pour pénétrer dans celle du devenir et être ainsi l'étant tout en ne l'étant pas ... Placée dans cette situation, la Raison veut donc incontestablement l'étant en personne car c'est lui seul qu'elle considère comme son véritable contenu, car ce contenu demeure. Mais elle ne peut obtenir l'étant lui-même- c'est-à-dire ce qui est vraiment l'étant, non ce qui en a seulement l'apparence et peut devenir autre chose, se transformer en quelque chose d'étranger à la Raison, en nature, en expérience, etc ...-, elle ne peut l'obtenir qu'en excluant le reste, ce qui n'est pas l'étant lui-même; or ce reste ne saurait, dans la pensée première et immédiate, être séparé de l'étant; il est irréductiblement associé à lui dès la première pensée; comment peut­ elle alors exclure cet autre, qui représente vraiment ce dont la Raison ne veut pas, ce qu'elle n'a pas vraiment posé et dont elle souhaite seulement qu'il ne soit pas posé, ce qu'il lui est seulement impossible d'exclure de la première pensée? Comment peut-elle l'exclure autre­ ment qu'en le faisant apparaitre et en le faisant passer effectivement dans son autre afin de libérer et de montrer ainsi dans toute sa pureté le véritable étant, l'ontos on (1"")? » Dans le déroulement de la dialec­ tique du pouvoir être, ce qui est étant-l'acte- est, à chaque étape, rabaissé lui-même au rang de potentialité et, au terme de cette démar­ che, il reste à la Raison l'actualisation en tant que telle, la pure activité de l'auteur. La réflexion transcendantale établit les principes de tout étant (les quatre causes) en éliminant de l'être le pouvoir-être et en éliminant le non-étant de ce qui fait être tout étant. La <( critique » transcendantale émet de surcroit la prétention d'être le processus constituteur de la « crise » théogonique. Dans le pro­ cessus de l'actualisation dépotentialisée, la Raison conçoit en effet le procès mondial dans son ensemble. Schelling ne peut certes assimiler le sens transcendantal de la doctrine des principes à son sens théogo­ nique que si la Raison finie ne fait qu'un avec la Raison divine. Mais 220 IDÉALISME DIALECTIQUE cette condition avait depuis longtemps permis à la Logique de Hegel de réaliser supérieurement ce que la « philosophie purement ration­ nelle » s'est efforcée de faire à nouveau en s'aidant d'un recours problé­ matique aux catégories aristotéliciennes sous leur forme thomiste. Ce n'est pas ainsi que l'entendait Schelling dans ses dernières œuvres. Il n'avait aucunement oublié entre-temps la triple connaissance à laquelle était parvenue sa philosophie lorsqu'elle était guidée par l'intérêt pratique : la connaissance de la facticité d'un monde qui échappe à la pénétration de la Raison et où il reste toujours quelque chose d'obscur et d'incompréhensible; la connaissance également de cette absence de décision caractérisant un processus historique qui, ne s'achevant jamais, fait naitre à chaque instant le passé et le futur; enfin la connaissance de la corruption de rapports à l'origine contin­ gents et demeurant irréconciliés- connaissance qu'accompagne celle du caractère en principe passager de cette corruption. C'est dans la réalité du Mal et dans la nécessité d'une solution, d'une rédemption, qu'était jadis apparue à Schelling la finitude de l'esprit humain. Il ne peut la nier pratiquement et peut tout aussi peu la reconnaître en théorie à partir du moment où il a quitté le terrain de la philosophie des âges du monde pour adopter le point de vue de la philosophie purement rationnelle. C'est à ce dilemme que la philosophie doit d'être philosophie positive, la philosophie purement rationnelle apparaissant désormais comme négative par rapport à elle. L'éclatement du système résout la difficulté comme par miracle : l'homme n'est esprit absolu qu'en regard de la connaissance des liens essentiels unissant tout ce qui existe, et il est esprit fini en regard de l'expérience même de l'existence. Cette dernière est à rapporter en dernière instance au fait d'être effectivement auteur, à un acte de liberté irréductible. Par cet acte Dieu décide sans raison apparente d'être; c'est l'acte d'assumer l':Ëtre. Tandis que le fondement de l'existence représentait auparavant le principe de l'individualité, de la facticité et de l'irrationalité, ces qualités sont désormais assignées à l'existence, à l'acte d'une volonté pure supérieure à tout être. En revanche cet être, la matière, est tout simplement identifié avec l'Essence (Essenz), c'est-à-dire avec ce que Dieu est. Ce qui jadis résistait à la connaissance est considéré désormais comme purement et simplement connaissable, comme Wesen. Dans le traité « Sur la source des vérités éternelles», que Schel­ ling rédigea tardivement, il est dit de la matière qu' que la 11 elle ne peut être potentia universalis et comme telle toto coelo différente de Dieu dans la mesure où par essence, c'est-à-dire si on la considère d'un point de vue purement logique, elle doit être indépendante de celui dont toutes les doctrines s'accordent à dire qu'il est pure réalité, réalité dans laquelle il n'y a rien qui soit potentialité » (108). On lit encore : << ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 221 Dieu n'a en lui rien d'autre que le pur que de son propre être ; mais ce fait qu'il est ne serait pas une vérité s'il n'était pas quel­ que chose... , s'il n'entretenait pas de rapport avec la pensée, non un rapport à un concept mais au Concept de tous les concepts, à l'Idée. C'est ici le lieu véritable de l'unité entre l'�tre et la pensée (104}. » Schelling a recours à une conception de la possibilité de toute chose qui est indépendante de la réalité divine mais a son fondement en principium realitatis essentiarum qui selon (distinctum) de Dieu mais comme aussi éternel et nécessaire que lui (coaeternum et connecessarium). II elle, c'est-à-dire à ce Wolff doit être pensé comme distinct redevient donc au niveau de la métaphysique précritique afin de ren­ dre plausible par cette différenciation entre les deux facultés divines le fait que l'esprit humain soit égal à Dieu en tant que Raison (car il a la faculté de saisir le principe même de toutes les essences) mais qu'il reste soumis à la volonté divine en tant que personne (car il peut faire l'expérience de l'existence, voire la représenter, mais point la penser). II n'est d'une part possible de satisfaire l'exigence théorique de cogniscibilité d'un étant constituant un ensemble stable que sur la base de l'idéalisme absolu, tandis que d'autre part l'exigence prati­ que que constitue le besoin de disposer d'un concept historique pour saisir le monde irréconcilié ne peut être satisfaite qu'en supprimant cette base idéaliste. Schelling pour sa part voudrait satisfaire aux deux exigences à la fois; il lui faut donc établir par des moyens sinueux la compatibilité de ces deux philosophies. II veut dépasser l'idéalisme tout en le gardant comme base; c'est pour cette raison même qu'il régresse par rapport à lui et retombe dans une philosophie pré-dialectique. La façon particulière dont celle-ci se rattache à la doctrine kantienne de l'Idéal transcendantal fait apparaître clairement cette régression ( 106 ) . Kant progresse de l'Idée à l'Idéal parce que cette dernière, somme de tous les prédicats possibles, ne suffit pas à fonder de manière transcen­ dantale une détermination stable d'un être singulier. C'est pourquoi la pensée concernant des objets en général doit être ramenée à un Idéal qui est le concept de cet être singulier et qui, parmi tous les prédicats contradictoires, a toujours pour détermination ce qui est le propre de l'�tre en tant que tel : ens entium. Schelling pervertit ce rapport entre l'Idée et l'Idéal en un rapport entre l'essence et l'existence : « Kant montre donc qu'à une détermination des choses conforme à l'entendement s'attache l'Idée de la possibilité globale, d'une somme de tous les prédicats. C'est ce qu'entend la philosophie post-kantienne lorsqu'elle parle de l'Idée comme telle, sans autre détermination; or cette Idée n'existe pas en tant que telle; elle est précisément, comme on a l'habitude de le dire, pure Idée; il n'existe rien, de manière générale, qui soit universel ; il n'y a que du singulier 222 IDÉALISME DIALECTIQUE et l' :ittre universel n'existe que lorsqu'il n'est autre que l'être singulier absolu. Ce n'est pas l'Idée qui est cause de l'être pour l'Idéal mais l'Idéal qui l'est pour l'Idée... Que Dieu est l'Idée ne signifie pas qu'il n'est lui-même qu'une idée mais... qu'il est pour l'Idée cause de l'être, cause de ce qu'elle est ( 106). >> Kant n'avait autorisé qu'un usage régu­ lateur de l'Idéal de la Raison pure ('"') ; chez Schelling par contre le concept de l'être singulier absolu n'est pas obtenu par le moyen d'une investigation transcendantale mais est le résultat d'une construction de l'étant dans son ensemble. Cette construction a transgressé d'em­ blée les bornes de l'idéalisme subjectif et ce n'est pas tant sur les conditions de possibilité des objets qu'elle réfléchit que sur les condi­ tions nécessaires de leur réalité en tant qu'ils sont possibles. Elle est à la fois logique et ontologie, philosophie