NP Collection COI Forum Océans Éditions UNESCO Le Gulf Stream Dans la même collection : El Niño. Réalité et fiction Les Humeurs de l’océan. Effets sur le climat et les ressources vivantes Le Changement climatique En anglais : Coastal zone space: prelude to conflict? El Niño. Fact and fiction The changing ocean. Its effects on climate and living ressources Understanding the Indian Ocean Climate change En espagnol : El Niño. Realidad y ficción Los caprichos del océano. Efectos sobre el clima y los recursos vivos El cambio climático LeGulf Stream Bruno Voituriez COI Forum Océans Éditions UNESCO Les idées et les opinions exprimées dans cette publication sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’UNESCO. Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n’impliquent de la part de l’UNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones ou de leurs autorités, ni quant au tracé de leurs frontières ou limites. Publié en 2006 par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture 7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP Composé par Gérard Prosper Imprimé par Policrom, Barcelone ISBN-10 : 92-3-203995-8 ISBN-13 : 978-92-3-203995-8 © UNESCO 2006 Tous droits réservés Imprimé en Espagne Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 Remerciements Ce livre est l’aboutissement d’un dialogue fructueux entre Erik Orsenna de l’Académie française et le Club des Argonautes1. Le Club des Argonautes, dont j’ai l’honneur de faire partie, s’est donné comme objectif d’intéresser le public à l’évolution du climat et à la manière dont il fonctionne. Erik Orsenna, amoureux de la mer, auteur d’un Portrait du Gulf Stream, magnifique promenade littéraire à travers les courants, est venu un jour nous poser des questions sur le Gulf Stream pour s’assurer de la qualité scientifique de ses écrits. De ces questions et des réponses qu’il fallut bien lui apporter est né ce livre. Merci à Erik Orsenna de nous avoir interrogés. Merci à mes amis du Club des Argonautes sans lesquels cette rencontre n’aurait pas eu lieu. Merci aussi et toute ma gratitude à Annick Radenac, responsable de la bibliothèque du Centre Ifremer de Nantes, qui m’a fourni avec une extrême diligence toute la documentation dont j’avais besoin. Note 1. Site Internet : www.clubdesargonautes.org Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 Sommaire Préface 9 Introduction 13 Chapitre 1 Histoire scientifique du Gulf Stream 19 Chapitre 2 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? 39 Chapitre 3 Le Gulf Stream et les climats de la Terre 73 Chapitre 4 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord Conclusion Vers une océanographie opérationnelle 149 177 Glossaire 189 Pour en savoir plus 207 Figures Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 81 Préface Si depuis longtemps les scientifiques se préoccupent du rôle joué par le Gulf Stream dans l’économie générale du climat planétaire, le grand public n’a souvent découvert – ou redécouvert – ce puissant courant océanique occidental qu’à la faveur d’un film récent mettant en scène l’hypothétique – et brutale – survenue d’un âge glaciaire. À l’instar de son homologue oriental, le Kuroshio, le Gulf Stream est un flux étroit et puissant d’eaux de surface que les marins ont fini par considérer comme une « voie rapide » lors de leurs voyages transocéaniques. Le présent ouvrage vise à démontrer l’importance de l’océan (au singulier, et non au pluriel) dans notre vie quotidienne. Car, si son énorme inertie thermique rend la planète habitable, on n’a guère conscience d’un fait majeur : s’il n’y avait pas d’océan sur la Terre, il n’y aurait pas de vie. La chaleur emmagasinée dans les couches superficielles de la mer et l’humidité que ces dernières créent par évaporation entretiennent les mouvements des masses d’air de l’atmosphère. Si, au-dessus des continents, l’échange de chaleur entre océan et atmosphère suit un cycle journalier selon les saisons, dans l’océan même, les mouvements de courants comme le Gulf Stream déplacent des eaux chaudes, depuis leurs sources, vers des destinations lointaines ; et ce phénomène agit sur le climat de continents situés à des milliers de kilomètres. Doux et frais, pluvieux ou sec, les divers climats du monde traduisent l’influence de la dynamique Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 10 Préface de l’océan. Les prévisions à moyen et long termes concernant ces propriétés dépendront d’une connaissance approfondie des caprices des couches supérieures de l’océan. Mais ce n’est là qu’une description. Les sources sont bien plus intéressantes et bien plus mystérieuses. Une bonne part des mouvements de l’océan et de l’atmosphère – les « enveloppes fluides » de la Terre – sont régis par la géométrie de la planète et par sa rotation. Supposons une planète simplifiée tournant sur elle-même, dont les continents se situeraient seulement aux pôles Nord et Sud ; les eaux de l’océan tropical des latitudes moyennes tourneraient, sans être entravées par les obstacles des continents, selon une série de courants parallèles symétriques d’ouest en est et de contre-courants au nord et au sud de l’équateur. Outre la rotation de la planète, le moteur de ces mouvements serait l’énergie solaire, qui chauffe l’eau et l’air à l’équateur et les rafraîchit à proximité des pôles. Tous ces mouvements provoqueraient une plongée des eaux froides, très salines, à proximité des continents polaires et donneraient naissance à des vents planétaires, ascendants à l’équateur et descendants vers la surface aux latitudes plus élevées. Aujourd’hui, ces forces sont essentiellement les mêmes. De plus, nous connaissons désormais en détail l’évolution de la planète, ainsi que l’origine des continents et leur dérive au long des millénaires. Mais nous ignorons souvent le fonctionnement d’ensemble, le jeu des gyres dans les bassins océaniques, l’influence de cet extraordinaire mécanisme d’horlogerie fluide sur l’équilibre du climat. D’une meilleure connaissance de ces phénomènes, d’une perception plus fine et plus précise de leur rôle dépendent aussi notre capacité à anticiper les variations climatiques et, à plus long terme, notre action en matière de préservation de l’environnement. Car il ne faut pas oublier non plus que les grands courants océaniques, biologiquement très riches, sont le creuset et le « grenier » de la plupart des animaux marins. Bruno Voiturier nous offre, ici encore, une remarquable étude, retraçant avec autant de clarté que de souffle la passionnante saga du Gulf Stream et de ses homologues. Mieux, il démêle avec rigueur le vrai du faux – quitte à balayer quelques mythes commodes. La Commission océanographique internationale (COI) lui est reconnaissante des efforts que ce professeur, collègue et ami consent pour nous aider, nous tous, Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 11 citoyens de la Terre, à mieux comprendre l’océan – un océan si proche de notre vie quotidienne. Patricio Bernal Secrétaire exécutif à la Commission océanographique internationale Assistant Directeur général de l’UNESCO Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 Introduction L’océanographie physique ou dynamique, c’est-à-dire l’étude de la dynamique du fluide océanique et pas simplement la description géographique des océans, est une science récente : elle date du début du xixe siècle, et c’est la découverte du Gulf Stream, à la fin du xviiie, qui en est à l’origine. Pour son étude et sa compréhension, l’océan souffre d’un double handicap. D’abord, même si, comme on le rappelle souvent, il recouvre 71 % de la surface de la Terre, l’océan reste un milieu invisible : ni l’œil humain ni les satellites ne peuvent explorer les 4 ou 5 km de profondeur qu’il représente en moyenne. Il n’y a pas d’autres solutions pour le découvrir que d’y envoyer des engins de prélèvement et de mesure, ce qui exigeait et exige encore des développements technologiques importants que seuls des enjeux économiques et stratégiques ont permis. Deuxième handicap, l’homme ne vit pas – et ne peut pas vivre – dans l’océan ; il faut qu’il sorte de son habitat naturel pour y aller faire des mesures. Or l’océan n’est que mouvement, des vagues aux marées et aux grands courants océaniques. Pour prendre la mesure d’un phénomène et de sa dynamique, il faut des repères. On les trouve facilement sur terre : la diversité des paysages s’impose à tous, et le géographe n’a que l’embarras du choix pour planter ses jalons – sauf dans les déserts aux dunes mouvantes, qui ressemblent tant à l’océan. Le géologue sait précisément où il pratique un forage et peut être certain, même s’il Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 14 Introduction revient plusieurs mois ou plusieurs années plus tard, de retrouver celui-ci au même endroit, avec la même stratification. L’atmosphère est aussi mouvement, mais, pour la sonder, la terre ferme des continents et des îles sont des bases solides d’observation. Rien de tout cela n’existe en plein océan, où les premiers observatoires, les vaisseaux des navigateurs, étaient soumis à tous les mouvements, avec comme seuls repères le Soleil et les étoiles. C’est sans doute cette absence de balisage qui fait de l’océan cet espace de liberté exalté par les poètes. Bien loin de la poésie pourtant, ce sont des considérations pratiques et matérielles qui ont présidé au développement de cette science et ont piloté la recherche océanographique. Il fallait en effet qu’il y eût des enjeux importants pour que l’on développât et mît en œuvre les moyens d’observation adaptés. Le premier enjeu de la connaissance des océans fut évidemment la navigation : les explorations, le commerce, voire la guerre. C’est un problème de navigation très concret qui est à l’origine de l’étude scientifique du Gulf Stream et des premières mesures systématiques organisées de paramètres océaniques : la température de surface de l’océan à partir des navires qui circulaient sur l’Atlantique Nord. C’est pour la navigation également que l’on établit les premières cartes des courants à l’échelle des bassins océaniques, à partir des observations consignées dans les livres de bord : les pilot charts. Pour s’intéresser ensuite sérieusement aux couches profondes de l’océan, il fallut, à partir de 1850, que l’on se heurtât aux difficultés soulevées par l’installation des câbles télégraphiques sous-marins. Ils sont pour beaucoup dans le coup d’envoi donné aux explorations de l’océan profond, dont l’expédition britannique du Challenger fut sans doute le plus beau fleuron, marquant symboliquement la naissance de l’océanographie. Le Challenger, de décembre 1872 à mai 1876, sillonna les océans Atlantique, Pacifique et Indien à la découverte des profondeurs. Ce fut la première grande campagne océanographique à l’échelle de l’océan mondial. Il y eut ensuite, à la fin du xixe siècle, les difficultés économiques et sociales du secteur de la pêche, mis à mal dans certains pays par les fluctuations importantes des captures – dont on se demandait, déjà, s’il fallait les attribuer à la surpêche ou à la variabilité du milieu. De cette interrogation naquit la première Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 15 organisation internationale d’océanographie, créée à Copenhague en 1902 : le CIEM (Conseil international pour l’exploration de la mer). Celui-ci organisa des campagnes systématiques de mesure des paramètres physico-chimiques et biologiques de l’Atlantique Nord et des mers adjacentes, avec cette finalité affirmée : prévoir autant que possible l’évolution des stocks de poissons exploités. La guerre sous-marine et la nécessité de bien connaître les conditions de propagation des signaux acoustiques furent aussi de très puissants moteurs de la recherche océanographique, et notamment du développement des instruments de mesure appropriés. Ce sont les Forces navales qui, les premières, développèrent des systèmes d’observation systématique de l’océan ; elles sont encore à la pointe de la mise en œuvre de systèmes opérationnels de prévision de l’océan. Pour finir, ce sont maintenant les interrogations sur la variabilité et l’évolution du climat et leurs conséquences possibles pour les sociétés humaines qui mettent l’océan et sa dynamique au cœur du problème : c’est lui qui, pour une bonne part, contrôle le rythme de l’évolution du climat. La découverte « scientifique » du Gulf Stream à la fin du xviiie siècle a été le déclencheur de l’intérêt porté à l’étude des courants marins. Et, depuis cette date, le Gulf Stream occupe la première place au hit-parade des courants. Tour à tour « roi de la tempête » et bienfaiteur des Européens de l’Ouest – auxquels il ferait don d’un climat bien tempéré –, célébré par les peintres – Winslow Homer en a fait un portrait cataclysmique (figure 1) –, le voici promu star hollywoodienne des films catastrophes. Un type d’avion et un fonds commun de placement portent même son nom. Telles les divas, on le soupçonne maintenant de caprices dévastateurs pour le climat de la planète. Aucun autre courant marin n’inspire une telle fascination, que les médias relaient et entretiennent – avec, non pas la complicité, mais au moins la résignation des scientifiques, qui peuvent difficilement lutter à armes égales contre la force d’un tel mythe. Pourtant, il n’est pas seul de son « espèce » ; il a un alter ego dans l’ouest du Pacifique Nord : le Kuroshio, certes honorablement connu et depuis beaucoup plus longtemps que le Gulf Stream, mais qui ne peut rivaliser avec la notoriété actuelle de ce dernier. Ces deux courants présentent pourtant des caractéristiques très semblables, ont la même dynamique et les mêmes Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 16 Introduction causes. On peut les décrire à peu près dans les mêmes termes. Ont-ils les mêmes effets ? Non, mais ce n’est pas leur dynamique qui est en cause, c’est la morphologie des océans dans lesquels ils évoluent qui les différencie. Le Gulf Stream n’est pas dynamiquement plus original que le Kuroshio, c’est l’Atlantique qui est particulier : il est le seul océan ouvert sur les deux océans polaires, l’Antarctique et surtout l’Arctique. Cela change tout et fait de cet océan une sorte de quintessence des problèmes que pose la dynamique océanique des tourbillons méso-échelle aux grandes circulations cycloniques et anticycloniques – problèmes communs aux deux océans, mais aussi à la formation des eaux profondes en mer du Groenland, qui n’a pas son équivalent dans le Pacifique. C’est cette dernière qui est le moteur principal de la circulation profonde des océans et du fameux « tapis roulant », dont on redoute qu’il ne s’arrête, victime du réchauffement global, comme il le fit sans doute au plus fort des périodes glaciaires. Le Gulf Stream, comme le Kuroshio – comme tout phénomène naturel –, est un objet de science – la science qui avance en mettant à mal les mythologies. Certains disent qu’elle désenchante le monde, mais, en cherchant à rationaliser notre vision du monde, la science prive certains enchanteurs maléfiques, sinon d’armes, du moins – parfois – d’arguments. Le monde a besoin de poésie, pas de mythologie, et, on l’a souvent dit et écrit, par l’imagination qu’elle requiert, la démarche scientifique s’apparente à la rêverie des poètes. Le Gulf Stream n’échappe pas à cette démythification par la science : non, il n’est pas ce fleuve, calorifère de l’Europe, qui s’écoule du golfe du Mexique à la Norvège comme certains l’avaient rêvé ; non, le Gulf Stream stricto sensu ne s’arrêtera pas si le « tapis roulant », lui, s’arrête, pas plus qu’il ne s’est arrêté en période glaciaire – ce qui ne change d’ailleurs rien au risque climatique encouru dans cette hypothèse. Pas plus que le Kuroshio, le Gulf Stream n’a besoin de la formation d’eaux profondes pour exister. En revanche, et c’est sa singularité, ce phénomène n’existerait pas sans la forte salinité des eaux qu’il transporte. Mais, là encore, il s’agit davantage d’une particularité de l’océan Atlantique, beaucoup plus salé que le Pacifique, que d’une originalité dynamique du Gulf Stream. La connaissance scientifique d’un système démarre presque toujours par une démarche analytique et « réductionniste », et la Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 17 connotation péjorative, voire insultante, attachée à ce terme n’y change rien. Comment comprendre l’océan dans sa globalité et le modéliser dans sa totalité, comme on le fait maintenant, si l’on n’a pas au préalable analysé, évalué, pesé les processus qui gouvernent ses mouvements à travers la diversité des courants constituant la circulation océanique ? Et le Gulf Stream, par sa dynamique et sa situation dans un océan à la configuration originale, est un cas d’école. Pour résoudre l’océan, il faut avoir résolu le Gulf Stream, et il n’est de bons modèles océaniques que ceux qui rendent bien compte de la complexité de ce courant. Des autres aussi, bien entendu : les courants équatoriaux, par exemple, qui se situent dans un contexte dynamique très distinct, du fait de la différence relative du poids des forces en action. Le Gulf Stream présente aussi l’avantage d’être proche des côtes et facilement accessible pour les navires océanographiques – longtemps les seuls moyens d’investigation –, qui sont si lents et dont l’autonomie est si faible en regard de la taille de l’océan et de la rapidité des fluctuations des courants marins. Aussi le Gulf Stream fut-il, à partir de 1850, un véritable laboratoire d’océanographie dynamique, où furent testés les instruments de mesure in situ et éprouvés les modèles théoriques par lesquels progresserait la connaissance de la dynamique des océans. Cette connaissance rend maintenant possible – pour peu qu’on le veuille – l’émergence d’une océanographie opérationnelle, à l’égal de ce qui est réalisé dans l’atmosphère pour les besoins de la prévision météorologique. C’est l’histoire de la découverte du Gulf Stream et de sa réalité scientifique qui est présentée ici. L’histoire du passage de son originalité, qui paraissait irréductible au début du xixe siècle, à sa dissolution ou à son intégration dans la dynamique de l’océan global. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 1 Histoire scientifique du Gulf Stream De Christophe Colomb à Benjamin Franklin Christophe Colomb arrive aux Bahamas, aux portes du Gulf Stream, en 1492. Le 22 avril 1513, après avoir découvert la Floride, Juan Ponce de León note l’existence d’un fort courant contraire qui, utilisé ensuite par les navigateurs et les pêcheurs, deviendra le « Gulf Stream ». Benjamin Franklin sera le premier à le cartographier, en 1769-1770. De Benjamin Franklin à 1850 : les premiers pas de l’océanographie physique Suivant les conseils de Franklin, les navires feront des mesures systématiques de température de la mer, pour caractériser les courants marins – et le Gulf Stream en particulier. Les journaux de bord sont alors la seule source d’information. L’US Coast and Geodetic Survey : les premières mesures du Gulf Stream (1844-1900) Le Gulf Stream devient un objet de science, et des moyens spécifiques (navires) sont consacrés à son exploration systématique en surface et en profondeur. Les premières mesures directes de courant sont faites entre 1885 et 1890 par J. E. Pillsbury, à partir d’un navire au mouillage. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 20 Histoire scientifique du Gulf Stream La première moitié du xxe siècle : les débuts de l’observation systématique Au-delà des observations qui se poursuivent et s’intensifient, les approches théoriques et mathématiques de la dynamique océanique se développent, et la première synthèse sur le Gulf Stream est publiée en 1955 par Henry Stommel. La seconde moitié du xxe siècle : la révolution technologique et spatiale En 1960, on est arrivé, pour décrire le Gulf Stream, au bout des capacités offertes par les moyens traditionnels d’observation à partir des navires de recherche. Une révolution technologique va alors s’opérer grâce aux moyens satellitaires, qui permettent d’effectuer des mesures directes sur la totalité de l’océan et de déployer dans tout l’océan des stations automatiques de mesures in situ. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 21 De Christophe Colomb à Benjamin Franklin La chute de l’Empire mongol au xive siècle va couper, pour longtemps, la route terrestre qu’avaient empruntée les Polo pour se rendre en Extrême-Orient. Comme le dit Daniel Boorstin dans son ouvrage Les Découvreurs, le rideau de fer était retombé entre l’Occident et l’Orient lointain, aux épices si convoitées. Restaient pour les Occidentaux les voies maritimes inédites, avec deux options. D’abord, le contournement de l’Afrique et l’exploration hasardeuse de terres totalement vierges et réputées hostiles jusqu’à la pointe sud de ce continent, où l’on supposait – simple rumeur – que l’Atlantique rejoignait l’océan Indien. Ce fut la voie portugaise, méticuleusement organisée et planifiée sur une cinquantaine d’années du xve siècle, sous la houlette d’Henri le Navigateur. Autre solution : le passage par l’ouest, vers des terres déjà explorées, sur une route maritime directe, sans estimation de distance. Véritable coup de poker que tenta Christophe Colomb. En fait, s’il vendit ainsi son projet aux souverains espagnols, c’est qu’il était aussi persuadé qu’entre l’Europe et Cipango (Japon) il existait nécessairement des îles – dont il rêvait de prendre possession. Ce n’est pas par hasard que les Capitulations de Santa Fé, contrat passé avec lui par les souverains espagnols, stipulent qu’il sera « vice-roi et gouverneur de toutes les terres fermes et îles qu’il découvrira et acquerra dans lesdites mers ». Cela à titre héréditaire. C’était bien joué, mais il paierait cher par la suite la conséquence d’une découverte beaucoup plus importante que ce qu’il avait imaginé. Son espoir de découvrir de nouvelles îles était pour une part étayé par les débris de bois qu’il avait observés sur les rivages de l’île de Porto Santo (Madère), où il avait résidé au début des années 1480 : ceux-ci ne pouvaient venir, pensait-il, que de terres plus à l’ouest. On trouvait aussi de tels débris plus au nord, sur les rivages d’Europe, amenés par les courants – comme si le Gulf Stream lui-même envoyait des signaux invitant les navigateurs à découvrir le Nouveau Monde. Heureusement pour Colomb et sa flotte, non seulement des îles – comme il l’escomptait –, mais le continent américain faisaient obstacle à sa route vers Cipango et lui firent bon accueil. Parti des Canaries le 6 septembre 1492, il atteignit la petite île de Guanahani (San Salvador), dans l’archipel des Lucayes (Bahamas), aux portes du Gulf Stream, le 12 octobre. Exploit maritime modeste, si on le compare aux expéditions portugaises et au périple à venir de Magellan, et pari Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 22 Histoire scientifique du Gulf Stream perdu : les Bahamas ne sont pas le Japon – qui allait néanmoins assurer sa gloire. Juan Ponce de León fit partie du deuxième voyage de Christophe Colomb en 1493. En 1513, il équipa à ses frais trois navires pour, selon une légende tenace évoquée par l’historien Antonio de Herrera (Historia general de los hechos de los Castellanos en las Islas i tierra firme del Mar ocelot, 1601), partir à la recherche de Bimini, l’île de la fontaine de jouvence, dont l’eau était censée assurer l’éternelle jeunesse à celui qui en buvait. Les instructions écrites (Capitulations) données par le roi le 23 février 1512, si elles mentionnent bien l’île de Bimini, n’assignent pas d’autres objectifs à Ponce de León que la recherche et la prise de possession de nouvelles terres. Il appareilla de Porto Rico le 3 mars 1513, navigua à travers les Bahamas – où il ne trouva pas Bimini, qu’il ne cherchait peut-être pas – et débarqua le 2 avril sur les côtes d’une nouvelle terre, qu’il baptisa La Florida, puisque c’était le jour de La Pascua florida (le dimanche des rameaux). C’est en redescendant le long des côtes de Floride que lui et son pilote, Anton de Alaminos, notèrent sur le livre de bord, en date du 22 avril, un fort courant contraire. L’historien Herrera, qui a eu accès au journal de bord, le raconte ainsi : « Un courant tel que, bien qu’il y eût grand vent, ils n’avançaient pas, mais reculaient sérieusement ; à la fin, on reconnut que le courant était plus puissant que le vent. » C’est là, sans doute, la première observation rapportée du Gulf Stream. Elle fut complétée le 8 mai suivant lorsqu’ils doublèrent l’extrémité sud de la Floride, qu’ils appelèrent le Cabo de Corrientes, « car l’eau s’écoulait si rapidement qu’elle avait plus de force que le vent et ne permettait aux navires d’aller de l’avant bien qu’ils aient hissé toutes leurs voiles ». Quelques années plus tard (1519), Anton de Alaminos tirerait la leçon de cette expérience. Regagnant l’Espagne depuis Veracruz, au Mexique, il profita du courant en longeant la côte de Floride vers le nord avant de prendre à l’est vers l’Europe. Le Gulf Stream, non encore ainsi baptisé, était bel et bien découvert, puisque les marins avaient intégré son existence dans leurs plans de navigation. Les géographes/cartographes allaient eux aussi rapidement l’inclure dans leurs représentations du Nouveau Monde. Il apparaît, semble-t-il pour la première fois, sur une carte en 1678, dans Mundus subterraneus, l’œuvre magistrale et baroque d’Athanasius Kircher, jésuite qui n’a jamais quitté ­l’Europe et Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 23 faisait partie de ces esprits encyclopédiques de l’époque auxquels aucun domaine du savoir n’était étranger. Il s’agissait là d’une œuvre scientifique ne concernant guère les marins. Accumulant les observations en mer, ceux-ci étaient les seuls océanographes de l’époque. Qu’ils soient armés au commerce ou à la pêche, peu bavards et sans doute jaloux des prérogatives que leur conférait une connaissance quasi charnelle du milieu marin et des courants, ils n’étaient guère empressés de transmettre leur savoir au monde académique. L’« océanographie physique scientifique » naîtra, néanmoins, de la mine que représentaient les observations consignées dans les livres de bord. Dans leurs voyages de la Louisiane vers la France, les Français suivirent les Espagnols dans le courant de Floride, mais, également familiers de l’Atlantique Nord grâce à leurs colonies américaines – la « Nouvelle France » –, ils ne bifurquaient pas rapidement vers l’Europe via les Bermudes, suivant au contraire le courant en montant beaucoup plus au nord, jusqu’aux bancs de Terre-Neuve. C’est d’ailleurs l’un d’eux, Marc Lescarbot, qui, relatant le voyage qu’il fit au Nouveau Monde en 1606-1607, témoigna le premier du contraste thermique entre les eaux du Gulf Stream et celles du courant du Labrador. « J’ai trouvé quelque chose de remarquable sur laquelle un philosophe de la nature doit s’interroger. Le 18 juin 1606, à la latitude de 45° et à une distance de six fois vingt lieues à l’est des bancs de Terre-Neuve, nous nous trouvâmes au milieu d’une eau très chaude bien que l’air fût froid. Mais le 21 juin soudainement, nous fûmes pris dans un brouillard si froid que l’on se serait cru en janvier, et la mer était extrêmement froide également. » Les premiers vrais experts ès Gulf Stream furent incontes­ tablement les pêcheurs américains – notamment les baleiniers, dont le terrain de chasse s’étendait de Terre-Neuve aux Bahamas et aux Açores. Ils eurent tôt fait de constater que les baleines qu’ils chassaient appréciaient peu les eaux relativement chaudes du Gulf Stream et qu’elles se tenaient à la lisière. Traversant et retraversant le Gulf Stream, ils en acquirent une connaissance qu’ils transmirent oralement aux capitaines de navire américains, qui bien souvent avaient d’ailleurs été formés à l’école des baleiniers. Forts de ces informations, ces derniers modifièrent leur route et gagnèrent près de deux semaines sur le trajet Grande-Bretagne – Amérique. Cela ne pouvait passer inaperçu, et, en 1769, le Bureau des douanes de Boston se plaignit auprès des autorités Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 24 Histoire scientifique du Gulf Stream britanniques (The Lords of the Treasury) que les navires (packets) britanniques missent en moyenne deux semaines de plus que les navires de commerce américains sur le trajet de l’Angleterre vers la Nouvelle-Angleterre. Interrogé, le responsable général des Postes de la Nouvelle-Angleterre, Benjamin Franklin, se tourna pour en savoir plus vers son cousin Thomas Folger, capitaine de navire et ancien baleinier qui était également à Londres. On sent poindre une ironie certaine dans la manière dont Franklin relate la réponse de Folger : « Passant d’un bord à l’autre du courant, il n’est pas rare que nous rencontrions les navires anglais au milieu du courant et luttant contre lui et que nous leur parlions. Nous les avons informés qu’ils luttaient contre un courant de trois nœuds et qu’ils feraient mieux de le traverser, mais ils étaient trop compétents pour accepter les conseils de simples pêcheurs américains. » Sur les indications de Folger, Franklin fit graver à Londres, en 1769-1770, une carte du Gulf Stream dont copies furent envoyées à Falmouth à destination des capitaines anglais (figure 2). Ces copies étaient accompagnées d’une notice explicative pour éviter le Gulf Stream et traverser l’Atlantique en seulement vingt à trente jours. Par exemple : « On peut savoir que l’on est dans le Gulf Stream par la chaleur de l’eau qui y est plus grande que celle des eaux de chaque côté. Si l’on va alors vers l’ouest, il faut traverser le courant pour en sortir le plus vite possible. » L’Amirauté et les capitaines anglais, fidèles au principe quasi euclidien voulant que le chemin le plus court soit aussi le plus rapide, rejetèrent la carte de Franklin. Ainsi la plus ancienne version de cette carte est-elle celle retrouvée en 1978 par P. Richardson à la Bibliothèque nationale de Paris. Celle de la figure 2 en est une transcription française de la même époque, conservée également à la Bibliothèque nationale. Esprit curieux et scientifique pragmatique, Franklin, lors de ses voyages suivants entre l’Amérique et l’Europe, prit des mesures systématiques de température de surface de la mer, pour mieux connaître ce courant. Il en tira la conclusion que le thermomètre pouvait être un précieux instrument de navigation, puisque les courants coulant du nord au sud étaient vraisemblablement plus froids que ceux coulant en sens inverse et… réciproquement. Il n’est pas certain que la carte Folger/Franklin fût réellement la première du Gulf Stream. William de Brahm, general surveyor de la côte sud de l’Amérique du Nord pour le compte Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 25 de la Couronne britannique, avait, avant que la question ne fût posée à Franklin, rassemblé les éléments d’une carte qui serait publiée en 1772, et où il est fait mention d’un Florida Gulf Stream. Quoi qu’il en soit, si le nom de Gulf Stream apparaît pour la première fois sur ces cartes, il est vraisemblable que la paternité n’en revient ni à l’un ni à l’autre, mais plus vraisemblablement à ces marins qui ont su rapidement s’en servir ou s’en préserver dans leur navigation. De Benjamin Franklin à 1850 : les premiers pas de l’océanographie physique Il est néanmoins avéré que c’est avec Franklin que le Gulf Stream devient en soi objet de science, passant ainsi du statut de nom commun à celui de nom propre, et ouvrant la voie au développement de l’étude de la dynamique des océans – l’océanographie physique –, jusque-là totalement ignorée. Franklin fit rapidement des émules, y compris auprès des autorités britanniques initialement réticentes, qui donnèrent instruction à leurs navires de faire des observations du Gulf Stream chaque fois que c’était possible. Ainsi commença véritablement, au début du xixe siècle, l’étude des courants marins à partir de trois instruments : le chronomètre – suffisamment précis depuis Harrison, au milieu du xviiie –, pour bien connaître la longitude, le thermomètre et… les bouteilles à la mer et autres flotteurs de surface, expérimentés pour la première fois en 1802 par le navire britannique Rainbow, qui en largua un certain nombre dans l’Atlantique Nord. Le prince Albert Ier de Monaco fut un grand utilisateur de la technique des flotteurs : en 1885, il en largua cent quatre-vingts le long d’une ligne de 170 milles en travers du Gulf Stream, au nord-ouest des Açores. Cette méthode de suivi des courants par des flotteurs sera développée et amplifiée à partir des années 1970, lorsqu’on disposera des techniques de positionnement par satellite qui permettront de localiser les flotteurs quasiment en temps réel. Les journaux de bord des navires devinrent la source ­essentielle de connaissance des courants marins, et le géographe britannique sir James Rennell – le père de l’océanographie selon les Anglais – passa la fin de sa vie, de 1810 (il avait alors 68 ans) à sa mort, en 1830, à les compiler, pour cartographier les courants de l’Atlantique, avec un intérêt particulier pour le Gulf Stream. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 26 Histoire scientifique du Gulf Stream Rennell mourut avant d’avoir achevé son travail, et son dernier ouvrage paraîtra en 1832 : Currents of the Atlantic Ocean. C’est, concernant le Gulf Stream, la première synthèse scientifique exhaustive décrivant le courant, proposant des explications et attirant l’attention sur des observations qui préfigurent les questions scientifiques à venir. Le premier, il distingue clairement deux types de courants : les courants de dérive, drift currents, entraînés par le vent, et les courants de pente, stream currents, produits par les différences de pression (en gros, les différences de niveau de la mer) dans la direction du courant. En accord avec l’idée de Franklin, il considère que le Gulf Stream appartient à la seconde catégorie. Le Gulf Stream apparaît comme la conséquence directe et naturelle de l’accumulation sur les côtes américaines de l’eau entraînée vers l’ouest par les alizés. En conséquence, Rennell considère que le Gulf Stream achève sa course vers le sud en direction des Açores, où il se dilue et disparaît, alors que, selon lui, le mouvement des eaux constatées vers le nord-est de l’Atlantique et l’Europe correspond à un courant de dérive dû aux vents d’ouest très largement dominants. Analyse pertinente, qui n’empêchera pas de voir se développer l’idée que le Gulf Stream est directement responsable de la clémence du climat de l’Europe du Nord-Ouest, l’élevant au rang de véritable mythe. La question de l’impact du Gulf Stream sur le climat de l’Europe de l’Ouest a été posée dès les premières observations, au début du xixe siècle. En 1822, le colonel E. Sabine, engagé dans un périple autour de l’Atlantique Nord pour déterminer la forme de la Terre, nota la présence dans l’Atlantique Est d’une masse d’eau qu’il jugea anormalement chaude et qu’il attribua à une extension exceptionnelle du Gulf Stream vers l’Europe, via une accumulation particulièrement importante d’eau dans le golfe du Mexique et les Caraïbes provoquée par un renforcement des alizés. Simultanément, le temps parut tout à fait inhabituel en France et dans le sud de la Grande-Bretagne : chaud, humide et tempétueux. Sabine y vit une relation de cause à effet. En 18451846, l’Angleterre et l’Europe de l’Ouest connurent une anomalie climatique analogue. Sabine voulut savoir si elle s’était aussi accompagnée d’une anomalie thermique dans l’océan, comme celle de 1822. Il fut fort déçu, car aucun des nombreux navires naviguant dans la zone n’avait fait d’observations. Il crut néanLe Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 27 moins plausible qu’à des vitesses particulièrement élevées du Gulf Stream à son origine pouvait correspondre une extension inhabituelle vers les rivages de l’Europe, qui bénéficiait ainsi d’hivers particulièrement doux et pluvieux. Il proposa même un système de prévision basé sur la surveillance du niveau de la mer dans le golfe du Mexique et le détroit de Floride, pour anticiper les fluctuations de vitesse du Gulf Stream et l’arrivée d’eaux chaudes, avec les conséquences climatiques que l’on sait dans l’Atlantique Est quelques mois plus tard. Cette idée fut mise à mal en 1836 par François Arago, qui attira l’attention sur le fait qu’une campagne de nivellement, leveling, avait mis en évidence une différence de niveau de la mer de seulement 7,5 pouces à 30°N entre l’ouest de la Floride, dans le golfe du Mexique, et l’est côté Atlantique. Différence qui lui semblait fort insuffisante pour produire le Gulf Stream. Aussi, cartésien, émit-il l’idée qu’il n’était pas nécessaire de trouver pour les courants marins d’autres explications que celles qui rendaient bien compte des courants atmosphériques comme les alizés : les différences de densité entre l’équateur et les pôles induites par une répartition inégale de l’énergie solaire. Il avait tort : ce courant n’a pas besoin de ces différences de densité pour exister, même si elles ont une influence sur lui. Cette thèse discrédita aussi pour un temps l’idée que les vents pouvaient générer les grands courants océaniques de l’ampleur du Gulf Stream. Ainsi va souvent la science qui, pour progresser, cherche d’abord « la » cause principale, voire unique, d’un phénomène avant de se heurter à sa complexité, que révéleront par la suite mesures et observations, qui l’obligera à reconsidérer des mécanismes initialement négligés. En l’occurrence, le Gulf Stream est, comme la plupart des courants, le résultat de l’action sur la mer du vent et du Soleil, inextricablement liés, et… de la rotation de la Terre – ainsi que l’avait déjà pressenti Alexander von Humboldt, en 1814, qui écrivait qu’en raison de la rotation de la Terre les courants portant au nord devaient s’infléchir vers l’est et réciproquement. Rennell pointa des observations qui mettaient déjà en cause, implicitement, l’image simpliste du Gulf Stream « fleuve dans la mer » (figure 2), que suggère la carte de Folger et Franklin. Il remarqua en effet qu’il y avait des variations dans la position et la largeur du flux, que ces variations étaient indépendantes Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 28 Histoire scientifique du Gulf Stream des saisons, que la présence d’eau chaude ne signifiait pas forcément un courant vers l’est, mais parfois un courant contraire, et qu’enfin on pouvait observer des veines d’eau froide au milieu de l’eau chaude. Ce sont les méandres et tourbillons du Gulf Stream qui sont sous-jacents à ces observations, structures que les données disponibles ne permettaient pas d’identifier, faute de disposer – au grand regret de Rennell – d’observations et de mesures suffisamment denses et synoptiques, comme l’on dit en météorologie. Cette lacune sera l’une des principales difficultés de l’océanographie physique jusqu’à la fin du xxe siècle : la variabilité de la dynamique océanique était hors de portée des moyens disponibles liés aux navires océanographiques, dont l’autonomie était limitée et qui étaient beaucoup trop lents pour fournir un champ synoptique. Il en sera ainsi jusqu’à l’avènement, dans les années 1960-1970, des systèmes spatiaux, qui permettront à la fois de faire, à partir des satellites, des observations directes couvrant en quelques heures ou quelques jours la totalité de l’océan mondial, et aussi de déployer dans tout l’océan, en surface et en profondeur, des instruments de mesure localisés par satellite et transmettant, par satellite également, leurs résultats. Un premier pas sera fait vers une « océanographie synoptique » par Matthew Fontaine Maury, de l’US Naval Observatory, le père de l’océanographie physique pour les Américains. Reprenant le travail de Rennell, il compila les données des journaux de bord des navires entre 1840 et 1850. En établissant les moyennes desdites données, il fournit des cartes de vents et de courants destinées à la navigation : les premières pilot charts. Il fut l’initiateur de la première conférence internationale de météorologie à Bruxelles en 1853, qui jeta les bases de la coopération internationale pour l’organisation systématique de la collecte des données à bord des navires à travers l’Atlantique. L’US Coast and Geodetic Survey : les premières mesures du Gulf Stream (1844-1900) L’observation organisée et systématique du Gulf Stream commence en 1844 dans le cadre de L’US Coast and Geodetic Survey, sous la direction d’un arrière-petit-fils de Franklin : Alexander Dallas Bache, superintendent of Survey de 1843 à 1865. Il met au point une stratégie d’observations systématiques du Gulf Stream sur la base de mesures de température faites en Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 29 surface et en profondeur dans des sections à travers le courant, depuis la côte vers le large. La vitesse du courant est alors mesurée uniquement en surface et déduite de la dérive du navire. Le travail débute au printemps 1845 sur le brick Washington. Un navire à vapeur sera utilisé pour la première fois en 1848 : le steamer Legare. L’exploration se poursuivra d’année en année jusqu’en 1860. Dès 1846, elle aura ses victimes : le Washington commandé par George Mifflin Bache essuiera un cyclone à la fin de l’été. Dix membres de l’équipage périront, mais le navire, quasiment une épave, réussira à regagner le port. Le Gulf Stream en héritera une fâcheuse réputation de faiseur de tempête qu’illustre bien le tableau de Winslow Homer. Ainsi Louis Figuier écrivait-il, en 1864, dans La Terre et les mers : « La différence de température entre le Gulf Stream et les eaux qu’il traverse engendre inévitablement des tempêtes et des cyclones. Les découvertes modernes qui ont fait si bien connaître la marche de ce courant d’eaux chaudes au sein de la mer ont permis d’abréger énormément les routes de la navigation et d’éviter beaucoup de dangers qui autrefois menaçaient et anéantissaient les navires. En 1780, un ouragan terrible ravagea les Antilles et coûta la vie à 20 000 personnes ; l’océan quitta son lit et envahit les villes ; l’écorce des arbres mêlée de débris sanglants tourbillonnait dans l’air. Ce sont les trop nombreuses catastrophes de ce genre qui ont valu au Gulf Stream le nom de “roi de la tempête”. » C’est Bache qui donna le nom de Cold Wall au front thermique où la température varie très rapidement, et que l’on peut considérer comme la limite du Gulf Stream sur son flanc ouest. Cette exploration fut interrompue ensuite jusqu’en 1867 par la guerre de Sécession (Civil War). Elle reprit avec un effort particulier pour essayer de déterminer l’extension du Gulf Stream en profondeur, ce qui impliquait qu’on fût capable de réaliser des mesures de vitesse en profondeur. Les navires, eux-mêmes soumis aux courants, ne constituent pas les meilleures des platesformes pour de telles estimations. Malheureusement, on n’en disposait pas d’autres. Si l’observation des dérives des navires permet d’en déduire les courants de surface, elle ne dit rien de ce qui passe en profondeur. Tout juste pouvait-on faire des mesures relatives à la surface. C’est ce que tenta le Pr Henry Mitchell, de l’US Coast Survey, en 1867, dans le détroit de Floride entre Key West et La Havane. Deux sphères d’égale surface étaient reliées par un filin, l’une en surface, l’autre à la profondeur de mesure. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 30 Histoire scientifique du Gulf Stream Le mouvement de l’ensemble était la résultante des vitesses du courant en surface et en profondeur. Une troisième sphère équivalente dérivait librement dans le courant de surface. À l’instant initial, les deux sphères de surface étaient ensemble, et, au bout d’un certain temps, la distance qui les séparait mesurait la différence de vitesse du courant entre la surface et la profondeur étudiée. Mitchell conclut qu’à la profondeur de six cents brasses la vitesse du courant n’était réduite que de 10 % par rapport à la surface, en dépit d’une forte diminution de la température de 40 °F. On en conclut que, pour décrire le Gulf Stream en profondeur, on ne peut se fier aux seules mesures de température ; ce qui incita John Elliott Pillsbury, toujours dans le cadre de l’US Coast and Geodetic Survey, à entreprendre entre 1885 et 1890 une série de mesures directes et absolues de courant à partir d’un navire au mouillage : le Blake’s. C’était une première en océanographie. Pillsbury développa pour ce faire le premier courantomètre, transposition au milieu marin des anémomètres utilisés pour la mesure de la force du vent : une dérive qui s’oriente dans la direction du courant, un compas qui donne la direction du courant et un rotor dont le nombre de tours effectués dans un temps donné est proportionnel à la vitesse du courant. Pillsbury réalisa ainsi en plusieurs années six sections à travers le Gulf Stream, du cap Hatteras au chenal séparant le Yucatán de Cuba. Travail considérable et méticuleux, qui prit beaucoup de temps, compte tenu notamment de la difficulté de bien tenir le mouillage à grande profondeur dans un courant aussi fort. Il fallut, par exemple, consacrer deux campagnes de mesures (1885 et 1886) aux six stations de la seule section A, large de seulement 43 miles, entre le sud de la Floride (un peu au sud de Miami) et les Bahamas. Pillsbury note dans son rapport de 1890 que, sur cette section, le temps réellement consacré aux mesures fut de mille cent heures, et que le temps le plus long passé au mouillage en continu fut de cent soixante-six heures, soit six jours et demi. Toujours sur cette section, la vitesse maximale mesurée en surface était de 3,5 nœuds, et le débit de 90 milliards de tonnes par heure, soit 25 millions de mètres cubes par seconde – chiffres très proches des estimations actuelles. À chaque station, les mesures étaient faites à cinq niveaux, de la surface à 130 brasses de profondeur. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 31 La première moitié du xxe siècle : les débuts de l’observation systématique Parallèlement aux mesures de courant, Pillsbury faisait aussi, évidemment, des mesures de température. Ainsi constitua-t-il le premier jeu de données véritablement océanographiques permettant d’associer le courant mesuré à des paramètres hydrologiques (ici, la température) caractéristiques de la masse d’eau. Cela permit à George Wüst, en 1924, de valider l’hypothèse géostrophique qui permet, sans les mesurer, de déduire les courants du champ de densité de l’eau de mer (cf. infra). Ce fut une bonne épine hors du pied des océanographes, qui purent ainsi, paradoxalement, progresser dans la description et la compréhension de la circulation océanique en s’abstenant de mesurer directement les courants. De fait, la méthode de Pillsbury, extrêmement lourde à mettre en œuvre et relativement imprécise, n’eut guère de suite. Elle était inenvisageable en plein océan par très grand fond, et l’on peut dire que la connaissance acquise sur les courants marins jusqu’au milieu du xxe siècle tient beaucoup moins aux mesures directes qu’à l’analyse des données hydrologiques – température et salinité – déterminant la densité de l’eau de mer, à partir de laquelle on remonte au champ de courant. Harald U. Sverdrup, l’un des pères de l’océanographie dynamique, auteur avec Martin W. Johnson et Richard H. Fleming, en 1942, du premier traité complet d’océanographie, The Oceans, their Physics, Chemistry and General Biology, disait à l’époque que le nombre de couranto­ mètres dépassait celui des mesures utiles. Cependant, la méthode géostrophique qui décrit un océan en équilibre permanent (ou stationnaire) indépendamment des causes qui le mettent en mouvement ne donne pas accès aux variations temporelles des courants. Priorité, donc, à l’observation systématique par des sections de stations « hydrologiques » à travers le Gulf Stream. Ce fut l’un des premiers objectifs de la Woods Hole Oceanographic Institution (WHOI), créée en 1930 sur la côte est des États-Unis (Massachusetts), et qui se dota pour cela d’un navire de recherche, l’Atlantis. De 1931 à 1939, à raison de quatre campagnes par an (une par trimestre), celui-ci réalisa la première étude détaillée du Gulf Stream, sous la direction de Columbus Iselin. Il fallait à l’Atlantis de longues semaines pour réaliser ses campagnes de Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 32 Histoire scientifique du Gulf Stream mesure, et, à la fin de chacune d’elles, le Gulf Stream n’était déjà plus ce qu’il était quelques semaines plus tôt, au départ de la campagne : ainsi décrivait-il un Gulf Stream réel dans les structures observées à chaque section, mais globalement intemporel. La première campagne « synoptique » du Gulf Stream – ou plus exactement d’une petite portion du Gulf Stream, à l’est du cap Hatteras, dans la région où, après le décollement de la côte, se forment méandres et tourbillons – fut réalisée par la WHOI en 1950, avec sept navires travaillant simultanément. Il faut prendre ici synoptique au sens océanographique du terme. Pour parler de champs synoptiques, il faut que les intervalles de temps entre les mesures soient petits par rapport aux échelles de temps de variation caractéristiques du milieu étudié. Ainsi, en météorologie, compte tenu de la vitesse d’évolution de l’atmosphère, les champs synoptiques établis toutes les trois heures impliquent l’exacte simultanéité des mesures des stations météorologiques. L’océan présente une inertie beaucoup plus grande que l’atmosphère, et les méandres et tourbillons que l’on cherchait à identifier dans le Gulf Stream ont une durée de vie suffisamment longue pour qu’une exploration sur des périodes de l’ordre de la semaine puisse être considérée comme synoptique. De fait, on put pour la première fois faire une description hydrologique complète d’un méandre du Gulf Stream centré au 61°W et 39°N, et identifier un tourbillon formé à partir d’un méandre qui se ferme. Dans la même zone, une nouvelle campagne synoptique, avec quatre navires, eut lieu d’avril à juin 1960, sous la direction de F.C. Fuglister. Un méandre y fut également observé dans la même région, et il eut le bon goût de rester quasi stationnaire jusqu’à la fin de la campagne, en juin. La seconde moitié du xxe siècle : la révolution technologique et spatiale En 1960, on avait épuisé pour décrire le Gulf Stream les ressources offertes par les moyens que l’on qualifie maintenant de traditionnels : les campagnes hydrologiques avec des navires océanographiques. Si l’on avait bien identifié qualitativement la complexité du Gulf Stream, avec ses méandres et ses tourbillons, on se heurtait à un double problème d’échelle : dans l’espace et dans le temps. Le domaine des sciences de la Terre est complètement dépendant des moyens d’observation Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 33 dont il dispose : ce sont eux qui imposent les échelles de temps et d’espace des phénomènes qui nous sont accessibles et que l’on peut analyser. Le maillage spatial et temporel des mesures est dicté par la technologie, et nous adaptons nos concepts à nos moyens d’investigation, qui deviennent ainsi nos œillères ; ils nous orientent et nous canalisent. Ainsi est-il impossible, même avec plusieurs navires, d’avoir une description synoptique globale du Gulf Stream du sud de la Floride aux bancs de Terre-Neuve ; de plus, le maillage des stations ne permet pas de décrire correctement les structures tourbillonnaires. Aussi les campagnes à plusieurs navires de 1950 et 1960 ne concernaientelles qu’une petite partie du Gulf Stream. En outre – et c’est la deuxième difficulté –, elles en donnaient une image figée, sorte d’instantané ne préjugeant en rien de la variabilité du phénomène. Compte tenu de la lourdeur des moyens mis en œuvre, il était complètement impossible de répéter fréquemment ce genre d’opération : la variabilité du Gulf Stream et de ses structures était hors d’atteinte. Troisième difficulté : la mesure directe de vitesse du courant. Elle est nécessaire, pour deux raisons. D’abord, les champs de courant déduits des données hydrologiques par la méthode géostrophique sont des courants relatifs ; ils sont calculés par rapport à une surface de référence de mouvement nul. Faute de mesures, en toute ignorance de ce que pouvait être la circulation profonde, et partant de l’hypothèse que la vitesse diminuait avec la profondeur, on se contentait souvent de prendre comme référence la profondeur maximale de mesure atteinte par les stations hydrologiques. Ensuite, la méthode géostrophique qui postule un courant en équilibre donne une image « lissée » des champs de courant et ne permet pas d’approcher la variabilité temporelle du courant. Ces difficultés soulevées ici pour le Gulf Stream ne lui étaient pas spécifiques : elles représentaient un défi pour tous les océanographes physiciens. Pour progresser, il était indispensable de développer de nouvelles instrumentations et méthodes qui permettraient de prendre en compte l’échelle tourbillonnaire que l’on pressentait omniprésente dans l’océan, et de faire des mesures en continu sur d’assez longues périodes, afin d’accéder à la variabilité des structures et courants océaniques. Néanmoins, la moisson était déjà suffisamment abondante pour que, parallèlement aux observations, on avance dans la compréhension des Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 34 Histoire scientifique du Gulf Stream mécanismes et leur intégration dans un cadre théorique : c’est-àdire mettre le Gulf Stream en équation à partir des équations de l’hydrodynamique. En 1958, Henry Stommel, un des plus féconds océanographes du xxe siècle, publia un ouvrage consacré au Gulf Stream (The Gulf Stream : a Physical and Dynamical Description). Cet ouvrage faisait le point des connaissances alors acquises sur le Gulf Stream : observations et théories. Au-delà même du Gulf Stream, qu’il intégrait dans la problématique générale de la dynamique océanique, c’est en fait toute l’océanographie physique qui, grâce au Gulf Stream et à ses particularités, entrait dans un cadre conceptuel global. Par là même, ce courant, élément de la circulation générale océanique explicable – comme n’importe quel autre courant – par les équations de l’hydrodynamique, se trouvait banalisé. Pourtant, Stommel explique pourquoi il est judicieux de traiter le Gulf Stream comme une entité particulière. Historiquement, on l’a vu, le Gulf Stream était facilement identifiable. Considéré au départ comme une rivière d’eau chaude, « il » pouvait être traversé en moins d’un jour ; le volume d’eau qu’« il » transporte pouvait être calculé ; on pouvait déterminer « ses » frontières, « son » centre où « sa » vitesse est maximale ; il apparaissait aussi comme le courant où pouvaient le mieux s’appliquer les déterminations indirectes de vitesse, comme la méthode géostrophique. Le Gulf Stream n’est qu’une composante de la grande circulation anticyclonique de l’Atlantique Nord, mais, pour se convaincre de sa personnalité, il suffit d’essayer de décrire les autres courants constitutifs de cette grande boucle avec les mêmes critères que ceux qui ont défini le Gulf Stream. Par exemple, à l’est, le courant des Canaries, entraîné par les alizés et connu des navigateurs bien avant le Gulf Stream, et qui est beaucoup plus faible et indifférencié. Non, on ne peut pas le traverser en quelques heures ; il n’a pas de signature thermique marquée, et on ne peut pas non plus lui assigner des frontières précises ni identifier un noyau de vitesse. Rien d’étonnant, donc, à ce que les océanographes physiciens, depuis l’US Coast and Geodetic Survey jusqu’au milieu du xxe siècle, se soient saisis d’un tel « laboratoire » et qu’ils aient été moins motivés par la dynamique apparemment plus floue des autres courants océaniques. Encore fallait-il légitimer cette originalité observée du Gulf Stream par une théorie qui rende compte des observations. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 35 Ce que fit Stommel, en expliquant pourquoi, dans les grandes circulations anticycloniques, les courants étaient nécessairement plus intenses sur le bord ouest des océans que sur le bord est. C’est, comme nous le verrons, le résultat direct de la rotation de la Terre, dont les effets varient en fonction de la latitude donnant des poids variables aux forces (ici, la force de Coriolis) prises en compte dans les équations hydrodynamiques. Ainsi le Kuroshio, dans le Pacifique Nord, et le courant du Brésil rejoignirent-ils le Gulf Stream dans l’aristocratie des courants dits « de bord ouest ». Une autre classe de courants qui étaient encore inconnus lorsque Stommel écrivit son ouvrage le disputera en originalité ou en personnalité aux précédents : les souscourants équatoriaux, découverts en 1958 par Cromwell. Ce sont des courants d’intensité et de flux comparables à ceux du Gulf Stream qui, le long de l’équateur, traversent l’Atlantique et le Pacifique d’ouest en est, à quelques dizaines de mètres de profondeur. Ce sont encore les variations de la force de Coriolis qui expliquent leur originalité : nulle à l’équateur, son intensité croît avec la latitude, contraignant de ce fait ces courants à rester strictement le long de l’équateur. La couverture spatiale : les flotteurs dérivants En 1957, une expérience menée par John C. Swallow et L. Valentine Worthington montra que, sous le Gulf Stream, pouvait exister un courant coulant en sens inverse – ce qui illustrait la difficulté de définir un niveau de référence où le courant est nul et à partir duquel on pourrait calculer un courant réel par la méthode géostrophique. Ce fut une des premières, sinon la première, utilisations de flotteurs pour mesurer des courants en profondeur. Ils avaient été développés par Swallow. Lestés de manière à se maintenir à une profondeur constante, ils étaient munis d’un émetteur à ultrasons. En surface, un navire équipé d’hydrophones directionnels permettait de suivre en temps réel leur trajectoire et donc d’en déduire vitesse et direction du courant. Neuf flotteurs furent ainsi déployés entre 1 500 et 3 000 m de profondeur et suivis pendant des périodes allant de un à quatre jours. Tous les flotteurs au-delà de 2 000 m prirent une direction sud/sudouest inverse de celle du Gulf Stream, avec des vitesses pouvant atteindre 20 cm/s. C’est le Deep Western Boundary Current de la circulation thermohaline. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 36 Histoire scientifique du Gulf Stream Expérience concluante, qui fut le prélude à une utilisation devenue aujourd’hui massive des flotteurs dérivants ; suite aux progrès de l’acoustique sous-marine et au développement des systèmes de positionnement et de transmission de données par satellite, ceux-ci s’affranchirent rapidement du tracking par un navire en surface. Ce furent, par exemple, les flotteurs Rafos de Tom Rossby, recevant un signal sonore de plusieurs émetteurs acoustiques au mouillage. L’analyse des différences de temps de réception du signal sonore permet de « trianguler » la position de chaque flotteur. À un moment prédéterminé – au bout de quelques semaines ou de quelques mois –, le flotteur lâche un lest et remonte en surface, d’où il envoie à l’utilisateur, par satellite, les données recueillies, permettant de reconstituer sa trajectoire. On s’affranchit ensuite des émetteurs acoustiques au mouillage, qui représentent des opérations lourdes, avec des flotteurs devenus autonomes : ils sont programmés pour remonter à une fréquence déterminée en surface, transmettre leurs données et leur position par satellite, et replonger ensuite à leur niveau d’immersion. Munis de capteurs de salinité et de température à chaque aller et retour vers la surface, ils réalisent une station hydrologique. Ces flotteurs peuvent fonctionner de la sorte des années durant et permettent ainsi de mettre la quasi-totalité de l’océan sous surveillance. De la même manière, les bouteilles à la mer du prince Albert de Monaco ont été remplacées par des flotteurs de surface localisés en permanence par des systèmes de positionnement embarqués sur satellite, type Argos. C’est généralement l’échouage sur les côtes ou le ramassage intempestif par un navire passant à proximité qui met un terme à leur voyage – qui peut durer plusieurs années. Ainsi une bouée mise à l’eau dans l’Antarctique près de l’île Heard le 17 mars 1997 vint-elle s’échouer en septembre 2002 sur l’île Rodriguez, dans l’océan Indien, après cinq ans et un tour complet de l’Antarctique sans cesser d’émettre. La continuité temporelle : les mouillages courantométriques La technique des flotteurs mesurant la vitesse du courant en se laissant porter par lui est qualifiée de « lagrangienne ». Si les flotteurs utilisés sont suffisamment nombreux, on dispose ainsi d’un champ de courant à la profondeur d’évolution des flotteurs Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 37 et, à chaque remontée, de profils de température et salinité qui permettent de construire un champ géostrophique absolu, puisqu’on a le champ de vitesse à la profondeur de référence : celle où évoluent les flotteurs. Ce champ doit être complété par le point de vue « eulerien » : la mesure effective et directe, en un point, des courants réels sur des périodes suffisamment longues pour en connaître la variabilité – comme l’avait fait Pillsbury à partir d’un navire au mouillage. Opérer ainsi à partir de la surface en perpétuel mouvement rend les résultats obtenus aléatoires. Il est facile de sonder l’atmosphère : on dispose à terre, sur les continents et dans les îles, de plates-formes stables à partir desquelles on peut faire tranquillement ses mesures. Dans l’océan, le « plancher des vaches » se trouve en moyenne à 4 000 m de profondeur, difficulté longtemps insurmontable qui explique que les stations fixes d’observation et de mesure à partir de mouillages ancrés sur le fond soient apparues tardivement, dans les années 1970. La logistique était lourde : il fallait un navire pour déployer les mouillages, qu’il fallait relever assez souvent pour récolter les données enregistrées dans les appareils de mesure. Les développements technologiques et la possibilité de transmettre par satellite, à partir de la bouée de surface du mouillage, les données au fur et à mesure de leur acquisition, sans avoir à venir les chercher sur place, ont allégé la logistique et donné la possibilité d’enregistrer des mesures sur de longues périodes. Des relevés ont ainsi pu être faits dans les points clés du Gulf Stream pendant le programme international WOCE (1990-2000). Les courantomètres utilisés étaient toujours conçus sur le principe des anémomètres : un rotor qui tourne dans le courant donne la vitesse, et une dérive associée à un compas donne la direction. Les mesures étaient discontinues : les courantomètres étaient répartis sur la ligne de mouillage aux niveaux de mesure sélectionnés. De véritables « profileurs » de courant ont été développés récemment, qui permettent d’avoir, sur une verticale, une mesure continue du courant en fonction de la profondeur. Un émetteur acoustique immergé émet vers le haut un signal sonore qui sera réfléchi par les particules contenues dans l’eau, et qui se déplacent à la vitesse du courant. Les variations de vitesse dans les différentes couches d’eau se traduisent par un effet Doppler Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 38 Histoire scientifique du Gulf Stream variable, dont on déduit la vitesse du courant pour chacune des couches. L’intégration des échelles d’espace et de temps : les mesures depuis l’espace Grâce aux systèmes de localisation et de transmission des données, on a pu multiplier les stations automatiques de mesure in situ partout dans l’océan. La révolution spatiale de l’océanographie ne s’arrête pas là : plus spectaculaires, les capteurs embarqués sur satellite apportent en plus la continuité spatiale et la variabilité temporelle. En combinant les mesures faites in situ et depuis l’espace, on ouvre la porte à l’observation synoptique et continue de la totalité de l’océan. À partir de toutes ces technologies, l’exploration du Gulf Stream et de la totalité de l’océan se poursuit, et l’on en verra de nombreuses illustrations ici. Mais il est temps de dire ce qu’est le Gulf Stream. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 2 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? Les moteurs de la circulation océanique Le Soleil et la Lune sont à l’origine des mouvements de l’océan. Par la gravitation, qui génère les marées. Par l’énergie du Soleil, qui met en mouvement l’atmosphère, qui à son tour, via le vent, entraîne l’océan. La rotation de la Terre fait que les mouvements de l’atmosphère et de l’océan s’organisent en tourbillons à diverses échelles de temps et d’espace. Les gyres océaniques Le vent qui tourne dans le sens des aiguilles d’une montre autour des anticyclones subtropicaux comme celui des Açores entraîne les courants océaniques dans de vastes tourbillons anticycloniques à l’échelle du bassin océanique ; on appelle ces tourbillons « gyres », pour les distinguer des tourbillons méso-échelle omniprésents dans l’océan, dont les dimensions sont de l’ordre de la centaine de kilomètres. Il existe aussi des gyres cycloniques autour de systèmes dépressionnaires comme ceux d’Islande ou des Aléoutiennes. Les courants de bord ouest Le Gulf Stream est le courant qui circule sur le bord ouest du gyre anticyclonique associé à l’anticyclone subtropical des Açores. Son moteur Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 40 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? est donc le vent. Il n’est pas seul de son espèce : il existe des courants analogues dans l’hémisphère Sud et dans les autres océans. Tous ces courants dits « de bord ouest » ont la particularité d’être singulièrement intenses si on les compare aux autres courants constitutifs des gyres. Cela est dû à la rotation de la Terre et à la force de Coriolis qu’elle induit. Anatomie du Gulf Stream D’un point de vue dynamique, on peut situer le démarrage du Gulf Stream stricto sensu dans le détroit de Floride et sa fin dans l’Atlantique Nord, lorsqu’il s’oriente vers l’ouest après les Bancs de TerreNeuve. Les « extensions » vers l’est et le nord-est que sont les courants Nord-Atlantique et de Norvège ne relèvent pas de la dynamique induite par l’anticyclone des Açores, et c’est à tort que l’on considère souvent le Gulf Stream comme un courant qui irait du golfe du Mexique à la Norvège. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 41 Les moteurs de la circulation océanique À la question « qu’est-ce qui met l’océan en mouvement ? », on peut répondre simplement : l’énergie reçue du Soleil, la marée et la rotation de la Terre. Le Soleil à l’origine des courants marins Il n’y a pas de mouvements sans énergie. On peut en recenser sur terre trois sources indépendantes les unes des autres, qui interviennent sur les mouvements de l’océan. Il y a d’abord l’énergie interne de la Terre : celle qui, du fait de la radioactivité, échauffe le noyau terrestre et fait des continents des radeaux flottants à la surface du manteau, animé de mouvements convectifs ; c’est celle de la tectonique des plaques, qui configure continents et bassins océaniques aux échelles géologiques, celle des volcans, des tremblements de terre et des tsunamis. En dépit de ses manifestations parfois violentes, elle n’a guère d’impact sur les courants marins et leurs variations aux échelles séculaires. Il y a ensuite, plus paisible, bien maîtrisée et prévisible, l’attraction gravitationnelle de nos deux luminaires, la Lune et le Soleil, qui génère les marées. On a longtemps pensé que l’influence de la marée sur la circulation générale océanique, celle des courants de surface et profonds, était nulle. Il n’en est rien, et, maintenant que l’on connaît mieux la circulation globale de l’océan dans ses trois dimensions et que l’on peut en faire un bilan énergétique, on s’est aperçu que la circulation dite « thermohaline », le désormais célèbre « tapis roulant » auquel participe le Gulf Stream, ne pouvait se maintenir s’il n’y avait pas une source d’énergie supplémentaire apportée aux courants marins par le transfert d’une partie de l’énergie des marées par dissipation. Il y a enfin l’énergie rayonnante dispensée par le Soleil à la surface de la Terre. C’est elle le principal moteur des courants atmosphériques et océaniques. Le transfert de l’énergie rayonnante du Soleil à l’atmosphère et à l’océan sous forme d’énergie mécanique et cinétique ne se fait pas directement : il y faut un intermédiaire ; c’est l’océan qui joue ce rôle pour l’atmosphère, et l’atmosphère pour l’océan. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 42 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? L’océan, réservoir d’énergie solaire et pourvoyeur de l’atmosphère L’énergie que dispense le Soleil est très inégalement répartie à la surface de la terre : minimale dans les régions polaires, elle est maximale à l’équateur. De plus, du fait de l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre par rapport à son plan de rotation autour du Soleil, l’énergie reçue en un point quelconque de la Terre varie selon les saisons. La Terre reçoit du Soleil en moyenne une énergie d’environ 340 W/m2. Un tiers est directement réfléchi par l’atmosphère, renvoyé dans l’espace et donc perdu pour le système climatique. L’atmosphère, assez largement transparente au rayonnement solaire, n’en absorbe que 20 %. Les 50 % restants atteignent la surface de la Terre, où ils sont absorbés : 32 % par l’océan et 18 % par les continents. L’océan est donc le principal réceptacle de l’énergie solaire. Il en restitue une part à l’atmosphère, qui finalement se trouve alimentée à 30 % directement par le Soleil, à 25 % par les continents et à 45 % par l’océan. Contrairement à ce que l’on pourrait croire intuitivement, l’atmosphère est donc chauffée essentiellement par le bas et non directement par le Soleil, et c’est l’océan qui lui fournit près de 50 % de son énergie. Ce transfert de l’océan vers l’atmosphère se fait principalement dans les régions intertropicales, qui sont les principales bénéficiaires du rayonnement solaire et où les températures de l’océan sont les plus élevées. Notamment dans la zone intertropicale de convergence où se rencontrent les alizés de l’hémisphère Nord et de l’hémisphère Sud. On y observe une convection intense : c’est le fameux pot au noir où, par évaporation, l’océan transmet à l’atmosphère de l’énergie qu’elle mobilise lorsque la vapeur d’eau se condense en altitude, donnant naissance aux cumulo-nimbus redoutés des marins et des pionniers de la navigation aérienne. Les océans équatoriaux sont la chaudière qui met en mouvement l’atmosphère et crée le vent, qui en est la conséquence. L’océan transfère à l’atmosphère de l’énergie de trois manières différentes. Par conduction d’abord : le fluide le plus chaud transmet au plus froid une quantité de chaleur proportionnelle à leur différence de température. C’est la composante la plus faible – en moyenne 10 W/m2. Elle devient importante – de l’ordre de 50 W/m2 – quand les eaux chaudes du Gulf Stream rencontrent les masses d’air polaire du Canada. C’est Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 43 ensuite le rayonnement : l’océan qui absorbe le rayonnement solaire (majoritairement dans le visible) émet à son tour, dans l’infrarouge (correspondant à sa température), un rayonnement moyen de 60 W/m2 absorbé par l’atmosphère. C’est enfin le plus important (70 W/m2 en moyenne) : l’évaporation, qui atteint ses plus fortes valeurs dans les régions tropicales (la chaudière du système climatique) et dans le Gulf Stream, où ce transfert atteint 200 W/m2. Le vent, moteur des courants de surface de l’océan Le vent ainsi créé par les apports énergétiques de l’océan à l’atmosphère va en retour, par frottement à la surface de l’océan, lui transmettre de l’énergie mécanique et générer les courants de surface. Le vent est le moteur principal des courants marins de surface. Ainsi circulations atmosphérique et océanique sontelles indissolublement liées : on parle de couplage entre océan et atmosphère. Le système climatique est une machine thermique à convertir et à distribuer l’énergie que la Terre reçoit du Soleil. L’atmosphère et l’océan en sont les deux fluides. Ils assurent le transport et la distribution de l’énergie thermique de la source chaude équatoriale à la source froide polaire. En permanence au contact l’un de l’autre, ils ne cessent d’échanger de l’énergie et sont indissociables. C’est le couple qu’ils forment qui gère le climat de la planète. Toute la difficulté de traduire physiquement ce couplage vient de ce qu’ils ont des propriétés et des vitesses d’évolution très différentes. Le bilan d’eau douce : les variations de salinité et de densité, moteurs de la circulation profonde océanique Les bulletins météorologiques de la télévision nous ont rendu familières les relations existant entre pression atmosphérique et force du vent : plus la pression atmosphérique est basse au cœur d’une dépression ou d’un cyclone, plus les vents sont forts. On sait aussi que les différences de pression atmosphérique au sol correspondent à des variations du poids de la colonne d’air qui le surmonte. Il en est de même pour l’océan, qui n’est pas homogène. À un niveau de référence donné, la pression « océanique » varie : elle est égale au poids de la colonne d’eau qui le surmonte et dépend donc de la densité des couches d’eau constituant cette colonne. La densité de l’eau de mer est fonction de sa température Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 44 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? et de sa teneur en sel (salinité). C’est en surface que les masses d’eau océanique acquièrent leurs propriétés, par les échanges entre l’océan et l’atmosphère. On a vu que le principal mode d’échange entre océan et atmosphère était l’évaporation, en premier lieu dans les régions tropicales et les courants chauds comme le Gulf Stream. L’évaporation est une perte d’eau pour l’océan, il y correspond à une augmentation de la salinité – donc de la densité. Le transfert d’énergie à l’atmosphère se fait au moment de la condensation de la vapeur d’eau dans l’atmosphère et des précipitations, qui constituent un apport d’eau douce à l’océan, une diminution de la salinité et donc de la densité. Les zones d’évaporation ne coïncident pas forcément avec celles des précipitations, et l’on peut dire que, via le cycle d’eau douce dans l’atmosphère, il y a des « échanges » de densité entre les régions océaniques. Les eaux de surface les plus denses auront tendance à plonger et à se maintenir à une profondeur où elles seront en équilibre hydrostatique : les plus légères au-dessus, les plus lourdes en dessous. C’est le moteur de la circulation « thermohaline », combinaison des adjectifs grecs thermos (chaud) et alinos (salé) désignant le mécanisme à l’origine de la circulation dans les couches profondes de l’océan : les différences de densité que provoquent en surface les échanges entre l’océan et l’atmosphère. La machine thermique climatique : dissymétrie entre l’océan et l’atmosphère Si le système climatique fonctionne comme une machine thermique, c’est à l’atmosphère qu’il le doit et non à l’océan, même si tous deux contribuent au transport de chaleur des zones équatoriales vers les pôles. L’atmosphère est une machine thermique, pas l’océan. L’atmosphère fonctionne effectivement entre une source chaude – les océans équatoriaux qui l’alimentent à sa base – et une source froide – les régions polaires ; c’est ce différentiel thermique qui la met en mouvement. Il n’en est pas de même pour l’océan, qui est dans une configuration stable : il reçoit son énergie thermique à la surface et, comme dans une installation de chauffage central où la chaudière serait au sommet de l’installation et non à sa base, il n’y a pas de convection spontanée. Il faut l’entraînement de l’océan par le vent pour créer les conditions d’une instabilité génératrice de circulation profonde. Ce Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 45 n’est donc pas, contrairement à ce que proposait Arago, l’énergie thermique différentielle reçue par l’océan qui le met en mouvement, mais bien, initialement, l’action mécanique du vent qui, lui, s’alimente à l’énergie thermique. Mouvement entretenu ensuite en profondeur par la dissipation de l’énergie des marées, sans laquelle la circulation profonde finirait par s’arrêter. En termes de bilan énergétique, il est intéressant de noter que la circulation océanique est entretenue par une quantité d’énergie (vent + marée) très faible : le millième seulement de l’énergie thermique reçue par l’océan. La circulation thermohaline et le fameux « tapis roulant océanique », dont nous parlerons abondamment par la suite, ne sont donc pas le moteur de la circulation océanique : ils sont une conséquence de cette circulation « forcée par l’atmosphère ». Les forces de pression Les échanges et forçages thermodynamiques et mécaniques précédents induisent dans l’océan, comme dans l’atmosphère, des différences de pression. La pression en un point donné représente le poids de la colonne de fluide qui le surmonte. Dans l’océan (pression hydrostatique), elle dépend de la hauteur de la colonne d’eau et de la densité des couches d’eau qui la composent. Les courants entraînés par le vent créent des « empilements » d’eau dans certaines régions (haute pression) et nécessairement des « départs » d’eaux dans d’autres (basses pressions). Ainsi le niveau de l’océan est-il plus élevé de plusieurs dizaines de centimètres dans les parties ouest des océans Pacifique et Atlantique équatoriaux, du fait de l’accumulation d’eaux amenées par les courants équatoriaux sud entraînés par les alizés. Les bilans évaporation/ précipitation des différentes couches d’eau déterminent leur densité et, in fine, le poids de la colonne d’eau. Comme dans l’atmosphère, les différences de pression hydrostatique entre deux points de l’océan créent des forces de pression proportionnelles auxdites différences de pression. Tout courant océanique est associé à une variation effective du niveau de la mer. La rotation de la Terre et la force de Coriolis En toute logique, suivant le principe des vases communicants qui veut qu’un fluide s’équilibre de manière qu’à un même niveau les pressions soient égales, vents et courants devraient, sous ­l’action Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 46 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? de la force de pression, s’écouler des hautes vers les basses pressions, avec des vitesses proportionnelles aux différences de pression. Or il n’en est rien : toutes les cartes présentées dans les bulletins météorologiques montrent, par exemple, que le vent tourne dans le sens des aiguilles d’une montre autour d’un centre de haute pression (anticyclone) et en sens inverse autour des basses pressions (dépressions). Pourtant, la géométrie nous dit que, pour aller d’un point à un autre, le chemin le plus court est la ligne droite. La sagesse populaire sait que ce n’est pas forcément le plus rapide, mais l’océan et l’atmosphère ont inventé le mouvement circulaire, meilleur moyen de ne jamais arriver à destination. Ils le doivent à une accélération complémentaire, dite « force de Coriolis », due à la rotation de la Terre et qui s’applique à tout corps en mouvement sur un système en rotation, qu’il s’agisse des mouvements d’un enfant sur un manège ou d’un courant marin sur la Terre. La Terre tourne sur elle-même, et elle est sphérique. Par rapport à un système de référence absolu dont l’origine est au centre de la Terre et dont les axes sont orientés vers des étoiles fixes, chaque point de la surface de la Terre est animé d’un mouvement de rotation dont la vitesse varie avec la latitude ; partout on fait un tour en vingt-quatre heures, mais la distance parcourue et donc la vitesse sont maximales à l’équateur et décroissent lorsque la latitude augmente. Par rapport au système de référence absolu, la vitesse d’un mobile est la composition vectorielle de sa vitesse par rapport à la surface de la Terre (celle d’un train par rapport aux rails, par exemple) et de la vitesse de rotation de la Terre là où il se trouve. Même si sa vitesse par rapport à la surface de la Terre est constante, comme il se déplace sur la Terre, sa vitesse de rotation varie au cours du mouvement. Qui dit variation de vitesse dit accélération – et donc force. Tout se passe, dans le système de référence absolu, comme si tout corps en mouvement sur la Terre était soumis à une force complémentaire : c’est la force de Coriolis. Ce n’est pas une force ordinaire, en ce sens qu’elle ne crée pas de mouvement, mais elle se manifeste dès qu’il y a mouvement, et son intensité est proportionnelle à la vitesse du mobile. Elle est dirigée vers la droite du mouvement et perpendiculairement à lui dans l’hémisphère Nord et vers la gauche dans l’hémisphère Sud. Nulle à l’équateur, elle augmente avec la latitude. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 47 On peut l’illustrer de la manière suivante. Supposons un missile tiré depuis l’équateur vers le pôle Nord. Il part avec une vitesse de rotation vers l’est qui est celle de la Terre à l’équateur. En montant vers le nord, la vitesse de rotation de la surface de la Terre diminue, si bien que le mouvement vers l’est du missile sera plus rapide que celui de la surface qu’il survole. Autrement dit, par rapport à la surface de la Terre, la trajectoire du missile est déviée vers l’est, comme si une force l’entraînait vers la droite de son mouvement. C’est évidemment l’inverse dans l’hémisphère Sud. C’est cette force qui, appliquée à l’atmosphère et à l’océan, fait que leurs mouvements ne sont pas linéaires, mais s’organisent toujours en tourbillons d’échelles variées : anticyclones, dépressions, cyclones. L’équilibre géostrophique On peut décrire avec une bonne approximation les mouvements de l’atmosphère et de l’océan en faisant l’hypothèse qu’en tout point les forces de pression et de Coriolis s’équilibrent. Dans un champ de pression associé par exemple à une haute pression (surélévation de la surface de l’océan – figure 3), la force de pression sera dirigée du centre de haute pression vers la périphérie, et perpendiculaire aux isobares dans l’atmosphère ou aux lignes d’égal niveau dans l’océan. La force de Coriolis, dans l’hypothèse de l’équilibre, lui sera égale et de sens opposé. Comme la force de Coriolis est perpendiculaire au sens du mouvement et vers la droite dans l’hémisphère Nord, le vent ou le courant sera nécessairement tangent aux isobares et orienté dans le sens des aiguilles d’une montre. Et dans le sens inverse des aiguilles d’une montre autour d’une dépression. Partant de cette hypothèse, en retournant le problème, on voit que, à partir d’une simple carte de pression atmosphérique ou du niveau de la mer, on peut reconstituer le champ de vent ou de courant qui lui est associé. Cette approximation ne prend évidemment pas en compte les forces de frottement et la turbulence, et suppose aussi que les mouvements verticaux sont négligeables et que le système est à peu près à l’équilibre. Il n’empêche qu’un tel procédé demeure pertinent pour analyser l’état moyen de l’atmosphère et de l’océan à un instant donné. C’est cette méthode mise au point par Wilhelm Bjerknes pour l’atmosphère en 1898 que Björn Helland-Hansen et Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 48 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? J. Sandström ont adaptée à l’océan en 1909. Grâce à l’approche géostrophique, on peut déduire les courants moyens auxquels correspondent les différences de pression hydrostatique. Mesurer la pression à un niveau donné de l’océan n’est pas simple. En fait, on ne la mesure pas : on la calcule à partir de la température et de la salinité (dont on déduit la densité de l’eau) mesurées à l’aide de sondes le long de la colonne d’eau. On peut ainsi évaluer en un point le poids de la colonne d’eau qui surmonte le niveau choisi, c’est-à-dire la pression hydrostatique. La méthode est simple, mais lourde, puisqu’il faut aller faire des mesures en mer et donc utiliser des navires qui sont lents et dont l’autonomie est limitée. Impossible, ainsi, de disposer de champs de pression océaniques synoptiques comme les météorologistes en établissent plusieurs fois par jour pour la prévision du temps. Même si, compte tenu des constantes de temps très différentes de l’océan et de l’atmosphère (l’atmosphère varie beaucoup plus vite que l’océan), les échelles temporelles de « synopticité » sont très différentes : quelques heures pour l’atmosphère, une dizaine de jours pour l’océan. Les satellites munis de radars altimétriques permettent maintenant d’accéder à ces champs synoptiques de « pression océanique ». En effet, les variations de pression hydrostatique se traduisent par des différences effectives du niveau de la mer que ces satellites mesurent avec une précision supérieure au centimètre. Couvrant la quasi-totalité des océans, ces satellites nous donnent accès, via la mesure des différences de niveau de la mer, aux variations des champs de pression océanique et donc, dans le cadre de l’hypothèse géostrophique, aux courants océaniques. L’action du vent sur la mer : la spirale d’Ekman On a dit que le vent était le principal moteur des courants marins de surface ; pourtant, on rend bien compte de la circulation océanique générale telle qu’elle apparaît sur la figure 4 en faisant l’hypothèse de l’équilibre géostrophique entre force de pression et force de Coriolis, c’est-à-dire en négligeant justement la force d’entraînement du vent ! Le paradoxe n’est qu’apparent, et il n’y a pas d’erreur pour peu que l’on se souvienne que l’hypothèse géostrophique rend compte de courants moyens à l’équilibre et que le vent à terme génère des différences de pression hydrostatique – donc des forces de pression et des courants assurés d’une certaine permanence si la structure géographique du champ de Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 49 vent a lui-même une certaine constance, comme dans les grands anticyclones des régions subtropicales. L’équilibre géostrophique rend alors compte d’un état de fait sans se soucier des causes qui lui ont donné naissance. C’est Fridtjof Nansen (le premier à traverser la calotte glaciaire du Groenland d’est en ouest en 1888, qui se vit aussi attribuer, en 1922, le prix Nobel de la paix pour son action en faveur des réfugiés à la Société des nations) qui posa la question de l’action du vent sur l’océan. Pour étudier la dérive des glaces dans l’Arctique et – pourquoi pas ? – atteindre ainsi le pôle Nord, il fit construire un navire, le Fram, spécialement conçu pour se laisser prendre dans la banquise et dériver avec elle. Au cours de cette mémorable expédition – qui fut un succès, même si elle n’atteignit pas le pôle –, Nansen observa que la dérive des glaces, et donc le courant, ne suivait pas la direction du vent comme le simple bon sens le laissait supposer, mais qu’elle faisait un angle d’environ 45° avec celle-ci. Nansen posa le problème au physicien et météorologiste Bjerknes, qui en confia l’étude à un jeune étudiant, Ekman, qui publia la solution en 1902, en considérant cette fois l’équilibre entre la force d’entraînement du vent à la surface et la force de Coriolis en l’absence de toute force de pression. Il montra alors que, conformément aux observations de Nansen, du fait de la force de Coriolis, la surface de l’eau est entraînée vers la droite en faisant un angle de 45 ° avec le lit du vent. La couche superficielle entraîne ensuite la couche juste sous-jacente, qui est à son tour déviée vers la droite, et ainsi de suite (figure 5). Plus la profondeur augmente, plus le courant est faible et dévié vers la droite. On a ainsi une spirale et, globalement, on arrive au résultat que, sur la colonne d’eau concernée, d’une centaine de mètres, appelée couche d’Ekman, l’eau est entraînée perpendiculairement à la direction du vent vers la droite dans l’hémisphère Nord et vers la gauche dans l’hémisphère Sud. Les gyres océaniques La cellule de Hadley et la formation des anticyclones subtropicaux Sur une Terre qui ne tournerait pas sur elle-même, on peut penser qu’entre l’équateur et les pôles s’établiraient des cellules Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 50 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? de circulation atmosphérique fonctionnant ainsi : l’air chauffé par la chaudière océanique équatoriale monterait en altitude, créant une ceinture équatoriale de basse pression atmosphérique ; en altitude, la circulation se ferait vers le pôle, où l’air froid et dense redescendrait (subsidence) vers le sol, y générant une zone de haute pression atmosphérique ; au sol, le retour se ferait des hautes pressions polaires vers les basses pressions équatoriales. La rotation de la Terre et la force de Coriolis modifient ce schéma simple, et l’on ne peut que constater le résultat tel qu’il est actuellement, sans se préoccuper du chemin par lequel le système y a abouti au cours du temps. Pour le décrire, commençons par ce qui en est un des moteurs : la chaudière océanique équatoriale. Le long de la zone intertropicale de convergence (ZITC), la rencontre des alizés du nord et du sud chargés d’humidité océanique se traduit par des mouvements ascendants très importants des masses d’air alimentées en énergie par l’océan. Les alizés transforment leur énergie cinétique horizontale en énergie cinétique verticale, si bien que, au niveau de la mer, les vents sont faibles sous ces régions d’ascendance – au grand dam des marins – et que la pression atmosphérique y est également faible. En altitude, ce flux diverge vers le nord et vers le sud, et, asséché, l’air redescend (subsidence) dans les régions subtropicales vers 30° de latitude, où se forment des zones de haute pression : les anticyclones subtropicaux des Açores et de Sainte-Hélène dans l’Atlantique, par exemple. On appelle « cellule de Hadley » cette boucle de circulation méridienne qui s’établit entre l’équateur météorologique – ou pot au noir –, zone de basse pression, et le cœur des anticyclones, au nord comme au sud (figure 6). La circulation anticyclonique atmosphérique Autour de ces pôles anticycloniques de haute pression qu’induisent les cellules de Hadley, la circulation atmosphérique de surface, conformément au schéma géostrophique, s’organise en une grande boucle dans le sens des aiguilles d’une montre – vents d’ouest sur la bordure nord dans les régions tempérées et alizés d’est au sud, dans les régions tropicales : on retrouve à l’identique ce schéma symétrique par rapport à l’équateur dans l’océan Pacifique. L’océan Indien est un demi-océan, fermé à 20°N. C’est donc la masse continentale asiatique qui contrôle la Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 51 circulation atmosphérique dans l’hémisphère Nord et impose le régime alternatif des moussons ; il n’y a pas sur l’océan de système anticyclonique permanent. Dans l’hémisphère Sud, en revanche, la situation y est « normale », avec un anticyclone analogue à ceux de l’Atlantique et du Pacifique. Les gyres océaniques subtropicaux Ces grandes boucles anticycloniques de la circulation atmosphérique entraînent les océans dans leur ronde. L’action du vent se fait sentir sur les cent premiers mètres d’épaisseur suivant le schéma de la spirale d’Ekman. Tout au long de la boucle anticyclonique, le vent entraîne l’eau à 90° sur la droite du vent dans l’hémisphère Nord et sur la gauche dans l’hémisphère Sud (figure 7), c’està-dire dans tous les cas vers le centre de l’anticyclone. L’eau y converge et s’y accumule, provoquant une surélévation d’environ 1 m de la surface – donc une augmentation significative de la pression hydrostatique et une force de pression orientée du centre vers la périphérie. À l’équilibre géostrophique lui est opposée la force de Coriolis, et le courant géostrophique correspondant s’écoule perpendiculairement à ces deux forces tangentiellement aux « isohydrobares » (lignes d’égale pression hydrostatique, c’està-dire en première approximation les lignes de niveau autour du centre anticyclonique), dans le sens des aiguilles d’une montre sur la figure 7, correspondant à l’hémisphère Nord. Au centre du gyre, l’eau ne peut s’accumuler sans cesse : elle plonge (convergence) en provoquant un approfondissement de la thermocline, couche de très forte variation verticale de la température qui sépare la couche homogène chaude de surface des couches froides profondes. La théorie d’Ekman d’entraînement de la couche de surface de l’océan est bâtie sur l’équilibre entre la force de friction du vent et la force de Coriolis, en négligeant les forces de pression. C’est dire que les mouvements de surface ainsi produits ne sont pas en équilibre géostrophique – qui, lui, stipule l’équilibre entre la force de Coriolis et la force de pression, en négligeant le vent. Il peut paraître alors paradoxal que, partant du vent et de la théorie d’Ekman, on aboutisse finalement à une circulation anticyclonique géostrophique. Cela tient à ce que, pour expliquer cette circulation, il a bien fallu établir une chronologie et prendre un point de départ : l’action du vent, en l’occurrence, sur un Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 52 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? océan immobile à l’instant initial. L’action du vent ne concerne qu’une couche de faible épaisseur, alors que la force de pression induite intéresse la colonne d’eau jusqu’à plusieurs centaines de mètres d’épaisseur, si bien qu’au final la force d’entraînement du vent devient faible, et devant la force de pression et devant celle de Coriolis : il peut alors y avoir équilibre géostrophique, indépendamment du mécanisme originel de création du courant. D’ailleurs, le fait que le calcul des courants à partir des mesures en mer de température et de salinité (d’où l’on déduit la pression hydrostatique), en faisant l’hypothèse géostrophique, rende bien compte des courants moyens observés est une preuve que les gyres anticycloniques sont proches de l’équilibre. Partis du Soleil et de la rotation de la Terre en suivant les transformations de l’énergie reçue du Soleil et les échanges entre l’océan et l’atmosphère, nous sommes arrivés à ce système couplé où la circulation anticyclonique subtropicale de l’atmosphère génère son double ou son miroir dans l’océan. C’est une première étape vers le Gulf Stream, élément du gyre subtropical de l’Atlantique Nord. L’étape suivante va nous conduire à cette singularité que sont les courants qui bordent à l’ouest ces circulations anticycloniques. Les gyres subpolaires cycloniques Les transferts énergétiques des régions tropicales vers les régions polaires ne se limitent pas aux cellules anticycloniques subtropicales. Symétriquement, il existe au nord des océans Pacifique et Atlantique des cellules de circulation cycloniques subpolaires atmosphériques et océaniques associées aux centres dépressionnaires des Aléoutiennes et d’Islande. Les courants froids coulant vers le sud à l’ouest de ces océans – Oyashio dans le Pacifique et Labrador dans l’Atlantique – sont les bords ouest de ces circulations cycloniques (figure 4). Les cellules subpolaires et anticycloniques atmosphériques et océaniques sont tangentes les unes aux autres : dans l’atmosphère, elles ont en commun les vents d’ouest des latitudes tempérées ; dans l’océan, ce sont le courant NordAtlantique et son équivalent dans le Pacifique qui prolongent le Gulf Stream et le Kuroshio qui font la jonction entre les deux. Ces deux types de circulation ne sont pas indépendants et interagissent l’un avec l’autre. Par exemple, un renforcement des vents d’ouest correspond nécessairement à un renforcement à la fois de Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 53 l’anticyclone subtropical et de la zone dépressionnaire subpolaire. Au-delà de ces gyres subpolaires, au cœur de l’Arctique autour du pôle, on retrouve une zone de haute pression atmosphérique. Les courants de bord ouest La carte de la figure 8 représente ce que l’on appelle la « topographie dynamique » des océans. Elle correspond au niveau de la mer par rapport à ce que serait celui de la surface de l’océan s’il était au repos, sans courant. Les surélévations apparaissent en blanc, les dépressions en bleu foncé. La surélévation maximale dépasse de 1,10 m le niveau moyen, et le niveau le plus bas lui est inférieur de 1,10 m également. Cette carte a été obtenue grâce au satellite altimétrique Topex/Poseidon lancé en 1992. Elle illustre la puissance de l’outil satellitaire : c’est en effet une représentation synoptique de l’ensemble du champ hydrostatique de l’océan qu’il était totalement impossible d’obtenir avec les moyens traditionnels d’observation océanographiques ; l’équivalent pour l’océan des cartes de pression atmosphérique utilisées pour la prévision météorologique. La carte met bien en évidence dans les trois océans les reliefs associés aux circulations anticycloniques océaniques. On constate que les sommets de la surface de l’océan ne sont pas au centre des océans : ils sont décalés très nettement vers l’ouest et ne coïncident pas avec les centres des circulations atmosphériques, qui ne connaissent pas cette dissymétrie. On doit cette particularité aux continents qui dressent des barrières aux courants océaniques, alors que les continents et chaînes de montagne ne sont pas des obstacles infranchissables pour les mouvements de l’atmosphère. On le doit aussi à la rotation de la Terre qui, via les variations de la force de Coriolis, crée une dyssimétrie dans la dynamique des courants océaniques entre les bords est et ouest. Ce resserrement des « iso-hydrobares » à l’ouest correspond à une augmentation de la pente de la surface, et donc à un accroissement de la vitesse du courant associé : dans tous les océans, on constate un renforcement des courants sur le bord ouest des anticyclones subtropicaux. Cette singularité a valu à ces courants « de bord ouest » d’être tôt reconnus et baptisés. Il s’agit, dans l’hémisphère Nord, du Gulf Stream dans l’Atlantique et du Kuroshio dans le Pacifique, et, dans l’hémisphère Sud, du courant du Brésil dans l’Atlantique, de celui des Aiguilles dans l’océan Indien et enfin, Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 54 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? dans le Pacifique, du courant Est-Australien. Il y a un absent dans cette liste : l’océan Indien Nord, soumis, comme on l’a vu, au régime particulier des moussons et dont la dynamique n’est pas associée à une circulation anticyclonique établie. Conservation du tourbillon Les océans obéissent évidemment aux lois de conservation de la physique : conservation de la masse et de l’énergie, mais aussi de la « quantité de mouvement », qui est moins intuitive puisqu’elle fait intervenir la masse, la vitesse et la direction du mouvement. Imaginons, par exemple, que deux voitures se télescopent à un croisement. Avant le choc, on peut représenter chaque véhicule par un vecteur dont la longueur est le produit de sa masse par sa vitesse, les deux vecteurs faisant un angle de 90° l’un par rapport à l’autre. Après le choc, chaque véhicule rebondira en gardant évidemment sa masse, mais avec une vitesse et une direction modifiées : il sera représenté par un nouveau vecteur dont la longueur et la direction auront changé. Une chose, cependant, n’aura pas varié : c’est la somme des deux vecteurs, qui doit rester la même avant et après le choc. Imaginons maintenant des joueurs de tennis maladroits jouant sur deux courts voisins. Il peut se faire que leurs balles se rencontrent. Pour peu qu’elles soient liftées, elles tournent sur elles-mêmes à des vitesses différentes et, dans ce cas, non seulement la quantité de mouvement linéaire des balles est conservée comme dans le cas précédent des voitures, mais aussi la quantité de mouvement correspondant à leur rotation : on dit qu’il y a conservation du moment angulaire avant et après le choc. Cette conservation du moment angulaire a des conséquences capitales en océanographie, car tout élément à la surface de la Terre est soumis à un mouvement de rotation qui varie avec la latitude du fait que la Terre tourne. On appelle ce mouvement de rotation « tourbillon planétaire » ou « vorticité planétaire ». Tourbillon ou vorticité planétaire À la surface de la Terre, nous avons l’impression de vivre sur un plan : le plan tangent à la surface de la Terre au point où nous sommes. Dans ce plan, la rotation de la Terre se traduit par un mouvement autour de la verticale du lieu, et la vitesse de rotation dépend de la latitude. Imaginons-nous au pôle Nord : tant qu’il Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 55 reste de la banquise dans l’Arctique, il n’y a pas besoin de trop d’imagination pour cela. Là, la verticale du lieu et l’axe de rotation de la Terre se confondent ; donc, sur notre plan, nous tournons à la vitesse de rotation de la Terre, soit Ω = 360° en vingt-quatre heures. Descendons maintenant à l’équateur ; notre plan est alors tangent à l’équateur, et la verticale est perpendiculaire à l’axe de rotation de la Terre. Ici comme partout, nous tournons autour de l’axe de rotation de la Terre en vingt-quatre heures, mais nous ne sommes animés d’aucun mouvement de rotation autour de la verticale. On peut dire mathématiquement que notre vitesse de rotation est nulle ou que l’on met un temps infini à faire un tour. C’est cette rotation autour de la verticale induite par la rotation de la Terre et qui varie en fonction de la latitude que l’on appelle le tourbillon ou la vorticité planétaire : sa vitesse est maximale au pôle et nulle à l’équateur. Elle varie comme sin φ, où φ est la latitude. On appelle f la vorticité planétaire, et f = 2 Ω sin φ. On peut prendre concrètement conscience de ce tourbillon planétaire avec l’expérience de Foucault. En 1851, pour démontrer expérimentalement la rotation de la Terre, Léon Foucault suspendit à un fil de 67 m de long, sous le dôme du Panthéon, à Paris, un pendule de 28 kg qu’il fit osciller. Chacun constata alors que le plan d’oscillation du pendule, muni d’un stylet inscrivant sa trajectoire sur le sable, effectuait un tour complet dans le sens des aiguilles d’une montre en trente-deux heures. Cette expérience est visible de nos jours avec un pendule de moindre dimension au Conservatoire national des arts et métiers de Paris, et elle est reprise dans de nombreux musées de sciences et techniques à travers le monde. La rotation de la Terre fut ainsi démontrée, ainsi que la réalité du tourbillon planétaire. En effet, l’axe du pendule au repos représente la verticale, et le mouvement de rotation du plan d’oscillation autour de la verticale est la signature de la rotation de la Terre. Aux pôles, le plan de rotation du pendule fait un tour complet en vingt-quatre heures ; à l’équateur, il met un temps infini. Tourbillon local ou vorticité relative Imaginez que Foucault, heureux du résultat de son expérience, se mette à danser en tournant autour du pendule – ce qu’il fit peutêtre. Il crée alors sous la coupole du Panthéon un tourbillon local, que l’on appellera vorticité locale. La conservation du moment Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 56 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? angulaire signifie que, par rapport à un repère fixe (origine des ordonnées au centre de la Terre et les trois axes dirigés vers des étoiles lointaines immobiles), la somme du tourbillon local et du tourbillon planétaire, toutes choses égales par ailleurs, doit rester constante si d’aventure l’ensemble se déplaçait à la surface de la Terre. On emploie plus couramment le terme de vorticité, qui n’implique pas obligatoirement un mouvement circulaire. Lorsqu’on est en voiture et que l’on aborde un virage, on crée de la vorticité locale ; on est évidemment attentif à ne pas rater le virage et l’on se moque bien du tourbillon planétaire ; il n’empêche que la conservation du tourbillon ou de la vorticité s’applique dans ce cas. En voiture, un virage représente des changements de direction : dans l’hémisphère Nord, un virage à droite est anticyclonique et un virage à gauche cyclonique, et la vorticité, tendance à la rotation, représente la vitesse à laquelle s’opère le changement de direction. Dans un système de coordonnées horizontales où l’on décompose la vitesse en deux composantes, sur l’axe des x et l’axe des y, on représente la vorticité par une grandeur : le rotationnel. Il traduit la vitesse de variation de la direction en comparant les vitesses de variation des deux composantes de la vitesse : rotationnel = vitesse de variation de la composante x – vitesse de variation de la composante y. On voit bien que, plus cette différence est grande (positivement ou négativement), plus le virage est serré, plus la vorticité locale est grande. On appelle ζ la vorticité relative telle ζ = δu/δx – δv/δy. Il en va de même pour les courants océaniques. Conservation de la vorticité : les courants de bord ouest La conservation de la vorticité implique que l’on ait l’équation : f + ζ = Cte1. La vorticité planétaire f liée à la rotation de la Terre est déterminée par la latitude : elle est complètement indépendante des courants. Qui, en revanche, peut faire varier la vorticité relative ? Le vent d’abord, qui est soumis à la même loi de conservation de la vorticité et possède son propre tourbillon local. Dans le cas des circulations anticycloniques qui nous occupent : à une augmentation de la circulation anticyclonique du vent correspond une augmentation de l’intensité du tourbillon des courants subtropicaux. C’est ensuite la friction des courants sur les masses d’eau avoisinantes, sur le fond ou sur les bords du bassin, qui ralentissent les courants et diminuent toujours la Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 57 valeur absolue du tourbillon. La friction crée toujours une vorticité de sens contraire à celle du courant. Point capital : l’effet de la friction est d’autant plus important que la vitesse des courants est élevée. Dans la circulation anticyclonique des Açores, le vent tend à augmenter l’intensité du tourbillon anticyclonique de l’eau. Cela ne peut évidemment pas se faire éternellement, et à l’équilibre en régime stationnaire un mécanisme est nécessaire pour stabiliser la vorticité océanique. En vertu de la conservation du tourbillon, cette tendance à l’augmentation du tourbillon local sous l’action du vent devra être compensée par une diminution équivalente du tourbillon planétaire, et donc par un déplacement moyen de l’eau vers l’équateur (diminution de la force de Coriolis et donc du tourbillon planétaire). Nous sommes en régime stationnaire, et ce mouvement d’eau vers l’équateur doit, à son tour, être compensé par un mouvement équivalent vers le nord. Stommel, en 1948, a montré que ce retour devait se faire nécessairement sur le bord ouest, en considérant la dissipation de l’énergie transmise aux courants par les vents et l’effet de friction. Dans le cas présent d’une circulation anticyclonique, l’effet de friction est nécessairement cyclonique. Sur le bord ouest du bassin, le courant est dirigé vers le nord : le tourbillon planétaire qui est toujours anticyclonique croît et s’ajoute au tourbillon local, lui-même anticyclonique. Pour les besoins de la conservation du tourbillon, c’est la friction s’opposant au courant qui introduit pour compenser un effet cyclonique. À l’est du bassin, le courant va vers le sud : l’effet planétaire diminue et contrebalance naturellement la tendance à l’accroissement du tourbillon local sous l’action du vent. La friction joue alors un rôle marginal, et le courant à la vitesse duquel elle est proportionnelle est faible. À l’ouest, la friction, qui est la seule force en jeu pour compenser les effets conjoints du tourbillon local et du tourbillon planétaire, doit au contraire être très forte, et le courant nécessairement intense. Le raisonnement que Stommel a développé pour expliquer le Gulf Stream dans l’Atlantique Nord s’applique de la même manière aux circulations anticycloniques des autres bassins océaniques. Ainsi explique-t-on ce caractère commun à tous les océans : l’intensification des courants sur le bord ouest des circulations anticycloniques océaniques et le décalage observé entre les centres des anticyclones océaniques collés à l’ouest des Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 58 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? bassins et ceux des anticyclones atmosphériques, beaucoup plus symétriques. Le raisonnement développé ici pour les circulations anticycloniques s’applique aussi, mais en sens inverse, aux circulations cycloniques subpolaires : les courants comme l’Oyashio et celui du Labrador dans les océans Pacifique et Atlantique bord ouest des circulations cycloniques subpolaires associées aux zones atmosphériques dépressionnaires sont accélérés de la même manière que le Kuroshio et le Gulf Stream. Le Gulf Stream n’est donc pas, en dépit du mythe, un phénomène unique dans l’océan : le Kuroshio, les courants des Aiguilles, du Brésil et de l’Est australien sont de la même espèce. De la même espèce, oui, mais pas pour autant identiques. Aux jeux Olympiques des courants, le Gulf Stream se singularise et devance ses congénères par l’importance de son débit. Cela lui vaut une médaille d’argent, la médaille d’or revenant sans contestation possible au courant Circumpolaire Antarctique qui, entraîné par les vents d’ouest – quarantièmes rugissants et autres cinquantièmes hurlants –, se déploie sans contrainte et sans obstacle tout autour de la planète. On exprime le débit des courants en millions de mètres cubes à la seconde ou sverdrup (Sv), du nom de l’illustre océanographe. Aucun fleuve n’atteint de tels débits : celui de l’Amazone, le plus important, atteint 300 000 m3/s à son maximum. Le débit total de tous les fleuves et rivières de la planète est de l’ordre de 1 Sv, alors que le seul Gulf Stream atteint déjà trente fois cette valeur au débouché du détroit de Floride. Le débit moyen du courant Circumpolaire Antarctique est d’environ 140 Sv. Le Gulf Stream atteint à peu près la même valeur en fin de parcours, à la hauteur des Bancs de Terre-Neuve : on peut dire que le Gulf Stream n’arrive qu’au sprint à égaler le courant Antarctique. Le courant des Aiguilles n’est pas loin derrière, avec un débit maximal variant entre 90 et 135 Sv. Le Kuroshio et le courant du Brésil ensuite, avec 60-70 Sv. Le courant Est-Australien, enfin, est le parent pauvre : son débit moyen n’est que de 15 Sv. Cette prééminence relative du Gulf Stream tient à trois choses. D’abord, l’océan Atlantique sur son bord ouest est complètement borné par le continent américain : la séparation entre l’Atlantique et le Pacifique est totalement étanche : les eaux amenées à l’ouest par les courants équatoriaux n’ont pas d’échappatoire, elles doivent forcément s’écouler vers le nord ou vers le Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 59 sud. La frontière entre l’océan Pacifique et l’océan Indien est au contraire poreuse, et une partie des eaux des courants équatoriaux s’écoule dans l’océan Indien à travers les nombreux détroits qui, de la Nouvelle-Guinée à Bornéo et aux Philippines, morcellent l’archipel indonésien. C’est surtout vrai pour le courant Équatorial Sud, et c’est autant de perdu pour le courant Est-Australien, réduit à la portion congrue. Ensuite, l’océan Atlantique n’est pas symétrique par rapport à l’équateur – plus exactement, l’équateur météorologique, que l’on appelle aussi thermique, ne coïncide pas avec l’équateur géographique. L’équateur météorologique est la zone de convergence des alizés, la zone intertropicale de convergence qui sépare les anticyclones subtropicaux des Açores, dans l’Atlantique Nord, de celui de Sainte-Hélène, dans l’hémisphère Sud. La position de cet équateur oscille selon les saisons, mais il se situe toujours, dans l’hémisphère Nord, entre 10°N en été et 5°N en hiver. C’est la zone où s’écoule d’ouest en est le contrecourant Équatorial, qui sépare les courants équatoriaux Nord et Sud. Cette dissymétrie nord-sud fait que le courant Équatorial Sud est à cheval sur l’équateur et s’étend de 8°S jusqu’à près de 5°N (figure 4). Naturellement, en arrivant sur l’extrémité est des côtes d’Amérique du Sud, le flux va se scinder en deux parties. La partie sud alimentera le courant du Brésil, courant de bord ouest de la circulation anticyclonique de l’Atlantique Sud. La partie nord viendra se joindre au courant Équatorial Nord pour renforcer le Gulf Stream, qui bénéficie ainsi d’une double alimentation : l’une que l’on pourrait qualifier de légitime et l’autre détournée de la circulation anticyclonique de l’Atlantique Sud. Beaucoup plus large que l’Atlantique, l’océan Pacifique est moins asymétrique, surtout dans l’ouest : le flux vers le nord du courant Équatorial Sud est d’autant plus négligeable que, comme on l’a vu, sa partie nord ne rencontre guère d’obstacles pour poursuivre sa course dans l’océan Indien à travers les détroits indonésiens. Enfin, et ce n’est pas le moindre, le Gulf Stream reçoit le renfort de la circulation thermohaline, dont il est en partie responsable. Retour sur investissement, pourrait-on dire. Nous nous y attarderons davantage plus loin. En bref, le Gulf Stream transporte vers le nord des eaux chaudes et surtout salées qui, via le courant Atlantique-Nord et le courant de Norvège qui le prolongent, vont atteindre les mers de Norvège et du Groenland Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 60 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? où, refroidies en hiver et parce que très salées, elles vont devenir plus denses que les eaux sous-jacentes. Elles plongent alors (on parle de convection) et alimentent la circulation thermohaline et le « tapis roulant » océanique. Il y a donc appel d’eau, ce qui va augmenter d’autant le flux du Gulf Stream. C’est ce que l’on appelle en anglais Atlantic Overturning Circulation. On verra que ce phénomène n’a pas son équivalent dans l’océan Pacifique. Note 1. En toute rigueur, c’est la quantité ( f + ζ)/h où h est la profondeur qui se conserve, mais cela ne modifie pas le raisonnement qui suit. