Tribune libre - Article paru le 30 décembre 2008 dans le Journal L’Humanité Bourdieu, de l’ethnographie à la découverte de l’habitus Christian de Montlibert, sociologue Enrique Martin-Criado situe l’étape algérienne et les premiers travaux du sociologue dans la constitution de sa théorie du monde social. Les Deux Algéries de Pierre Bourdieu, d’Enrique Martin-Criado, traduit de l’espagnol par Hélène Bretin. Éditions du Croquant, 2008, 128 pages, 14 euros. Les ouvrages de sociologie de la production des œuvres sont suffisamment rares pour mériter d’être signalés : Enrique Martin-Criado, enseignant de sociologie à l’université de Séville, publie un livre tout à fait passionnant sur les manières dont le « jeune Bourdieu » constitue ses problématiques sociologiques, en Algérie, durant la guerre d’indépendance contre la puissance coloniale. Comme il le dit si bien : « C’est en Algérie que le jeune philosophe passa avec armes et bagages aux sciences sociales. C’est de l’Algérie que date son engagement politique. C’est là qu’il réalisa ses premières recherches et écrivit ses premiers livres » ; aussi était-il important de saisir les relations que Pierre Bourdieu tissât avec ce pays pour saisir le développement de sa pensée. Confronté à un champ intellectuel dominé par l’existentialisme, la phénoménologie et la philosophie du concept, alors que la sociologie était très dépréciée à l’ENS, le jeune Bourdieu découvre, en 1956, durant son service militaire, une société marquée par la guerre, où une grande partie des paysans s’est prolétarisée pendant qu’une autre a émigré dans l’industrie française ou dans les villes algériennes, où les populations européennes et musulmanes vivent séparées sur le même territoire. Il reviendra en Algérie comme assistant à la faculté des lettres d’Alger. Cette expérience hâtera sa conversion aux sciences sociales et stimulera l’élaboration de son œuvre théorique. En confrontant les différentes versions de « Sociologie de l’Algérie » (1958, 1963, 2001) en examinant les paragraphes qui disparaissent et les noms d’auteurs cités qui apparaissent, Martin-Criado en déduit que Bourdieu, parti d’une analyse des sociétés traditionnelles et de leur culture passe progressivement à une analyse de la domination capitaliste et coloniale alors que, d’un autre côté, il poursuit une recherche ethnologique très déshistorisée s’intéressant aux structures élémentaires et aux manipulations symboliques. La première manière se poursuit avec la publication de nombreux articles et de « Travail et travailleurs en Algérie » et, en collaboration avec Abdelmalek Sayad, du « Déracinement ». Ces ouvrages témoignent de la radicalisation de ses prises de position et des différences qu’il développe, en Algérie, avec Frantz Fanon et les intellectuels du FNL (il sait, après ses enquêtes, que les paysans sont trop précarisés pour pouvoir adhérer aux projets de coopératives agricoles) et, en France, avec les sociologues qui insistent sur les transformations technologiques comme moteur des transformations sociales (il sait aussi que les sous prolétaires des faubourgs des villes n’ont pas développé les dispositions rationnelles que demande une industrialisation rapide). De fait, là, Bourdieu commence à formuler sa théorie de l’habitus qui suppose une continuité entre les conditions d’existence, les dispositions et les actions. Mais comment supposer une continuité entre les manières d’être et les réactions aux situations quand le monde social change aussi violement et rapidement ? Cette interrogation le conduit à rechercher -deuxième manière - dans une Kabylie intemporelle les composantes d’une société traditionnelle dans lesquelles seraient les sources lointaines de l’habitus, cet ensemble assez stable de manières de penser, de voir, de sentir. Thématique centrale de la théorie de la pratique, « Esquisse d’une théorie de la pratique° » précédée de « °Trois études d’ethnologie kabyle » que Bourdieu élabore à partir de son retour en France en 1960 (mettant d’ailleurs une citation de Marx tirée des thèses sur Feuerbach en exergue) . Martin-Criado se demande si, bien que Bourdieu connaisse mieux que quiconque les représentations dominantes forgées par le colonialisme européen (le mot qabila n’apparaît pas avant la fin du XVIIIe siècle), bien qu’il sache que la Kabylie était largement une production de la colonisation française, bien qu’il soit conscient de la « tromperie » que fabriquaient ses informateurs (des paysans âgés) et les intellectuels kabyles en idéalisant des formes passées, il n’a pas choisi de considérer la Kabylie comme une société traditionnelle tant les structures qu’il y découvrait étaient en accord avec les schèmes déposés au plus profond de son habitus. En somme il aurait été plus facile pour lui d’énoncer une rupture méthodologique que de se détacher d’adhésions affectives profondes. Pour ma part, je penserais que ce choix est, chez le jeune Bourdieu, dicté par le précepte méthodologique de Durkheim qui écrivait que « pour bien comprendre une pratique ou une institution… il est nécessaire de remonter aussi près que possible de ses origines premières car il y a entre ce qu’elle est actuellement et ce qu’elle a été une étroite solidarité. » Les traditions culturelles de la Kabylie lui apparaissaient comme « une réalisation paradigmatique de la culture méditerranéenne » (Bourdieu, 1999) : les mécanismes de l’habitus et du symbolique pouvaient s’y observer plus facilement dans cette société d’avant l’Etat et le capitalisme. Reste que l’ interprétation de Martin-Criado, intéressante à plus d’un titre, n’ignore pas, loin de là, que ce choix aura des conséquences importantes dans le travail d’élaboration théorique que poursuivra Bourdieu sur l’habitus comme extériorité intériorisée, sur l’importance des stratégies, sur le capital symbolique comme élément d’une théorie générale de l’économie des pratiques. En un mot c’est un ouvrage à lire pour comprendre comment se développe, avec et par ses contradictions, la pensée de Bourdieu qui a permis, en sciences sociales, une « énorme avancée scientifique ».