transcendantale et philo­ sophie du réel. Schelling identifie l'Idéal de la Raison pure avec l'existence divine au sens emphatique du terme: l'Idéal, ce qui existe sans pensée préalable, est pour l'Idée (en tant que somme de tous les prédicats possibles) cause de l'être. Après avoir ainsi procédé de façon constitutive avec ce concept­ limite, de caractère régulateur, de l'idéalisme subjectif, Schelling, poussé par la divergence existant entre l'exigence pratique et l'exi­ gence théorique dans une philosophie qui n'a pas traversé sans en être marquée la période des Ages du Monde, se rend coupable de l'inconséquence suivante : il soumet à nouveau cette catégorie suprême à des critères qui, du point de vue de l'idéalisme objectif, sont depuis longtemps dépassés. Il subsume un idéal réinterprété dans un sens ontologique à la distinction entre l'essence et l'existence, comme si les critères de la critique kantienne de la preuve ontologique de Dieu étaient encore valables pour lui. La distinction qu'établit Kant entre les cent Thalers réels et les cent Thalers possibles est réappliquée par Schelling à l'Idéal de la Raison pure, bien que celui-ci ait déjà la signi­ fication de l'existence divine comme actus purus. Le concept absolu de l'Idéal comme pure existence est une fois de plus distinguée de l'existence elle-même : «Dieu se trouve désormais en dehors de l'Idée absolue dans laquelle il était comme perdu, et (en tant d'Idéal) ( 1"") sa propre Idée, mais toujours dans l'Idée, dans le Concept, non dans l' :Ittre actuel... Si cependant ce qui est par essence acte (Actus) est posé également à partir de son concept, de sorte qu'il devient acte étant, non seulement essentiii ou naturii mais actu ( 109 ) , le principe dans n'est plus alors posé comme principe au sens où nous l'avions exigé en vue de la science rationnelle... Il est bien plutôt posé effectivement comme principe c'est-à-dire comme commencement, comme commen­ cement d'une science qui a pour principe, comme point de départ dont est, l'étant lui-même (auto to on). Cette science, nous l'avons désignée jusqu'à présent comme celle elle déduit tout le reste, ce que l'étant ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 223 au bénéfice de laquelle le principe était recherché et nous lui donnons maintenant le nom de philosophie positiCJe, par opposition à la pre­ mière, qui est négative... Car elle part de l'existence, c'est-à-dire de l'Actus actu dont la première science avait découvert l'existence naturii actus) (110) ''· nécessaire dans le concept (en tant que Ce passage de la philosophie négative à la philosophie positive ne résiste pas à un compte rendu de la dernière philosophie de Schel­ ling. Hegel ne le rédigea à vrai dire jamais, mais on peut le tirer par extrapolation de la Logique. Hegel s'y réfère de nombreuses fois à la ('11) , avec l'in­ critique Kantienne de la preuve ontologique de Dieu tention de la réhabiliter. <<L'être, en tant que relation abstraite, immé­ diate à soi-même, n'est pas autre chose que le moment abstrait du concept, ce moment étant la généralité abstraite dont on peut obtenir ce qu'on exige de l'Être, c'est-à-dire d'être extérieur au concept ; car si elle est le moment du concept elle est aussi sa différenciation - le jugement abstrait dans lequel il s'oppose à lui-même. Le concept, même lorsqu'il est formel, contient déjà d'une façon immédiate l'être sous une forme plus vraie et plus riche lorsqu'en tant que négativité . '' Dans chacune des se rapportant à elle-même, il est individualité (112) trois sphères de la Logique réapparaissent comme figures de l'immédia­ teté des catégories de l'existence; l'Être et l'être-là, ensuite l'exis­ tence et la réalité et enfin l'objectivité. Or, c'est un mouvement identique qu'accomplit, dans cette«Logique n de la philosophie néga­ tive que constitue chez Schelling le développement de la doctrine des principes, la Raison qui se pense elle-même. Même dans les catégories maladroites de la doctrine de la potentialité des dernières œuvres, les catégories de l'existence naissent puis disparaissent à chaque fois du processus d'actualisation des potentialités en même temps qu'est dépotentialisé l'actuel. Exprimé dans la langue de Hegel, mais restant tout aussi valable dans l'esprit de Schelling, cela se formule ainsi : «l'existence ne doit donc pas être considérée ici comme un prédicat ou une détermination de l'essence, comme si l'on pouvait dire :l'es­ sence«existe n ou :«a une existence n; mais il s'agit d'un passage de l'essence à l'existence... On devrait donc dire:l'essence elle ne diffère pas de son existence (113) . n est l'existence, Ce qui se médiatise avec l'immédiateté et confère à chaque étape à l'Être et à l'être-là, à l'exis­ tence et à la réalité, une objectivité plus déterminée n'est autre que la médiation en personne, celle qui, à la fin de la Logique, est distinguée du « système n sous le nom de « méthode '' et apparaît de la même façon à la fin de la philosophie négative comme actus purus. Seule une décision qui ne serait plus justifiée en théorie pourrait. donc rabaisser à nouCJeau toutes les déterminations logiques prises ensemble au rang d'essence de toutes les essentialités, une essence qui aurait hors d'elle l'existence comme ce qui ne se laisse pas penser. Car ou bien les rap- IDÉALISME DIALECTIQUE 224 ports entre l'essence et l'existence se trouvent, dans la philosophie négative, repensés à chaque étape de l'actualisation et de la dépoten� tialisation - et l'existence ne peut être alors sérieusement décrétée impensable -, ou bien ces rapports entre essence et existence ont réellement échappé à la pensée, auquel cas la philosophie négative est totalement caduque, à moins qu'elle ne limite sa volonté de connaissance à celle de l'idéalisme subjectif. Mais Schelling n'y fut à aucun moment décidé. SÉPARATION DE LA THÉORIE ET DE LA PRATIQUE On peut penser que Schelling a considéré comme sérieuse la de la science rationnelle » « crise que déclenche l'impossibilité de préconcevoir l'existence et accordé une grande importance à la découverte que la Raison ne peut se fonder en elle-même ni se réaliser par elle-même et qu'elle doit même faire accomplir sa propre médiation par quelque chose qui la précède ( 14) . Aussi cette découverte aurait-elle dû se répercuter sur la science rationnelle en tant que telle. Cette conséquence apparaît clairement dans les dernières œuvres de Schelling : le point de départ de la philosophie positive aurait dû, en fait, être ratifié par l'abandon de la philosophie négative. Le dépassement tialiste » « existen­ de l'idéalisme a été préparé par Schelling et c'est finalement Heidegger, continuant Kierkegaard et Ros-enkranz, qui l'a accompli. Il a réussi le premier à accomplir ce que Schelling pensait avoir atteint en faisant éclater le système : la réunion de la problématique onto­ logique avec l'exigence pratique d'un changement au sein du monde corrompu. L'union de ces deux intentions est obtenue de force, au prix d'un monde vidé de toute substance et dans un domaine réduit aux dimensions de l'intériorité, la Raison étant médiatisée par ce qu'on en perçoit et la pensée par ce qu'on lui attribue, soit de façon kérygmatique, soit poétique et mythique, soit encore - hypothèse minimale - topologique. La théorie et la pratique coïncident dans l'exercice d'une fonction contemplative. C'est ainsi, en effet, que la recherche de l':Être, menée avec autant d'acharnement que d'abandon de soi, promet de faire tourner la fortune. Cette conviction que la découverte fervente de l':Ètre et l'évocation du Salut coïncident et sont peut-être même identiques, fait que l'idéalisme survit à son dépassement. Telle est l'ambivalence que Schelling a léguée à la philosophie contemporaine Schelling a ( 110 ) . incontestablement pris au sérieux la crise de la science rationnelle et il nous en donne une indication très claire : <<La science ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 225 rationnelle se dépasse elle-même et pousse à effectuer un renverse­ ment; mais celui-ci ne peut cependant pas, comme tel, émaner de la pensée. Il faut bien plutôt qu'agisse une impulsion pratique ; or il n'y a dans la pensée rien de pratique ; le concept est uniquement contem­ platif et n'a affaire qu'à ce qui est nécessaire, tandis qu'il s'agit ici de quelque chose qui ne relève pas de la nécessité, de quelque chose qui est voulu (116). » L'impulsion pratique devient prépondérante dès qu'il apparaît que la philosophie purement rationnelle ne peut restituer son inviolabilité au Dieu qui, dans les Ages du Monde, s'est exposé aux dangers de l'histoire qu'au prix d'une identité idéaliste entre l'�tre et la pensée, c'est-à-dire en ramenant à Hegel. Celui-ci nivelle les âges du monde, identifie le monde présent avec le monde réel et se prive ainsi des caté­ gories qui permettraient de penser la fin de la corruption. Schelling pense pouvoir unir de façon complémentaire dans le système dédoublé de la philosophie négative et de la philosophie positive la convergence logico-ontologique de la Raison et de l'Essence d'une part, avec la divergence ontologique de la