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 61 Anatomie du Gulf Stream « Le Gulf Stream est une rivière au milieu de l’océan, dont le niveau ne change ni dans les plus fortes sécheresses ni dans les plus fortes pluies. Il est limité par des eaux froides, tandis que son courant est chaud. Il prend sa source dans le golfe du Mexique et se jette dans l’océan Arctique. Il n’existe pas sur la Terre un cours d’eau plus majestueux : sa vitesse est plus rapide que celle du Mississippi ou des Amazones, et son débit 1 000 fois plus consequent. » 2 Ainsi Maury célébrait-il plus qu’il ne le décrivait le Gulf Stream en 1855, dans son célèbre ouvrage The Physical Geography of the Sea, qui est aussi un éloge de la bienveillance divine et se veut une illustration de la sagesse et de la grandeur des desseins du Créateur. Le succès de l’ouvrage et sa tonalité religieuse sont à l’origine de la « mythification » du Gulf Stream, deus ex machina du climat de l’Europe à l’époque, puis maintenant de la planète entière, dont la défaillance pourrait faire basculer l’hémisphère Nord dans une nouvelle ère glaciaire, en dépit d’un réchauffement global avéré de la planète. La vision de Maury était étayée par l’explication qu’en donnait Arago. La querelle était vive, au début du xixe siècle, entre ceux qui expliquaient les courants marins par l’entraînement du vent et ceux qui, comme Arago, pensaient que le vent léger et aérien était incapable d’entraîner de telles masses d’eau. Tout le monde était d’accord pour faire au départ du Gulf Stream un exutoire des eaux accumulées dans le golfe du Mexique. Certains pensèrent même qu’il fallait voir son origine dans les apports d’eau du Mississippi dans le golfe du Mexique. J. Renell fut le premier à faire une distinction entre le Gulf Stream proprement dit et la dérive Nord-Atlantique, en expliquant cette dernière par l’action des vents d’ouest. Idée juste qui disparut pour un temps à la trappe, balayée par l’enthousiasme de Maury pour un Gulf Stream fleuve continu des Caraïbes à l’Arctique, et qui préférait la vision thermohaline partiellement juste d’Arago. Arago avait une argumentation assez simple et cartésienne : pourquoi chercher pour la circulation océanique une autre explication que celle qui fonctionne pour l’atmosphère ? Il était admis que la circulation atmosphérique était le résultat de la régulation thermique entre une région chaude (l’équateur) et une région froide (les pôles). Il Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 62 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? devait en être de même pour l’océan : les eaux froides et denses plongent dans les régions polaires, descendent vers l’équateur, où elles remontent vers la surface ; là, le Gulf Stream ferme la boucle, en ramenant l’eau vers l’Arctique. C’est bien le moteur de la circulation thermohaline, si importante pour le climat, que décrivait ainsi Arago. Mais son souci de clarté et de simplification revenait à nier l’importance du couplage « mécanique » entre l’océan et l’atmosphère, et du vent comme moteur des courants, pour ne prendre en compte que les échanges thermodynamiques. Il privilégiait ainsi les dynamiques purement internes à chacun des fluides, basées sur les mêmes processus de variation de densité (variations thermiques pour l’atmosphère et thermohalines pour l’océan). Rendons hommage à Rennell, qui avait compris que le manichéisme n’était pas de mise pour expliquer les courants océaniques. On l’a dit, Arago avait tort : le moteur du Gulf Stream, c’est l’entraînement par le vent dans la circulation anticyclonique subtropicale. La circulation thermohaline n’est pas une cause du Gulf Stream, même si elle le renforce, elle en serait même plutôt une conséquence. Nous voici donc avec le Gulf Stream courant de bord ouest de la circulation anticyclonique de l’Atlantique Nord, avec quelques particularités le distinguant de ses congénères et expliquant sa mythification et sa médiatisation, qui vont maintenant bien au-delà de son histoire très liée à celle du monde occidental américano-européen. Où commence le Gulf Stream ? Après la description faite des courants de bord ouest parties prenantes des circulations océaniques anticycloniques subtropicales, il n’est pas simple de leur assigner un début et une fin précis, puisqu’ils font tous partie d’une noria continue. Le Gulf Stream constitue une exception, du fait de la morphologie des continents, qui réduit la mer des Caraïbes et le golfe du Mexique à un cul-de-sac où s’engouffre une partie du courant Équatorial Nord et du courant de Guyane, prolongement vers le nord du courant Équatorial Sud. La sortie ne peut se faire que vers le nord, dans le sens de la circulation anticyclonique, et la seule issue possible est le détroit séparant la Floride de Cuba. C’est ce trop-plein – oublions le Mississippi – qui marque la naissance du Gulf Stream. De part et d’autre de la Floride, le niveau de Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 63 la mer est plus élevé dans le golfe du Mexique que côté Atlantique, de 70 cm environ : de quoi alimenter le débit important mesuré dans le détroit – 30 Sv en moyenne. Le Gulf Stream, alimenté par le courant Équatorial Nord et le courant Équatorial Sud, bénéficie donc, outre le détournement des eaux du sud, de conditions initiales particulières que l’on ne retrouve pas dans les autres courants. Où finit le Gulf Stream ? La question est plus délicate et a fait l’objet de controverses. Elle n’est d’ailleurs pas simplement scientifique, en ce sens que la réponse qu’y donnent les scientifiques, pour être assimilée, se heurte à la force du mythe bien enraciné dont nous sommes redevables à Maury, et qui relève d’une pensée animiste sacralisant, en les nommant, les phénomènes naturels. Ainsi le Gulf Stream calorifère du golfe du Mexique à l’Arctique. Les scientifiques, pour se faire comprendre notamment dans les médias, sont alors obligés de transiger et d’appeler Gulf Stream ce qui ne l’est pas vraiment, mais qu’il serait sans doute un peu compliqué d’expliquer. Par exemple, pour répondre à la question d’un journaliste sur un thème à la mode popularisé par le cinéma – « Que se passerait-il si le Gulf Stream s’arrêtait ? » –, le scientifique pourra difficilement faire un cours sur la nécessaire différence à faire entre le Gulf Stream stricto sensu et ses extensions – le courant Nord-Atlantique et le courant de Norvège – qui, dans l’esprit du journaliste comme dans celui des auditeurs, ne font qu’un, alors que dans la question ce sont ces extensions qui sont visées. Le courant de Norvège a en effet sans doute disparu dans les périodes glaciaires sans que pour autant le Gulf Stream, élément de la circulation anticyclonique de l’Atlantique Nord, ait luimême disparu. Le scientifique sera quasiment obligé de répondre en nommant Gulf Stream ce qui convient au journaliste. Ainsi perdurent les mythes… Dans les préoccupations climatiques actuelles, il en est un autre qui fait concurrence au Gulf Stream : El Niño, qui, avec un tel nom, était forcément destiné à un bel avenir. El Niño – l’Enfant Jésus – est initialement le nom donné par les pêcheurs péruviens à un courant chaud qui se manifeste sur leurs côtes aux environs de Noël et leur apporte des espèces tropicales les changeant de l’ordinaire. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 64 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? Pour répondre à la question « Où s’arrête le Gulf Stream ? », revenons à ses causes analysées précédemment et à la définition qui en découle : le Gulf Stream est le courant de bord ouest de la circulation anticyclonique de l’Atlantique Nord. Sa particularité dynamique tient d’une part à sa proximité avec la côte (force de friction), d’autre part à l’accroissement de la vorticité planétaire, tous deux s’évanouissant lorsque le courant, suivant le mouvement anticyclonique, s’écarte de la pente continentale et s’oriente vers l’est, direction dans laquelle le tourbillon planétaire ne varie pas. On peut alors dire que, dynamiquement, le Gulf Stream termine sa course à environ 40°N et 50°W. Cela ne veut évidemment pas dire que le courant s’arrête et que la vitesse tombe à zéro en ce point. Il y a continuité de flux, et les eaux chaudes et salées transportées par le Gulf Stream dynamique poursuivent leur chemin, d’une part vers le nord dans le courant Nord-Atlantique et celui de Norvège, comme on le verra plus loin en examinant le rôle que joue le Gulf Stream dans la dynamique du climat, et d’autre part vers le sud dans la circulation anticyclonique via le courant des Açores. Le débit du Gulf Stream Le Gulf Stream démarre dans le détroit de Floride, reste collé à la pente continentale jusqu’au cap Hatteras où, suivant la circulation anticyclonique, il s’éloigne de la côte et prend le large, ouvrant sur son flanc gauche un espace entre sa limite sur bâbord et la pente continentale américaine que l’on appelle Slope Sea. Certains appellent « courant de Floride » la partie incluse entre le détroit de Floride et le cap Hatteras, réservant le nom de Gulf Stream au courant au-delà du cap Hatteras. Il y a, qualitativement, des raisons de faire cette différence, et il suffit pour s’en convaincre de regarder les images satellitaires de température de surface (figure 9) : le courant de Floride ressemble à une sorte de jet, alors qu’au-delà du cap Hatteras le courant apparaît comme un univers beaucoup plus tourmenté et tourbillonnaire. Cette différence tient plus à la morphologie continentale qu’à la dynamique du courant. Le courant de Floride est canalisé par la pente continentale à laquelle il est collé, alors que, s’écartant vers le large après le cap Hatteras, le courant ne connaît plus cette contrainte, les instabilités pouvant alors se développer sans retenue. Dans le détroit de Floride, le débit du Gulf Stream est d’environ 30 Sv ; il Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 65 passe à 80-90 Sv au cap Hatteras et atteint enfin son maximum, proche de 140 Sv, avant les Bancs de Terre-Neuve (figure 10). Après quoi il décline jusqu’à se dissoudre dans le courant NordAtlantique, qui prend le relais. On sait que, sur les continents, les petits ruisseaux font les grandes rivières : l’Amazone, depuis sa source jusqu’à son débit maximal, ne cesse d’être alimentée sur sa gauche et sur sa droite par de nombreuses rivières qui drainent ainsi tout un bassin hydrologique débouchant sur l’Atlantique. Dans l’océan, on peut difficilement parler d’« affluents » comme on le fait à terre. Le Gulf Stream reçoit certes l’apport du courant des Antilles, branche du courant Équatorial Nord resté à l’extérieur de l’arc des Antilles et qui joint son flux à celui du Gulf Stream à sa sortie du détroit de Floride, mais c’est très insuffisant pour rendre compte d’une multiplication par trois du débit au cap Hatteras – et encore d’un doublement au-delà. On peut cependant, d’une certaine manière, parler du bassin du Gulf Stream comme on le fait du bassin amazonien : c’est ce que l’on appelle la recirculation du Gulf Stream. Une source d’énergie : l’énergie potentielle liée à la gravité Cette recirculation est schématisée par les deux boucles de circulation de la figure 11, l’une au nord dans le sens cyclonique et l’autre au sud dans le sens anticyclonique. Dans les deux cas, ces boucles ramènent de l’eau qui va alimenter et renforcer le Gulf Stream en amont. Cette recirculation mobilise une source d’énergie que l’on n’a pas encore évoquée : l’énergie potentielle liée à la gravité, ou attraction universelle. C’est un fait bien connu : sous l’effet de la gravité, les corps tombent et, ce faisant, libèrent de l’énergie. Une chute d’eau, par exemple, fournit d’autant plus d’électricité que la hauteur de la chute est élevée. Autrement dit, l’énergie utilisable ou potentielle varie avec la hauteur : l’énergie potentielle de l’eau d’un lac augmente avec son altitude. Les eaux de l’océan, soumises aussi à la gravité, recèlent de la même manière de l’énergie potentielle. Dans un océan stratifié (la densité croît avec la profondeur) au repos, les lignes d’égale densité (isopycnes) se confondent avec l’horizontale : toutes les particules d’eau de même densité sont à la même profondeur et ont donc la même énergie potentielle. L’océan réel, lui, n’est pas au repos : entraîné par le vent, il génère des courants dont le résultat est que les isopycnes ne sont pas horizontales, mais ­inclinées ; et leur pente Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 66 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? est d’autant plus forte que le courant associé est puissant. Il se crée ainsi des différences d’énergie potentielle importantes entre les points hauts et les points bas des couches d’égale densité. L’énergie potentielle des océans est cent fois plus grande que son énergie cinétique. Supposons que l’on puisse arrêter les courants : par gravité, les isopycnes reviendraient à l’horizontale, ce qui amènerait de grands déplacements d’eau libérant l’énergie potentielle créée par les courants comme dans un barrage hydroélectrique. L’énergie potentielle ainsi accumulée dans l’océan est de 106 joules/m2, et il faudrait plus de dix ans pour arriver à un océan au repos si les vents cessaient de souffler. C’est par la récupération d’une partie de cette énergie et sa transformation en énergie cinétique que les tourbillons vont créer les cellules de recirculation du Gulf Stream. La circulation générale océanique – par exemple le gyre anticyclonique – est une circulation moyenne qui ne rend pas compte de la réalité « quotidienne » des courants qui y concourent. Les courants sont instables, et forment méandres et tourbillons à l’échelle de la centaine de kilomètres. On peut dire que la circulation moyenne représente le « climat de l’océan », alors que méandres et tourbillons représentent le « temps » de l’océan, comme les fronts et dépressions ou les cyclones dans l’atmosphère. Les viscosités très différentes de l’océan et de l’atmosphère font que les dimensions des phénomènes et leur durée de vie sont aussi très dissemblables dans les deux fluides : la centaine de kilomètres et plusieurs mois dans l’océan, le millier de kilomètres et quelques jours dans l’atmosphère. Dans les deux cas, ces « perturbations » sont les résultats d’instabilités naissant dans les régions de forte variation de vitesse dans le sens horizontal ou vertical. Les tourbillons, agents de transfert d’énergie Un océan stratifié au repos est stable, c’est-à-dire qu’une perturbation se résorbe spontanément sans compromettre l’état du système, qui revient à la situation initiale. On parle au contraire d’instabilité lorsque, une fois déclenchée, la perturbation s’amplifie spontanément. C’est le mouvement qui crée de l’instabilité dans l’océan. À l’équilibre géostrophique, qui représente l’état moyen de la circulation océanique, l’intensité du courant entre deux points est proportionnelle à la différence de pression hydrostatique entre ces deux points – ce qui revient à dire que la Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 67 pente des isopycnes est d’autant plus grande que le courant est rapide, et réciproquement. Ainsi dans le Gulf Stream, champion du monde de vitesse (2 m/s dans le courant de Floride), la ligne d’isodensité 27 (peu importe l’unité) passe-t-elle de 800 m de profondeur (haute pression) au sud à 200 m seulement (basse pression) 100 km plus au nord – ce qui, dans l’océan, est considérable (figure 12). On conçoit intuitivement que, plus on s’éloigne de la situation stable (isopycnes horizontales), plus est grand le risque d’instabilité. Lorsque la pente est très forte, de petits déplacements amènent facilement des eaux plus légères dans les eaux plus denses, et réciproquement. Au lieu de s’amortir, le mouvement va s’amplifier puisque, incluse dans un milieu plus dense, l’eau légère s’élèvera nécessairement et qu’inversement de l’eau lourde en milieu moins dense ne pourra que plonger. Il s’ensuivra une tendance à la diminution de la pente des isopycnes et une récupération d’énergie potentielle pour entretenir le mouvement. De ces instabilités naissent les tourbillons, qui puisent donc leur énergie dans le stock d’énergie potentielle de l’océan. On peut dire qu’ils récupèrent l’énergie potentielle et qu’ils la transforment en énergie cinétique. Contrairement à ce que l’on pourrait penser a priori, les tourbillons associés au Gulf Stream tels qu’on peut les voir sur les figures 34 et 36 ne correspondent pas à une dissipation de l’énergie du courant par frottement. Au contraire, loin d’y puiser leur énergie, les tourbillons vont lui en faire cadeau via la recirculation du Gulf Stream, qu’ils alimentent. L’instabilité à l’origine du tourbillon est amorcée par les méandres du Gulf Stream, qui vont finir par se fermer sur eux-mêmes (figure 13). Le tourbillon est chaud et anticyclonique lorsqu’il se forme au nord du courant. Il est au contraire froid et cyclonique lorsqu’il se forme au sud. Les tourbillons existent dans tout l’océan, et leur énergie cinétique est dix fois supérieure à celle des courants moyens de la circulation générale océanique, comme la circulation anticyclonique de l’Atlantique Nord. Ils sont des agents très actifs des transferts de quantité de mouvement et de chaleur dans les océans. Associés à l’instabilité des courants, ils sont particulièrement développés dans les zones à fort gradient de vitesse, comme on en trouve dans les courants de bord ouest tels que le Gulf Stream, le Kuroshio ou le courant des Aiguilles. Ils sont une découverte Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 68 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? relativement récente en océanographie. On soupçonnait depuis pas mal de temps l’existence de tels phénomènes : la dérive des navires et l’observation des trajectoires d’objets dérivants la suggéraient. Mais les campagnes océanographiques traditionnelles, avec un seul navire, étaient bien incapables d’identifier ces structures de faible dimension, mobiles et éphémères. Il fallut attendre les années 1970 et les expériences MODE et POLYMODE, entre 1972 et 1977 – qui offrirent, sur une zone restreinte de la mer des Sargasses (600 km de côté), une concentration simultanée exceptionnelle de moyens (six navires, mouillages, flotteurs) –, pour que l’on évaluât le poids des tourbillons dans les transferts d’énergie et que l’on mesurât la difficulté de bien les échantillonner par les moyens classiques. Le problème eût été quasiment insoluble sans la révolution spatiale des années 1980, qui donna un accès quasi synoptique à la totalité de l’océan. Ainsi peut-on maintenant, grâce à l’altimétrie satellitaire, discriminer et suivre l’évolution des tourbillons associés aux courants de bord ouest (figure 14). Les tourbillons doivent être pris en compte dans les modèles de simulation de la dynamique des océans, si l’on veut que ceux-ci soient réalistes, ce qui oblige à développer des modèles de très haute résolution spatiale (inférieure à la dizaine de kilomètres) pour bien les représenter et « résoudre » leur dynamique propre, et impose une très grande puissance de calcul, l’insuffisance en la matière ayant longtemps freiné le développement de tels modèles. La recirculation du Gulf Stream Les tourbillons chauds anticycloniques au nord et les tourbillons froids cycloniques au sud se déplacent vers le sud-ouest, les premiers à travers la Slope Sea qui sépare le Gulf Stream de la pente continentale, les seconds via la mer des Sargasses. Tous rejoignent le cours principal du Gulf Stream, auquel ils procurent un supplément d’énergie et de flux qui explique l’accroissement de son débit. Découvrant avec surprise que ces tourbillons n’étaient pas une déperdition d’énergie du courant, mais une récupération d’énergie potentielle, on a parfois parlé de viscosité « négative ». Les tourbillons n’apparaissent pas structurellement aux échelles de la circulation générale, qui est une moyenne « climatique » des « temps » que sont les tourbillons. Leur contribution y est intégrée. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 69 Les deux boucles de recirculation de la figure 11 représentent la circulation moyenne induite par les tourbillons de part et d’autre du Gulf Stream. La boucle nord est coincée dans la Slope Sea, où les tourbillons ont peu d’espace pour évoluer ; leur durée de vie est relativement courte – quelques mois en moyenne. Il y a beaucoup plus de place, en revanche, au sud, où les tourbillons peuvent vivre jusqu’à deux ans. La boucle sud de recirculation crée un petit gyre anticyclonique, sorte de circuit court à l’intérieur de la grande boucle anticyclonique de l’Atlantique Nord. C’est elle qui, en l’enserrant, confine ou emprisonne la mer des Sargasses et confère à cette mer fermée, mais sans rivage, ses propriétés écologiques si particulières. Extensions du Gulf Stream Le Gulf Stream à 50°W perd ses particularités dynamiques, et son débit a diminué. Les eaux qu’il transporte ne s’arrêtent pas là pour autant : si elles changent de train, elles poursuivent leur route. Ce nouveau train s’appelle le courant Nord-Atlantique. Il constitue à la fois le bord nord de la circulation anticyclonique subtropicale que l’on a décrit précédemment et le bord sud du gyre cyclonique subpolaire de l’Atlantique Nord, associé aux basses pressions atmosphériques à peu près centrées sur l’Islande, et dont le courant du Labrador (figure 4) constitue le courant de bord ouest symétrique du Gulf Stream, à la rencontre duquel il va et qu’il rejoint effectivement au niveau du Grand-Banc de Terre-Neuve. Ce courant se scinde rapidement en deux : la branche sud boucle par l’est la circulation anticyclonique subtropicale pour former le courant des Açores, puis celui des Canaries ; la branche nord, que l’on continue souvent d’appeler courant Nord-Atlantique – comme sur la figure – ou que l’on désigne comme dérive Nord-Atlantique, file vers le nord et se prolonge par le courant de Norvège sous la double action du vent et de la pompe thermohaline de l’Arctique, qui joue ici un rôle essentiel. La pompe thermohaline Il n’a pas jusqu’ici été fait grand cas, pour décrire et expliquer le Gulf Stream, du processus que privilégiaient Arago et Maury : la cellule océanique nord-sud amorcée par la plongée dans les régions polaires des eaux froides et denses « aspirant » vers le nord les eaux chaudes équatoriales via le Gulf Stream, avec en Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 70 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? profondeur un courant de retour vers l’équateur où les eaux fermeraient la boucle en remontant en surface. Il n’est en effet nul besoin de ce mécanisme pour expliquer la circulation anticyclonique de surface conduite par le vent et l’existence du Gulf Stream sur son bord ouest. Il existe cependant. Il est même plus ample que ne le pensait sans doute Arago, puisque c’est à ce mécanisme thermohalin de plongée d’eaux plus denses sous des eaux de surface relativement légères que l’on doit la circulation océanique au-delà des quelques centaines de mètres gouvernées par l’action du vent. Les eaux du Gulf Stream à son origine sont chaudes et salées. Au cours de leur transport vers le nord, leurs propriétés vont évoluer, par le fait d’un mélange avec les eaux avoisinantes et d’échanges avec l’atmosphère (évaporation, précipitations). Arrivant au contact d’air froid d’origine polaire dans le nord de leur parcours, les eaux chaudes du Gulf Stream transfèrent par évaporation une énergie considérable à l’atmosphère, jusqu’à 350 W/m2. C’est l’équivalent de ce que le Soleil envoie en moyenne à la Terre. C’est le record absolu des transferts de l’océan vers l’atmosphère, le Kuroshio et les régions tropicales faisant moins bien. Cette évaporation intense refroidit la surface de l’océan et accroît sa salinité, donc sa densité. Le bilan à l’arrivée en mers de Norvège et du Groenland (que l’on appellera mers GIN pour Groenland, Islande, Norvège), au-delà du seuil qui va du Groenland à l’Écosse en passant par l’Islande et les Féroé, est des eaux encore très salées – 35,2 ups (figure 23) – et relativement chaudes. Là, elles subissent un brusque refroidissement qui augmente encore leur densité, déjà élevée du fait de leur forte salinité. C’est suffisant pour les faire plonger. En hiver, la formation de glace (faite d’eau douce) accroît encore la salinité et accélère le phénomène. Les eaux qui plongent s’accumulent dans le bassin de Norvège, qui se vidange périodiquement en franchissant les seuils à 800 et 600 m de profondeur de part et d’autre de l’Islande : le détroit de Danemark à l’ouest et les chenaux des Féroé à l’est. C’est l’« eau profonde de l’Atlantique Nord » (EPNA) qui s’écoule dans l’Atlantique entre 2 000 et 3 500 m de profondeur, et que l’on reconnaît aisément au maximum de salinité qui la caractérise. Les mers GIN ne sont pas les seuls lieux de formation d’eaux profondes dans l’Atlantique Nord. Il s’en crée aussi Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 71 dans la mer du Labrador, entre le Groenland et le Labrador au débouché de la mer de Baffin. Le processus est ici différent : ce n’est pas la salinité qui assure une surdensité relative, c’est le vent froid qui, soufflant sur l’eau, la refroidit et l’homogénéise par convection jusqu’à des profondeurs pouvant atteindre 2 500 m. Les couches les plus profondes de la masse d’eau ainsi formée se joignent aux eaux profondes issues des mers GIN. L’apparition de ces eaux profondes du Labrador est donc indépendante du transport vers le nord d’eaux salées par le Gulf Stream et ses extensions. Elle est liée aux variations du gyre cyclonique subpolaire. Comme pour le Gulf Stream, mais en sens inverse, l’écoulement de l’EPNA vers le sud sera accéléré sur le bord ouest de l’océan. Ainsi existe-t-il, sous le Gulf Stream, un « sous-courant profond de bord ouest » (Deep Western Boundary Current) d’environ 15 Sv, coulant vers le sud, qui poursuit sa route au sud sous le courant du Brésil. C’est le courant, prévu par Stommel, qu’ont mis pour la première fois en évidence Swallow et Worthington en 1957. Ce sont 15 Sv qui, par compensation, s’ajoutent en surface au Gulf Stream et lui donnent un avantage quantitatif sur le Kuroshio. La circulation périantarctique répartit ensuite les eaux profondes dans les océans Indien et Pacifique. De manière diffuse, grâce à la dissipation de l’énergie des marées, celles-ci remontent progressivement vers la surface et font retour soit par une route chaude qui passe par les détroits indonésiens, le courant des Aiguilles, contourne l’Afrique, emprunte le courant de Benguela, le courant Équatorial Sud et… le Gulf Stream et ses extensions pour revenir au point de départ en mer de Norvège et repartir pour un nouveau tour, soit par une route froide directement du Pacifique à l’Atlantique par le passage de Drake. C’est le schéma dit du « tapis roulant » (conveyor belt) proposé par Broecker en 1991 (figure 15). La réalité est naturellement plus complexe, mais cela reste un schéma illustrant bien le fonctionnement de cette pompe thermohaline qui joue un rôle important dans le système climatique. Le mouvement de l’EPNA est très lent : s’il atteint 10 cm/s dans le « sous-courant de bord ouest » de l’Atlantique, ailleurs, sa vitesse est de l’ordre du mm/s. Ainsi faut-il, en moyenne, à peu près mille cinq cents ans pour faire un tour. Ce schéma de circulation thermohaline est une extension à l’océan global de celui d’Arago pour l’Atlantique Nord. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 72 Qu’est-ce que le Gulf Stream ? Note 2. Traduction de P.-A. Terquem, Géographie physique de la mer, Librairie militaire matitime et polytechnique, J. Corréard, Paris, 1861. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 3 Le Gulf Stream et les climats de la Terre Le système climatique Le système climatique est une machine à convertir et à distribuer l’énergie que la Terre reçoit du Soleil. L’atmosphère et l’océan en sont les agents dynamiques : ce sont eux qui assurent les transports de chaleur des régions tropicales vers les hautes latitudes. L’océan, qui a une capacité calorifique très supérieure à celle de l’atmosphère et une « mémoire » beaucoup plus importante, est le contrôleur de l’évolution climatique. Aux échelles pluridécennales et séculaires, c’est la totalité de la circulation océanique qu’il faut prendre en compte dans les processus climatiques. Le Gulf Stream et le climat de l’Europe de l’Ouest Le Gulf Stream et ses extensions, transporteurs de chaleur vers les hautes latitudes de l’Atlantique, jouent un rôle prépondérant dans le climat planétaire, et particulièrement dans celui des hautes latitudes de l’hémisphère Nord, qui serait beaucoup plus froid sans cet apport. Néanmoins, les hivers doux de l’Europe de l’Ouest ne sont pas le résultat direct du transport d’eaux chaudes par le Gulf Stream qui viendrait, telle une canalisation de chauffage central, réchauffer l’Europe. L’Europe de l’Ouest, comme les côtes nord-américaines du Pacifique, bénéficient simplement d’un climat maritime. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 74 Le Gulf Stream et les climats de la Terre Le Gulf Stream et la NAO (North Atlantic Oscillation) Aux échelles décennales, l’Atlantique Nord connaît des variations climatiques liées aux variations des différences de pression atmosphérique entre l’anticyclone des Açores et les basses pressions d’Islande : c’est la NAO. Le flux et la position plus ou moins nord du Gulf Stream évoluent en fonction de la NAO. C’est le signe d’un vraisemblable couplage entre l’océan et l’atmosphère à ces échelles de temps, qui fait intervenir également la formation des eaux profondes et la dynamique des glaces de l’Arctique. Le Gulf Stream et la circulation thermohaline La circulation thermohaline est le résultat du transport d’eaux très salées par le Gulf Stream et ses extensions en mer du Groenland où, refroidies, elles plongent jusqu’à leur niveau d’équilibre, vers 3 500 m de profondeur. Elles entament alors un long périple et finissent par regagner la surface, pour revenir à leur point de départ. C’est le fameux « tapis roulant », dont le bon fonctionnement assure le transport de chaleur vers les hautes latitudes de l’Atlantique Nord. Aux périodes glaciaires, ce tapis roulant s’est trouvé ralenti, voire stoppé. Le Gulf Stream ne s’arrête pas pour autant : le gyre subtropical des Açores se maintient, et le Gulf Stream avec lui. Son extension vers le nord est simplement limitée. Le Gulf Stream est une condition nécessaire mais non suffisante à la circulation thermohaline : si celle-ci s’interrompt, le Gulf Stream voit son débit diminué, mais il poursuit sa route plus au sud. L’avenir de la circulation thermohaline Selon certains scénarios climatiques, le réchauffement global dû à l’accroissement des gaz à effet de serre dans l’atmosphère pourrait avoir pour conséquence le ralentissement ou l’arrêt rapide de la circulation thermohaline et un refroidissement significatif des régions tempérées de l’hémisphère Nord. Ce n’est pas le scénario le plus probable, mais, compte tenu des incertitudes et de possibles effets de seuil, cela n’est pas impossible. Faute de séries de mesures suffisamment anciennes, il est impossible à l’heure actuelle de dire si les variations observées de circulation profonde sont la conséquence du changement global. En toute hypothèse, le Gulf Stream ne s’arrêtera pas, pas plus qu’il ne s’est arrêté en période glaciaire. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 75 Le système climatique Le système climatique est une machine à convertir et à distribuer l’énergie que la Terre reçoit du Soleil. C’est un système complexe aux acteurs multiples. Le Soleil ne fournit pas une énergie rigoureusement constante. Son cycle de vingt-deux ans ramène tous les onze ans une période d’intensité maximale, comme lors de l’Année géophysique internationale de 1957-1958. Il peut aussi avoir des accès de relative faiblesse, comme au xviie siècle (cycle de Maunder), où ce cycle semble s’être assoupi au niveau minimal de rayonnement. Les paramètres de l’orbite de la Terre autour du Soleil varient. Aussi l’énergie reçue du Soleil et sa répartition sur la Terre fluctuent-elles à des échelles de temps de dix à cent mille ans ; c’est ce qui explique la succession des périodes glaciaires et interglaciaires. La part de l’énergie solaire absorbée et restituée à l’atmosphère par les continents dépend des propriétés de leur surface et de la végétation qui la couvre. La cryosphère (calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique, banquises) renvoie par réflexion vers l’espace une quantité d’énergie, perdue pour le système climatique, qui dépend de l’état de la glace et de la surface englacée. Enfin, les mouvements de l’océan et de l’atmosphère sont fonction de l’ensemble de ces variations du bilan énergétique planétaire. Tous ces éléments du système climatique évoluent donc en permanence avec des vitesses qui leur sont propres – et qui sont très différentes. Toute variation, toute perturbation de l’un d’entre eux retentit sur les autres, qui réagissent à leur propre rythme. Le système climatique court après un équilibre qu’il ne peut jamais atteindre. Il varie sans cesse à toutes les échelles de temps. L’essentiel est, pour l’homme, qu’il soit suffisamment stable pour rester dans des amplitudes et vitesses de variation supportables – ce que l’accroissement des gaz à effet de serre dans l’atmosphère du fait des activités humaines pourrait compromettre dans un avenir proche. Les agents dynamiques du climat : l’atmosphère et l’océan L’atmosphère et l’océan sont les deux fluides de la machine thermique planétaire. Assurant le transport et la distribution de l’énergie thermique, ils en sont les agents dynamiques interactifs. En permanence en contact l’un avec l’autre, ils ne cessent d’échanger de l’énergie et sont indissociables. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 76 Le Gulf Stream et les climats de la Terre L’atmosphère n’a guère de mémoire, et sa capacité calorifique est très faible. Elle a un temps de réponse très court aux perturbations dont elle est l’objet, dépense très vite l’énergie qu’elle reçoit et évolue très rapidement. C’est toute la difficulté de la prévision météorologique. Actuellement, les services spécialisés avancent une prévision à sept jours. En dépit des progrès de la modélisation de l’atmosphère, il semble qu’il sera toujours impossible de faire une prévision météorologique au-delà de quinze jours. La prévision météorologique part en effet d’une situation donnée de l’état de l’atmosphère et calcule, grâce aux modèles construits à partir des lois physiques qui gouvernent la dynamique de l’atmosphère, ce qu’elle sera un, trois ou sept jours plus tard. Il est à peu près certain qu’il y a un horizon à cette prévision, c’est-à-dire un temps au-delà duquel l’état de l’atmosphère sera complètement indépendant de ce qu’il était à l’instant initial. Quelles que soient les qualités des modèles et des observations, il est alors impossible de prévoir le temps qu’il fera. Cet horizon est vraisemblablement d’une quinzaine de jours. Il peut alors sembler paradoxal de parler de prévisions climatiques à l’échelle des saisons et des années. Les prévisions climatiques sont statistiques : elles ne disent pas le temps qu’il fera à telle date dans un lieu donné, mais la probabilité d’occurrence de tel ou tel type de temps caractérisé par des valeurs moyennes des paramètres climatiques : température, précipitation, insolation, vent, etc. L’océan a une capacité calorifique bien supérieure à celle de l’atmosphère : la capacité calorifique de la totalité de l’atmosphère tient dans les trois premiers mètres de l’océan, formidable réservoir d’énergie solaire. L’océan a aussi une bien meilleure mémoire que l’atmosphère, et ses temps caractéristiques de variation sont sans commune mesure avec ceux de l’atmosphère. Il joue un double rôle : fournir une fraction de son énergie à l’atmosphère et distribuer directement, par les courants, l’autre partie à l’échelle de la planète. On estime que les transferts de chaleur des régions équatoriales vers les pôles se font à égalité par l’atmosphère et l’océan. En un lieu donné, la quantité d’énergie échangée avec l’atmosphère dépend de la température de surface de l’océan – donc de la quantité de chaleur qu’il a véhiculée jusque-là. La portion d’océan à considérer dans les processus climatiques dépend de l’échelle de temps choisie. Si l’on se soucie Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 77 de prévisions météorologiques à moins de deux semaines, les modèles ont seulement besoin de la température de surface océanique pour déterminer les échanges d’énergie entre l’océan et l’atmosphère. Pendant ce laps de temps, l’évolution des températures de surface de la mer est trop faible pour avoir un impact significatif sur ces échanges ; il serait inutile de compliquer les modèles en faisant intervenir la dynamique océanique. Les modèles de prévision météorologique sont des modèles essentiellement atmosphériques. Aux échelles climatiques, en revanche, il faut considérer cette dynamique : c’est le partenaire le plus lent, l’océan, qui impose son rythme à la variabilité climatique. Pour l’évolution d’une année sur l’autre (celle d’El Niño, par exemple), ce sont les premières centaines de mètres de l’océan équatorial qui sont prépondérantes. Au-delà, on doit considérer la totalité de la circulation océanique de la surface au fond, dont le cycle s’étale sur plusieurs siècles. L’océan garde en mémoire pendant plusieurs centaines d’années la « signature » d’événements climatiques antérieurs. Le climat actuel dépend ainsi, jusqu’à un certain point, du refroidissement de la Terre pendant le petit âge glaciaire, entre le xvie et le xixe siècle. Si l’océan amortit les variations climatiques, il en restitue les effets des décennies, voire des siècles plus tard. Les modèles de prévision climatique, quelles que soient les échelles de temps considérées, doivent nécessairement coupler les dynamiques de l’océan et de l’atmosphère. Ils doivent aussi prendre en compte les autres compartiments du système : les surfaces continentales et, surtout, les glaces – notamment la banquise –, qui sont des réflecteurs d’énergie solaire. La diminution de la banquise, qui accroît l’absorption de l’énergie solaire par l’océan, est un facteur d’accroissement et d’accélération du réchauffement planétaire. Le Gulf Stream est un acteur important du système climatique de la Terre. Il a été mis en avant de manière quasiment mythique pour expliquer la douceur relative du climat de l’Europe occidentale – ce que contestent aujourd’hui des scientifiques –, et on en fait maintenant une sorte de chef d’orchestre tout aussi mythique de l’évolution possible du climat confronté aux conséquences éventuelles de l’accroissement de l’effet de serre. Pour bien comprendre le rôle qu’il joue, il faut se référer à diverses échelles de temps : le temps court, d’abord, à travers la question Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 78 Le Gulf Stream et les climats de la Terre de la relation entre Gulf Stream et climat européen ; les variations pluridécennales, ensuite, dans l’Atlantique Nord, en relation avec la NAO (North Atlantic Oscillation) ; le temps long, enfin, celui des variations de la circulation thermohaline et des fluctuations climatiques passées et à venir, en relation avec le changement global. Dans la logique des chapitres précédents, pour éviter toute ambiguïté, on s’efforcera de réserver le nom de Gulf Stream au courant de bord ouest de la circulation anticyclonique subtropicale de l’Atlantique Nord, et on parlera d’« extensions » pour les courants Nord-Atlantique et de Norvège. Le Gulf Stream et le climat de l’Europe de l’Ouest La carte des valeurs moyennes annuelles des anomalies de température par rapport à leur valeur moyenne à la même latitude (figure 16) fait apparaître une forte anomalie positive (10 °C) sur l’Europe de l’Ouest, du nord de la France à l’ensemble de la Scandinavie. Cette anomalie est particulièrement nette en hiver, et c’est bien la comparaison entre les températures hivernales de l’Europe de l’Ouest et celles de la côte est de l’Amérique du Nord aux mêmes latitudes qui a soufflé à Maury ce morceau de bravoure, tiré de The Physical Geography of the Sea and its Meteorology : « On a récemment inventé une manière ingénieuse de chauffer les appartements pendant l’hiver au moyen de l’eau chaude. Les fourneaux et la chaudière sont quelquefois éloignés de l’appartement à chauffer, comme dans notre Observatoire. Des conduits amènent l’eau chaude des caves qui sont placées à cent pieds des appartements du directeur […] Revenons du petit au grand, et nous trouverons que l’eau chaude du calorifère de la Grande-Bretagne, de l’Atlantique du Nord et de l’ouest de l’Europe se trouve dans le golfe du Mexique. Le fourneau est la zone torride, le golfe du Mexique, et la mer des Antilles est la chaudière. Le Gulf Stream sert de conduit. Du Grand-Banc de Terre-Neuve jusqu’aux côtes d’Europe se trouve la chambre à air chaud où les conduits s’élargissent pour présenter plus de surface au refroidissement. La circulation de l’atmosphère est arrangée par la nature, qui amène la chaleur dans ce réservoir au milieu de l’océan, d’où le souffle bienfaisant des vents d’ouest la transporte sur la GrandeBretagne et sur l’ouest de l’Europe. Chaque vent d’ouest qui souffle sur l’Europe, après avoir traversé ce courant, vient mitiger l’âpreté des Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 79 vents du nord pendant l’hiver : c’est grâce à l’influence de ce courant que l’Irlande s’appelle « Émeraude des mers » et que les côtes d’Albion revêtent leur verte tunique, tandis qu’en face par la même latitude les côtes du Labrador restent emprisonnées dans leur ceinture de glace. Dans un remarquable mémoire sur les courants, M. Redfield constate qu’en 1831 la rade de Saint-Jean de Terre-Neuve était encore obstruée par les glaces au mois de juin. Qui a jamais entendu dire que le port de Liverpool, qui est 2° plus au nord, ait été jamais gelé même au plus fort de l’hiver ? » Maury n’est pas l’inventeur de cette idée du Gulf Streamchauffage central, que Saby et Humboldt avaient déjà suggérée, mais il a su l’exprimer avec une force et un lyrisme qui ont marqué les esprits et en ont fait quasiment un dogme. Les élèves des écoles de Bretagne, à l’extrême ouest de la France, apprennent qu’ils doivent au Gulf Stream de vivre sous le climat le plus clément qui puisse exister. Dans les stations balnéaires de la côte nord de Bretagne, sur la Manche, il existe plusieurs « Hôtel du Gulf Stream », sans doute pour persuader les vacanciers que l’eau de mer, qui atteint difficilement 17 °C à son maximum en été, est tropicale. Les Islandais ne sont pas en reste, qui remercient le Gulf Stream de sa générosité : sans lui, pensent-ils souvent, la morue ne serait pas aussi abondante dans les eaux islandaises. Cette idée reçue a été remise en cause dans une publication scientifique de 2002 sous le titre volontairement provoquant : Is the Gulf Stream Responsible for Europe’s Mild Winters ? Question à laquelle les auteurs répondent clairement par la négative. Que cela signifie-t-il exactement ? La douceur des hivers sur le bord est des océans Les petits Français de Bretagne apprennent aussi la différence existant entre les climats continentaux froids en hiver et les climats maritimes, beaucoup plus doux. Ils savent que, soumise à un régime de vent d’ouest chargé de l’humidité océanique, l’Europe de l’Ouest bénéficie d’un climat maritime, alors que, de l’autre côté de l’Atlantique, à la même latitude, en hiver, climat continental aidant, le Saint-Laurent gèle, et Terre-Neuve est sous la neige et dans le froid plusieurs mois de l’année. Cela va de soi, et il n’y a pas forcément besoin du Gulf Stream pour expliquer cette différence. Dans le Pacifique, par exemple, et en restant à la même latitude que Terre-Neuve et Brest, nul ne s’étonne qu’il Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 80 Le Gulf Stream et les climats de la Terre fasse nettement moins froid en hiver à Vancouver, au Canada, qu’en Sibérie dans l’île de Sakhaline, et que la mer d’Okhotsk soit prise par les glaces en hiver alors que, 10° plus au nord, le golfe d’Alaska reste libre toute l’année. Les mêmes causes produisant parfois les mêmes effets, la réponse est simple : la côte ouest de l’Amérique du Nord bénéficie, grâce à l’océan Pacifique, d’un climat maritime, alors que la Sibérie, sur l’autre bord, souffre des affres d’un climat continental. A-t-on quelquefois entendu les Canadiens de Nanaïmo remercier le Kuroshio de sa bienfaisance ? Peut-être, mais c’est alors resté très confidentiel. Malheureusement, l’océan Indien est hors course pour étayer l’argumentaire, puisque l’extension vers le nord lui a été fermée. On peut donc dire que les côtes est des océans Atlantique et Pacifique Nord bénéficient toutes deux d’une influence maritime qui leur assure un climat bien tempéré. On peut ajouter que cette situation est due à la configuration des océans et continents et à la rotation de la Terre. En raison de ladite rotation et de la force de Coriolis, le transfert de chaleur par l’atmosphère des régions tropicales vers les pôles ne peut se faire en ligne droite. Il s’organise en vastes systèmes tourbillonnaires dont on a détaillé l’un des éléments : les anticyclones subtropicaux océaniques, qui donnent naissance au Gulf Stream et à ses congénères. Au nord de ces anticyclones existent, dans le nord de l’Atlantique et du Pacifique, des centres dépressionnaires subpolaires autour desquels le vent et la circulation océanique associée tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre : les basses pressions d’Islande dans l’Atlantique et des Aléoutiennes dans le Pacifique. Les courants du Labrador et l’Oyashio, qui coulent vers le sud, sont les courants de bord ouest de ces circulations. Aux latitudes moyennes entre les hautes pressions du sud et les basses pressions du nord s’établit un régime de vents d’ouest qui, parcourant les océans Pacifique et Atlantique, apportent douceur et humidité aux côtes d’Europe et d’Amérique du Nord. Sur le bord ouest de l’Atlantique, au contraire, les vents de nord-ouest de la dépression d’Islande amènent sur les côtes américaines un froid polaire. Idem pour les côtes d’Asie sur le bord ouest du Pacifique. Ce sont les propriétés atmosphériques : température, précipitations, vents qui permettent de définir les climats. C’est donc à travers le bilan énergétique de l’atmosphère que l’on peut Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 Figures Figure 1 Le Gulf Stream vu en 1899 par Winslow Homer (1836-1910). Figure 2 Copie française de la carte de Franklin/Folger, datant de 1769-1770. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 82 Figures Force de Coriolis Force de pression horizontale Courant géostrophique Figure 3 Équilibre géostrophique autour d’une surélévation du niveau de la mer (haute pression). La force de pression (rouge) est dirigée du centre vers la périphérie. La force de Coriolis (tirets verts) lui est égale et opposée. Le courant (bleu) est tangent aux lignes de niveau dans le sens des aiguilles d’une montre, pour que la force de Coriolis lui soit perpendiculaire vers la droite dans l’hémisphère Nord. CLS – Satellite Oceanography Division 40°E 60° 80° 100° 120° 140° 60° 160°E 180° 160°W 140° 120° 100° Alaska Current Oyashio N. Pacific Current 80° 60° 40°W Labrador Current shio o Kur 20° N. Equatorial Current N. Eq. C. Canaries Current S. Equatorial Current Brazil Current Eq. CC. 20° Agulhas Current 20°E Guinea Current Equatorial Counter Current 0° 0° North Atlantic Drift Carlifornia am tre Florida Current lf S Current Gu 40° 20° S. Eq. C. Benguela Current Peru or Humboldt Current 40° Falklands Current 60°S Antarctic Circumpolar Current (West Wind Drift) Figure 4 La circulation générale océanique de surface. Ocean Circulation, The Open University, Pergamon Press (1989) Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 83 Direction des vents et des courants marins Vent Action du vent Couche d’Ekman ou couche d’eau influencée par le vent Figure 5 La spirale d’Ekman. Le vent entraîne la couche de surface vers la droite. Celle-ci entraîne à son tour la couche sous-jacente vers la droite, et ainsi de suite, en décrivant une spirale, la vitesse diminuant avec la profondeur. Au final, l’équilibre entre la force d’entraînement du vent et la force de Coriolis se traduit par un transport global à 90° du vent vers la droite dans l’hémisphère Nord. km cellule de Hadley 20 ause olaire front p 0 troposphère 10 tropop air chaud et sec subsident activité de cumulonimbus re pératu inversion de tem air moite Vents d’est Vents d’ouest 30° Pôle 60° Haute pression Haute pression Basse pression subtropicale polaire subpolaire Alizés Zone de convergence intertropicale Basse pression équatoriale Figure 6 La cellule de Hadley. Section à travers l’atmosphère de l’équateur vers le pôle. Dans la zone intertropicale de convergence des alizés, l’air monte en altitude (basse pression) et redescend (subsidence) vers 30°N (haute pression : anticyclone). Au sol, sur le bord sud de l’anticyclone, c’est le domaine des alizés (trade winds) d’est et, au nord, celui des vents d’ouest (westerlies). Ocean Circulation, The Open University, Pergamon Press (1989) Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 84 Figures Hémisphère nord Vent cyclonique Vent anticyclonique (a) (c) convergence divergence surface de la mer downwelling upwelling (b) thermocline Transport d’Ekman vent (d) thermocline courant de surface Figure 7 L’entraînement des courants par le vent cyclonique à gauche et anti­­ cyclonique à droite. Dans l’anticyclone, le transport d’Ekman dû au vent entraîne l’eau vers le centre, créant une surélévation du niveau de la mer et une convergence (approfondissement de la thermocline). Le courant géostrophique qui résulte du champ de pression ainsi créé tourne dans le sens des aiguilles d’une montre. C’est l’inverse en condition cyclonique. Ocean Circulation, The Open University, Pergamon Press (1989) Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 85 Figure 8 Topographie de la surface des océans déduite des mesures altimétriques satellitaires (Topex/Poseidon). Cette carte représente les « anomalies » de niveau de l’océan par rapport à ce qu’il serait en l’absence de courant. Les anomalies positives croissent du bleu moyen au blanc. Les anomalies négatives du bleu moyen au bleu sombre. Dans l’Atlantique Nord apparaissent la circulation anticyclonique subtropicale et aussi, au nord, la circulation cyclonique associée au centre dépressionnaire d’Islande. CLS – Satellite Oceanography Division Figure 9 La température de surface de l’Atlantique Ouest donnée par satellite le 21 mai 1997. Les tourbillons du Gulf Stream se forment après que le courant s’est éloigné de la côte, audelà du cap Hatteras, juste au-dessus de 35°N. The Space Oceanography Group, Johns Hopkins University Applied Physics Laboratory Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 86 Figures 200 ( e n m i l l i o n s d e m 3/ s ) Cap Hatteras Grands bancs 100 0 0 1000 2000 3000 km distance parcourue en aval de Miami Figure 10 Évolution du débit du Gulf Stream de Miami aux Bancs de Terre-Neuve. Regional Oceanography : an Introduction par M. Tomczak et S. J. Godfrey, Pergamon Press (1994) 60° 30° 0° 40° Boucle de recirculation Courant de Floride Gulf Stream Courant nordatlantique Mer des Sargasses 40° Antilles 20° rial ato équ ordn t n a Cour Co ur an td es 60° Gu y es an 90° 20° 30° 0° Figure 11 La recirculation du Gulf Stream. Au nord, une boucle cyclonique entre le courant et le talus continental ; au sud, la boucle anticyclonique qui « enferme » la mer des Sargasses. Ocean Circulation, The Open University, Pergamon Press (1989) Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 87 23 0 200 24 25 26 27 26,5 400 27,5 600 800 27 27,8 (m) 1000 27,5 1200 1400 1600 1800 27,8 2000 Introduction to Physical Oceanography par J. Knauss, Prentice Hall (1978) 2200 2400 100 200 300 400 500 600 Figure 12 Évolution de la densité de l’eau dans une section à travers le Gulf Stream. L’isopycne 27 passe de 800 m de profondeur en mer des Sargasses à 200 m seulement en 100 km, en traversant le Gulf Stream. C’est le résultat dynamique de l’intensité du Gulf Stream. 700 (km) Formation des tourbillons Froids Eau froide de la Slope GS Eau chaude de la mer des Sargasses froid chaud le + chaud Chauds Température Temps Figure 13 Formation des tourbillons. Les méandres amorcent une instabilité qui va croître jusqu’à ce qu’ils se ferment sur eux-mêmes. Un méandre vers la droite crée un tourbillon d’eau froide au sud, dans les eaux chaudes de la mer des Sargasses. Un méandre vers la gauche aboutit à un tourbillon d’eau chaude au nord, au milieu des eaux froides de la Slope Sea. The Space Oceanography Group, Johns Hopkins University Applied Physics Laboratory Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 88 Figures Une autre vue du Gulf Stream : altimétrie Gulf Stream déc. 1999 Altimètre T/P, ERS1 Kuroshio mars 2004 Altimètre Jason Figure 14 Les tourbillons du Gulf Stream et du Kuroshio vus par altimétrie satellitaire. CLS – Satellite Oceanography Division et Aviso Circulation thermohaline atlantique Adapté par Maier-Reimer d’après Broeker 90°W 0 90°E 180° 90°N 60°N 90°N Transfert de chaleur vers atmos 60°N 30°N 30°N Courant chaud de surface 0° 0° LA AT PACIFIC NT IC Courant profond, froid et salé 30°S 30°S INDIAN OCEAN 60°S 60°S Recirculation eau profonde 90°S 90°S 90°W 0 90°E 180° Figure 15 Le « tapis roulant », ou conveyor belt, de la circulation thermohaline. En bleu, la circulation profonde. En rose et en mauve, le retour en surface par la route froide à travers le passage de Drake, entre l’Amérique du Sud et l’Antarctique, et la route chaude, depuis le nord du Pacifique à travers les détroits ­indonésiens. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 89 10 -5 5 -10 5 -15 Figure 16 Les anomalies de température de l’air par bandes de latitude : les anomalies sont exprimées par rapport à la température moyenne à une latitude donnée. Ocean Circulation and Climate, Gerold Siedler, John Church, John Gould Eds, d’après Rahmstorf et Ganoposki (1999), International Geophysics Series, vol 7.7 (2001) Figure 17 Le champ moyen de pression atmosphérique dans l’Atlantique Nord en hiver. L’indice de NAO exprime la différence de pression entre les hautes pressions anticycloniques des Açores (en rouge) et les basses pressions de la dépression d’Islande (en violet). NOAA-Cires/Climate Diagnostic Center Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 90 Figures Figure 18 Topographie de la surface océanique de l’Atlantique Nord. Il y a à peu près 1,80 m de dénivellation entre le sommet de la circulation anticyclonique (en brun) du côté des Bermudes et le creux de la circulation cyclonique au nord (en jaune). On peut utiliser cette différence de niveau comme une mesure (par analogie avec la NAO) du flux du Gulf Stream, qui circule entre les deux. Mercator Océans : http://www. mercator-ocean.fr Évolution de la NAO (a) Figure 19 a) depuis 1860, à partir de mesures instrumentales. Hurrel et al., « The North Atlantic Oscillation », Science, vol. 291, pp. 603605 (2001) b) depuis 1650, reconstituée à partir de forage dans les glaces du Groenland. (b) Appenzeller et al., « North Atlantic Oscillation Dynamics Recorded in Greenland Ice Cores », Science, vol. 282, pp. 446448 (1998) Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 91 Transport (Mton/s) 70 3,5 (a) 65 3,0 60 55 50 45 avec indice NAO 1950 1960 2,5 1970 1980 Temp. potentielle (°C) 75 1990 Indice Gulf Stream NW (annuel) et NAO d’hiver (b) Indice GSNW NAO d’hiver GSNW index Indice NAO d’hiver années Figure 20 a) Évolution de la NAO (en bleu, les indices faibles ; en rouge, les indices élevés) ; de la température en mer du Labrador (ligne verte) ; du transport du Gulf Stream (ligne noire), déduit de la différence d’énergie potentielle entre les Bermudes (point haut) et la mer du Labrador (point bas). La salinité en mer du Labrador et le transport du Gulf Stream varient en opposition de phase et suivent parallèlement l’évolution de la NAO. b) Variations comparées de la NAO et de l’indice Gulf Stream North Wall. D’après Ruth Curry et Michael S. McCartney, « Ocean Gyre Circulation Changes Associated with the North Atlantic Oscillation », Journal of Physical Oceanography, vol. 31, n° 12, pp. 3374–3400 (2001) Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 92 Figures Figure 21 Les trois grandes anomalies de salinité (GSA). Igor Belkin, communication personnelle Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 93 0° 60° 30° 0° 30° 90° 26 180° 1 114 155 144 48 23 49 192 115 60° 106 6 119 Figure 22 Les flux de chaleur dans l’océan (en 1013W) Ocean Circulation, The Open University, Pergamon Press (1989) Figure 23 Salinité de surface de l’océan. Les valeurs de salinité sont beaucoup plus élevées dans l’Atlantique que dans le Pacifique. Le développement des fortes valeurs de salinité dans l’Atlantique Nord via le Gulf Stream et ses extensions est remarquable. Ocean Circulation, The Open University, Pergamon Press (1989) Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 94 Figures Figure 24 Évolution de la température et des teneurs en gaz à effet de serre (gaz carbonique, méthane) de l’atmosphère sur les quatre derniers cycles glaciaire/interglaciaire. LGGE : http://www-lgge.ujf-grenoble.fr DONNÉES 2D - MODÈLE OCÉAN OCÉAN ACTUEL Water depth (km) OCÉAN GLACIAIRE Water depth (km) Transport de chaleur (1015 W) Actuel Glaciaire Figure 25 À gauche, le carbone 13 dans une section nordsud de l’Atlantique. En haut, l’océan actuel, d’après des mesures dans l’océan. En bas, l’océan au dernier maximum glaciaire, reconstitué à partir de mesures sur les foraminifères benthiques. Les couches profondes de l’océan actuel sont beaucoup plus riches en carbone 13, donc mieux ventilées (eaux jeunes récemment formées en surface), que l’océan du dernier glaciaire. Jean-Claude Duplessy, Quand l’Océan se fâche, Odile Jacob, Paris (1996) Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 95 Figure 26 Évolution de la température depuis 1860. En rouge : les observations. En gris : des simulations d’évolution faites à partir de modèles initialisés en 1860. Sur le résultat des observations, la diminution de température observée autour de 1960-1970 pourrait être le résultat de la « grande anomalie de salinité ». La simulation qui rend le mieux compte de l’évolution observée est celle qui prend en considération à la fois les forçages naturels et le forçage anthropique. Climate Change : the Scientific Basis, Third Assessment, Report of IPCC, Cambridge University Press (2001) Figure 27 En bas, le trajet des eaux profondes de l’Atlantique Nord depuis les seuils du Groenland à l’Écosse (détroit de Danemark et chenaux des Féroé) jusqu’à la mer du Labrador. En haut, l’évolution de la salinité en mer du Labrador ; on remarque, au niveau des eaux profondes, un maximum de salinité entre 1960 et 1980, et une décroissance depuis 1980. Le maximum correspond à un indice faible de la NAO. Bob Dickson et al., « Rapid Freshening of the Deep North Atlantic Ocean over the Past Four Decades », Nature, vol. 416 (avril 2002) Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 96 Figures Figure 28 La chlorophylle dans l’océan vue par le satellite SeaWIFS. En haut, la situation en 2003 ; au milieu, en 1998 ; en bas, la différence entre les deux. Les valeurs vont croissant du bleu au rouge, en passant par le vert et le jaune. Les teneurs en chlorophylle ont augmenté dans les régions côtières, alors qu’elles ont plutôt eu tendance à diminuer dans les régions océaniques, notamment dans les régions anticycloniques. Watson Gregg et NASA Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 97 Figure 29 Les biomes océaniques Le biome des alizés – CARB : Caribbean Province ; NATR = North Atlantic Tropical Gyral Province. Le biome vents d’ouest – GFST : Gulf Stream Province ; NAST : North Atlantic Subtropical Gyral Province ; NADR : North Atlantic Drift Province. Le biome côtier – NWCS : Northwest Atlantic Shelves Province. Le courant de Floride n’est inclus dans aucune des provinces ; il doit être considéré comme une extension des provinces CARB et NATR du biome alizés vers le biome vents d’ouest. Alan R. Longhurst, Ecological Geography of the Sea, Academic Press (1998) Le courant de Floride Extension du domaine tropical T °C Chl De la pointe de Floride au Cap Hatteras Figure 30 Le courant de Floride vu par MODIS en mai 2003. À gauche, la température de surface ; à droite, la chlorophylle. Karl-Heinz Szekielda, « Spectral Recognition of Marine Bio-Chemical Provinces with MODIS », EARSel eProceedings 3 (février 2004) Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 Figures Dôme de Guinée Divergence équatoriale convergence convergence 0 North Equatorial Current profondeur (m) 100 South Equatorial Current North Equatorial Counter-Current South Equatorial CounterCurrent 15 14 200 13 300 12 11 10 400 15°N 10° 5° 0° latitude 5° 10°S Figure 31 Section de température nord-sud à travers l’équateur dans l’Atlantique. Ocean Circulation, The Open University, Pergamon Press (1989) ´ Profondeur (m) 98 Profondeur (m) Figure 32 Nitrates : section faite dans le courant de Floride à 27°N pendant le programme WOCE. Les couches riches en nitrate (en rouge) passent à travers le Gulf Stream de la profondeur de 600 mètres à 200 mètres à la rupture du plateau continental sur une distance de 60 km. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 99 Courant de Floride : upwelling dynamique Pietrafesa et al., 1985 Site K rid Downwelling er St re a ge w 0 3,2' eC av W 50 lo m et Gu lf Warm Core Spun of filament s m 100 2,1' ar m eB av W N 1' ki eA av W Upwelling Cold Core Spun of filament Cold Done 3' Warm Done Isopicnais Cold Done Les ondulations Formation d’un petit tourbillon à la rupture de pente Figure 33 Upwelling dynamique dans le courant de Floride. Les ondulations et la formation d’un petit tourbillon cyclonique. Pietrafesa et al., « Physical Oceanographic Processes in the Carolina Capes », Oceanography of the Southeastern US Continental Shelf, Atkinson et al. Ed. (1985) Figure 34 Les tourbillons du Gulf Stream (température de surface) vus par MODIS en juin 2000. On voit trois tourbillons froids au sud et trois tourbillons chauds au nord, dont un incomplet sur la figure en haut, à droite. NASA Visible Earth Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 100 Figures Le Gulf Stream restitue à la mer des Sargasses les nutrients empruntés Eau A de la Slope 42°N IV Gulf Stream Mer des B Sargasses Tourbillon froid 0 March 9-10 20 A 0m 20 B Sargasso Sea 78°W 74 200 38° 70 66 34° profondeur (m) 10 10 400 15 600 5 15 Tourbillon froid « Bob » mars 1977 800 0 100 200 5 300 400 500 distance (km) Figure 35 Section de température à travers le tourbillon froid « Bob » en 1977. Ocean Circulation, The Open University, Pergamon Press (1989) D’après Peter H. Wiebe, « Rings of the Gulf Stream », Scientific American, vol. 246-3 (1982) Figure 36 Température de surface : les tourbillons chauds dans la Slope Sea entre le Gulf Stream et le plateau continental, dont la limite est matérialisée par la ligne noire qui tangente les tourbillons (12 juin 1988). The Space Oceanography Group, Johns Hopkins University Applied Physics Laboratory Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 101 Figure 37 La chlorophylle dans un tourbillon chaud. Couleur de l’océan donnée par le satellite CZCS le 8 mai 1981. Les tourbillons chauds sont aussi pauvres que le Gulf Stream ; pourtant, ils enrichissent la Slope Sea. NASA Tourbillon chaud entre pente continentale et Gulf Stream « Mur » froid 0 200 23 13 15 27 600 23 25 21 13 19 11 WCR 300 400 21 17 9 Gulf Sream 7 m 17 11 600 9 15 Slope Sea 13 7 5 11 5 5 7 9 900 36° 05° N 68° 02° W Pourvoyeurs de nutrients sur la pente continentale Figure 38 Section de température à travers un tourbillon chaud. K.H. Mann et J.R.N. Lazier, « Dynamics of Marine Ecosystems », Blackwell Science (1996) D’après G.T. Csanady, « The Life and Death of a Warm-Core Ring », J. Geophys. Res., 84 (C2), pp. 777-780 (1979) Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 Figures Figure 39 La floraison printanière (bloom) dans l’Atlantique Nord en 1999. Mars : la floraison commence ; juin : elle bat son plein. NASA, GSFC Earth Science DAAC SeaWIFS Project 6.1 5.9 5.7 5.5 5.3 Biomasse totale de la morue mesures annuelles (échelle logarithmique) 8 6 4 2 0 -2 -4 -6 -8 1958 1961 1964 1967 1970 1973 1976 1979 1982 1985 1988 1991 1994 1997 102 Évolution du plancton (en noir) Figure 40 Évolution de la biomasse de morues dans l’Atlantique Nord en fonction d’un indice caractérisant la composition du zooplancton. Ils évoluent parallèlement, avec un décalage d’un an. La période d’abondance (19651980), Gadoides Outburst, correspond à un indice faible de la NAO. Le déclin qui suit correspond au renforcement de la NAO. La conjonction de conditions climatiques défavorables et d’une pêche qui reste intensive peut être fatale à un stock. Beaugrand et al., « Plankton Changes and Cod Recruitment in the North Sea », International Symposium on Quantitative Ecosystem Indicators for Fisheries Management, Paris (31 mars3 avril 2004) Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 103 Observations spatiales Modèle Prévisions Observations in situ Figure 41 Schéma de l’océanographie opérationnelle. Le modèle est au centre du système, mais ne peut tourner que s’il est alimenté en observations venant des mesures satellitales ou des mesures in situ, ces dernières étant localisées et transmises par satellite. Mercator Océans : http://www.mercator-ocean.fr Figure 42 L’état du programme international ARGO fin février 2005. Le programme ARGO vise à déployer 3 000 flotteurs dans tout l’océan. Ces flotteurs dérivent à 2 000 m de profondeur et remontent régulièrement à la surface en « sondant » la colonne d’eau (mesures de température et de salinité). En surface, ils transmettent leur position et leurs données par satellite. Programme ARGO : http://www.argo.ucsd.edu Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 104 Figures Figure 43 Prévision opérationnelle du champ de vitesse dans le Gulf Stream faite le 16 mars 2005 pour le 15 avril 2005. Maille : 1/32e. US Naval Research Laboratory Real-Time Global Ocean Analysis and Modeling http://www7320.nrlssc.navy.mil/global_nlom Figure 43 Figure 44 Prévision opérationnelle du champ de vitesse dans le Gulf Stream faite le 16 mars 2005 pour le 30 mars 2005. Maille : 1/15e. Mercator Océans : http://www.mercator-ocean.fr Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 105 uantitativement procéder à l’analyse des différences climatiq ques sur terre. C’est ce qu’ont fait R. Seager et ses collaborateurs sur l’Atlantique Nord dans leur tentative de démythification du rôle du Gulf Stream sur le climat de l’Europe de l’Ouest. Ils ont considéré les trois processus intervenant dans la dissymétrie hivernale est/ouest du climat de l’Atlantique Nord : le transport de chaleur par l’océan, le transport de chaleur par l’atmosphère et les processus de stockage/déstockage de la chaleur reçue localement du Soleil. Ces derniers méritent sans doute une explication. Aux latitudes considérées, les variations saisonnières de l’énergie solaire reçue par l’océan sont importantes. En été, lorsque le Soleil est haut dans le ciel, l’énergie reçue est à son maximum : les couches de surface s’échauffent, et il s’établit une thermocline saisonnière qui joue aussi un rôle important dans les processus biologiques (voir infra). L’océan stocke alors de l’énergie thermique. En hiver, l’énergie reçue est beaucoup plus faible, les vents d’ouest se renforcent, la thermocline est détruite, et l’océan transmet à l’atmosphère tout ou partie de l’énergie stockée pendant l’été. Ce que Seager et al. ont montré, c’est qu’en hiver cette énergie déstockée et récupérée par l’atmosphère dans le parcours des vents d’ouest sur l’océan suffisait pour expliquer les différences de température observées entre les deux rives de l’Atlantique, et qu’il n’y avait guère besoin de faire appel à une source supplémentaire d’énergie – par exemple le transport de chaleur par les courants, et donc le Gulf Stream ou son extension. Autrement dit, la dissymétrie climatique est/ouest en hiver peut s’expliquer presque exclusivement par l’apport estival local d’énergie solaire à l’océan en été. Sauf au nord de la Norvège, où les valeurs élevées de la température de surface du courant de Norvège empêchent la glace de se former. Est-ce suffisant pour disqualifier le transport de chaleur par les océans sur le climat de l’Europe de l’Ouest ? Évidemment non, mais il faut prendre du recul et admettre que l’Europe de l’Ouest ne bénéficie plus ainsi d’une sorte d’exclusivité que lui assurerait le transport direct, via le Gulf Stream et son extension, d’eaux chaudes du golfe du Mexique à la Norvège. C’est l’ensemble des hautes latitudes qui bénéficie du transport méridien de chaleur vers le nord par le Gulf Stream et ses extensions. Sans lui, les climats seraient considérablement plus froids sur les deux rives de l’Atlantique. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 106 Le Gulf Stream et les climats de la Terre Dans un système complexe et interactif comme l’est le système climatique, il est pratiquement impossible d’isoler une des composantes pour analyser pas à pas, de manière déterministe et linéaire, l’effet que peut avoir sa variation sur telle ou telle région de la planète. L’expression « toutes choses étant égales par ailleurs » n’est pas valable ici, sauf pour les éléments extérieurs au système : on peut, par exemple, « toutes choses étant égales par ailleurs », s’interroger sur les conséquences d’une modification de l’énergie solaire arrivant sur terre, mais il serait vain de se poser ici dans les mêmes termes la question de l’impact direct d’un ralentissement du Gulf Stream sur le climat de la Grande-Bretagne – comme espérait le faire Saby au début du xixe siècle, en mesurant les variations de flux du Gulf Stream à son point de départ, à la pointe de la Floride. Non, on ne peut tester ce genre d’hypothèse de manière simple, car, si les transports de chaleur par le Gulf Stream changent, les choses ne sont pas « égales par ailleurs », ne serait-ce que parce qu’il y a couplage étroit entre océan et atmosphère, et que l’on ne peut impunément toucher à la circulation de l’un sans modifier celle de l’autre. La seule manière d’expérimenter sur le climat passe par les modèles de simulation numérique : on met toutes les composantes du système climatique, leurs interactions, les lois physiques ou les relations empiriques qui les régissent en « équation », que l’on ne peut pas résoudre analytiquement mais que l’on résout « numériquement », c’est-à-dire pas à pas, par itérations successives. On part d’un état initial connu, et l’on fait tourner le modèle, qui nous dira comment évoluera le climat sous telle ou telle contrainte. Les modèles de simulation sont les laboratoires d’expérimentation des climatologues, qui peuvent ainsi tester des hypothèses et proposer des scénarios d’évolution. Avec de tels modèles, on peut alors tester l’hypothèse de la réduction du transport de chaleur vers le nord par le Gulf Stream et découvrir que l’impact ne se limitera pas à la température de la Grande-Bretagne ou de la Norvège, mais concernera l’ensemble du climat de l’Atlantique Nord, aussi bien à l’est qu’à l’ouest de l’Atlantique. Et cela sans que l’on soit en mesure de suivre pas à pas, phénomène par phénomène, la chaîne causale déterministe qui conduit à ce résultat. Paradoxalement, on peut dire que meilleure est la simulation, plus elle est proche de la réalité et moins on en comprend la phénoménologie détaillée. En restant dans le registre de Maury, et au risque de Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 107 faire rebondir le mythe, on pourrait dire que le Gulf Stream, via les interactions complexes entre l’océan et l’atmosphère d’une part, la boucle anticyclonique subtropicale des Açores et celle cyclonique subpolaire d’Islande d’autre part, agit à la fois sur le climat de la Grande-Bretagne et sur celui du Labrador. Pour conclure : non, le transport de chaleur vers le nord par le Gulf Stream n’est pas étranger au climat de la GrandeBretagne, mais, s’il y fait meilleur en hiver qu’au Canada à la même latitude, c’est que, dans le contexte climatique actuel, en raison de la rotation de la Terre, les rives ouest des océans sont sous les vents d’ouest dominants qui pompent dans l’océan en hiver l’énergie que le Soleil y a déposée en été. Et cela est valable de la même manière pour les rives du Pacifique et le Kuroshio. La Norvège et l’Alaska Pour évaluer le poids du Gulf Stream et de la chaleur qu’il transporte dans le climat du bord est de l’Atlantique, il est plus judicieux de comparer, comme l’on dit avec bon sens, des situations comparables – c’est-à-dire qualitativement semblables – et de s’interroger sur les différences existant entre les climats maritimes de l’est du Pacifique et de l’Atlantique, pour voir s’il y a lieu de reconnaître au Gulf Stream un rôle que l’on refuserait au Kuroshio. Il ne fait pas de doute que, à latitude égale et à climat de même type, le climat de la Norvège n’est pas le même que celui de l’Alaska. La carte d’anomalies de la figure 16 indique même une anomalie positive de 10 °C sur les côtes de Norvège par rapport aux températures de la côte américaine aux mêmes latitudes. Le Gulf Stream (ou son extension) y est-il pour quelque chose ? Telle est la question. On pourrait penser que oui, puisque le transport de chaleur vers le nord par les courants est beaucoup plus important dans l’Atlantique que dans le Pacifique, en raison de la contribution dans l’Atlantique de la circulation thermohaline qui n’existe pas dans le Pacifique. Pourtant, Seager et al. concluent que, à l’exception du nord de la Norvège, les différences de température observées entre l’ouest de l’Europe et le Canada sont indépendantes du transport de chaleur par l’océan. Pour arriver à ce résultat, ils ont fait une expérience par modèle interposé : ils ont comparé les résultats de modèles couplant un modèle de circulation générale atmosphérique avec un modèle océanique simplifié (uniform depth mixed-layer ocean), Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 108 Le Gulf Stream et les climats de la Terre en les faisant fonctionner successivement avec ou sans transport de chaleur océanique. Ils ont alors constaté que les différences de température de janvier entre les côtes canadiennes du Pacifique et les côtes européennes aux mêmes latitudes étaient sensiblement les mêmes dans les deux cas, et proches des différences observées entre 5° et 10°. D’où la conclusion logique : le transport de chaleur par l’océan n’est pour rien dans les différences observées puisque, avec ou sans transport, les différences de température sont inchangées. On peut avoir quelques doutes sur la validité de ce résultat. D’abord parce que, à la différence de l’étude précédente réalisée sur les deux bords de l’Atlantique, qui reposait sur un bilan effectif de chaleur à partir d’observations réelles dans la situation climatique actuelle, on ne compare ici que des données de modèles correspondant à des situations climatiques radicalement différentes. Les situations climatiques des océans Atlantique et Pacifique Nord avec ou sans transport vers le nord de chaleur par les courants océaniques n’ont absolument rien à voir l’une avec l’autre. Avec transport de chaleur, on est dans la situation actuelle, alors que, sans ce transport, on se trouve au plus froid des plus froides périodes glaciaires, dans un schéma de circulation totalement différent. Que peut bien signifier une différence de température similaire entre la Grande-Bretagne et le Canada à la même latitude, alors que rien n’est égal par ailleurs ? Ensuite, parce que la représentation de l’océan dans les modèles n’est pas très réaliste. Seager et al., sur la base de leurs résultats, expliquent ces différences de température par la différence de forme des bassins océaniques. L’océan Atlantique s’étend vers le nord-est au-delà de 60°N, dans les mers de Norvège et du Groenland jusqu’à l’Arctique, alors que le Pacifique est fermé par le détroit de Béring. Aussi les basses pressions d’Islande dans l’Atlantique sont-elles centrées plus au nord et relativement plus à l’est que celles des Aléoutiennes dans le Pacifique. Cette configuration favorise la montée concomitante vers le nord des vents chauds de sud-ouest et du courant de Norvège. Cette situation n’a pas d’équivalent dans le Pacifique, et les côtes du Canada et d’Alaska sont davantage soumises aux influences continentales. Autrement dit, c’est quand même bien parce que les transports de chaleur par l’océan vers le nord, via le Gulf Stream et ses extensions, sont beaucoup Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 109 plus importants dans l’Atlantique que dans le Pacifique qu’il fait globalement plus froid autour du Pacifique Nord que de l’Atlantique Nord. Le Gulf Stream et la NAO (North Atlantic Oscillation) Les variations climatiques de l’Atlantique Nord sont dépendantes du couplage entre l’anticyclone des Açores et le centre dépressionnaire d’Islande, qui règle l’intensité des flux atmosphériques – notamment celui des vents d’ouest qui circulent entre les deux et qui contrôlent le climat de l’Europe occidentale (figure 17). En raisonnant un peu à l’envers, c’est-à-dire en partant des effets pour remonter aux causes, on peut dire qu’à des vents d’ouest forts qui appartiennent à la fois à l’anticyclone au sud et à la dépression du nord correspond un renforcement de la circulation atmosphérique dans ces deux structures, donc à des pressions particulièrement basses au cœur de la dépression d’Islande et élevées dans l’anticyclone des Açores. Conclusion logique : la différence des pressions atmosphériques entre, d’une part, l’anticyclone et, d’autre part, la dépression d’Islande est caractéristique du climat de l’Atlantique Nord. On l’appelle NAO Index, NAO pour North Atlantic Oscillation. Plus les valeurs de cet indice sont élevées, plus les deux circulations sont actives et plus les vents d’ouest sont forts aux latitudes tempérées – mais pas seulement eux (même si, ici, ils nous intéressent particulièrement) : les alizés le sont également, comme les vents froids de nord-ouest, qui amènent l’air polaire sur l’Amérique du Nord, sur le bord ouest de la dépression d’Islande. C’est surtout sur la saison hivernale que se mesure l’influence de la NAO. Les conséquences climatiques immédiates sont nombreuses. D’abord, le renforcement des vents d’ouest sur l’Atlantique Nord favorise le transfert de chaleur, en hiver, de l’océan vers l’atmosphère, et il s’ensuit des hivers doux, pluvieux et tempétueux sur l’Europe du Nord-Ouest jusqu’au nord de la Sibérie. De l’autre côté de l’Atlantique, le renforcement des vents de nord-ouest sur le bord ouest de la dépression d’Islande provoque des hivers particulièrement froids sur les côtes du Canada et du nord des États-Unis. Un indice NAO élevé accentue donc le contraste climatique entre les deux rives de l’Atlantique. En période de NAO faible (anomalie négative de NAO), la situation s’inverse : la dépression d’Islande faiblit et Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 110 Le Gulf Stream et les climats de la Terre se décale vers le sud, laissant la place aux hautes pressions qui règnent aux pôles, facilitant ainsi les descentes d’air polaire sur l’Europe de l’Ouest. La zone de vents d’ouest se manifeste plus au sud avec moins d’intensité, amenant néanmoins des hivers plutôt pluvieux sur le sud de l’Europe. Ces variations climatiques liées aux variations de NAO ne remettent pas en cause le schéma précédent, qui « équilibrait » les quantités de chaleur stockées/déstockées en été et en hiver par l’océan. En effet, pour une anomalie positive de NAO, les vents forts d’hiver vont avoir deux effets : refroidir davantage l’océan et accroître l’épaisseur de la couche de mélange, ce qui accroîtra d’autant la capacité de l’océan à stocker de la chaleur en été. On peut alors rester à bilan nul sans pomper dans le stock de la chaleur transportée par l’océan pour expliquer le doux climat de l’Europe de l’Ouest. Les variations de la NAO ont d’autres effets. L’accélération des vents de nord/nord-ouest sur le bord ouest de la dépression d’Islande augmente l’évaporation, le refroidissement et la densité des eaux de la mer du Labrador, avec pour conséquence une augmentation du volume des eaux qui vont plonger en