Raison et de l'Existence d'autre part. Il sépare à sa façon la philosophie théorique de la philosophie pratique et inverse une fois de plus les attributs du « Dieu inversé ». Disposant d'un mode de connaissance qui n'atteignait pas encore à l'histoire épique et qui devait pour cette raison se servir de la construction dialectique, confronté par ailleurs au devoir de rendre historiquement sa pureté au monde corrompu, l'alter deus déchu était jadis caractérisé, Ages du monde, par des capacités théoriques dans la philosophie des finies mais ,des capacités pratiques tendant à l'infini. Il en va désor­ mais inversement. L'homme est absolu du point de vue de ses connais­ sances, fini du fait de sa dépendance pratique à l'égard d'une rédemp­ tion qui viendra de Dieu. A cette séparation entre théorie et pratique à l'intérieur de la théorie correspond, d'une façon que développe la théorie, une séparation de la théorie et de la pratique à l'intérieur de la pratique. Dans cette sphère l'État apparaît comme une institution dont les effets s'opposent à la déchéance de l'espèce humaine. Schelling le conçoit comme <( l'acte de la Raison éternelle, active par rapport à ce monde positif, autrement dit de la Raison devenue pratique... En ce sens, l'État a lui-même une existence de fait » (117). Il est certain qu'on doit pouvoir déduire philosophiquement l'essence de l'État mais le rapport de forces qui consacre et affirme l'existence de l'État est lui-même insondable : « Même après être ainsi devenue une puis­ sance de fait, la Raison est incapable d'éliminer le hasard... Aussi est-ce une compréhension bien faible des choses que semblent mani­ fester des raisonnements aussi courants que celui-ci : il faut que le droit positif s'efface de plus en plus devant le droit fondé sur la Théorie et pratique (Tome 1). 15 226 IDÉALISME DIALECTIQUE Raison, jusqu'à ce qu'on réussisse à instaurer un royaume purement rationnel qui rendra, pense-t-on, toutes les personnalités superflues et supprimera l'aiguillon de la jalousie (118). » En isolant l'existence de l'essence, Schelling surpasse largement le positivisme de la philo­ sophie hégélienne du Droit. Les hommes demeurent soumis à la Loi comme à une puissance étrangère « insérée et enfoncée de force dans leur volonté » qu'intérieurement : << ( n• ) . La force extérieure ne peut être surmontée Il s'ouvre notamment pour le Moi la possibilité, non certes de s'anéantir dans son état extra-divin et malheureux, mais de rentrer en lui-même... En le faisant, il ne poursuit pas d'autre but que de se soustraire aux conséquences de l'action, de fuir l'oppression de la loi en se réfugiant dans la vie contemplative... Sans rien savoir de Dieu, il cherche une vie divine dans ce monde privé du divin (110). » A la séparation théorique entre la Raison et l'existence correspond la recommandation d'une séparation pratique entre la vie contempla­ tive et la pratique politique : « Laissez-vous traiter de peuple apoli­ tique car la plupart d'entre vous aspirent davantage à être gouvernés. .. qu'à gouverner, les loisirs qu'ils en retirent et qui laissent l'âme et l'esprit disponibles pour d'autres choses leur préparant un bonheur plus grand que celui de recommencer tous les ans des querelles poli­ tiques qui ne mènent qu'à la division de l'État ... Laissez-vous refuser tout esprit politique ( 121) ... » Motivée par des raisons pratiques, la contemplation, qui permet d'abord à la Raison de se consacrer entiè­ rement à elle-même, ne conduit cependant qu'au point de bascule où la Raison reconnaît qu'il est �possible de satisfaire à l'exigence pratique par la théorie pure. La pensée philosophique se voit sans cesse dépassée par l'existence car elle ne peut la penser à l'avance ; la prépondérance de la pratique par rapport à la théorie entraine alors le passage de la philosophie négative à la philosophie positive : << Car la science contemplative ne conduit. qu'au Dieu qui est fin et qui n'est donc pas le Dieu réel ; elle ne conduit qu'à celui qui n'est Dieu que par essence et non au Dieu actuel. Le Moi ne pourrait se contenter de ce Dieu purement idéal que s'il pouvait persister dans sa vie contemplative. Mais cela lui est précisément impossible. Le re­ noncement à l'action ne peut être définitif ; il est nécessaire d'agir {112) . » D'un autre côté le retour d'une contemplation intermittente à la vie active est incapable de mettre fin au malheur qui frappe l'action; à moins que l'espèce humainë ne se mette à combattre pratiquement ce « fait ultime » que représente la force extérieure de l'État:« C'est déjà se proposer un grand mal que de se proposer de combattre tout ce qui existe dans l'État de manière effective, d'autant qu'on ne saurait méconnaître le point où l'on pourrait s'arrêter et contenir les efforts qui tendent à ce but; car au moment où ils réussiraient à suppri­ mer tout le côté empirique et irrationnel de l'État, celui-ci, qui ne puise ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 227 sa force et sa stabilité qu'en lui, ne pourrait que se décomposer (111). » Or c'était précisément là l'intention de la théorie de l'État dévelop­ pée dans le cadre de la philosophie des Ages du Monde : en suppri­ mant l'État, briser le sceau du pouvoir qu'exerce l'extérieur sur l'in­ térieur. Échappant au risque qu'il courait dans l'histoire, Dieu permet désormais de jouir d'une<< liberté s'exerçant au-dessus et pour ainsi dire au-delà de l'État et non pas réagissant sur l'État ou s'exer­ çant à l'intérieur de l'État'' (124). Ce n'est pas la pratique politique, mais une contemplation qui se surpasse en pratique dans la contemplation, qui doit préparer le renversement du monde renversé ; en d'autres termes, c'est la philosophie positive qui doit préparer la rédemption, LE MATÉRIALISME CACHÉ DE LA PHILOSOPHIE DES AGES DU MONDE SCHELLING ET MARX 1 L'idée d'une suppression radicale de la domination politique, repoussée par Schelling dans ses dernières œuvres, est reprise à son compte par la tradition marxiste. Marx comprend la dialectique hégé­ lienne selon un modèle qui a été d'abord explicité par Schelling. Sans examiner ici ce qu'il en est de cette contînuité dans l'histoire des idées, nous tenterons seulement de montrer que Schelling anticipe, à ce tournant de son idéalisme, certaines intentions propres au maté­ rialisme historique. La structure de l'âge actuel du monde, telle qu'elle est conçue en fonction de l'idée du << Dieu inversé ''• comporte trois moments qui réapparaissent dans la conception spéculative du processus historique qu'on trouve chez le jeune Marx. 1. Après la << chute '' hors de la nature, la productivité de la natura naturans a pour ainsi dire reculé et n'a plus trouvé dans l'immédiat d'espace où s'épanouir que sur l'horizon de l'humanité historique. Dans les dernières œuvres de Schelling ce processus apparait comme un événement mythologique enfoui dans la conscience collective de l'espèce humaine. Chez Marx en revanche la vie productive a lieu dans le travail accompli sur la nature inorganique et dans la production d'un monde objectif, production par laquelle nature '' {125) : << l'homme reproduit la << Cette production est sa vie générique active. Grâce à cette production la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité. L'objet du travail est donc l'objectivation de la vie générique de l'homme : car celui-ci ne se dédouble pas lui-même d'une façon seule­ ment intellectuelle, comme c'est le cas dans la conscience, mais acti- 228 IDÉALISME DIALECTIQUE vement, réellement, et il se contemple donc lui-même dans un monde 26 » qu'il a créé (1 ). Chez Schelling comme chez Marx, la production de l'espèce humaine laisse prévoir une résurrection de la nature. 2. Dans l'état actuel des choses l'identité entre la nature et l'espèce humaine est détruite. Par un renversement caractéristique des «vrais» rapports, l'extériorité a conquis un pouvoir sur l'intériorité, l'inférieur sur le supérieur. Pour Schelling comme pour Marx ce renversement matérialiste se résume dans la << fausse unité » établie par l'É tat, qui institutionnalise la domination de l'homme sur l'homme. Pour tous deux cette dernière n'est que l'expression de la << domination de la matière morte sur l'homme» (12'). Mais le premier diagnostique là une théogonie tandis que le second développe une analyse économique. Schelling et Marx conçoivent l'un comme l'autre la corruption du monde de façon matérialiste en ce sens que ce qui devrait servir seule­ ment de fondement à l'existence, la matière, s'est en réalité soumis l'existence. Ce faisant, Marx limite toutefois le processus matériel de la vie, que Schelling, en tant que philosophe de la nature, conce­ vait encore de façon universelle, à la reproduction de la vie sociale. 3. Enfin, Schelling et Marx sont également d'accord sur ce point que la corruption du monde n'est pas le fait de la nature, mais est due à l'homme : <<Ce ne sont pas les dieux, ce n'est pas la nature, qui peuvent être cette puissance étrangère exercée sur l'homme, c'est seulement l'homme lui-même (12"). » Il importe peu que l'on présuppose, comme Schelling, une identité originaire de l'homme avec la nature ou que, comme Marx, on ne se prononce pas sur cette question ; en tout état de cause la forme spécifique de << matérialisme» auquel est soumise la vie humaine relève dans les deux cas d'un principe << égoïste ». Chez Schelling, dans la mesure où il est dû au premier homme, dont la volonté particulière désorganise l'ordonnance de la création, ce prin­ cipe a un sens autant physique que moral ; chez Marx il prend un sens économique puisqu'il réside dans l'organisation de la propriété établie par l'appropriation privée du travail social. L' << égoïsme » cosmolo­ gique de Schelling est déchiffré par Marx comme étant celui du capita­ lisme; le style anthropologisant des Manuscrits de 1844 leur conserve Sur la une parenté avec les spéculations physico-morales du traité liberté humaine et transpose les catégories métaphysiques en catégo­ ries économiques. L'appropriation privée de la production sociale met la création et la répartition des valeurs d'usage sous la dépendance de la loi économique régissant l'augmentation, sans autre fin qu'elle même, des valeurs d'échange. De ce point de vue la propriété privée apparait, comme la volonté particulière chez Schelling, comme l'en­ veloppe dans laquelle sont prisonnières les forces essentielles qui ont été détachées de l'homme - en d'autres termes : l'amour. La mise ET PASSAGE AU 229 MATÉRIALISME en valeur du monde des choses entraîne la dévalorisation croissante du monde humain. Et bien que la reproduction de la vie sociale sur la base de la propriété privée devienne indépendante de la volonté des propriétaires privés, elle continue à être régie par les motivations des possesseurs de marchandises. En ce sens Marx reprend ce que Schel­ ling avait anticipé en termes mythologiques avec sa théorie de la chute : « L'être étranger auquel appartient le travail et le produit du travail, au service duquel se trouve le travail et à la jouissance duquel sert le produit du travail, ne peut être que l'homme lui-même (129) » - il ne peut donc pour cette raison être surmonté que par l'homme. Pour Schelling comme pour Marx, l'espèce humaine est le sujet légitime de l'histoire, même si elle n'en est pas maitre ; elle est précisément un « Dieu inversé ». Les conséquences philosophiques de l'idée d'une contraction divine présentent, lorsqu'on les considère ainsi, un certain nombre de mo­ ments dans lesquels la conception schellingienne et la conception marxiste de l'histoire coïncident. Elles ont toutes deux en commun l'exigence pratique de rapporter la corruption de ce monde à une origine historique afin de ménager la possibilité théorique de suppres­ sions nécessaires dépassant dialectiquement cette corruption. C'est pourquoi il existe aussi entre elles un accord sur ce qu'on pourrait appeler le cadre dialectique dans lequel s'accomplit le renversement matérialiste. Schelling lui a donné un développement ontologique où il apparaît comme le renversement des rapports originels entre l'exis­ tence et le fondement de l'existence. Il a fait d'une nouvelle inversion de la « base » et de la restauration des rapports originels le fil direo­ teur d'une interprétation philosophique de l'histoire universelle. Marx suit lui aussi la même idée : surmonter le matérialisme en ramenant à son rang de base de l'étant une matière qui s'est elle-même fausse­ ment élevée au rang d'étant. Il partage même avec Schelling sa concep­ tion universelle de la matière, dont le concept enveloppe à la fois la nature et ce qui, dans l'histoire, continue à se comporter de façon naturelle. Ils désignent tous deux l'état dans lequel l'espèce humaine sera un jour libérée de l'emprise du matérialisme par le terme de «société », qu'ils prennent en un sens emphatique (130), et le font tous deux dépendre de la réussite de l'humanité à libérer la nature - tant celle de l'univers que celle de l'homme - de sa forme«inorganique». <<L'essence humaine de la nature n'est là que pour l'homme social car c'est seulement dans la société que la nature est pour lui comme lien avec l'homme, comme existence de lui-même pour l'autre et de l'au­ tre pour lui, ainsi que comme élément vital de la réalité humaine ; ce n'est que là qu'elle est pour lui !e fondement de sa propre existence humaine (131). » Marx conclut ce passage de cette phrase dont l'em­ phase fait une sorte d'interprétation matérialiste de l'âge futur 230 IDÉALISI\IE DIALECTIQUE anticipé à la fin des Conférences de Stuttgart : « Donc la société est l'achèvement de l'unité essentielle de l'homme avec la nature, la vraie résurrection de la nature, le naturalisme accompli de l'homme et l'humanisme accompli de la nature (131). >> Le cadre dialectique du renversement matérialiste acquiert cepen­ dant son sens spécifique dans le contexte d'une critique de l'Économie Politique où la matière désigne non la nature en général, mais plutôt les caractères naturels persistant dans un processus historique maté­ riel qui est devenu autonome face à la vie. La matière, en tant que règne naturel, ne pourra devenir la base de la vie de l'homme que lorsqu'on aura fait du règne économique de la nécessité la base d'un règne social de la liberté, c'est-à-dire lorsque «l'homme social, les pro­ ducteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu'ils la contrôlent ensemble au lieu d'être dominés par sa puissance aveugle... Mais ceci restera le royaume de la nécessité. C'est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s'épanouir qu'en se fondant sur l'autre royaume, sur l'autre base, celle de la nécessité>> (m). En dépit de la distance énorme et apparemment insurmontable qui les sépare, Schelling a exprimé la même chose dans la langue mystique de Jacob Bohme: <<Seule l'ipséité surmontée, c'est-à-dire ramenée de l'activité à la potentialité, est le Bien et, étant potentialité, dominée par ce dernier, elle persiste dans le Bien (134). · n La difficulté que l'on rencontre lorsqu'on veut rapprocher les deux phrases n'est pas supprimée par le fait qu'il existe entre elles une certaine affinité dans le contexte des philosophies de l'histoire aux­ quelles elles appartiennent. Cette difficulté vient du fait que Marx a tiré la conséquence devant laquelle Schelling s'était dérobé et qui l'avait amené à donner 'une nouvelle orientation à sa pensée. Si l'es­ pèce humaine ne peut briser le pouvoir de l'extérieur sur l'intérieur qu'en se comportant extérieurement avec ce qui est extérieur, c'est­ à-dire si elle ne peut en venir à bout que par cet effort qui, selon les propres termes de Schelling, vise à conserver les bases extérieures de la vie, on ne peut alors concevoir la possibilité objective d'une inver­ sion du renversement matérialiste que dans le cadre du processus matériel de la vie sociale. La dimension du travail social est alors la seule permettant de saisir de manière suffisante, « fondamentale >>, les moments de l'existence et du fondement de l'existence dans leurs rapports anthropologiques, incontestablement essentiels, mais n'ayant précisément plus la fixité de rapports ontologiques. Leur fondement n'est plus alors la mythologie mais l'économie. Le glissement histori­ que affectant ce rapport essentiel pour le renversement du matéria­ lisme se dessine non dans la maturation de la conscience « morale mais dans celle des forces « productives >>. » Pour analyser ces dernières, ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 231 la dialectique hégélienne de l'extranéation par l'objectivation (13"} est cependant plus appropriée que la dialectique schellingienne de l'extranéation par la contraction. Tout en maintenant comme cadre cette dernière dialectique, Marx s'emploie à maîtriser la première pour la relativiser historiquement dans sa totalité en tant que dialectique. Qu'il s'agisse là d'une simple habileté technique ou d'une découverte plus profonde, c'est là la charpente de sa dialectique matérialiste. L'AUTO-DÉPASSEMENT MATÉRIALISTE DE LA DIALECTIQUE DU TRAVAIL - UNE RÉCEPTION DE HEGEL PRÉPARÉE PAR SCHELLING Hegel, dans la Logique, développe le concept de travail sous le titre de« Téléologie». Celle-ci n'est autre en effet que le résultat de la réali­ sation de fins subjectives (136). Hegel montre que l'activité finale du sujet cherche à se réaliser par les moyens que lui offre le travail et qu'elle doit en même temps disparaître dans le processus de la média­ tion. Citons ce célèbre passage : « Le fait que la fin se rapporte direc­ tement à un objet et le transforme en moyen, de même qu'elle se sert de celui-ci pour déterminer un autre objet, ce fait, disons-nous, peut être considéré comme une violence infligée à l'objet, puisque la fin apparaît comme ayant une nature différente de celle de l'objet et que les deux, fin et objet, semblent s'opposer comme des totalités différentes. Mais que la fin contracte des rapports médiats avec l'objet et intercale entre elle-même et celui-ci un autre objet, c'est ce qui doit être considéré comme une ruse de la Raison. Le caractère fini de la rationalité consiste, comme nous l'avons dit, en ce que la fin se rap­ porte à l'extériorité de l'objet. Si le rapport entre la fin et l'objet était un rapport direct, im:médiat, la fin se trouverait transformée elle­ même en mécanisme, en chimisme, et sa déter�nination, qui consiste à être un concept en-soi-et-pour-soi serait à la merci de l'accidentalité et menacée de disparition possible. Au lieu de cela, elle met en avant un objet à titre de moyen, laisse celui-ci agir extérieurement à sa place, l'abandonne à l'usure et, se tenant derrière lui, résiste àla force méca­ nique ... Pour cette raison le moyen est supérieur aux fins finies de la finalité extérieure, la charrue est supérieure aux services qu'elle rend et aux satisfactions qu'elle procure et en vue desquelles elle existe. L'outil subsiste et dure, alors que les jouissances qu'il est destiné à procurer passent et sont vite oubliées. Grâce à s�s outils ; l'homme possède un pouvoir sur la nature extérieure, dont il dépend cependant quant aux buts qu'il poursuit {137}. » La dialectique du travail a pour astuce que les fins subjectives 232 IDÉALISME DIALECTIQUE s'avèrent finalement n'avoir été que des moyens pour la Raison, devenue pour sa part subjective dans les moyens de production. Ce fait assure à la dialectique de l'objectivation développée d'abord dans la Phénoménologie de l'Esprit une place au sein de la Logique; Hegel y a saisi, ce dont Marx le loue, l'essence du travail et conçu l'homme« ob­ jectif» comme le résultat de son propre travail. Marx émet cependant cette réserve que Hegel n'a vu que le côté positif du travail et non son côté négatif ( 138) . L'extranéation du travailleur dans son produit a en effet pour Marx un double sens : la force de travail y devient un objet et une existence extérieure, mais existe aussi indépendamment et en étrangère par rapport à lui, acquérant face à lui une puissance autonome telle « que la vie qu'il a prêtée à l'objet s'oppose à lui, hostile et étrangère (139 } ». Marx s'accorde à reconnaître avec Hegel qu'il existe dans le travail une rationalité inhérente puisque l'homme, à l'aide de ses outils, se médiatise avec la nature ; mais il s'oppose à Hegel en découvrant que ce travail sur la nature continue d'être sous l'emprise de forces naturelles tant que la médiation domine ce qui doit être médiatisé - que la charrue est supérieure aux services qu'elle rend. Hegel transforme sans hésitation les catégories qu'il a tirées de la téléologie du travail en déterminations du processus de la vie organi­ que. Dans le processus vital la reproduction du naturel et celle de la vie sociale sont ramenées à un dénominateur commun - un « pur cercle tournant sans arrêt sur lui-même » ( 140) . Marx retourne de façon polémique cette idée contre elle-même. Tant que l'humanité gagne sa vie dans le cadre d'une domination du travail « mort )) sur le travail « vivant », c'est-à-dire de telle façon qu'elle se trouve soumise à son << échange de substance avec la nature J> comme à une puissance étran­ gère au lieu de le régler consciemment, tant que l'activité subjective qui s'exerce dans le domaine de la reproduction de la vie sociale ne . possède ni conscience ni pouvoir à l'égard du « but poursuivi », la société demeure prisonnière des forces naturelles primitives et son processus vital est en réalité un proc�ssus naturel. Marx appelle cette histoire la préhistoire de l'humanité car le pouvoir matériel qu'exel'­ cent les moyens de subsistance sur la vie même, le pouvoir, en somme, de la « base », des moyens sur les· fins, de l'inférieur sur le supérieur, de l'extérieur sur l'intérieur, est encore intact. Dans la Logique de Hegel, le passage de la« vie organique» à. l'« Idée absolue » se produit encore sur l'horizon préalablement délimité par cette même vie. Le passage - essentiel tout autant que précaire de la moralité (Moralitiit) au règne éthique (Sittlichkeit) ( 141) ne fait que répéter la dialectique du travail et le dépassement subreptice de l'activité finale du sujet par la finalité objective de ses moyens. Le sujet agissant doit se rendre compte et reconnaître que le Bien obJec- ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 233 tif se présente toujours dans les rapports destinés à la réalisation de ses fins et institutionnalisés par elles comme ayant déjà acquis force et réalité : face à lui les fins poursuivies retombent au rang de pure subjectivité (142). Dans le Savoir absolu « la réalité trouvée par anti­ cipation se trouve en même temps déterminée comme étant le but accompli >> (1'"). Seule cette double identification du processus techni- . que du travail avec le processus organique de la vie d'une part, du processus vital avec la vie absolue de l'Idée d'autre part, garantit le mouvement du cercle tournant sans arrêt sur lui-même, c'est-à-dire l'histoire de l'humanité comme histoire naturelle, ne connaissant pas de rédemption si ce n'est celle qui la fait échapper à l'éternité dans la mort immortelle. Schelling avait voulu rendre compte du caractère démesuré de l'His­ toire en rabaissant la dialectique au rang d'une forme de l'Esprit absolu, certes inévitable mais inadéquate à son objet historique. Marx conçoit cette même nécessité et cette même inadéquation de la dialectique à son objet à partir du caractère matérialiste de l'Esprit objectif lui-même. Tant que les hommes gagnent leur vie selon les formes du travail aliéné, ils demeurent prisonniers d'up. cercle aussi naturel et incontrôlé que la nature elle-même, où la médiation dispose d'un pouvoir absolu sur ce qu'elle doit médiatiser. Dans ce cercle, l'extranéation conserve son pouvoir sur le processus d'extranéation et d'appropriation, l'objectivation conservant son pouvoir sur le processus d'objectivation et de désobjectivation. La logique dialec­ tique apparait pour cette raison comme l' << argent de l'Esprit » ; elle tire elle-même sa vie des structures contraignantes d'une reproduction de la vie sociale inversée en un sens matérialiste. Dans le cadre de cette dialectique, la vie correspondant au travail aliéné apparait comme étant la seule vie, la vie naturelle et éternelle, et la dialectique est la vérité de cette vie : « Aussi est-ce ce mouvement, sous la forme abstraite. qu'il a en tant que dialectique, qui apparait comme la véri­ table vie humaine; mais comme il s'agit d'une abstraction, d'une aliénation de la vie humaine, il passe pour un processus divin ou comme le chemin divin que suivra l'homme - un chemin que par­ court son essence abstraite, pure et absolue, qui est distincte de lui (1"). » Dans le cadre de la dialectique développée par Schelling entre l'étant et sa base, Marx aperçoit la possibilité d'un dépassement dialectique de la dialectique hégélienne, dépassement que ses positions matéria­ listes lui font à la fois considérer avec intérêt et rejeter. S'il est possible de faire du travail socialement nécessaire le fondement d'un règne de la liberté en le plaçant sous le contrôle des producteurs associés, il doit aussi être possible de penser comme historiquement dépassable (aufhebbar) le rapport existant entre l'activité finale du sujet et la Théorie et pratique (Tome 1). 16 234 IDÉALISME DIALECTIQUE finalité objective des moyens qui la dépassent sans cesse. La dialecti­ que, en tant qu'elle est la puissance objective d'une médiation circu­ laire sans commencement ni fin dominant les sujets finis qu'elle doit médiatiser, cessera alors de se concevoir de façon idéaliste. Elle se rendra compte de ce qui la lie à un état matérialiste du monde et du même coup de ce qui l'empêche de le supprimer par la seule pensée dialectique. L'élan critique jaillit, déjà chez Schelling et encore plus chez Marx, du besoin précédant toute théorie de renverser le monde renversé dont on a fait l'expérience pratique. Aussi retrouve-t-on le même caractère pratique dans la nécessité d'émanciper l'homme de la puissance de la matière et de rabaisser celle-ci au rang de base pour un sujet de l'histoire émancipé, c'est-à-dire au rang de base d'une société qui, en tant qu'espèce, contrôle ce dont on peut disposer et respecte ce dont on ne peut disposer. On serait amené à comprendre Marx dans une perspective trop schellingienne si l'on tentait, comme l'a fait Ernst Bloch, d'étendre dans un sens historique et matérialiste la catégorie, centrale pour le philosophe de la Nature, denatura naturans afin d'assurer à tout prix à la nécessité pratique d'un dépassement du monde corrompu la garantie d'une nécessité théorique (""). Bloch affirme que la matière est un principe:« Les idéalistes, cela est bien certain, n'ont aucunement ouvert, en ce qui concerne la matière, la marche de la recherche ; et pourtant, voyez le nombre et la profondeur des tentatives de défini­ tion qui ont été consacrées dans l'histoire de la pensée idéaliste à ce qui rend cette dernière perplexe : la matière... La tentative de déter­ mination aristotélicienne de l'être-en-puissance n'est que la plus importante d'entre elles; il y a en outre, dans sa descendance, la tentative thomiste (la matière comme principe d'individuation), celle d'Averroës, qui définit déjà presque une création immanente (la matière comme natura naturans), la détermination fantastique de Franz von Baader (la matière comme proteétion contre le chaos des forces souterraines) ... Seule la découverte d'une matière où la vie et les fins poursuivies par les hommes ne sont pas quelque chose d'exté­ rieur mais en constituent les fonctions les plus propres, d'autres quali­ fications, de nouveaux modes d'être, rend vraiment compte de la dialectique du réel... C'est ce qui a permis de concevoir aussi l'homme comme un être objectal et matériel. Au sein d'un monde où il n'y a pas seulement place pour une conscience vraie, intervenante, mais où elle y trouve éminemment place, de la même façon que cette conscience, pour être vraie, est l'œil et l'organe théorico-pratique de la matière ( "") ». Et de fait, Marx reconnaît également : << Dire que la vie physique et intellectuelle de l'homme est indissolublement liée à la nature n'a pas d'autre sens sinon que la nature est indissolublement liée avec ET PASSAGE AU MATÉRIALISME elle-même, car l'homme est une partie de la nature 235 ( m) . »Toutefois, et même si la nature passe par le travail humain pour poursuivre son propre processus de création, il est impossible, du point de vue fini de l'homme qui agit en vue de certaines fins, d'acquérir la certitude qu'il existe entre la nature et la société, la vie organique et le processus historique, une identité fondée sur la matière en tant que principe ( ua) . Le matérialisme n'est pas un principe ontologique mais ne fait que fournir une indication historique sur l'état d'une société où l'homme n'est pas encore parvenu, jusqu'à présent, à supprimer cette puis­ sance de l'extérieur sur l'intérieur dont il fait l'expérience pratique. Par contre il ne fournit pas à l'activité finale du sujet l'assurance d'un accord qui s'instaurera nécessairement dans le futur entre elle et la finalité objective de la nature qui viendrait à sa rencontre. Les Manuscrits de 1844 trahissaient encore l'intention d'ancrer dans le un sens universel de l'histoire par une déduction matérialisme théorique tirant de la dialectique immanente au processus de la vie matérielle des conséquences relevant en somme d'une philosophie de l'identité : émancipation de la société, résurrection de la nature et réalisation totale de toutes deux dans l'humanisation de la nature et de la naturalisation de l'homme. Devenu économiste, Marx ne défi­ nira plus ce « sens » de l'histoire que de façon négative : comme l'éli­ mination pratique, et qu'il convient de pratiquer, du << non-sens » affectant le monde matériel et sans cesse reproduit, sous des formes toujours nouvelles, par les crises économiques et politiques. Mais il ne se prononce pas sur la question de savoir si le sens que poursuit l'activité finale des hommes dans la nature ne continuera pas d'appa­ raître étranger et extérieur à cette dernière, même lorsqu'une pratique guidée par la critique sera censée avoir fait du processus vital réglé par la Raison la base d'une société émancipée - c'est-à-dire l'avoir transformé en « Ages du Monde. matière » au seDs de la philosophie schellingienne des 236 IDÉALISME DIALECTIQUE NOTES (*) N. d. T.: Malgré le caractère souvent fragmentaire de certaines traductions de Schelling nous nous sommes efforcés d'indiquer, toutes les fois que cela a été possible, la référence à l'édition française, tout en laissant subsister celle de l'édition Schroter (Münchner Jubiliiumsdruck, nach der Originalausgabe in neuer Anordnung herausgegeben von M. Schriiter, Beck'sche Verlagsbuchhandlung), qui fait autorité et à laquelle se reporte d'ailleurs Habermas. S. Jankélévitch, à qui nous devons toute une série de traductions capitales, s'est référé pour sa part - l'édition Schroter n'étant pas alors parue - à l'édition complète des œuvres de Schelling publiée par Cotta entre 1856 et 1861 ; ceci explique l'absence dans sa traduction de passages que Schroter fut le premier à publier. L'édition de Schroter comporte un tableau de concordances qui permet de se reporter à l'édition Cotta. (') ScHELLING, Système de l'Idéalisme transcendantal (1800), in: Werke, Münchner Jubiliiumsausgabe II, 327 sq. ; cf. extraits in : Essais, trad. par S. Jankélévitch, Paris 19t.6; traduction complète par Grimblot, Paris, Ladrange 1842. ( •) Ibid., p. 582. . ·· {3) Ibid., p. 583. (') Ibid., p. 591. {5) Ibid., p. 598. ( 1 ) ScHELLING, Conférences de Stuttgart {1810), in: Werke IV, 354. trad. par S. Jankélévitch, in Essais, Paris 19t.6. ( ') Ibid., p. 353 sq. ; Jankélévitch, op. cit., p. 343. {8) Ibid., p. 353 ; Jankélévitch, op. cit., p. 3t.3. ( •) Ibid., p. 353 ; Jankélévitch, op. cit., p. 3t.3. { 10 ) Ibid., p. 356; Jankélévitch, op. cit., p. 346. Une thèse semblable se trouve en fait déjà formulée dans le projet de système datant de 1795 qu'a découvert Rosen­ kranz; ce projet a été récemment reproduit in : H. ZELtNER, Schelling, Stuttgart 195ft, p. 65 sq. (") ScHELLING, Introduction philosophique à la philosophie de la Mythologie ou exposé de la philosophie purement rationnelle; cf. en particulier 23• Leçon, in W erke V, p. 716 sq. Trad. Jankélévitch, Paris, Aubier 19t.6 (Ed. Montaigne), tome I, p. 316 sq. (,.) Ibid., p. 729; trad. Jankélévitch, tome 1, p. 330 sq. ( 11) Ibid., p. 730 ; trad. Jankélévitch, tome 1, p. 331. (") Ibid., p. 715 ; trad. Jankélévitch, tome I, p. 315 (22• Leçon). (15) Ibid., p. 732 ; trad. Jankélévitch, tome 1, p. 33t.. ( 16 ) Werke IV, p. 3St.; Conférences de Stuttgart, trad.. Jankélévitch, p. 3t.4. ( " ) HEGEL, Phénoménologie de l'Esprit, éd. Hoffmeister, p. 20; trad. Hyppolite, Aubier, Paris (Éd. Montaigne), p. 18. ( 18) ScHELLING, Werke IV, p. 13 : II s'agit d'une connaissance • qui constitue l'en-soi de l'âme elle-même et ne se nomme intuition que parce que l'essence de l'âme, qui ne fait qu'un avec l'Absolu et n'est autre que cet Absolu lui-même, ne peut avoir avec lui d'autre rapport qu'immédiat » ( • Philosophie und Religion • (180t.), Idee des Absoluten) ; trad. Jankélévitch, in : Essais, op. cit., p. 183. ( 10) Ibid., p. 28; «Philosophie und Religion •, Abbruch der einzelnen Dinge aus dem Absoluten und ihr Verhiiltnis zu ihm, trad. p. 195. ( '0 ) HEGEL, Science de la Logique, éd. ·Lasson, 1, p. 51 ; trad. Jankélévitch, Paris, Aubier (éd. Montaigne), tome 1, p. 56. ( 11 ) En 1807. ( 21 ) Depuis ce problème a été abordé par l'excellent travail de H. FuLDA, Das Problem der Einleitung in Hegels Wissenschaft der Logik, Frankfurt am Main 1965. {13) HEGEL, Science de la Logique, éd. Lasson, 1, p. 54 ; trad. Jankélévitch, op. cit., tome 1, p. 59. (..) Ibid., 1, 58 ; trad. Jankélévitch, 1, p. 62 sq. ( ") Ibid., II, 224 ; trad. Jankélévitch, IV, p. 254 sq. ( ..) HEGEL, Berliner Schriften, éd. Hoffmeister, p. 9. (") HEGEL, Encyclopédie de 1830, éd. Nicolin et Pogeler, p. 50; trad. par B. Bou­ geois, Paris, Vrin 1970, p. 183. ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 237 ("') Le mot •historique »a encore ici sa signification grecque de recherche empirique, d'exploration en quête d'information. ( 11) HEGEL, Science de la Logique, éd. Lasson, II, 252 ; trad. Jankélévitch, op. cit., IV, p. 286. ( 10) ScHELLING, Philosophie der Offenbarung, Werke, tome de compléments n° VI, p. 88 (Introduction à la philosophie de la Révélation, 5• Leçon). Non traduit. ( 11 ) HEGEL, Science de la Logique, éd. Lasson, II, 424; trad. Jankélévitch, op. cit., IV, p. 481. {81) Ibid., p. 412; trad. Jankélévitch, IV, p. 467. ( 13) ScHELLING, Werke, V, p. 751; Philosophie de la Mythologie, 23• Leçon, trad. Jankélévitch, p. 354. ( ••) ScHELLING, Weltalter (Urfassungen), éd. M. Schriiter, München 1946, p. 211; passage tiré de • Entwürfe und Fragmente zum I. Buch, Acht Einzelfragmente ». Ces fragments étant absents de l'édition Cotta, ils n'ont pas été traduits par S. Jankélé­ vitch dans : Les Ages du Monde - suivis des DiPinités de Samothrace. Paris, Aubier 1949. . (..) Ibid. (in : Einleitungskonzept, brouillon de l'introduction), p. 202 (les complé­ ments sont de moi, J. H.) ; non traduit en fr. (30) ScHELLING n'abandonnera plus cette vision du monde ; dans la Philosophie de la RéPélation (Schriiter, VI, p. 363 sq.) elle est reprise sans aucun changement. {87) 1. KANT, La Religion dans les limites de la simple Raison, éd. Weischedel, Darmstadt 1956, tome IV, p. 680; trad. par J. Gibelin, Paris, Vrin 1972, p. 53. (88) SCHELLING, Weltalter (Urfassungèn), p. 230; non traduit. ( 8• ) SCHELLING, Werke, V, p. 328, « Darstellung des philosophischen Empirismus •; trad. par S. Jankélévitch, in: Essais, op. cit., • Exposé de l'empirisme philosophique», p. 518. ( •0) HEGEL, Science de la Logique, éd. Lasson, 1, p. 31 ; trad. Jankélévitch, I, p. 35. (" ) E. BENZ, Schellings theologische Geistesahnen. - Abhandlung der Akademie der Wissenschaften und der Literatur in Mainz, geistes- und sozialwissenschaftliche Klasse, 1955, n° 3. - Du même auteur : Die christliche Kabbala, Zürich 1958. W. ScHULZ, Jakob Bohme und die Kabbala, in: Zeitschrift für philosophische Forschung IX, 1955, p. 447 sq.; du même auteur : Schelling und die Kabbala, in : Judaica, XIII, 1957, p. 65 sq., p. 143 sq., p. 210 sq.; G. ScHOLEM, Die jüdische Mystik in ihren Hauptstromungen, Frankfurt-am-Main 1967. Trad. franç. : Les grands courants de la mystique juiPe, Paris, Payot 1950. ( U) G. ScHOLEM, Schiipfung aus Nichts und SelbstPerschriinkung Cottes, in : Vbe1' einige Begriffe des Judentums, Frankfurt-am-Main 1970, p. 53/89. ( U) Jakob BtiHME, Schriften, éd. Schulze, Leipzig 1938, p. 96. (") On trouvera une interprétation biographique de la philosophie de Schelling dans K. JASPERS, Schelling, München 1955. (..) ScHELLING, Werke, IV (tome de complément), p. 135. (") ScHELLING, Werke, IV, p. 351 sq. ; Conférences de Stuttgart, trad. Jankélévitch, p. 341. (") Les phénomènes qui, indépendamment des dangers qu'ils présentent pour l'homme, suscitent en tout état de cause l'horreur; ScHELLING, Werke, IV, p. 260 (Philosophische Untersuchungen über das Wesen der menschlichen Freiheit.. . , 1809); trad. par PoLITZER. Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine et les problèmes qu.i s'y rattachent, Paris, F. Rieder, 1926, p. 132. ( •• ) ScHELLING, Werke, IV, p. 354; Conférences de Stuttgart, trad. Jankélévitch, p. 344. ' ( .. ) SCHELLING, Werke, IV, p. 292 sq.; Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine... , trad. Politzer, p. 194. ( 60) Weltalter (Urfassungen), p. 51; trad. Jankélévitch, p. 187. ( 61) Werke, IV, p. 331 ; Conférences de Stuttgart, trad. Jankélévitch, p. 321. (") G. ScHOLEM, Grundbegriffe..., op. cit., p. 81 sq. : Scholem y explique la formule de « l'abîme qui est en Dieu » : « Parmi les cabbalistes ce fut incontestable­ ment Asriel de Gérone qui expliqua la premier que le lieu où tous les êtres existent sous une forme indifférenciée est' l'abîme infini, sans fond, insondable, qui s'étend jusqu'au Néant pur'. • Cette symbolique rejoindra plus tard l'idée du Zimzum et de la Contraction, amenant la tradition mystique à réinterpréter de telle sorte la doctrine aristotélicienne de la steresis qu'en toute chose était aussi donné un abîme. (53) ScHELLING, Werke, IV, p. 258 ; Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine..., trad. Politzer, p. 130 sq. (..) ScHELLING, Werke, IV, p. 29 (Philosophie und Religion: Abkunft der eÎTl>elnen Dinge aus dem Absoluten...), trad., op. cit., p. 197. (.. ) ScHELLING, Weltalter (Urfassungen), p. 19; non traduit. (..) Ibid., p. 23 ; non traduit. \ 67 ) Ibid., p. 25 sq; non traduit. {68) Ibid., p. 35 ; non traduit. 238 (11) (••) (") IDÉALISME DIALECTIQUB Ibid., p. 77 sq. ; non traduit. Ibid., p. 75; non traduit. ScHELLING, Werke, IV, p. 250; Recherches philosophiques sur l'essenu de l4 liberté humaine..., trad. Politzer, p. 115. ScHELLING, Weùalter (Urfassungen), p. 59; non traduit. U ) Ibid., p. 230 ; non traduit. ") Concernant les structures temporelles du Dieu des 'Ages du Monde, cf. W. WIE· LAND, Schellings Lehre von der Zeit, Heidelberg 1956; ainsi que: J. H AB ERMAS, D" Absolute und die Geschichte- Von der Zwiespiiltigkeit in ScheUings Denken, Disser­ tation,Bonn 1954, en particulier pp. 323 sq. ('") Ibid., p. 99. ") ScHELLING, Werke, IV, p. 300; Recherches philosophiques sur l'essence de ill liberté humaine.•., trad. Politzer, p. 207. (17) Ibid., p. 108; Aus den Jahrbüchern der Medizin als Wissenschaft, non traduit. (") Ibid., p. 291; Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine...• trad. Politzer, p. 190 sq. { 11) ScHELLING, Weùalter (Urfassungen), p. 5; trad. Jankélévitch, p. 12. { 70) Ibid., p. 193; Entwürfe und Fragmente zum I. Buck; n.on traduit. (11) Ibid., p. 9 ; trad. Jankélévitch, p. 15 sq. H�GEL, Science de la Log_iqru;, II, p. 226; trad. Jankélévitch, IV, 257. ( ) Ibid., p. 61; trad. Jankelévitch, III, p. 70. (") HEGEL, Phénoménologie de l'Esprit, op. cit., ·p. 558 (Le Savoir absolu) ; trad. Hyppolite, op. cit., p. 305. ( 11) HEGEL, Science de la Logique, II, p. 59; trad. Jankélévitch, III, p. 68 sq. Dans cette traduction nous avons remplacé c fond • parc fondement • (N. d.T.). (?e) ScHELLING, Werke, IV, p. 263; Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine ..., trad. Politzer, p. 138. ( 77) Wirklichkeit (N. d.T.). (78) HEGEL, Encyclopédie, op. cit., p. 38 ; trad. Bourgeois, op. cit., p. 169. ( 71) ScHELLING, Werke, IV, p. 360; Conférences de Stuttgart, trad. Jankélévitch, p. 350. (10) Entiiusserung. La traduction par • extériorisation •, plutôt que par • extra­ néation • permet de conserver le jeu conceptuel avec extérieur et intérieur (N. d.T.). ( 11) Urie, prophète qui annonçait, dans le même temps que Jérémie, les malheurs de Jérusalem (N. d.T.). ( 81) G. ScHOLEM, Hauptstromungen ..., op. cit., p. 333, fr. p. 322 ; cf. du même auteur: Judaica 1 et 2, Frankfurt-am-Main 1967 et 1970; cf. aussi mes recherches philo­ sophiques sur l'Idéalisme allemand des philosophes juifs, in : Portriits zur deutsch­ jüdischen Geistesgeschichte, éd.Th. Koch, Kôln 1961, p. 99 sq.; repris in: Philosophisch­ politische Profile, Frankfurt 1971, p. 37 sq.; trad. Gallimard 1975. (81) ScHELLING, Werke, IV, p. 352; Conférences de Stuugart, trad. Jankélévitch, p. 3H. (8') Ibid., p. 373 ; non traduit : le texte (éd. Cotta) traduit par Jankélévitch s'arrête à la p. 370 de l'édition Schrôter. (11) Ibid., p. 376; même remarque en ce qui concerne la traduction. ( ..) Ibid., p. 325; trad. Jankélévitch, p. 315. (17) Ibid., p. 355; trad. Jankélévitch, p. 344. (18) Ibid., p. 370 ; trad. Jankélévitch, p. 359. (11) ScHELLING, Werke, IV (tome de complément), p. 156 sq.; Persiinliches Nach­ lass, non traduit. (") ScHELLING, Werke, IV, p. 374 sq. ; Conférences de StuUgart, la trad. Jankélé­ vitch ne reprend pas ce passage (voir ci-dessus). ( 11) Ibid., p. 355 ; trad. Jankélévitch, p. 344 sq. (01) J'ai démontré ceci en détail dans mon étude : Das Absolute und die Geschichte; op. cit., p. 344 sq. (11) Concernant la théorie des principes dans les dernières œuvres de ScHELLIMG, cf. Werke, V, p. 437 sq. (Exposé de la phüosophie purement rationnelle) ; ainsi que : Werke, IV (tome de complément), p. 3 sq. (Introduction à la philosophie de la Révélll­ tion, non traduit). (") ScHELLING, Werke, V, p. 578 sq., Introduction à la philosophie de la Mythologie, trad. Jankélévitch, op. cit., p. 162 ( 2• livre, 17• Leçon). (") Ibid., p. 577; trad. Jankélévitch, p. 161 sq. . ( 16) Ibid., p. 576 sq.; trad. Jankélévitch, p. 160 (17• Conférence). La derruère phrase est soulignée par Habermas (N. d.T.). (") Ibid., p. 572; trad. Jankélévitch, p. 165 ( 17• Leçon), tome II. (••) Ibid., p. 580; trad. Jankélévitch, p. 163 ( 17• Leçon), tome II. ( 10) ScHELLING, Werke, IV (tome de complément), p. 352 ; non traduit. {100) Ibid., p. 359; non traduit. ( 101) Ibid., p. 67 ; non traduit. l") ( (�:) ET PASSAGE AU MATÉRIALISME (103/ (103) 239 Ibia., p. 69 sq. ; non traduit. ScHELLING, Werke, V, p. 767 (Sur la source des çérités éternelles, 1850) ; non . traduit. (104) Ibid., p. 769 ; non traduit. (10•) 1. KANT, Critique de la Raison Pure, A, p. 573 sq. ; trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris, P. U. F., 1971, p. 416. La phrase centrale de la déduction kantienne est la suivante : • Or, quoique cette idée de l'ensemble de toute possibilité, en tant que cet ensemble fonde la condition de la détermination complète de chaque chose, soit encore indéterminée relativement aux prédicats qui peuvent constituer cet ensemble, et que par là nous ne pensions rien de plus qu'un ensemble de tous les prédicats pos­ sibles en général, nous trouvons cependant, en y regardant de pllis près, que cette idée, en qualité de concept primitif, exclut une foule de prédicats qui sont déjà donnés par d'autres comme dérivés ou qui ne peuvent subsister ensemble, et qu'elle s'épure jusqu'à former un concept complètement déterminé a priori, devenant ainsi par là le concept d'un objet singulier qui est complètement déterminé par la simple idée et qu'il faut appeler, par censéquent, un Idéal de la Raison pure. • (106) ScHELLING, Werlœ, V, p: 767 sq. (Sur la source des vérités éternelles); non traduit. (107) 1. KANT, Critique de la Raison pure, A, p. 639 ; traduction, op. cit., p. 452. (108) Parenthèse de Habermas (N. d.T.). (100) Souligné par Habermas (N.d.T.). ( "0) ScHELLING, Werke, V, p. 744 sq.; Introduction à la philosophie de la Mytlw­ logie, traduction Jankélévitch, II, p. 348 ; nous avons ici modifié assez considéra­ blement cette traduction, en particulier en rétablissant �tre et étant pour Seyn et seyend, que S. Jankélévitch traduit par exister et existant (N.d.T.). (111) H EGEL, Science de la Logique, 1, p. 71 sq.; 1, p. 99 sq. ; II, p. 61 sq. ; Il, p. 103 sq. ; II, p. 353 sq.; traduction, op. cit., respectivement: 1, p. 77 sq._; 1, p.108 sq., III, p. 70; III, p. 120 sq., IV, p. 399 sq. ("') HEGEL, op. cit., Il, p. 355; trad., op. cit., IV, p. 401. (113) Ibid., p. 105 ; trad., ibid., p. 122. ("') Walter ScauLz a mis en relief avec une grande précision cette particularité de la dernière philosophie de Schelling; cf.Die Vollendung des deutschen Idealismus in der Spii.tphilosophie Schellings, Stuttgart 1955. (115) Cf. • Karl Lowith », Theorie und Praxis, p. 363 sq., fr. Profils, op. cit. (111) ScHELLINGS, Werke, V, p. 747 ; Introduction à la philosophie de la Mythologie, trad. Jankélévitch, II, p. 350 (nous avons retraduit ce passage). (117) Ibid., p. 720; trad. Jankélévitch, ibid., p. 321 (23• Leçon); nous avons modifié cette traduction. ("") Ibid., p. 720 sq.; traduction, ibid., p. 321 ; également modifiée. (111) Ibid., p. 736; traduction, ibid., p. 338 (24• Leçon). ("0) Ibid., p. 738 ; traduction, ibid., p. 340. (111) Ibid., p. 731 ; traduction, ibid., p. 333 (23• Leçon), modifiée. (111) Ibid., p. 741 sq.; traduction, ibid., p. 343 sq. (24• Leçon), modifiée. (113) Ibid., p. 732, remarque 2 ; traduction, ibid., p. 33t. (23• Leçon), modifiée. (114) Ibid., p. 733 ; traduction, ibid., p. 335. (115) MARX/ENGELS. Kleine okonomische Schriften, Berlin 1955, p. 105 i traduction: Manuscrits de 1844, Éditions Sociales, p. 64. (118) Ibid., p. 105 ; traduction, ibid., p. 6ft. (11' ) Ibid., p. 93 ; traduction, ibid., p. 52. (11•) Ibid., p. 107 ; traduction, ibid., p. 66. ("")Ibid. (180) SCHELLING, Werke, V, p. 723; trad.Jankélévitch, op. cit., p. 324 (23• Leçon). (131) MARX/ENGELS, Kkeine okonomische Schriften, p. 129; traduction, op. cit., p. 89. (132) Ibid., p. 116 ; traduction, op. cit., p. 89. (lU) MARX, Das Kapital, Berlin, 19'<9, tome III, p. 873 sq.; traduction par·J. Roy, Éditions Sociales, Livre III, tome 3, p. 198 sq. ("') MARx/ENGELS, Werke, IV.- Berlin 1969, p. 292. . ("') a) Entii.usserung; b) Vergegenstii.ndlichung: Le terme objectiflation est la traduction habituelle dans les textes de Marx; nous renonçons donc ici à objectalisa­ tion, de même que dans l'essai suivant.Toutefois cette seconde traduction s'impose dans un contexte hégélien pour rendre compte de la relation négative à la conscience de soi et éviter la confusion avec Objektiçierung (où l'objet- Objekt et non Gegen­ stand- est corrélat d'un sujet et en relation avec lui), avec Verdinglichung et avec Versachlichung (correspondant respectivement à la choséité immédiate et à la Chose effective ou pragma). On pourra se reporter au glossaire que nous avons adjoint à L'Ontologie hégélienne et la théorie de l'historicité de H. MARCUSE, Éd.de Minuit, 1972. Chez Habermas on rencontre en particulier l'opposition ObjektfGegenstand dans • Travail et interaction, Remarques sur la • Philosophie de l'Esprit • de Hegel à Iéna • (trad. Gallimard, 1973, p. 163 sq.; cf. N.d.T., p. XLII). Dans le présent ET PASSAGE AU MATÉRIALISME 239 (103/ Ibia., p. 69 sq. ; non traduit. (103) ScHELLING, Werke, V, p. 767 (Sur la source des çérités éterrwlles, 1850) ; non . traduit. ( 104 ) Ibid., p. 769; non traduit. ( 10•) 1. KANT, Critique de la Raison Pure, A, p. 573 sq.; trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris, P. U. F., 1971, p. 416. La phrase centrale de la déduction kantienne est la suivante : • Or, quoique cette idée de l'ensemble de toute possibilité, en tant que cet ensemble fonde la condition de la détermination complète de chaque chose, soit encore indéterminée relativement aux prédicats qui peuvent constituer cet ensemble, et que par là nous ne pensions rien de plus qu'un ensemble de tous les prédicats pos­ sibles en général, nous trouvons cependant, en y regardant de pl1is près, que cette idée, en qualité de concept primitif, exclut une foule de prédicats qui sont déjà donnés par d'autres comme dérivés ou qui ne peuvent subsister ensemble, et qu'elle s'épure jusqu'à former un concept complètement déterminé a priori, devenant ainsi par là le concept d'un objet singulier qui est complètement déterminé par la simple idée et qu'il faut appeler, par censéquent, unIdéal de la Raison pure. • ( 106 ) ScHELLING, Werlœ, V, p: 767 sq. (Sur la source des vérités éternelles); non traduit. (107) 1. KANT, Critique de la Raison pure, A, p. 639; traduction, op. cit., p. 452. ( 108 ) Parenthèse de Habermas (N. d.T.). ( 100) Souligné par Habermas (N.d.T.). ( "0) ScHELLING, Werke, V, p. 744 sq. ;Introduction à la philosophie de la Mytho­ logie, traduction Jankélévitch, II, p. 348; nous avons ici modifié assez considéra­ blement cette traduction, en particulier en rétablissant �tre et étant pour Seyn et seyend, que S. Jankélévitch traduit par exister et existant (N.d.T.). (111) H EGEL, Science de la Logique, I, p. 71 sq. ; I, p. 99 sq. ; II, p. 61 sq. ; Il, p. 103 sq. ; II, p. 353 sq.; traduction, op. cit., respectivement: I, p. 77 sq._; I, p. 108 sq., III, p. 70; III, p. 120 sq., IV, p. 399 sq. ("') HEGEL, op. cit., Il, p. 355 ; trad., op. cit., IV, p. 401. (113)Ibid., p. 105; trad., ibid., p. 122. ("') Walter ScHuLz a mis en relief avec une grande précision cette particularité de la dernière philosophie de Schelling; cf.Die Vollendung des deutschenIdealismus in der Spii.tphilosophie Schellings, Stuttgart 1955. {115) Cf. • Karl Lôwith », Theorie und Praxis, p. 363 sq., fr. Profils, op. cit. ("') ScHELLINGS, Werke, V, p. 747 ;Introduction à la philosophie de la Mythologie, trad. Jankélévitch, II, p. 350 (nous avons retraduit ce passage). ( "') Ibid., p. 720; trad. Jankélévitch, ibid., p. 321 (23• Leçon); nous avons modifié cette traduction. ( "8) Ibid., p. 720 sq.; traduction, ibid., p. 321; également modifiée. ( 111 ) Ibid., p. 736; traduction, ibid., p. 338 (24• Leçon). ("0 )Ibid., p. 738; traduction, ibid., p. 340. ( 111) Ibid., p. 731 ; traduction, ibid., p. 333 (23• Leçon), modifiée. ( 111) Ibid., p. 741 sq.; traduction, ibid., p. 343 sq. (24• Leçon), modifiée. (113) Ibid., p. 732, remarque 2 ; traduction, ibid., p. 334 (23• Leçon), modifiée. ("')Ibid., p. 733; traduction, ibid., p. 335. {115) MARX/ENGELS. KleiM okonomische Schriften, Berlin 1955, p. 105 i traduction: Manuscrits de 1844, Éditions Sociales, p. 64. (118) Ibid., p. 105; traduction, ibid., p. 64. Ibid., p. 93 ; traduction, ibid., p. 52. 11• ) Ibid., p. 107; tl'aduction, ibid., p. 66. ("")Ibid. ( 180) SCHELLING, Werke, V, p. 723; trad.Jankélévitch, op. cit., p. 324 (23• Leçon). ( 131) MARX/ENGELS, Kkeine okonomische Schriften, p. 129; traduction, op. cit., p. 89. ( 132) Ibid., p. 116; traduction, op. cit., p. 89. ( lU) MARX, Das Kapital, Berlin, 1949, tome III, p. 873 sq.; traduction par·J. Roy, Éditions Sociales, Livre III, tome 3, p. 198 sq. ('") MARx/ENGELS, Werke, IV.- Berlin 1969, p. 292. . ("') a) Entii.usserung; b) Vergegenstii.ndlichung: Le terme objectiçation est la traduction habituelle dans les textes de Marx; nous renonçons donc ici à objectalisa­ tion, de même que dans l'essai suivant.Toutefois cette seconde traduction s'impose dans un contexte hégélien pour rendre compte de la relation négative à la conscience de soi et éviter la confusion avec Objektiçierung (où l'objet - Objekt et non Gegen­ stand- est corrélat d'un sujet et en relation avec lui), avec Verdinglichung et avec Versachlichung (correspondant respectivement à la choséité immédiate et à la Chose effective ou pragma). On pourra se reporter au glossaire que nous avons adjoint à L'Ontologie hégélienne et la théorie de l'historicité de H.MARCUSE, Éd.de Minuit, 1972. Chez Habermas on rencontre en particulier l'opposition ObjektfGegenstand dans • Travail et interaction, Remarques sur la • Philosophie de l'Esprit • de Hegel à Iéna • {trad. Gallimard, 1973, p. 163 sq.; cf. N.d.T., p. XLII). Dans le présent !11') 240 IDÉALISME DIALECTIQUE ouvrage nous avons tenu, dans les essais traitant de la manipulation technique (7 et suivants), à souligner le devenir manipulable en utilisant comme adjectif objectal (pour gegenstiindlich), comme verbe réduire au rang d'objet (vergegenstiindlichen) et comme substantif objectalisation (N. d. T.). ( 181 ) HEGEL, Science de la Logique, II, p. 311 sq. ; traduction, op. cit., IV, p. 352 sq. ( 181 ) Ibid., p. 397 sq. ; traduction, ibid., p. 451 sq. ( 188) MARX, Frühschriften, édition Landshut, p. 269 sq. Nationalokonomie und Philosophie, 1844 ; trad. Bottigelli, op. cit., p. 132 sq. ( 189) MARX/ENGELS, Kleine okonomische Schriften, p. 99 ; trad. Bottigelli, op. cit., p. 58. ( "0 ) MARX, Frühschriften, p. 282 ; trad. Bottigelli, op. cit., p. 144. Cf. sur ce point HEGEL, Logique, II, p. 432 sq. ; traduction, op. cit., IV, p. 490 sq. ( 'u ) Moralitiit, Sittlichkeit: pour opposer la réalité des mœurs (Sittlichkeit) à la moralité au sens kantien du terme (Moralitiit) nous avons adopté la convention préconisée par Hyppolite, Phénoménologie de l'Esprit, I, p. 289 sq., note 5. En dehors de ce contexte hégélianisant particulier le terme employé est Sittlichkeit et il est tra­ duit par moralité (N. d. T.). ('.. ) HEGEL, Science de la Logique. - II, p. 481 sq. ; traduction, op. cit., p. 544 sq. (' " ) Ibid., p. 483 ; traduction, ibid., p. 54 7. ( '") MARX, Frühschriften, p. 282 ; trad. Bottigelli, op. cit., p. 144. ( '..) Cf. HABERMAS, • Ernst Bloch. Ein marxistischer Schelling •, in : Philoso­ phisch-politische Profile, Frankfurt 1971, p. 147 sq. (publié originellement in : Theorie und Praxis, Neuwied 1963); traduction: Profils philosophiques et politiques, Paris, Gallimard 1974. ('.. ) Ernst BLOCH, Subjekt-Objekt, Berlin 1951, p. 415 sq., nouvelle édition revue et augmentée, Frankfurt 1962 ; trad. à parattre. ( U? ) MARX/ENGELs, Kleine okonomische Schriften, p. 103 ; traduction, op. cit., p. 62. ( 148 ) On trouvera des éléments pour une critique de la philosophie de l'Identité qui sert de base implicite au matérialisme de Bloch, in: ScHI4IDT, Alfred, Der Begriff der Natur in der Lehre von Marx, Frankfurt 1962. FIN DU TOME PREMIER