hiver et alimenter la formation d’eau profonde. De manière plus lointaine, et à l’inverse, sur le bord est de l’Atlantique, l’accroissement des alizés facilitera des remontées d’eaux profondes le long des côtes du Portugal et d’Afrique, du Maroc à la Mauritanie. Si la NAO variait d’année en année de manière aléatoire, tout cela n’aurait pas beaucoup d’importance : l’océan n’aurait guère le temps d’enregistrer de manière durable les perturbations d’une année que l’année suivante viendrait tout effacer. Il ne s’agirait que d’un bruit de fond sans conséquence à moyen et long terme. Mais il n’en est pas ainsi, et c’est bien pourquoi on parle d’oscillation : les anomalies ont une certaine durée, comme on le voit sur la figure de l’évolution de l’indice de NAO depuis le milieu du xixe siècle (figure 19). La période 1980-2000, par exemple, est clairement une période de NAO élevée, même si l’on observe quelques inversions ponctuelles de l’anomalie de NAO ; c’était aussi clairement l’inverse entre 1955 et le début des années 1970. Il n’en a pas toujours été ainsi. On a pu reconstituer l’évolution de la NAO depuis 1650, grâce à l’analyse des accumulations de couches de neige au cours du temps sur le Groenland, partant du principe qu’il y avait une relation entre la NAO (et donc le champ de pression sur l’Atlantique Nord) et l’abondance des Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 111 précipitations neigeuses sur le Groenland. Il apparaît clairement que les oscillations organisées et cohérentes sont intermittentes. On identifie facilement des alternances organisées de périodes à faible indice NAO et à indice élevé : 1675-1725, 1875-1925 et 1960-2000. En revanche, il est difficile de déceler une quelconque cohérence entre 1725 et 1850. Ce comportement n’est pas vraiment interprété, mais il semble indiquer que, si la NAO est d’abord un mode de variabilité propre à l’atmosphère, les fluctuations décennales organisées font intervenir d’autres éléments du système climatique à « mémoire lente » – par rapport à la composante très rapide qu’est l’atmosphère. C’est vraisemblablement l’océan qui joue ce rôle, bien que l’on ne puisse s’empêcher de faire le lien entre la faiblesse de la NAO de 1675 à 1690 et la faiblesse persistante de l’activité solaire à la même époque, connue sous le nom de cycle de Maunder. On peut s’interroger (et d’ailleurs les chercheurs le font, avec l’espoir d’y répondre un jour) sur la signification de l’anomalie positive du début des années 1990, dont l’amplitude est sans précédent dans l’histoire connue de la NAO, et se demander s’il y a un rapport avec le changement global et l’accroissement des teneurs en gaz à effet de serre de l’atmosphère. On est donc dans l’incertitude sur l’évolution de la NAO dans le contexte du changement global. Il est néanmoins à peu près certain, compte tenu de la durée des différentes phases, que l’océan les enregistre, les intègre dans sa dynamique et les rend, à son rythme, à l’atmosphère, qui y répond aussi à son rythme, beaucoup plus rapide que celui de l’océan : c’est le couplage océan-atmosphère. Voici quelques exemples pour illustrer la complexité de ce couplage et les processus d’action/rétroaction qui peuvent intervenir. La circulation anticyclonique, le Gulf Stream et la NAO La circulation anticyclonique océanique superficielle réagit avec un certain retard aux variations de la NAO. L’accroissement de la circulation atmosphérique pendant les phases à indice NAO élevé stimule les courants océaniques constitutifs de la boucle anticyclonique, dont le Gulf Stream, le courant Nord-Atlantique et le courant de Norvège. On en a deux indices. D’abord, l’intensité du Gulf Stream. Pour analyser sur de longues périodes les fluctuations de la circulation océanique, on aurait tort de ne pas recourir à des indices représentatifs comme Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 112 Le Gulf Stream et les climats de la Terre on le fait pour l’atmosphère avec la NAO. C’est ce qu’ont appliqué, sans toutefois lui donner un nom, Ruth G. Curry et Michael S. McCartney, en adaptant à l’océan le principe de l’indice NAO, qui mesure les anomalies de différence de pression atmosphérique entre le point haut (anticyclone des Açores) et le point bas (dépression d’Islande) de la grande circulation des vents d’ouest. Pareillement, pour l’océan, le transport du Gulf Stream est proportionnel à la différence de « pression » entre le point haut de la circulation anticyclonique océanique aux Bermudes et le point bas du gyre subpolaire en mer du Labrador (figure 18). Des anomalies de la différence d’énergie potentielle entre ces deux points on peut déduire les variations du flux du Gulf Stream. La réponse est claire : le flux du Gulf Stream s’est affaibli dans la période à faible NAO des années 1960 et s’est intensifié dans les vingt-cinq années d’indice NAO élevé depuis 1975, avec un pic marqué dans les années 1990 (figure 20a). Cela n’est évidemment pas un résultat inattendu. En période de NAO élevée, les vents froids hivernaux de la dépression d’Islande refroidissent la mer du Labrador, ce qui se traduit par une baisse du niveau de la mer et de l’énergie potentielle, alors qu’autour de la circulation anticyclonique les forts vents d’ouest intensifient les transports d’Ekman vers le centre, ce qui fait plonger la pycnocline et monter le niveau de la mer, et accroît l’énergie potentielle. La différence d’énergie potentielle est alors à son maximum, et le flux du Gulf Stream également. Et réciproquement lorsque la NAO est faible. Deuxième indice : la position en latitude du Gulf Stream. On imagine instinctivement que l’activation de la circulation anticyclonique, qui se traduit par une augmentation du flux du Gulf Stream, provoquera aussi une extension vers le nord du courant. Par rapport aux autres courants de la circulation anticyclonique, dont les limites sont diffuses, le Gulf Stream, bien individualisé, et dont la limite nord est bien matérialisée par le front thermique qui le sépare des eaux froides de la Slope Sea et de celles du courant du Labrador, est facile à situer. On a créé un indice pour suivre l’évolution de sa position en latitude, le GSNW Index (pour Gulf Stream North Wall). Il s’agit simplement de la latitude la plus au nord atteinte entre les longitudes 60 et 75°W par la limite nord du Gulf Stream. Il y a aussi une relation entre cet indice et la NAO. À indice NAO fort correspond une extension vers le nord du Gulf Stream avec un retard de un Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 113 à deux ans, et réciproquement. L’amplitude de la variation est de l’ordre de 100 à 200 km (figure 20b). La position du North Wall a été en moyenne 1° plus au nord dans les années 1990 (anomalies positives) que dans les années 1960-1970 (anomalies négatives). Pour résumer, on peut dire que la circulation océanique répond assez vite et significativement aux sollicitations de l’atmosphère, et qu’à un accroissement de la NAO correspond finalement une augmentation du transport océanique et du flux de chaleur vers le nord. Les eaux profondes de la mer du Labrador La mer du Labrador, entre le Groenland et le Labrador, est aussi une zone de formation d’eaux profondes, mais le mécanisme n’est pas le même que celui décrit pour les mers de Norvège et du Groenland, où une condition nécessaire à leur formation est la forte salinité des eaux amenées par le courant de Norvège, souvenir de leur origine tropicale et de leur transport par divers trains successifs : Gulf Stream, courant Nord-Atlantique et courant de Norvège. La formation des eaux profondes en mer du Labrador est indépendante du système Gulf Stream et ne doit rien aux eaux salées qu’il transporte. Elle n’est pas liée à la circulation anticyclonique subtropicale, mais au gyre cyclonique subpolaire. C’est, comme on l’a vu, le refroidissement intense en hiver sous l’action des vents froids de nord-ouest associés à la dépression d’Islande qui fait croître la densité des eaux de surface et les fait plonger. En période de forte anomalie positive de NAO, le vent particulièrement fort accentue le refroidissement et augmente le volume d’eau qui plonge. Y correspond aussi une extension d’eaux froides et de glaces originaires de l’Arctique via l’archipel du nord du Canada et de la mer de Baffin, entre Groenland et Canada. Plus l’anomalie positive de NAO est élevée, plus la couche d’eau profonde formée en mer du Labrador est épaisse et froide, et moins elle est salée (à l’inverse de l’eau profonde formée en mer de Norvège). La pérennité des anomalies sur plusieurs années fait qu’il se forme ainsi des masses d’eau plus ou moins importantes aux caractéristiques différentes suivant les variations de la NAO. La température de la couche d’eau formée était de 3,5 °C en 1970 (anomalie négative de NAO), alors qu’elle n’était que de 2,7 °C en 1993 (anomalie positive). Les courants marins vont évidemment véhiculer ces anomalies. Une partie de l’eau profonde du Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 114 Le Gulf Stream et les climats de la Terre Labrador se mélange aux eaux plus profondes (2 500-3 000 m) et plus denses venant des mers GIN et poursuivent leur périple à travers le « tapis roulant » et le Deep Western Boundary Current. La partie supérieure autour de 1 500 m de profondeur investit le gyre anticyclonique subtropical via le Gulf Stream et le courant Nord-Atlantique. On retrouve la trace des anomalies (épaisseur, salinité, température) des eaux du Labrador six ans après dans la région des Bermudes. À terme, les variations des caractéristiques des eaux profondes du Labrador se propagent nécessairement en surface par mélange et diffusion. Il est vraisemblable, par exemple, que la formation abondante d’eau froide et peu salée en mer du Labrador, en période d’indice NAO élevé, se traduise quelques années plus tard par un refroidissement et une diminution de la salinité du courant de Norvège, qui auraient pour effet une atténuation de la circulation thermohaline et donc un affaiblissement de la NAO : rétroaction négative allant à l’encontre du phénomène qui avait donné naissance à l’anomalie initiale en mer du Labrador. Il a été montré qu’une anomalie négative de température de surface détectée au sud-est des États-Unis (entre 25 et 35°N), et vraisemblablement liée à une anomalie de subsurface, mettait à peu près huit ans pour se propager jusqu’à l’Islande via le Gulf Stream et ses extensions. Si ce schéma est le bon – ce qui n’est pas démontré –, il se passe quatorze ans avant qu’une anomalie enregistrée lors de la formation d’eaux profondes en mer du Labrador se retrouve aux portes de la zone de formation des eaux profondes de la mer de Norvège. C’est à peu près la période des variations décennales de la NAO. Les « grandes anomalies de salinité » et la circulation thermohaline Une « grande anomalie de salinité » a parcouru la surface de l’Atlantique Nord de 1968 au début des années 1980. C’est sans doute l’un des événements à l’échelle décennale les plus remarquables et les mieux documentés – ce qui ne veut pas dire qu’il soit l’un des mieux compris. Il s’agit d’une diminution sensible de la salinité des couches de surface sur une profondeur de plusieurs centaines de mètres qui s’est propagée une douzaine d’années durant (figure 21). Détectée vers 1968 au nord-est de l’Islande, elle apparaît en 1971-1972 en mer du Labrador. Elle prend ensuite le train du courant Nord-Atlantique, qui l’amène Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 115 en 1976 au nord de la Grande-Bretagne, du côté des Féroé et des Shetland, en 1977-1978 en mer de Norvège, puis de 1979 à 1982 en mer du Groenland, zone de formation des eaux profondes de l’Atlantique Nord. C’est la grande anomalie des années 1970 (GSA 70). Il y en eut d’autres par la suite, peut-être moins marquées, mais qui au premier abord suivaient le même chemin. Entre 1982 et 1990, par exemple, une anomalie semblait prendre le relais de la précédente. Et encore entre 1989 et 1997, comme si s’était instituée une périodicité de dix ans. Périodicité a priori confortable pour le scientifique enclin à en déduire que ces anomalies, si semblables et répétitives, devaient avoir nécessairement les mêmes causes. C’eût été évidemment trop simple, et il semble bien que le déclenchement de ces anomalies puisse avoir deux origines différentes – l’une, GSA 70, correspondant à une période d’anomalie négative de NAO, les autres (GSA 80 et 90), au contraire, à des anomalies positives. Un indice de cette différence se trouve dans le point de départ de l’anomalie : le nord de l’Islande pour la première, la mer du Labrador pour les deux suivantes. La formation de glace dans l’océan Arctique varie elle aussi avec la NAO. Des analyses d’observations faites sur quarante ans, entre 1958 et 1997, montrent qu’à une tendance générale, depuis 1970 environ, à la diminution de la concentration en glace de l’Arctique se superposent des variations corrélées à celles de la NAO. La concentration de glace est plus faible lorsque l’indice NAO est élevé, et réciproquement. Les années qui ont précédé l’apparition de l’anomalie de salinité en 1968 au nord de l’Islande ont correspondu à de fortes anomalies négatives de NAO et à une production importante de glace, qui s’est accumulée au fil des années : il y a eu surproduction. L’océan Arctique autour du pôle Nord est le siège d’un anticyclone atmosphérique qui varie aussi au rythme de la NAO, en opposition de phase avec le système dépressionnaire d’Islande. Lorsque celui-ci est faible, comme ce fut le cas dans les années 1960, l’anticyclone polaire s’installe sur le Groenland, provoquant un flux de vent du nord qui facilite l’exportation des glaces arctiques – notamment les glaces les plus épaisses et les plus âgées, donc les moins salées – vers le sud, le long de la côte est du Groenland à travers le détroit de Fram, entre le Groenland et le Spitzberg. Toutes les conditions étaient réunies – surabondance de glace et vent favorable – pour qu’il Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 116 Le Gulf Stream et les climats de la Terre y ait une crue importante de glace. Ce fut le cas, et l’on estime que cela a correspondu à un flux d’eau douce à travers le détroit de Fram supérieur de 50 % à la moyenne. Il s’est agi dans ce cas d’une simple advection d’eau douce vers le sud qui s’est propagée sans qu’il y ait intervention de processus propres aux régions traversées. Tout autre est la situation qui a prévalu lors des GSA 80 et 90, qui ont leur origine non plus dans un transport depuis le lointain Arctique, mais localement dans la mer du Labrador, dans un contexte d’indice élevé de NAO. Le terrain a été préparé dans chaque cas par des hivers extrêmement rigoureux, en 19821984 et 1992-1994, associés à des vents de nord-ouest sur la mer de Baffin qui ont favorisé le flux d’eau douce de l’Arctique vers la mer du Labrador, à travers l’archipel Arctique canadien. Alors que, habituellement, en période de NAO positive, les vents froids induisent une forte convection, c’est dans ce cas leur excès même qui, apportant un surplus d’eau douce, la ralentit momentanément et provoqua une anomalie de salinité de moindre ampleur que celle de 1970, mais qui prit le même chemin en rejoignant le Gulf Stream et le courant Nord-Atlantique pour rallier en final les mers GIN de formation des eaux profondes. La courbe d’évolution de la température moyenne de l’air, qui croît globalement depuis la fin du xixe siècle (figure 26), indique qu’il y a eu interruption de cette hausse et même diminution de température de la fin des années 1960 à la fin des années 1970. On peut penser qu’il y a relation de cause à effet entre l’irruption de la GSA des années 1970 et ce refroidissement passager. En effet, qui dit eau douce en surface dit augmentation de la stratification et diminution de la formation d’eaux profondes. Ce fut sans doute le cas dans les mers GIN, où la GSA a pris naissance en 1968-1969, et en mer du Labrador, qu’elle a traversée en 1969-1970. Il peut en être résulté un affaiblissement suffisant de la circulation thermohaline et du « tapis roulant » pour ralentir le transport de chaleur vers le nord via le Gulf Stream et ses extensions. C’est peut-être un phénomène analogue qui nous menace avec le réchauffement global : une super GSA qui viendrait freiner beaucoup plus radicalement la circulation thermohaline et refroidir plus vigoureusement au moins l’hémisphère Nord. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 117 La NAO et le couplage On a vu que l’océan répondait significativement aux variations de la circulation atmosphérique repérées par l’indice NAO, pourvu que les anomalies positives ou négatives aient une certaine persistance. Cela pose le problème de savoir s’il y a couplage entre l’océan et l’atmosphère pour générer une variabilité climatique décennale récurrente. Autrement dit, sont-ce des actions/rétroactions entre océan et atmosphère qui sont responsables des oscillations de la NAO lorsqu’elles sont cohérentes, comme c’est le cas actuellement ? La formation des eaux profondes du Labrador est une illustration du problème. Une anomalie négative de salinité créée en période de NAO positive avec flux du Gulf Stream et circulation thermohaline importants met quatorze ans à atteindre la mer de Norvège, où elle est susceptible de mettre un frein à la circulation thermohaline, au Gulf Stream, et de réduire par voie de conséquence la NAO et la formation d’eaux profondes du Labrador – moins abondantes, mais plus salées –, qui ne s’opposeront pas quatorze ans plus tard à la formation d’eaux profondes en mer de Norvège, etc. C’est un problème crucial à résoudre en même temps que celui des interactions entre les échelles de variation de la NAO et celles des évolutions à plus long terme du climat, si l’on veut simuler correctement les fluctuations climatiques qui nous attendent dans les prochaines décennies. La période qui s’est ouverte à la fin des années 1970 est la plus longue période enregistrée de phase positive, et les périodes 1980-1990 sont celles ou l’indice NAO a atteint les valeurs les plus élevées sur cent soixante-treize ans d’enregistrement. Ce qui n’a pas empêché d’observer au cours de cette même période de fortes variations interannuelles – et même des inversions brutales, d’un hiver à l’autre, de l’indice. Ce fut notamment le cas entre l’hiver 1994-1995, qui a connu la deuxième anomalie positive la plus forte enregistrée, et le suivant, 1995-1996, caractérisé, lui, par une des plus fortes anomalies négatives jamais vues. Ce qui montre que, au-delà d’un probable couplage océan/glace/atmosphère responsable des oscillations décennales ou pluridécennales, la dynamique propre interne de l’atmosphère est capable d’induire des variations interannuelles d’amplitudes équivalentes à celle des oscillations décennales. À la lecture de ce qui précède – si toutefois il arrive jusqu’au bout –, le lecteur pensera sans doute que les choses ne Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 118 Le Gulf Stream et les climats de la Terre sont ­vraiment pas claires. Peut-être ira-t-il même jusqu’à penser, dans la lignée de Boileau – « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » –, que manifestement l’auteur lui-même n’a pas tout compris. Et c’est peut-être vrai… Mais il a des excuses, car les choses ne sont effectivement pas claires, et les scientifiques ne sont pas tous d’accord sur les processus en jeu, ne cachant d’ailleurs pas leurs incertitudes et parfois leur ignorance. On mesure, à travers cet exemple d’interaction atmosphère/océan/ glace, toute la complexité du système climatique et, surtout, la quasi-impossibilité d’une démarche analytique qui consisterait à mettre le système climatique en pièces détachées pour en analyser une à une les composantes ou un à un les processus d’échange entre lesdites composantes. Toutes les échelles de temps et d’espace sont imbriquées. Ainsi, par exemple, il n’est pas impossible qu’il y ait une relation entre les épisodes de très forte anomalie positive de NAO et le déclenchement de GSA d’une part, et les événements comme El Niño d’autre part, dont le moteur est pourtant très loin de là, dans le Pacifique équatorial ! Le système climatique n’est pas un puzzle – ou bien alors ce serait un puzzle dynamique : chaque pièce ajoutée modifie l’ensemble de la configuration au fur et à mesure que l’on progresse. Quoi qu’il en soit, il faudra de nombreuses années pour bien comprendre le fonctionnement de cet enchevêtrement, pour l’heure inextricable, des échelles de variabilité de l’Atlantique Nord, éléments cruciaux interférant aussi dans la circulation thermohaline et donc dans l’évolution du climat à moyen et long terme. Aussi l’étude de la NAO est-elle un projet important du programme international de recherche « Clivar » (climatic variability) lancé pour quinze ans en 1995 et mis en œuvre dans le cadre du Programme mondial de recherche sur le climat (PMRC), organisé conjointement par l’Organisation météorologique mondiale (OMM), la Commission océanographique intergouvernementale de l’UNESCO (COI) et le Conseil international pour la science (CIUS). Revenons, pour conclure, au Gulf Stream, un peu perdu de vue dans ce dédale d’action et de réaction. Élément du système, il semble osciller au rythme des variations de la NAO (à moins que ce ne soit l’inverse). Il répond aux variations interannuelles (d’une année à l’autre) de la NAO, comme le montre la relation entre sa position en latitude (indice GSNW) et l’indice NAO. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 119 Il réagit aussi aux variations pluriannuelles et décennales : il y a une corrélation entre, d’une part, sa position moyenne en latitude et son débit, et, d’autre part, les variations pluriannuelles de la NAO. Les flux de chaleur vers le nord et la température de surface de l’Atlantique sont évidemment en phase avec les variations du Gulf Stream et forcent en retour l’atmosphère, sans que l’on sache encore quelles sont les rétroactions régulatrices en jeu. Enfin, le Gulf Stream et ses extensions contribuent à la propagation des anomalies de température et de salinité issues de la mer du Labrador ou des mers GIN (Groenland-IslandeNorvège). Le Gulf Stream est bien impliqué, mais ne joue pas seul et n’est pas le chef d’orchestre. Il est indissociable des autres éléments – atmosphère, glace –, qui constituent avec lui l’essentiel du système climatique de l’Atlantique Nord. Le Gulf Stream et la circulation thermohaline L’inégalité des océans : pourquoi l’Atlantique ? L’océan et l’atmosphère sont les deux fluides qui redistribuent la chaleur du Soleil reçue majoritairement dans les régions intertropicales. Leur rôle n’est pas pour autant symétrique. D’abord, l’océan stocke l’énergie, ce que ne fait pas l’atmosphère ; ensuite, l’atmosphère tire son énergie essentiellement de l’océan sous forme de chaleur latente (évaporation), rayonnement (l’océan émet dans l’infrarouge, à la longueur d’onde correspondant à sa température, une énergie absorbée par l’atmosphère) et enfin, dans une moindre mesure, de « chaleur sensible ». La chaleur sensible est la quantité de chaleur contenu dans un fluide à une température donnée, c’est-à-dire le produit M×C×T, où M est la masse du fluide, C sa capacité calorifique et T sa température. Lorsqu’on parle d’échange de chaleur sensible, il s’agit simplement du transfert par conduction de chaleur entre les deux fluides du plus chaud au plus froid. L’atmosphère restitue à l’océan une part de l’énergie qu’il lui a fournie sous forme d’énergie mécanique, par le vent moteur de la circulation de surface et par échange d’eau douce dans les processus d’évaporation/condensation, qui modifient la composition chimique (salinité et donc densité de l’océan). Il n’y a pas de commune mesure entre les deux : l’énergie fournie à l’atmosphère par l’océan est à peu près mille fois supérieure à ce que l’atmosphère rend à l’océan. Et pourLe Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 120 Le Gulf Stream et les climats de la Terre tant, ce millième est essentiel, puisque c’est lui qui génère tant la circulation de surface que la circulation thermohaline profonde, avec le renfort de la dissipation de l’énergie des marées. L’océan est donc bien le maître du jeu climatique : finalement, c’est lui le ravitailleur de ce réservoir par lequel nous ressentons les variations climatiques – l’atmosphère qui, elle, fonctionne en « flux tendu », c’est-à-dire sans stock. Tout le climat de la Terre dépend des quantités de chaleur et d’eau douce échangées et du lieu où les échanges se produisent. À ne regarder (figure 22) que la carte du transport de chaleur à l’intérieur de l’océan (chaleur sensible), qui prend en compte l’ensemble de la circulation océanique de la surface au fond – c’est-à-dire, par exemple pour l’Atlantique, aussi bien le Gulf Stream vers le nord que le courant profond de retour vers le sud –, on perçoit immédiatement que les trois océans méridiens ne sont pas équivalents. On ne s’en étonnera guère pour le demi-océan Indien, pour lequel la route du nord est coupée. C’est a priori plus surprenant pour l’Atlantique et le Pacifique. On s’attendrait en effet, pour l’un et pour l’autre, à une certaine symétrie par rapport à l’équateur météorologique qui sépare les circulations anticycloniques subtropicales des hémisphères Nord et Sud. C’est relativement vrai pour le Pacifique ; ça ne l’est pas du tout pour l’Atlantique, où du sud au nord le flux de chaleur se fait exclusivement vers le nord, comme si l’Atlantique était une sorte d’aspirateur de chaleur. Et il l’est grâce à la circulation thermohaline et à la formation des eaux profondes par convection dans les mers GIN et du Labrador, qui rajoute en surface un flux d’eau chaude de 15 Sv vers le nord à la circulation induite par le vent. C’est la « route chaude » du « tapis roulant », qui « pompe » vers l’Atlantique Nord des eaux de surface du Pacifique et de l’océan Indien via les détroits indonésiens, le courant des Aiguilles, le courant de Benguela et le courant Équatorial Sud de l’Atlantique. Cette « aspiration » d’eau chaude en surface vers le nord, qui n’existe pas dans le Pacifique, accroît aussi le transfert d’énergie de l’océan à l’atmosphère tout au long du trajet Gulf Stream/courant Nord-Atlantique/courant de Norvège jusqu’aux confins de l’Arctique. L’océan Atlantique est donc, du fait de la circulation thermohaline et via les courants océaniques et les échanges avec l’atmosphère, le principal pourvoyeur de chaleur vers le nord, au détriment du sud. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 121 Pourquoi l’océan Pacifique ne joue-t-il pas un rôle équivalent ? Il y a d’abord des raisons morphologiques. Le Pacifique est fermé sur l’Arctique par le détroit de Béring : large de quelques dizaines de kilomètres et d’une profondeur d’une cinquantaine de mètres seulement, il fait barrage à toute progression vers l’Arctique d’une éventuelle extension du Kuroshio. L’Atlantique Nord, lui, bénéficie à la même latitude que le détroit de Béring d’un passage beaucoup plus large et plus profond (entre 500 et 1 000 m) au-dessus des seuils qui vont du Groenland aux îles Féroé en passant par l’Islande, passage qui permet au courant de Norvège d’atteindre les mers GIN où se forment les eaux profondes. La frontière ouest du Pacifique équatorial est poreuse : une bonne partie du courant Équatorial Sud s’échappe vers l’océan Indien à travers les détroits de l’archipel indonésien. Cela vient au débit du Kuroshio, mais est à porter au crédit du… Gulf Stream, puisque cette fuite est un élément de la « route chaude » de retour vers l’Atlantique du « tapis roulant ». Il y a ensuite une raison hydrologique : le Pacifique est beaucoup moins salé que l’Atlantique (figure 23). Il y a deux causes à cela. En premier lieu, le transfert d’eau douce de l’Atlantique vers le Pacifique. Pour les alizés de nord-est de l’Atlantique, l’isthme de Panama n’est pas réellement un obstacle. Ils le franchissent donc, emmenant avec eux la vapeur d’eau dont ils se sont chargés pendant leur parcours au-dessus de l’Atlantique tropical, de la mer des Caraïbes et du golfe du Mexique, où l’évaporation est intense. Côté Pacifique, ils convergent avec les alizés de sud-est du Pacifique, provoquant une convection forte et des précipitations abondantes dont l’eau vient de l’Atlantique. Pour l’Atlantique, donc, globalement, l’évaporation l’emportant sur les précipitations, la salinité augmente. C’est l’inverse dans le Pacifique. Le Gulf Stream prend sa source dans des eaux très salées du bassin de concentration qu’est la mer des Caraïbes. De l’autre côté du Pacifique, aux sources du Kuroshio, il n’y a pas de telles pertes d’eau douce. Le régime de mousson associé au continent asiatique ramène au Pacifique l’eau douce temporairement exportée, via les grands fleuves qui drainent l’est de l’Asie. À l’inverse du Gulf Stream, le Kuroshio a sa source dans une « piscine » d’eau peu salée, ce que l’on appelle la warm pool du Pacifique Ouest : vaste zone océanique à l’est de l’Indonésie Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 122 Le Gulf Stream et les climats de la Terre et des Philippines, où la température de surface dépasse 29 °C et où d’importantes précipitations abaissent la salinité. Second élément : le bassin de concentration qu’est la Méditerranée. Dans cette mer fermée, l’évaporation est très nettement supérieure aux précipitations : le déficit annuel de précipitation est équivalent à environ 1 m d’eau. Aussi les salinités y atteignent-elles un niveau record de 39,5 ups (ce qui représente à peu près la teneur en grammes de 1 kg d’eau de mer) en mer Égée. Par comparaison, au centre des circulations anticycloniques, les valeurs maximales atteintes sont de 37,5 dans l’Atlantique et de seulement 35,5 dans le Pacifique Nord. Ces eaux très salées de Méditerranée s’écoulent au fond du détroit de Gibraltar dans l’Atlantique, où elles atteignent leur niveau d’équilibre autour de 1 000 m de profondeur et s’étendent à l’ensemble du bassin, contribuant, par mélange, au bilan positif en salinité de l’Atlantique. L’océan Pacifique ne bénéficie pas de ces conditions favorables, et, même lorsqu’il se forme de la glace dans le Pacifique Nord, la salinité est trop faible pour provoquer des plongées des eaux de surface, qui restent plus légères que les eaux sous-jacentes. Aux sources des variations à long terme du climat : le cycle de Milankovitch La formation des eaux profondes dans les mers GIN et la circulation thermohaline qu’elle provoque sont-elles le talon d’Achille du climat ? Le point sensible du système climatique capable de le faire basculer rapidement d’un état à un autre ? Ce que l’on traduit médiatiquement et cinématographiquement – mais abusivement – par la question suivante : le Gulf Stream peutil s’arrêter ? Abusivement, car la circulation thermohaline peut s’interrompre, avec toutes les conséquences climatiques que l’on sait, sans que pour autant le Gulf Stream s’arrête. Depuis quelques millions d’années, le climat de la Terre oscille entre des époques glaciaires et interglaciaires, avec une périodicité assez proche de cent mille ans (figure 24). Nous bénéficions, depuis à peu près dix mille ans, de la douceur d’un épisode interglaciaire qui n’est sans doute pas étranger à l’essor de l’humanité. La température moyenne de la Terre est supérieure de 4-5 °C à ce qu’elle était au cœur de la période glaciaire qui précédait, il y a environ vingt et un mille ans. Il faut remonter Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 123 à cent vingt mille ans en arrière pour retrouver un interglaciaire équivalent. Un forage récent à travers 3 190 m de glace de la calotte antarctique, réalisé dans le cadre du programme européen EPICA (European Project for Ice Coring in Antarctica), a permis de reconstituer l’évolution des températures de l’air jusqu’à il y a huit cent mille ans et de repérer ainsi huit cycles climatiques glaciaire/interglaciaire. On sait maintenant que ces évolutions de grande ampleur ne s’expliquent pas par des oscillations internes propres au système climatique. Il y a un deus ex machina astronomique extérieur : les variations des paramètres de l’orbite terrestre autour du Soleil, qui modulent l’intensité et la répartition à la surface de la Terre de l’énergie reçue du Soleil. Pressentie au début du xixe siècle après que Louis Agassiz eut fait part, en 1837, de sa découverte des traces d’une ancienne glaciation attestée par des rayures – marques de passage du glacier – observées sur certains rochers des monts du Jura et par des vestiges d’anciennes moraines, la théorie astronomique des climats fut élaborée vers 1920 par Milutin Milankovitch. Il partit de l’idée que les hautes latitudes nord largement occupées par les continents étaient plus sensibles aux changements d’énergie que la Terre reçoit du Soleil, et que le démarrage des épisodes glaciaires devait correspondre à des étés frais empêchant la neige tombée en hiver de fondre complètement et lui permettant de s’accumuler d’année en année. Il construisit sa théorie en analysant les variations de l’insolation en été à la latitude de 65°N, en fonction des paramètres astronomiques de la Terre et de son orbite autour du Soleil, et en les comparant qualitativement à ce que l’on savait alors de l’alternance des périodes glaciaire/interglaciaire. Cela fonctionnait assez bien pour que l’idée fût reprise et développée, en affinant le calcul des éléments astronomiques au fur et à mesure que les modèles climatiques se développaient et que l’histoire des fluctuations climatiques se précisait, grâce aux observations sur les glaciers, ainsi que sur les sédiments marins et continentaux. Les paramètres pris en compte sont l’excentricité de l’orbite de la Terre autour du Soleil, la précession des équinoxes et l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre sur son orbite. L’orbite de la Terre est une ellipse dont la forme plus ou moins allongée, caractérisée par son « excentricité », varie avec une Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 124 Le Gulf Stream et les climats de la Terre double période de cent et quatre cent mille ans. Il en résulte une variation importante de la différence d’énergie reçue du Soleil entre l’aphélie (point où la Terre est le plus éloignée du Soleil) et le périhélie (point où elle est le plus proche). Cette différence est actuellement de 7 %. Lorsque l’orbite a sa forme la plus allongée, elle atteint 30 %. La précession des équinoxes de périodes de vingt et un mille ans fait que cette ellipse tourne dans l’espace, si bien que, alors qu’actuellement la Terre est à son point le plus proche du Soleil en janvier – hiver de l’hémisphère Nord –, dans onze mille ans, elle le sera en juin. Enfin, l’angle que fait l’axe de rotation de la Terre avec le plan de son orbite varie d’environ 3° avec une période de quarante et un mille ans, modifiant à ce rythme la répartition de l’énergie reçue en fonction de la latitude. En combinant toutes ces périodes de variation, Milankovitch a montré qu’il y avait une bonne corrélation entre les variations de l’énergie reçue à 65°N et l’évolution du climat à long terme. Les maxima d’énergie correspondent aux interglaciaires, les minima aux périodes glaciaires. En supposant que l’activité solaire soit constante, l’énergie solaire totale reçue annuellement par la Terre ne varie au cours de ce cycle que d’environ 0,5 %. C’est du même ordre que la différence entre les maxima et les minima du cycle de vingt-deux ans de l’activité solaire. Les variations sont beaucoup plus importantes à une latitude déterminée : par exemple à 65°N en été, point de référence de Milankovitch, l’insolation varie entre 450 et 550 W/m2, soit une différence de 20 %. Ces variations d’énergie ne suffisent pas à expliquer l’amplitude des variations climatiques observées entre glaciaire et interglaciaire : elles sont amplifiées par les mécanismes propres au système climatique. Par exemple, au fur et à mesure que les glaciers s’étendent, la part du rayonnement solaire réfléchie à la surface de la Terre, et perdue pour le système, augmente. La végétation répond également, et les variations de la teneur en gaz carbonique (gaz à effet de serre) de l’atmosphère sont aussi des amplificateurs : au plus froid du précédent glaciaire, il y a vingt et un mille ans, la teneur en CO2 de l’atmosphère était à peine de 200 ppm, alors que, dans les interglaciaires courants, elle se situe entre 280 et 300 ppm. Nous avons maintenant crevé ce plafond inégalé sur les cinq cent mille dernières années avec plus de 370 ppm et une croissance d’environ 1 % par an, conséquence Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 125 de nos multiples activités industrielles et agricoles, grandes pourvoyeuses de gaz à effet de serre. D’où l’incertitude et l’inquiétude pour l’avenir, car il n’y a pas dans le passé de situation équivalente qui nous permettrait de bâtir sur l’expérience un scénario probable d’évolution. Les leçons du passé Le système climatique n’est pas un système linéaire simple, et l’on ne peut pas construire une courbe qui permettrait de déduire le climat de la Terre à un moment donné en fonction du moment du cycle de Milankovitch où l’on se trouve. À l’intérieur des périodes glaciaires et interglaciaires, le climat connaît des variations de forte amplitude et de fréquence variable dues à la dynamique interne du système climatique, sans relation aucune avec les variations de l’insolation sur la Terre. L’histoire de l’évolution du climat dans l’hémisphère Nord telle qu’elle ressort des « archives glaciaires » du Groenland, où plusieurs forages ont été effectués, permet d’analyser le fonctionnement du système – et notamment le couplage océan-cryosphère, qui a une grande responsabilité dans cette histoire et est peut-être la clé de notre avenir climatique. Les événements de Heinrich En 1988, Hartmuth Heinrich, analysant une carotte prélevée au nord des Açores, remarqua six couches sédimentaires très particulières, constituées de débris de roches et non des argiles riches en foraminifères habituelles. On les identifia comme des débris transportés par les icebergs et relargués au moment où ils fondaient (Ice Rafted Debris ou IRD). On retrouva les mêmes couches dans toutes les carottes de l’Atlantique entre 40°N et 50°N, de Terre-Neuve au golfe de Gascogne. Leur datation par le carbone 14 montra que ces six couches avaient le même âge dans toutes les carottes. Il s’agissait donc d’une invasion massive d’icebergs. De telles débâcles correspondaient, estime-t-on, à la fonte d’environ 2 % des calottes glaciaires américaine et européenne. Elles s’étalaient sur des durées de mille à deux mille ans. La périodicité de ces événements observés entre – 20 000 et – 80 000 est de sept à dix mille ans et n’a rien à voir avec une quelconque périodicité du cycle de Milankovitch. Y correspondaient les températures les plus froides de la période glaciaire. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 126 Le Gulf Stream et les climats de la Terre Les cycles de Dansgaard-Oeschger Près de vingt ans avant que l’on ne découvrît les événements de Heinrich dans les sédiments marins, Willy Dansgaard et Hans Oeschger avaient détecté, en analysant une carotte prélevée au Groenland dans les années 1960, des changements rapides de température au cours du dernier glaciaire, avec notamment de surprenantes élévations de la température d’une amplitude égale à près de la moitié de l’écart maximal entre l’optimum climatique actuel et le minimum glaciaire. Cette découverte avait laissé les scientifiques dubitatifs, car on ne trouvait pas de situations analogues dans les glaces du continent Antarctique, jugé plus représentatif car isolé, donc moins soumis à des perturbations extérieures. Les forages américains et européens du Groenland des années 1990-1992 ont confirmé l’existence de ces événements chauds au sein de la période glaciaire : on en a dénombré vingt-trois entre – 90 000 et – 20 000. Bien plus, ils ont fait apparaître la très grande rapidité d’occurrence de ces oscillations : des variations de température de 10 °C au-dessus du Groenland peuvent intervenir en quelques dizaines d’années, très loin du schéma d’entrée et de sortie de périodes glaciaires lentes et sans à-coups qui prévalait. La période des événements D‑O varie de mille cinq cents à cinq mille ans. On parle maintenant de « changements climatiques abrupts » pour caractériser de tels événements. En schématisant, on peut décrire le climat de la dernière période glaciaire comme une suite d’oscillations rapides faisant remonter la température (les événements D-O), encadrées par des événements plus amples amenant les froids les plus intenses, c’est-à-dire les événements de Heinrich. Le dryas récent De telles fluctuations ne se limitent pas aux périodes glaciaires. Ainsi, au sortir du dernier glaciaire – il y a environ douze mille cinq cents ans –, alors que près de la moitié des glaces de l’hémisphère Nord avaient déjà fondu, que le tapis roulant océanique se remettait en marche, que l’on arrivait au moment du cycle de Milankovitch le plus favorable (insolation maximale dans l’hémisphère Nord), brutalement, en quelques dizaines d’années, le froid est revenu, ramenant pour un millier d’années sur l’Europe des conditions quasi glaciaires. La sortie de cet épisode s’est faite aussi rapidement il y a onze mille six cents ans : en à peu près Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 127 soixante-dix ans, la température sur le Groenland est remontée de plus de 10 °C, pour atteindre celle qu’on lui connaît encore aujourd’hui. Et maintenant, à l’holocène ? L’interglaciaire, l’holocène, dans lequel nous vivons depuis dix mille ans, fait montre d’une moindre variabilité : le dernier àcoup important date d’il y a huit mille deux cents ans, une chute de 5 à 6 °C sur le Groenland et un refroidissement de l’hémisphère Nord lié à une débâcle modérée d’icebergs ou peut-être à la rupture d’un lac périglaciaire qui se serait formé sur le continent nord-américain au moment de la déglaciation. Des oscillations de faible amplitude sont apparues par la suite, comme le petit âge glaciaire entre le xvie et le xixe siècle, au cours duquel les températures de l’Europe ont pu être inférieures de 1 °C à ce qu’elles sont aujourd’hui. À des échelles de temps moindre – celles, décennales, des variations de la NAO –, on a vu que les anomalies de salinité (GSA) induisaient aussi un refroidissement sur l’Europe. Il reste encore suffisamment de glace sur le Groenland et dans l’Antarctique pour que nous ne soyons pas à l’abri de débâcles sans doute modérées, mais suffisantes pour influer significativement sur le climat – surtout si l’on y ajoute la perturbation majeure en cours, dont on apprécie encore assez mal les conséquences : l’accroissement de la teneur en gaz à effet de serre de l’atmosphère. L’océan et la glace Tous les événements précédents, qui ne sont pas équivalents et font appel à des mécanismes différents, ont en commun de mettre en jeu les transferts d’eau douce entre la cryosphère et l’océan. Lors des périodes glaciaires, une vaste calotte de glace recouvre une bonne partie de l’hémisphère Nord en trois blocs, de part et d’autre de l’Atlantique : le plus massif et le plus épais, la Laurentide, sur le Canada et le nord des États-Unis, le Groenland et la Fennoscandie sur le nord de l’Europe. La glace ne peut pas s’accumuler à l’infini sur les continents ; les glaciers ont une dynamique, et ils s’écoulent vers l’océan, où ils « accouchent » d’icebergs en plus ou moins grande quantité. Ce processus peut être en équilibre stable, et, bon an mal an, la calotte glaciaire évacue alors régulièrement vers l’océan le trop-plein de glace Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 128 Le Gulf Stream et les climats de la Terre qui se forme. Il peut aussi être instable et évacuer brutalement, comme un barrage qui s’écroule, de très grandes quantités de glace vers l’océan. Qui dit glace dit eau douce, dessalure, baisse de la densité, et donc diminution de la formation des eaux profondes et de la circulation thermohaline. On pense que les événements de Heinrich les plus amples et les moins fréquents ont correspondu à un effondrement de la calotte Laurentide. Effondrement dû à une extension en mer de la calotte, configuration éminemment instable, et/ou à une instabilité des sédiments sous-jacents en raison de l’impossibilité, pour la chaleur tellurique, de se dissiper à l’abri de l’épaisse couche de glace. Les icebergs dispersés fondent, injectant dans l’océan un volume d’eau douce considérable. En cette période glaciaire, la formation d’eaux profondes était limitée, mais pas inexistante. Les vents catabatiques descendant de la calotte glaciaire – comme c’est le cas actuellement en Antarctique – créaient aux limites de la banquise un refroidissement intense – comme c’est le cas actuellement en mer du Labrador –, provoquant la formation d’eaux profondes et une circulation thermohaline faible, mais non nulle. L’apport massif d’eau douce qui stratifie l’océan affaiblit, voire met un terme à cette formation d’eaux profondes, et les températures atteignent leur niveau le plus bas. La sortie d’un événement de Heinrich conduit à une remontée importante de la température et fait passer des températures les plus froides aux plus chaudes observées dans la période glaciaire. Lorsque la calotte glaciaire s’est purgée de son excès de poids, les eaux froides et peu salées sont repoussées vers le nord, et la circulation océanique reprend : le « tapis roulant » se remet en marche, provoquant un réchauffement exceptionnel en période glaciaire. Réchauffement temporaire, cela dit, car nous sommes alors en configuration glaciaire du cycle de Milankovitch : la calotte glaciaire se reconstitue, et la circulation thermohaline reprend le rythme lent qui était le sien avant l’effondrement de la calotte, jusqu’à ce que, celle-ci atteignant à nouveau son niveau d’instabilité, un nouvel épisode de Heinrich démarre. L’amplitude du phénomène et les excursions loin au sud des « icebergs Heinrich » ont occulté un temps l’existence, entre les couches de Heinrich, d’autres traces de débris continentaux relâchés par des icebergs et mis en évidence dans des carottes prélevées en mer de Norvège. Ils sont en quantité beaucoup Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 129 plus faibles et répartis sur une aire beaucoup plus limitée. Ils correspondent, semble-t-il, aux oscillations D‑O. Des analyses minéralogiques ont montré qu’il y avait, en outre, une différence d’origine entre les deux types d’événement : les « Heinrich » ont manifestement leur origine dans le continent nord-américain, alors que les débris « D‑O » semblent venir d’Europe et accompagner des débâcles du glacier fennoscandien beaucoup plus modestes, mais aussi plus nombreuses, que celles de Heinrich – suggérant que celui-ci, beaucoup moins massif que la Laurentide, atteignait en contrepartie beaucoup plus rapidement son niveau d’instabilité. Avec aussi des conséquences climatiques de moindre amplitude. Les études en cours permettront de tester la validité de cette hypothèse. On n’a pas trouvé trace, dans les sédiments de l’Atlantique Nord, de débris continentaux correspondant au dryas récent. Il ne s’agit donc pas, cette fois, d’un apport d’eau douce originaire des glaciers continentaux. Les analyses isotopiques faites sur les squelettes de foraminifères vivant en surface au moment du dryas, et retrouvés dans les sédiments, témoignent de la présence d’une grande masse d’eau froide et peu salée sans aucune trace d’apport de glace continentale. Il s’agirait donc d’un apport, par des icebergs, d’eau de mer congelée dont on a trouvé la trace jusqu’au large du Portugal. L’origine en serait l’océan Arctique. Cette crue d’icebergs de l’Arctique peut trouver son explication dans la variation du niveau de la mer pendant la déglaciation, et la morphologie du bassin arctique. L’océan Arctique possède actuellement un très vaste plateau continental qui va de la mer de Barentz au détroit de Béring. Au cœur de la période glaciaire, le niveau des océans était inférieur de 120 m à ce qu’il est aujourd’hui, et une grande partie de ce plateau continental était exondé. La surface de l’océan Arctique était réduite de 10 %. La déglaciation a fait monter le niveau de la mer, et le début du dryas a correspondu au moment où elle a envahi la totalité du plateau continental arctique, offrant ainsi un espace supplémentaire pour la formation de glace. C’est aussi le moment où les océans Pacifique et Arctique se rejoignirent au détroit de Béring, qui était jusqu’alors exondé. Parallèlement, la fusion de la Laurentide a accru l’apport d’eau à l’océan Arctique via le fleuve Mackenzie. L’Arctique s’est alors trouvé en état de surproduction de glace, glace qui a été exportée dans l’Atlantique, où elle a fondu, conduisant encore à Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 130 Le Gulf Stream et les climats de la Terre un apport d’eau douce, à une augmentation de la stratification et à un ralentissement de la circulation thermohaline, enfin à un refroidissement drastique de l’Atlantique Nord. C’est, à une échelle beaucoup plus importante, un phénomène analogue aux « GSA » associées aux fluctuations de la NAO et aux variations de la dynamique des glaces dans l’Arctique. On peut dire que le dryas récent a vraisemblablement été une super GSA. Les circulations profondes du passé L’histoire du passé qui vient d’être sommairement retracée repose sur trois paramètres : la température et la salinité de surface, qui déterminent les densités de surface et la stratification, d’une part, et la circulation profonde, qui est une conséquence des deux premiers, d’autre part. On a dit plusieurs fois que la clé de la reconstitution de ces paramètres se trouvait dans les sédiments. Plus précisément, elle se trouve dans les squelettes calcaires de foraminifères (protozoaires) que l’on trouve dans les couches sédimentaires : dans leur abondance et la composition isotopique du carbone et de l’oxygène constituants de leur squelette calcaire. Les foraminifères planctoniques qui vivent en pleine eau, près de la surface, enregistrent la température de l’eau dans laquelle ils vivent. Pour fabriquer leur coquille, ils prélèvent dans l’eau du calcium et du carbonate qui contient de l’oxygène sous deux formes isotopiques de masses atomiques différentes, la forme 16 et la forme 18. Les foraminifères prélèvent ces deux formes dans des rapports variables dépendant de la température : plus la température est basse et plus leur coquille est riche en oxygène 18. En mesurant le rapport O16/O18 des coquilles sédimentaires de foraminifères, on a une évaluation de la température de la mer à l’époque où ils vivaient. Mais ce rapport dépend aussi de la composition isotopique de l’eau de mer dans laquelle ils évoluaient. La teneur en O18 des glaciers continentaux est beaucoup plus faible que celle de l’eau de mer ; une arrivée massive d’eau douce due à la fonte des glaciers doit donc se traduire par une baisse brutale de la teneur en O18 de la mer et des foraminifères là où elle se produit. Si on ajoute à cela que ces invasions d’eaux douces sont défavorables à la survie des foraminifères, on comprend que l’on puisse ainsi évaluer la température de surface de l’océan, l’importance des invasions d’eau douce et leur origine (glace de terre ou glace de Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 131 mer). C’est ainsi que l’on a pu déterminer l’origine océanique des icebergs du dryas récent. C’est un petit peu plus compliqué pour la circulation profonde, car il faut trouver des paramètres qui rendent compte des mouvements et pas seulement d’un état à un instant donné. On mesure en fait l’« âge » de l’eau à travers sa teneur en gaz carbonique, qui évolue au cours du temps. À leur point de départ en surface, les futures eaux profondes en contact avec l’atmosphère sont saturées en oxygène et gaz carbonique. À leur mort, les organismes marins qui vivent en surface tombent vers les profondeurs, où la matière organique qu’ils contiennent se reminéralise – processus qui brûle de l’oxygène et produit du gaz carbonique. Au cours de leur progression, les eaux profondes s’appauvrissent donc en oxygène et s’enrichissent en gaz carbonique. En un point donné de leur parcours, les eaux profondes de l’Atlantique Nord qui s’écoulent vers le sud sont d’autant plus vieilles qu’elles sont riches en gaz carbonique. L’âge ainsi déterminé mesure la vitesse d’écoulement, puisqu’il mesure le temps qui s’est écoulé entre le moment où l’eau a quitté la surface et celui où elle est arrivée au point considéré. La production primaire à l’origine de la vie dans les couches de surface de l’océan y prélève le gaz carbonique dont elle a besoin pour la photosynthèse. Cette opération se fait avec fractionnement isotopique, c’est-à-dire que la matière organique synthétisée est plus pauvre en carbone 13 que le gaz carbonique dissous dans l’océan. La reminéralisation de la matière organique conserve ce rapport isotopique affaibli en C13, si bien que, plus l’eau profonde vieillit, plus elle s’appauvrit en C13. Il existe une espèce benthique de foraminifères, c’est-à-dire vivant sur le fond dans les eaux profondes, dont la coquille conserve en se formant le rapport isotopique de l’eau de mer ; ils enregistrent donc l’âge de l’eau profonde où ils vivent. Leur récupération dans les couches sédimentaires permet d’évaluer et de comparer les flux d’eau profonde aux diverses époques climatiques. C’est ainsi que fut réalisée la reconstitution de la circulation profonde au dernier glaciaire, objectif atteint du programme CLIMAP, qui a conclu à une diminution d’un tiers de la circulation thermohaline (figure 25). Les enregistrements de haute précision du C13 dans les foraminifères benthiques de forages récents, au débouché des eaux profondes de l’Atlantique Nord qui se forment dans les mers Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 132 Le Gulf Stream et les climats de la Terre GIN, ont bien mis en évidence des diminutions très importantes de C13 associées aux événements de Heinrich. Cela correspond à une remontée jusqu’à 62°N d’eaux originaires du sud, signe du ralentissement, voire de l’arrêt, de la formation des eaux profondes à ces époques dans les mers GIN. Tous les événements de Heinrich ont une signature à peu près équivalente. La situation est moins claire pour les oscillations D‑O intermédiaires. Il est incontestable que la phase froide de ces oscillations correspond aussi à une diminution du flux des eaux profondes de l’Atlantique Nord. Cette diminution est moins marquée que pour les événements de Heinrich, et c’est normal : la température du Groenland est plus froide lors des phases froides Heinrich que lors des phases froides D‑O. Mais elle présente une plus grande variabilité d’une oscillation à l’autre, alors que les variations de température constatées d’un événement D‑O à un autre sont du même ordre de grandeur. Comme si une même signature climatique au Groenland correspondait à des variations différentes de la circulation thermohaline. Compte tenu de la complexité du système climatique, le contraire eût été surprenant. Ainsi va l’exploration scientifique des systèmes complexes comme la machine climatique, qui ne se prête pas à la méthode expérimentale : on cherche d’abord dans les séries d’observation des constances, des répétitivités dans l’évolution du système, pour avoir des repères et baliser les principaux processus en jeu – et éventuellement construire des relations qui en rendent compte. À partir de ce schéma préliminaire globalement satisfaisant, on découvre inéluctablement des « anomalies » qui le mettent en cause : traces de la variabilité à diverses échelles de temps du phénomène, résultats de la dynamique interne du système ou de l’effet de processus non pris en compte initialement. Par exemple : découverte des grandes oscillations climatiques glaciaire/interglaciaire avec une périodicité d’environ cent mille ans ; recherche d’un phénomène périodique extérieur pour en rendre compte : le cycle astronomique de Milankovitch. On eût aimé en rester là et disposer ainsi d’une relation entre les variations de la répartition de l’insolation sur terre déduites de ce cycle et le climat qu’il y fait à un moment donné. La variabilité du système à toutes les échelles de temps qui interfèrent entre elles, d’El Niño aux oscillations glaciaire/interglaciaire, en passant par la NAO, les oscillations D‑O et Heinrich, etc., rendent cet Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 133 espoir définitivement illusoire. Il n’y a pas, et il n’y aura jamais, de descripteur simple de l’état du système climatique qui permettrait d’en prévoir l’évolution. Nous sommes condamnés à simuler l’évolution du climat à l’aide de modèles numériques dont la complexité croissante est fonction de celle du système dont on veut rendre compte. C’est pourquoi il n’y a rien de surprenant à ce que, après avoir établi la relation qu’il y a entre les variations climatiques et celles de la circulation thermohaline, on découvre maintenant qu’il n’y a pas de relation simple entre, par exemple, les variations de la température au Groenland et l’intensité de la formation des eaux profondes du Nord-Atlantique. Cela n’enlève rien à l’importance du phénomène, mais oblige à la prudence en ce qui concerne l’utilisation simpliste que l’on peut faire d’observations d’un phénomène déterminé à un moment donné pour prévoir le climat qu’il fera dans les décennies à venir. Il n’y a pas d’alternative aux modèles pour simuler les climats de l’avenir et, corollaire, il n’y a pas de modèles qui vaillent sans les observations appropriées. Ce que l’on attend essentiellement de la restitution la plus fine des climats du passé, c’est justement de vérifier la validité des modèles et l’adéquation des observations qui les alimentent. Lorsqu’on dispose d’une série détaillée comme celle que nous avons sur le dernier glaciaire, il est possible de faire tourner un modèle à partir d’un instant initial choisi et de voir si ses prévisions sont en conformité avec ce qui s’est effectivement passé par la suite. Le Gulf Stream ne s’est pas arrêté L’histoire précédente a bien montré le lien qu’il y a entre circulation thermohaline et variation climatique, non seulement au cours du dernier glaciaire, mais encore maintenant, en plein interglaciaire, aux échelles de temps beaucoup plus courtes de la NAO et des grandes anomalies de salinité. Est apparue aussi la prépondérance des échanges d’eaux douces entre océan et cryo­ sphère (glaciers continentaux et glaces de mer), et des échanges entre l’océan Arctique et l’Atlantique Nord. Il n’a pas été du tout question de Gulf Stream dans cette saga, comme s’il n’y était pour rien. Et pourtant, loin des publications scientifiques sur le sujet, il n’est question que de lui dans les médias, avec cette interrogation récurrente et alléchante reprise dans la presse : et Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 134 Le Gulf Stream et les climats de la Terre si le Gulf Stream s’arrêtait ? Comme s’il était le maître absolu du jeu climatique. L’analyse des situations passées étant notre seule source « expérimentale » d’informations sur les modes de fonctionnement et de variation du système climatique, il faut d’abord s’interroger sur ce que fut le Gulf Stream lors du dernier glaciaire : s’est-il effectivement arrêté ? Il n’est pas facile de reconstituer ce qu’étaient les courants dans le passé : même si les foraminifères enregistrent des informations sur les températures et salinités du milieu dans lequel ils ont vécu, celles-ci sont insuffisantes pour reconstituer des champs de vitesse. Cela devient pourtant possible lorsque le courant est précisément délimité, comme le Gulf Stream dans sa version courant de Floride, bien canalisé dans le chenal qui sépare les Bahamas de la Floride. Si l’on peut reconstituer sur chacun des bords à diverses profondeurs ce qu’étaient la température et la salinité – et donc les densités –, on peut déterminer les différences de pression hydrostatique et la pente des isopycnes entre les deux rives du courant, d’où l’on déduit, à partir de l’hypothèse géostrophique, la vitesse du courant. On a utilisé pour cela le rapport isotopique O16/O18 de coquilles de foraminifères pélagiques (pour les conditions de surface) et benthiques (pour les conditions à différentes profondeurs), qui dépend à la fois de la température et de la salinité de l’eau. Connaissant le champ de densité actuel et le flux du courant correspondant, il est possible, par comparaison, de déduire le flux du courant à l’époque glaciaire, puisqu’il existe une relation quasi linéaire entre les deux. Conclusion : le Gulf Stream continue bel et bien d’exister en période glaciaire, mais le transport moyen du courant de Floride, qui est actuellement de 31 Sv avec des fluctuations de l’ordre de 4-5 Sv, se situe alors entre 14 et 21 Sv. Ce résultat n’est pas très étonnant si l’on se souvient que, contrairement à ce que pensait Arago, le moteur du Gulf Stream est l’énergie mécanique transmise par le vent et aucunement la circulation thermohaline, qui n’est qu’une conséquence de l’action du vent sur l’océan. Pour savoir si le Gulf Stream a des raisons de s’arrêter, il faut s’interroger sur la variation des mécanismes qui en sont la cause plutôt que sur les phénomènes qui en sont la conséquence. Et il n’y a aucune raison de penser que la circulation atmosphérique anticyclonique générant le Gulf Stream ait disparu en période glaciaire. On l’a dit, la variation globale de l’énergie Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 135 solaire reçue par la Terre au cours d’un cycle de Milankovitch est très faible, et sa variation en fonction de la latitude au cours du cycle est minimale à l’équateur, dont la position sur terre, elle, ne varie pas. L’océan intertropical reste donc la chaudière de la machine thermique qu’est l’atmosphère, et la cellule de Hadley qui en découle n’a aucune raison de disparaître, pas plus que les circulations anticycloniques atmosphériques et océaniques qui en sont les conséquences. Pour faire disparaître le Gulf Stream, il faudrait des modifications des paramètres de l’orbite terrestre autrement importantes que celles du cycle de Milankovitch. On peut même penser – mais on ne dispose pas d’observations pour le confirmer – que la circulation anticyclonique subtropicale atmosphérique était intensifiée en période glaciaire, puisque les gradients thermiques horizontaux de l’équateur vers les régions polaires étaient beaucoup plus forts qu’ils ne le sont maintenant en période interglaciaire. Ce qui donnerait plus de sens à la diminution constatée de l’intensité du Gulf Stream. La comparaison avec l’océan Pacifique est ici encore utile : il n’y a pas dans cet océan de convection ni de formation d’eaux profondes, pas d’overturning ni de circulation thermohaline ; et pourtant, imperturbable, le Kuroshio existe. Simplement, son débit est plus faible que celui du Gulf Stream qui, lui, bénéficie de la pompe thermohaline. L’océan Pacifique est une image de ce que deviendrait la circulation de l’Atlantique Nord si cette pompe venait à s’arrêter. Ce qui change, en revanche, en période glaciaire, ce sont les transports de chaleur vers le nord par l’océan et l’atmosphère, elle-même alimentée par l’océan. Les circulations anticycloniques couplées de l’atmosphère et de l’océan avaient alors une moins grande extension vers le nord, et le Gulf Stream North Wall (GSNW) évoqué précédemment se situait alors beaucoup plus au sud qu’actuellement. Cela est une conséquence directe de l’affaiblissement de la circulation thermohaline, qui « aspire » actuellement en surface un flux d’à peu près 15 Sv à porter au crédit du Gulf Stream. On peut difficilement s’empêcher de relier ces 15 Sv à la différence constatée des flux du courant de Floride entre aujourd’hui (31 Sv) et le dernier glaciaire (de l’ordre de 17 Sv). Le Gulf Stream est effectivement amputé, en période glaciaire, des 15 Sv de la circulation thermohaline induite par la formation des eaux profondes de l’Atlantique Nord en mers Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 136 Le Gulf Stream et les climats de la Terre GIN. Pas seulement le Gulf Stream, d’ailleurs : c’est tout le « tapis roulant » qui est ralenti en conséquence. Cela n’est pas contradictoire avec le maintien d’une circulation thermohaline en période glaciaire, puisque, s’il n’y a plus alors de formation d’eaux profondes en mers GIN, il existe d’autres sources de formation d’eaux profondes indépendantes des apports d’eaux salées par le Gulf Stream et son extension – comme c’est encore le cas en mer du Labrador. Le moteur des variations de la circulation thermohaline et du climat qui leur sont associées n’est décidément pas le Gulf Stream, mais bien la dynamique des transferts d’eau douce entre cryosphère et océan dans l’Arctique, et les échanges qui en découlent avec l’Atlantique Nord. Il faut définitivement oublier l’idée, héritée de Maury et Arago, selon laquelle Gulf Stream = circulation thermohaline. Le Gulf Stream ne s’arrête pas, et ses variations sont la conséquence et non la cause des variations de la circulation thermohaline. L’avenir de la circulation thermohaline La conclusion précédente pourrait en toute logique mettre un terme à cet ouvrage sur le Gulf Stream stricto sensu, puisque, en extrapolant, on peut sans doute avancer que, pas plus qu’il ne l’a été jadis, il ne sera dans l’avenir le moteur de l’évolution climatique à long terme, dont il subira néanmoins les conséquences. Comme dans le passé, le problème qui se pose actuellement à nous consiste à estimer les évolutions probables de la circulation thermohaline, qui contrôle les flux de chaleur vers les hautes latitudes dans l’Atlantique Nord et dont le Gulf Stream est un outil. La question n’est pas, il faut le répéter : le Gulf Stream va-t-il s’arrêter ? Mais les modifications climatiques à venir vont-elles provoquer un ralentissement ou un arrêt de la circulation thermohaline qui se traduirait, en dépit d’un réchauffement global, par un refroidissement drastique des hautes latitudes de l’hémisphère Nord ? Le problème est pris très au sérieux, et Robert B. Gagosian, président de la Woods Hole Oceanographic Institution (WHOI) – créée quasiment pour l’étude du Gulf Stream, qui est toujours resté pour elle un terrain extrêmement fécond d’investigation –, a produit un rapport sur le sujet pour le Forum économique mondial de Davos en 2003, sous le titre : Abrupt Climate Change : Should We Be Worried ? Il attire l’attention sur la possiLe Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 137 bilité, voire la probabilité, de changements climatiques brutaux similaires à ceux qu’il y eut manifestement dans le passé : le dryas récent, durant lequel la température de l’Atlantique Nord a chuté de 4-5 °C en quelques dizaines d’années, en est un exemple pas si lointain, et la rapidité des fluctuations du dernier glaciaire vont également dans ce sens. Selon ce rapport, dans les conditions actuelles, la fermeture du « tapis roulant » pourrait équivaloir à une chute rapide des températures de 3 à 5 °C sur l’Atlantique Nord. Le climat n’évolue pas de manière sereine et progressive, mais par à-coups suggérant qu’il existe, dans certains processus particulièrement sensibles de la dynamique du climat, des seuils à partir desquels le système peut basculer d’un état à un autre. La formation des eaux profondes de l’Atlantique Nord en est un. Que va-t-il en advenir face à la perturbation apportée par un nouvel acteur interne au système, tenu jusqu’à présent pour quantité négligeable : l’homme ? Sur cette éventualité d’un changement abrupt du climat, un rapport du secrétariat à la Défense des États-Unis, en octobre 2003, a construit le « scénario du pire », en partant volontairement des hypothèses les plus défavorables, pour analyser ce que pourraient être les impacts de tels changements sur l’économie, les ressources naturelles, les conflits potentiels et leurs conséquences pour la sécurité des États-Unis. Le scénario ouvre sur une accélération du réchauffement global en cours du fait de l’accroissement des gaz à effet de serre, laquelle entraîne un effondrement de la circulation thermohaline à partir de 2010, amenant en période de réchauffement, comme au dryas, une chute brutale de la température moyenne annuelle de 3 °C environ sur l’Asie, l’Amérique du Nord et l’Europe, et des augmentations supérieures à 2 °C sur l’Australie, le reste de l’Amérique et l’Afrique du Sud – le tout agrémenté de tempêtes, inondations, sécheresses provoquant des conflits armés sur toute la Terre et des déplacements massifs de population. Comme le disent les auteurs de ce rapport, il s’agit d’« imaginer l’impensable » à partir d’un scénario extrême qui n’est pas le plus probable, mais qu’ils estiment plausible. Oublions les extrapolations géopolitiques et géostratégiques, parfaitement spéculatives, pour ne retenir que l’interrogation : un tel scénario climatique est-il vraiment possible ? Y a-t-il un seuil à partir duquel le « tapis roulant » pourrait s’arrêter ? R. B. Gagosian répond, à juste titre, que nous n’en savons rien. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 138 Le Gulf Stream et les climats de la Terre Et la difficulté est double. Les modèles numériques climatiques fonctionnent le plus souvent sur un mode d’évolution continue, ils peuvent effectivement annoncer un affaiblissement progressif conduisant à un arrêt complet de la circulation thermohaline, mais ils ne sont pas capables de définir un hypothétique seuil – par exemple la valeur de la salinité dans l’Atlantique Nord à partir de laquelle le système climatique va basculer. Et, là encore, nous sommes dépourvus d’expérience, puisque c’est la première fois dans l’histoire connue du climat que le problème de l’extinction de la circulation thermohaline se pose au cours d’un optimum climatique pour cause non pas de refroidissement comme dans le passé, mais de réchauffement supplémentaire. Non content d’attirer l’attention sur la brutalité et l’éventuelle imminence d’un tel phénomène, le rapport du Pentagone insiste en conclusion sur les recherches à mener concernant les variations climatiques et leurs conséquences, sur les mesures adaptatives à adopter et sur les moyens de contrôler techniquement le climat… en ajoutant, par exemple, des gaz (hydrofluorocarbones) pour lutter contre le refroidissement – autrement dit, ajouter des gaz à effet de serre… pour lutter contre l’effet des gaz à effet de serre ! Ce que sousentend en fait ce rapport, c’est que les jeux sont déjà faits, et qu’il est trop tard pour chercher à limiter les dégâts en réduisant les émissions de gaz à effet de serre ; mieux vaudrait donc dès maintenant se soucier des mesures à prendre pour s’adapter. Espérons qu’il n’en est pas ainsi, et que nous pouvons encore faire que ce scénario « peu probable » devienne un scénario impossible. La menace : l’accroissement des gaz à effet de serre dans l’atmosphère Que l’atmosphère contienne des gaz à effet de serre n’est pas une nouveauté, et c’est une bénédiction : si elle en était dépourvue, la température moyenne de la surface de la Terre ne serait que de – 18 °C. Le principal d’entre eux, et de loin, c’est l’eau. D’autres sont présents en quantité beaucoup plus faible, comme le gaz carbonique, le méthane, l’ozone, l’oxyde d’azote, etc. Les forages dans les calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique, qui ont permis de reconstituer l’évolution des températures de la Terre sur les huit cent mille dernières années, ont également révélé l’évolution parallèle des teneurs en gaz à effet de serre comme le gaz carbonique et le méthane, en analysant les bulles Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 139 d’air enfermées dans la glace au moment où elle se formait (figure 24). La concentration de ces gaz a suivi de près les alternances glaciaire/interglaciaire et, au sein des périodes glaciaires, les grandes oscillations climatiques comme celles de Heinrich. Aux périodes chaudes correspondent des teneurs élevées en gaz carbonique et en méthane, et réciproquement. Le contraire eût été très ennuyeux pour la logique scientifique. Il est à peu près établi maintenant que les variations de température précèdent celles des gaz à effet de serre, qui amplifient ensuite le signal thermique. Aux périodes les plus froides, la concentration de CO2 descend à 180 ppm, et, aux optima climatiques, elle augmente, mais ne dépasse pas 300 ppm. Le problème est que, maintenant, l’homme, par ses diverses activités industrielles et agricoles et sa consommation croissante d’énergie fossile, ne cesse d’injecter des gaz à effet de serre dans le système climatique, provoquant ainsi une perturbation sans précédent dans l’histoire du climat, tant par ses causes que par son amplitude. La concentration actuelle de gaz carbonique dans l’atmosphère a dépassé 370 ppm, loin audessus des valeurs maximales atteintes au cours des huit cent mille années écoulées. Nous sommes sortis de l’épure et entrons dans l’inconnu : nous n’avons pas de référence historique par rapport à laquelle nous pourrions nous situer. Si elle nous permet d’analyser les processus climatiques et de valider les modèles de prévision, l’histoire reconstituée ne nous est donc pas d’un grand secours pour essayer de prévoir, de manière empirique basée sur l’« expérience » acquise au cours de cette histoire, comment évoluera le climat, car la perturbation introduite ici est de nature radicalement nouvelle. Les prévisions et les incertitudes du GIEC L’impact que peut avoir l’accroissement des gaz à effet de serre sur le climat lance un double défi. Défi politique et économique qu’illustre la difficulté à s’entendre internationalement sur la mise en œuvre du protocole de Kyoto (1997), visant à réduire, à l’horizon 2008-2012, la production de gaz à effet de serre de 5,2 % par rapport au niveau de 1990. Protocole pourtant élaboré dans le cadre d’une Convention cadre sur le changement climatique signée par cent cinquante États dans la foulée du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro, en 1992. Défi scientifique aussi, pour proposer des scénarios fiables d’évolution du climat pour le prochain siècle. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 140 Le Gulf Stream et les climats de la Terre En 1988, l’Organisation météorologique mondiale (OMM) et le Programme des Nations Unies pour l’environnement créèrent le GIEC (Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat), chargé d’évaluer l’information scientifique disponible et de donner des avis sur les impacts et les mesures de prévention et d’adaptation envisageables. Le GIEC a publié son troisième rapport en 2001. Il a formulé plusieurs scénarios d’évolution d’émission de gaz à effet de serre, construits à partir d’hypothèses sur les développements économiques, démographiques et technologiques dans le monde. Ces scénarios ont été utilisés pour « forcer » les modèles de simulation de l’évolution du climat sur les cent prochaines années. Sur la base des scénarios et de la dizaine de modèles disponibles, l’augmentation de la température moyenne se situerait entre 1,4 et 5,8 °C, la largeur de la fourchette tenant plus à la variabilité des scénarios d’émission qu’à celle des modèles eux-mêmes. L’augmentation du niveau de la mer se situerait entre 11 et 77 cm, conséquence de la « dilatation » résultant de ­l’augmentation de la température de la mer (entre 11 et 43 cm) et de la fonte des glaciers (entre 1 et 23 cm). L’augmentation des températures ne serait pas homogène à la surface de la Terre : elle serait, par exemple, beaucoup plus importante aux hautes latitudes que dans les régions intertropicales. La méthode expérimentale par modèle interposé souffre, pour convaincre, d’un handicap par rapport aux expériences de physique et chimie classiques faites en laboratoire : la vérification expérimentale, seule capable de lever l’incertitude, est renvoyée à l’horizon de l’échéance de la prévision. C’est particulièrement critique pour les scénarios à long terme du GIEC : on ne peut évidemment pas attendre la vérification expérimentale de la validité des prévisions faites à l’horizon de quelques dizaines d’années pour agir dans le cas du réchauffement global. Cela alimente évidemment les scepticismes, et il n’est pas rare de voir des scientifiques en mal de renommée médiatique oublier la complexité du système climatique pour nier la relation entre les augmentations actuelles de température et de CO2 dans l’atmosphère, en ne retenant, par exemple, qu’un seul paramètre mal connu (l’évolution de la nébulosité, entre autres) et en lui attribuant le déterminisme quasi exclusif de l’évolution du climat. Pour valider les modèles, on dispose néanmoins des données paléoclimatiques qui remonLe Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 141 tent de manière de plus en plus précise et de plus en plus loin dans le temps : on applique le modèle à un instant donné dans le passé, et l’on analyse l’exactitude avec laquelle il rend compte de son évolution ultérieure. De cette analyse, on tire des enseignements permettant d’améliorer la formulation du modèle. Le GIEC ne s’est pas simplement soucié de faire des projections à cent ans ; il s’est aussi préoccupé des modifications qui pourraient intervenir dans la variabilité climatique aux autres échelles de temps : El Niño, NAO, circulation thermohaline. Les oscillations de la NAO, on l’a vu, ont un impact sur l’océan : sur la température de surface, la circulation anticyclonique subtropicale et le Gulf Stream, et vraisemblablement aussi sur la circulation thermohaline. En revanche, les mécanismes par lesquels l’océan, en retour, exerce une influence sur la NAO ne sont pas bien établis. Aussi ne sont-ils pris en compte que de manière incertaine, et il n’émerge pas des modèles couplés océan/atmosphère de consensus sur la prédiction des changements pouvant intervenir dans la variabilité du climat associée aux fluctuations de la NAO. On pressent cependant que les variations récentes de la NAO et sa tendance à des valeurs fortement positives depuis le milieu des années 1970 ont un lien avec l’accroissement de la température, continu depuis la fin des années 1970 après le léger refroidissement des années 1950-1960 – qui n’est sans doute pas étranger à la phase froide de la NAO à la même époque. On peut s’attendre à ce que cette tendance se confirme, contribuant à amplifier la circulation anticyclonique subtropicale, le flux de chaleur vers le nord et l’augmentation des températures dans l’Atlantique Nord… À moins que le ralentissement de la circulation thermohaline, sans nécessairement prendre des proportions catastrophiques, ne vienne y mettre un frein. Prudemment, le GIEC (IPCC) conclut en ces termes ses Projections de changement du climat futur concernant la variabilité décennale et pluridécennale : « En résumé, les modèles couplés ne font pas encore apparaître une représentation cohérente de leur capacité à reproduire les tendances des régimes climatiques telles que celles, à la hausse, de l’indice de NAO récemment observée. De plus, si plusieurs modèles montrent un accroissemnt de l’indice NAO avec l’augmentation des gaz à effet de serres, ce n’est pas le cas de tous les modèles, et l’amplitude et les caractères des changements varient de l’un à l’autre. » Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 142 Le Gulf Stream et les climats de la Terre Quelles perspectives, justement, le GIEC ouvre-t-il à la circulation thermohaline, objet de toutes les attentions ? La partie qui se joue dans la formation des eaux profondes de l’Atlantique des mers GIN, plus gros contributeur de la circulation thermohaline, est un équilibre subtil entre les différents acteurs. Aux latitudes élevées, l’océan perd de la chaleur et gagne de l’eau douce par précipitation et apports des fleuves, deux phénomènes qui font varier la densité de l’eau de mer en sens contraire. Cela est compensé par l’apport symétrique d’eaux chaudes et salées venant du sud via le Gulf Stream et ses extensions. La formation de glace de mer joue également sa partition. Par exemple, une diminution de la circulation thermohaline, et donc du transport de chaleur vers le nord, conduit à la formation de davantage de glace, ce qui va augmenter la densité de l’eau, faciliter la convection et, par voie de conséquence, favoriser l’accroissement de la circulation thermohaline. Oui, mais il peut alors y avoir exportation de l’excès de glace loin des zones de formation, ce qui correspond à un apport d’eau douce défavorable à la formation d’eaux profondes, et donc à la circulation thermohaline. L’évolution de la circulation thermohaline dépend du poids relatif de tous ces processus d’action/réaction, qui peuvent être modifiés par le réchauffement global. Les augmentations prévues des températures de surface de la mer et de l’atmosphère en elles-mêmes ont un impact direct sur la densité de l’eau de mer, la diminution de la formation des glaces de mer et, éventuellement, la fonte des glaciers (Groenland et l’ouest de l’Antarctique, notamment). Les scénarios du GIEC indiquent aussi une augmentation des précipitations autour de l’Arctique et un plus grand apport d’eaux douces par les fleuves d’Amérique du Nord et d’Asie. Tous ces éléments font converger les modèles utilisés par le GIEC, sauf un, vers une diminution de la circulation thermohaline de 10 à 50 % d’ici 2100. Si des simulations faites avec certains modèles prévoient effectivement un arrêt complet de la circulation thermohaline pour une augmentation globale de la température de 3,7 à 7,4 °C, aucune des simulations issues des modèles couplés océan/atmosphère du GIEC ne débouche sur une telle éventualité d’ici 2100. À cet horizon, toutes indiquent une augmentation continue de la température en Europe, même celles qui annoncent la plus forte réduction de la circulation thermohaline. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 143 Un tel événement peut surgir ultérieurement, mais il n’est pas exclu qu’il intervienne avant ; le GIEC, conscient de l’incertitude liée aux effets de seuil qui ne sont pas bien pris en compte dans les modèles, ne l’exclut pas : « Bien qu’aucune des projections faites avec les modèles couplés ne montre un arrêt total de la circulation thermohaline dans les cent prochaines années, on ne peut exclure la possibilité de phénomènes de seuil à l’intérieur de la fourchette des changements climatiques projetés. De plus, puisque la variablité naturelle du système climatique n’est pas complètement prédictible, il y a nécessairement des limitations inhérentes au système climatique lui-même à la prédiction des seuils et phases de transition. » Autrement dit, événement peu probable mais pas impossible, ce qui renvoie aux rapports de R. B. Gagosian et du Pentagone. Les observations récentes C’est de la température de l’air que l’on tire la quasi-certitude de l’impact sur le climat de l’augmentation des gaz à effet de serre. On dispose, depuis 1860, de mesures fiables et continues de la température, montrant un accroissement très rapide de celle-ci (0,8 °C) depuis que la teneur en gaz carbonique dans l’atmosphère a commencé à augmenter significativement, pour atteindre son taux actuel de 1 % par an (figure 26). C’est une période de temps suffisamment longue pour que l’on puisse éliminer, parmi les causes possibles d’un tel accroissement, les phénomènes se situant à des échelles décennales ou pluridécennales comme la NAO, et l’on ne trouve, dans le passé récent ou lointain (le précédent interglaciaire d’il y a cent vingt mille ans, par exemple), rien d’équivalent qui pourrait l’expliquer par des phénomènes naturels. De plus, les modèles climatiques qui rendent le mieux compte de l’évolution des températures depuis 1860, y compris le léger refroidissement observé dans les années 1950-1960, sont ceux qui intègrent la production de gaz carbonique anthropogénique. Les mêmes modèles, forcés par la seule dynamique naturelle du climat, ne font apparaître aucune augmentation significative de la température entre 1960 et 2000, alors que c’est pendant cette période qu’elle a été la plus forte. Cela donne évidemment confiance, car, si ces modèles fonctionnent bien sur le siècle passé, pourquoi ne fonctionneraient-ils pas pour le siècle suivant, alors que la perturbation, même si elle s’amplifie, reste de même Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 144 Le Gulf Stream et les climats de la Terre nature ? À moins qu’elle ne nous fasse franchir l’éventuel seuil qui nous ferait basculer vers une fermeture complète du « tapis roulant ». Il est beaucoup moins aisé de détecter des signaux significatifs équivalents du changement global dans l’océan, faute de disposer des observations et mesures adéquates. La connaissance de la variabilité océanique n’est pas très ancienne : les moyens traditionnels d’observation à partir de navires de recherche, qui ne permettaient que des mesures très limitées géographiquement et dans le temps, la rendaient inaccessible. C’est en fait la question même du climat qui a imposé la nécessité d’une observation systématique des océans, et c’est le Programme mondial de recherche sur le climat lancé en 1980 – il y a seulement vingtcinq ans – qui a mis en place les premiers réseaux d’observations systématiques de l’océan. C’est avec le programme WOCE (World Ocean Circulation Experiment), entre 1990 et 2002, qu’a été réalisée la première description de la circulation océanique de la totalité de l’océan, de la surface au fond, du nord au sud et de l’échelle des tourbillons à celle des grands gyres océaniques. Il est difficile, dans ces conditions, d’effectuer, comme on le peut pour l’atmosphère, des analyses de la variabilité de la circulation océanique aux différentes échelles de temps – et notamment celle de la circulation thermohaline, qui s’inscrit dans le temps long. Il est d’ailleurs significatif que, dans le rapport du GIEC, au chapitre « Observed Climate Variability and Change », qui analyse tous les indices du changement global dans le système climatique, on se contente, pour l’océan, d’évoquer les oscillations ENSO et NAO, sans un mot pour les observations de variation de la circulation thermohaline. Rien d’étonnant à cela : c’était le constat d’ignorance des experts. Compte tenu de ce manque d’observations océaniques sur le long terme, nous sommes, objectivement, incapables de dire si les mesures et observations récentes sont le signe d’une évolution de la circulation thermohaline en relation avec le réchauffement global et l’augmentation des gaz à effet de serre. On ne peut pas, en particulier, faire la part des choses entre les évolutions décennales liées à la NAO, par exemple, et les évolutions à plus long terme. Les séries de mesures sont très insuffisantes, et, on l’a vu, le degré de couplage entre océan et atmosphère à ces échelles de temps trop incertain pour que l’on puisse conclure. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 145 Les rapports de R. B. Gagosian et du Pentagone s’appuient sur deux publications, qui seraient la preuve du déclin en cours de la circulation thermohaline, pour sonner l’alarme et mettre en garde contre le scénario catastrophe d’une rupture brutale imminente de la circulation thermohaline. Il y a d’abord (Bob Dickson et al. 2003) l’observation de la diminution, depuis 1975 environ, de la salinité en mer du Labrador, au niveau des eaux profondes formées dans les mers GIN entre 2 000 et 3 300 m (figure 27). La mer du Labrador se situe sur le passage des eaux profondes venant des mers GIN à travers les seuils du détroit de Danemark, entre le Groenland et l’Islande, et du canal des Féroé, entre l’Islande et l’Écosse ; on peut interpréter cette baisse de salinité comme la signature d’une moindre convection en mers GIN, où c’est la forte salure des eaux de surface qui l’initie. Il y a donc vraisemblablement bien eu, sur les trente dernières années, une diminution de la circulation thermohaline. Mais on peut lire la même figure différemment, car ce qui saute aux yeux, c’est moins la diminution de la salinité depuis 1975 que l’existence d’un maximum entre 1960 et 1975. La salinité à 2 800 m de profondeur en 1950 avait la même valeur qu’en 1995. Si l’on se fie à la relation salinité/intensité de la circulation thermohaline à la base du raisonnement, on en conclut que celleci est passée par un maximum dans les années 1960 et donc que, auparavant, elle était comparable à ce qu’elle est maintenant ; ainsi, elle ne serait pas nécessairement le signe d’un changement climatique majeur. On constate d’ailleurs que cette alternance est en phase avec les variations de la NAO : le maximum de salinité correspond à la période d’anomalies négatives de la NAO des années 1960, et la diminution ultérieure de la salinité accompagne les fortes valeurs de NAO des années 1970-2000. Ce qui ne veut pas dire qu’il y ait relation de cause à effet, mais pose néanmoins un problème. On a en effet établi une corrélation positive assez logique entre le flux du Gulf Stream et la NAO, et l’on arrive à ce résultat paradoxal qu’à une intensification du Gulf Stream en période de forte NAO – et donc un plus grand transport de sel vers le nord – correspond une diminution de la circulation thermohaline caractérisée par une diminution de la salinité ! Cela suggère qu’il pourrait y avoir découplage, ou au moins déphasage, dans l’Atlantic Overturning Circulation, entre Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 146 Le Gulf Stream et les climats de la Terre la surface – le Gulf Stream et ses extensions – et la circulation profonde, contrairement à ce que l’on a dit précédemment. Rien ne s’oppose en fait à ce que, aux échelles de variation de la NAO, les deux composantes soient en opposition de phase sans que leur couplage sur le long terme (celui des événements D/O et Heinrich) soit remis en cause. C’est peut-être même un indice, voire la preuve, de l’existence d’un mécanisme de couplage entre l’océan et l’atmosphère contrôlant les fluctuations de la NAO. À un indice de NAO élevé correspond un accroissement des transports de chaleur et de sel par les courants vers le nord. Deux paramètres qui ont des effets opposés sur la densité de l’eau, et dont le bilan peut conduire effectivement à une diminution de la convection à partir d’un certain flux. À terme, le ralentissement de la circulation profonde rejaillira sur le courant de surface, la circulation anticyclonique, qui entraînera un affaiblissement de la NAO et un retour à une convection plus importante, etc. Autrement dit, il peut exister des fluctuations décennales de faible amplitude du Gulf Stream en opposition de phase avec celles de la circulation thermohaline, via la NAO, qui ne contredisent pas les variations de beaucoup plus grande ampleur correspondant aux événements Heinrich, D‑O et dryas récent. Cela est largement spéculatif, et il se peut très bien que les évolutions actuelles de la NAO soient déjà la conséquence du réchauffement global et que le réchauffement et les variations de salinité déjà enregistrées soient suffisants pour effectivement ralentir durablement le « tapis roulant ». Mais nous n’en savons rien. L’avenir le dira. On ne peut néanmoins tenir actuellement la diminution de la salinité en mer du Labrador pour une preuve de la réponse de la circulation thermohaline au réchauffement de la planète. Cet exemple illustre bien le terrible handicap que constitue le manque d’observations à long terme de l’océan pour pouvoir faire le tri entre les diverses échelles de variabilité. Il y a ensuite (Bogi Hansen et al. 2001) les résultats de mesures directes et les calculs du flux des eaux profondes à travers l’un des chenaux par où s’écoulent les eaux profondes formées en mers GIN : celui qui sépare les Féroé des Shetland, par où passe environ un tiers du flux total. Dans le cadre du programme WOCE, des mesures de courant ont été faites en continu en un point fixe, avec un courantomètre acoustique à effet Doppler mouillé sur le fond, de 1995 à 2000. Elles indiquent une dimiLe Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 147 nution du flux de 2 à 4 % pendant la période. Elles ont aussi permis d’étalonner le calcul des flux réalisé à partir d’observations hydrologiques effectuées régulièrement depuis 1948. Le principe du calcul est assez simple : le flux est une fonction de la différence de pression hydrostatique entre l’amont du seuil et le seuil lui-même, et l’on déduit les pressions des mesures de température et de salinité le long de la colonne d’eau. Il en résulte une diminution régulière du flux d’environ 20 % depuis 1950. Est-ce suffisant pour en conclure à une diminution globale du flux des eaux profondes de l’Atlantique Nord, alors que la moitié de ce flux passe par le détroit de Danemark, non pris en compte dans l’étude ? Sans doute pas, d’autant plus que le mode dominant des variations dans le détroit de Danemark estimées par la méthode géostrophique semble être les échelles décennales de la NAO, encore une fois avec un maximum dans les années 1975-1990, en phase avec les variations du Gulf Stream déduites des différences d’énergie potentielle entre les Bermudes et la mer du Labrador, et en contradiction avec l’analyse précédente faite à partir de la salinité en mer du Labrador. Certains modèles prévoient même que le maintien à un niveau élevé de la NAO devrait retarder l’affaiblissement de la circulation thermohaline. Ces résultats partiels et contradictoires renvoient encore au défaut des systèmes d’observation, sources de tous nos savoirs sur le système climatique, et encore une fois à notre impuissance à discriminer les échelles de variabilité de la circulation océanique en l’absence de séries suffisamment longues de mesures directes dans l’océan. Quoi qu’il advienne, la cellule de Hadley ne disparaîtra pas, non plus que le gyre anticyclonique qui lui est associé, et le Gulf Stream continuera à en être le courant de bord ouest. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 4 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord Les « biomes » de l’Atlantique On peut, sur terre, identifier facilement de grands ensembles écologiques, appelés « biomes », à partir de caractères climatiques et édaphiques, et un type dominant de végétation – par exemple : savane, forêt équatoriale, toundra. On peut aussi identifier dans l’océan des biomes à partir de la dynamique de la couche de surface, qui détermine les conditions de la productivité des écosystèmes marins. Le Gulf Stream apparaît comme un perturbateur de l’organisation des biomes océaniques de l’Atlantique Nord. Le courant de Floride Premier tronçon du Gulf Stream, le courant de Floride, entre la pointe de Floride et le cap Hatteras, est une extension vers le nord du biome tropical des alizés. Transportant des eaux chaudes et pauvres en nutriments, il révèle une production biologique propre faible. Néanmoins, collé à la pente continentale, il induit par sa dynamique, le long de cette pente, sur son bord gauche, une remontée des eaux profondes et un enrichissement en nutriments des eaux du plateau continental, qu’il borde et qu’il fertilise. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 150 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord La « province Gulf Stream » La « province Gulf Stream », au nord du cap Hatteras, est le domaine des tourbillons induits par l’instabilité du courant lui-même. Loin d’être une barrière, le Gulf Stream est un échangeur. Il fait passer les eaux chaudes et peu productives de la mer des Sargasses, au sud du courant, à la Slope Sea, au nord, entre le Gulf Stream et le plateau continental américain : ce sont les tourbillons chauds. Ces tourbillons, eux-mêmes peu productifs, sont, comme le courant de Floride, des agents de fertilisation le long de la pente continentale. Inversement, les tourbillons froids font passer les eaux froides et riches de la Slope Sea à la mer des Sargasses, qui s’en trouve enrichie. Les larves d’anguilles en sont bénéficiaires. La « province dérive Nord-Atlantique » La dynamique particulière du Gulf Stream ne joue plus dans son extension vers l’est par le courant Nord-Atlantique. On se trouve alors dans la situation normale du biome « vents d’ouest », où la dynamique de la couche de surface est déterminée par les variations saisonnières de l’insolation et des vents d’ouest dominants. La variabilité de l’écosystème marin est ici liée à celle de la NAO, qui contrôle le régime des vents d’ouest. Au niveau des ressources exploitées, cette variabilité naturelle est souvent masquée, désormais, par la surexploitation. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 151 Les « biomes » de l’Atlantique Heureux les écologistes terrestres qui, bien campés sur un plancher des vaches qui ne risque pas de se dérober, peuvent observer à loisir les écosystèmes, en faire une typologie, une géographie et relier leur fonctionnement aux paramètres climatiques (température, précipitations, ensoleillement) et édaphiques (propriétés du sol), à partir desquels ils peuvent même les modéliser. Il est aisé de reconnaître une toundra, une forêt équatoriale humide, une savane… autant de « biomes » tels que définis par Odum, en 1971, comme les plus grandes unités écologiques qu’il est pertinent de reconnaître. Facile aussi de leur assigner des frontières, les « écotones », zones de transition correspondant généralement à des variations rapides d’un paramètre physique – la diminution des précipitations, par exemple, lorsqu’on passe des forêts équatoriales aux régions de savane. En comparaison, l’océan paraît d’une bien triste monotonie. Le voyageur qui survole le Brésil se sent facilement une âme d’écologue en passant de la luxuriance de la forêt amazonienne à la sécheresse du Nordeste. S’il poursuit son voyage sur l’Atlantique jusqu’à l’Afrique, seuls le jeu des ombres des nuages et le miroitement du Soleil pourront lui donner l’illusion d’une diversité de paysages océaniques. Rien ne lui permet d’imaginer que l’océan qu’il survole est lui aussi siège d’une grande variété d’écosystèmes et que, peut-être, on peut aussi y définir des biomes. La grande difficulté des écosystèmes océaniques est que les végétaux qui y poussent, à l’exception des régions côtières, n’ont pas de racines. Les prairies océaniques sont faites de plancton végétal (phytoplancton) flottant au gré des courants. Si les écosystèmes terrestres enracinés sont statiques, les écosystèmes océaniques sont asservis à la dynamique du fluide au sein duquel ils se développent. Le monde vivant sur terre s’élabore par synthèse de matière organique à partir d’éléments minéraux. Cette synthèse n’est évidemment pas gratuite : il lui faut de l’énergie. Dans la majorité des cas, elle est fournie par la lumière du Soleil. Parfois, en l’absence de lumière, la vie trouve les ressources énergétiques nécessaires dans des réactions chimiques. C’est le cas, par exemple, dans les écosystèmes qui se sont formés au fond de l’océan autour des sources hydrothermales chaudes, en l’absence de toute source de lumière. Si l’on a de bonnes raisons de penser qu’à l’origine la vie s’est créée à partir de ces processus chimiosynthétiques, c’est Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 152 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord incontestablement la photosynthèse comme source de production primaire qui domine depuis quelques milliards d’années et qui, à partir du rayonnement solaire, assure le développement de la vie à terre comme en mer. Les ingrédients élémentaires de la fabrication de la matière organique sont assez simples : le gaz carbonique (CO2) et l’eau (H2O), qui par le canal de la chlorophylle, capable de fixer l’énergie lumineuse, se combinent, suivant l’équation simplifiée suivante, pour fournir la matière organique de base : CO2 + H2O + lumière = (CH2O) + O2. La matière vivante requiert aussi d’autres éléments : les sels nutritifs ou nutriments, sources d’azote, de phosphore, de silicium et de toute une palette d’éléments minéraux faisant qu’une région sera plus ou moins fertile. À terre, les défaillances de l’un ou l’autre de ces éléments peuvent être palliées par des apports extérieurs : irrigation, engrais – en y mettant les moyens, on sait même construire des terrains de golf dans des régions désertiques. Il est sans doute difficile, à propos de l’océan où l’eau ne manque pas, de parler de désert, mais, comme à terre, il existe de très grandes différences de fertilité d’une région à l’autre. C’est le phytoplancton, équivalent de l’herbe des prairies, qui est responsable en mer de la production primaire constituant le point de départ de la chaîne alimentaire marine, qui conduit aux poissons que l’on retrouve dans nos assiettes. Il s’agit d’algues monocellulaires microscopiques (quelques microns) dont l’abondance détermine la fertilité d’une région océanique. Dans l’océan, l’eau ne manque évidemment pas ; le gaz carbonique, source de carbone, non plus : il y est partout abondant. Le Soleil, source exclusive de lumière pour la production primaire, inonde la surface de la mer ; mais l’eau absorbe rapidement le rayonnement solaire, si bien que cette production est forcément limitée aux couches superficielles de l’océan : les sombres profondeurs de l’océan au-delà de la centaine de mètres sont peu propices au développement de la vie. Seules les oasis entourant les sources hydrothermales profondes, et qui font appel à d’autres sources d’énergie, échappent à cette contrainte. Reste, pour assurer la fertilité des océans, la disponibilité en nutriments. Or ceux-ci sont beaucoup plus importants en profondeur qu’en surface, et cela se comprend aisément. Le monde vivant est un système renouvelable qui se nourrit sans cesse de Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 153 sa propre mort : la décomposition de la matière organique morte rend au monde minéral les éléments que, vivante, elle lui avait empruntés : l’eau, le gaz carbonique, les nutriments, qui se retrouvent à nouveau disponibles pour une nouvelle incursion dans le monde vivant. Ainsi peut-on arriver à des écosystèmes proches de l’équilibre, où la vie et la mort sont quantitativement presque à égalité. Mais nul n’échappe à la pesanteur, et les organismes marins, privés à leur mort de leur capacité natatoire, sont inexorablement entraînés vers le fond, se décomposant et se minéralisant au cours de leur chute. Ainsi restituent-ils l’essentiel de leurs composés minéraux non pas dans la couche de surface propice à la photosynthèse, mais dans les couches profondes à l’abri de la lumière. Pour assurer sa fertilité, l’océan doit donc résoudre cette difficulté : amener les nutriments des couches profondes vers celles, bien éclairées, de surface. Il le fait par divers processus dynamiques d’enrichissement : ce sont donc les mouvements de l’océan qui finalement contrôlent la productivité océanique. La « couleur » de l’océan est un indicateur de la fertilité d’une région océanique, mais l’homme ne peut d’un simple coup d’œil en déceler les variations subtiles qui lui permettraient de discriminer les écosystèmes océaniques. Il a donné délégation aux « yeux », plus performants, que sont les instruments d’observation qu’il a embarqués sur satellite. La couleur de l’océan dépend d’abord des propriétés optiques de l’eau, qui est sélective dans sa capacité d’absorption du rayonnement solaire : elle laisse beaucoup plus facilement passer le bleu que les autres couleurs, ce bleu marine qui caractérise l’océan du large. Mais ce bleu qui fait rêver les poètes peut être altéré par les « impuretés » que contient l’océan, qu’il s’agisse, dans les régions côtières, des apports terrigènes charriés par fleuves et rivières, ou tout simplement des êtres vivants que l’océan recèle – et particulièrement le plancton végétal qui, riche en chlorophylle, tend à le colorer en vert. Plus il y a dans l’océan de phytoplancton, donc de chlorophylle, plus celui-ci paraît vert. En analysant la lumière issue de l’océan (sa couleur) et en calculant le rapport de l’intensité lumineuse aux longueurs d’onde caractéristiques de la chlorophylle (bleu pour l’absorption maximale, vert pour l’absorption minimale), on obtient une mesure de la concentration Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 154 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord en chlorophylle de l’océan, donc de sa richesse. C’est ce que l’on fait depuis l’espace avec des radiomètres embarqués sur satellite, qui mesurent l’intensité lumineuse reçue de l’océan aux longueurs d’onde caractéristiques de la chlorophylle. Les images de la figure 28 représentent les teneurs moyennes en chlorophylle de l’océan mondial en 1998 et 2003. Elles ont été construites à partir des mesures du satellite Seawifs et permettent d’établir un inventaire des végétations marines. On voit qu’en mer il y a aussi des contrastes importants d’une région à l’autre, analogues à ceux que l’on peut observer sur les continents : du bleu des zones les plus pauvres, au cœur des anticyclones, au jaune puis au rouge des régions les plus riches, en passant par le vert. Ces différences observées entre les régions océaniques sont le reflet des mécanismes physiques d’enrichissement à l’œuvre, qui varient d’un système à l’autre. Aussi, pour définir les biomes en milieu océanique, est-il plus judicieux de les caractériser par ces différents types de mécanismes plutôt qu’à partir d’un type de végétation caractéristique, comme on le fait pour les systèmes statiques terrestres. En milieu pélagique, la végétation océanique limitée aux algues phytoplanctoniques ne présente pas un contraste suffisant pour servir de critère de définition. C’est ainsi que procéda Alan R. Longhurst (1998) pour présenter la première « géographie écologique » des océans jamais réalisée à partir de l’analyse des mécanismes contrôlant la dynamique de la couche mélangée de surface. L’océan a spontanément tendance à s’organiser en un système stable à deux couches : l’une, superficielle, est chaude grâce à l’énergie reçue du Soleil et homogène grâce au mélange induit par le vent ; l’autre, sous la première, est froide et s’étend jusqu’au fond. Ces deux couches sont séparées par une zone où la température décroît rapidement avec la profondeur : la thermocline. La thermocline, qui est aussi nécessairement une pycnocline (augmentation rapide de la densité avec la profondeur), fait obstacle au mélange entre les deux couches, et notamment au passage des nutriments vers la couche de surface bien éclairée, limitant de ce fait la production primaire et la fertilité du système. Il est donc logique de définir les biomes d’après les mécanismes physiques qui contrôlent la dynamique de cette Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 155 couche de mélange et de ce frein à la production biologique que constitue la thermocline. Les paramètres à prendre en compte sont le rayonnement solaire, qui apporte la chaleur, le vent, acteur principal du mélange, et les précipitations et apports d’eau douce – donc légère –, qui peuvent créer une stratification près de la surface. L’intensité du rayonnement solaire dépend de la latitude : l’énergie reçue est plus élevée dans les régions intertropicales qu’aux hautes latitudes, c’est une évidence. Moins évidente, mais non moins réelle, est l’influence de la latitude sur l’action du vent océanique. C’est encore la force de Coriolis qui est ici en jeu. La force de Coriolis n’est active que s’il y a mouvement, et, croissant avec la latitude, elle introduit une inertie des courants qui augmente avec la latitude. À l’équateur, la force de Coriolis est nulle et l’inertie minimale, si bien que les variations du vent ont un effet très rapide sur les courants. Par exemple, dans le Pacifique équatorial, le phénomène El Niño correspond à une inversion du courant en réponse rapide à un affaiblissement ou à un renversement des alizés. De même, le courant des Somalies, le long de la corne de l’Afrique, dans l’océan Indien, s’inverse-t-il en quelques semaines au rythme des moussons. Aux plus hautes latitudes, la force de Coriolis est active tant qu’il y a mouvement, qu’elle contribue ainsi à entretenir même si le vent s’arrête. L’affaiblissement notable des vents d’ouest en été aux moyennes latitudes est pratiquement sans effet sur le Gulf Stream. Il faudrait des années pour qu’une inversion des vents d’ouest dans l’Atlantique Nord vienne à bout du Gulf Stream. Dans ces régions, les variations du vent combinées à des variations saisonnières importantes de l’ensoleillement contrôlent la dynamique de la couche de mélange, mais ont un faible impact sur les courants. Dans les régions proches de l’équateur, c’est l’inverse : un ensoleillement important aux faibles variations saisonnières joint à une réponse rapide des courants aux variations du vent maintiennent une stabilité relative de la couche de mélange, dont l’épaisseur varie en fonction des courants. À partir de cette analyse, Longhurst définit quatre biomes primaires : •le biome des vents d’ouest aux moyennes latitudes, où la profondeur de la couche de mélange est asservie au vent local et au rayonnement solaire ; Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 156 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord •le biome des alizés, où la couche de mélange dépend de l’ajustement des courants en réponse à des variations de vent à l’échelle du bassin océanique ; •le biome polaire, où la couche de mélange est contrôlée par la couche d’eau douce qui se forme chaque printemps à la fonte de la banquise ; •le biome côtier, sur les pentes et plateaux continentaux, où, outre les éléments précédents, interviennent des particularités locales : morphologie et orientation de la côte, topographie des fonds, etc. Il s’agit là de biomes de base qui ne sont évidemment pas homogènes, et, pour tenir compte des particularités induites par les continents et les courants marins qui perturbent cette classification latitudinale, Longhurst a introduit pour chacun des biomes, dans chaque océan, des « provinces » (figure 29). Si l’on considère le Gulf Stream dans sa version mythique et populaire la plus large, du détroit de Floride au courant de Norvège et aux confins de l’Arctique, il appartient dans la classification de Longhurst à deux biomes – polaire et vents d’ouest – et à trois provinces – SARC (Atlantic Subarctic Province), NADR (North Atlantic Drift Province), GFST (Gulf Stream Province). En fait, le Gulf Stream et ses extensions, dans les diverses étapes de leur parcours, prennent en écharpe l’Atlantique : ils sont des éléments dynamiques perturbateurs qui viennent troubler le bel ordonnancement latitudinal idéalisé des biomes définis par Longhurst. Le courant de Floride On s’en rend compte dès le départ, puisque la première étape ou le premier tronçon du Gulf Stream, le courant de Floride de la pointe de Floride au cap Hatteras, n’entre dans aucune des provinces définies par Longhurst. À l’est, la province NAST (North Atlantic Subtropical Gyral Province), qui appartient au biome vents d’ouest, est limitée sur ses bords ouest et nord-ouest par le Gulf Stream, qu’elle n’inclut pas. À l’ouest, la province côtière NWCS (Northwest Atlantic Shelves Province) se limite à la pente et au plateau continentaux de l’Amérique, de la pointe de la Floride à Terre-Neuve ; elle exclut donc le Gulf Stream. Enfin, au nord, la province Gulf Stream proprement dite va du cap Hatteras aux Grands Bancs de Terre-Neuve. Exit, donc, le courant de Floride. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 157 On peut et doit considérer ce courant comme une extension de la province Caraïbe de Longhurst, qui inclut la mer des Caraïbes et le golfe du Mexique, bordés à l’est par l’arc antillais de Trinidad aux Bahamas et une intrusion vers le nord du biome alizés. La carte de température de surface de la figure 30 trace bien le parcours du Gulf Stream le long de la pente continentale. Ruban d’eau chaude (24-28 °C) de 30 km de large et 300 m de profondeur, avec un débit de 30 Sv à son débouché du détroit de Floride, il double son débit au cap Hatteras du fait de la recirculation décrite dans un chapitre précédent. À ce point, il atteint 1 000 m de profondeur et une largeur de 50 km. Cette portion du Gulf Stream relève bien davantage du biome alizés que de celui des vents d’ouest, en ce sens que les variations locales du vent ont peu d’influence sur la structure thermique verticale du courant, déterminée principalement par l’ajustement des courants équatoriaux Nord et Sud qui l’alimentent. Extension des espèces tropicales – la pêche sportive Transporteur d’eau chaude issue de la région Caraïbe, le courant de Floride est pauvre en éléments nutritifs, qui sont relégués sous la thermocline, à plusieurs centaines de mètres de profondeur – bien au-delà de la couche euphotique. La production biologique y est donc très faible, comme le montre la carte de chlorophylle de la figure 30, où le courant ne laisse aucun sillage significatif – à la différence de ce que l’on observe sur la carte de température. Partout, sauf dans les régions côtières, les teneurs en chlorophylle sont au plus bas sur toute la zone. Le courant de Floride n’en est pas pour autant vide de vie : incursion vers le nord d’eaux tropicales, on y trouve les espèces qui les caractérisent, notamment les grands poissons qui font le bonheur des amateurs de pêche sportive ; ceux-ci trouvent de fait dans le Gulf Stream, non loin des côtes, un terrain extrêmement propice. Ainsi Ocean City, au nord du cap Hatteras, s’est-elle proclamée capitale du marlin blanc. La zone de reproduction de l’espadon s’étend, grâce au Gulf Stream, jusqu’au nord du cap Hatteras. En 1934-1935, Ernest Heming­way, grand amateur de pêche sportive et fin connaisseur de la région, fut un collaborateur occasionnel et éclairé de l’Academy of Natural Sciences de Philadelphie, qu’il guida pour initier des recherches destinées à combler les lacunes concernant les marlins, voiliers, thons et autres proies des pêcheurs sportifs. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 158 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord Upwelling dynamique le long du talus continental Le biome alizés se caractérise par deux éléments : la permanence, au-dessus de la thermocline, d’une couche de surface homogène et chaude maintenue par un ensoleillement important toute l’année, et une réponse rapide des courants aux variations du vent. Comme on l’a vu, dans l’hypothèse géostrophique, on peut décrire les courants avec une très bonne approximation en faisant l’hypothèse que, à un niveau donné, la force de Coriolis équilibre la force de pression. Il en résulte que, dans ce cas, l’intensité du courant entre deux points de latitudes voisines est proportionnelle à la différence des pressions entre ces deux points. Réciproquement, de la différence de pression entre deux points, on peut déduire le courant. À tout courant correspondent des différences effectives du niveau de la mer. Pour le Gulf Stream, on observe des variations du niveau de la mer de 1 m sur quelques dizaines de kilomètres. Concernant les courants de surface, dans les systèmes à thermocline permanente, les variations de pression sont principalement le reflet de l’épaisseur de la couche homogène ou, inversement, de la profondeur de la thermocline. Les variations de la profondeur de la thermocline traduisent les variations de pression, donc les courants. Ainsi, figure 31, une section du champ de température opérée à travers le système des courants équatoriaux de l’Atlantique montre que la thermocline ondule au gré des courants. Les points bas et les points hauts, qui sont des extremums du champ de pression, correspondent aussi à des changements de courant. Par exemple, la séparation entre le courant Équatorial Sud, qui porte à l’ouest, et le contrecourant Équatorial, qui coule en sens inverse, est marquée par un creux de la thermocline (couche homogène épaisse et haute pression) vers 2-3°N. Reprenant l’hypothèse géostrophique qui nous sert de guide, c’est assez facile à comprendre. Imaginons un observateur qui se trouve sur ce point haut du niveau de la mer (maximum de pression) : il devra voir le courant s’écouler vers la droite de la force de pression, c’est-à-dire vers l’est s’il regarde vers le nord – c’est le contre-courant Équatorial –, et vers l’ouest si, au contraire, il regarde vers le sud – c’est le courant Équatorial Sud. Le même raisonnement s’applique si l’on se met au contraire au niveau de la crête que fait la thermocline vers 12°N, minimum de pression entre le courant ÉquaLe Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 159 torial Nord et le contre-courant ­Équatorial. Cette modulation de la profondeur de la thermocline par les courants marins est capitale pour la production biologique, car, nous l’avons vu, la thermocline n’est pas seulement « pycnocline », elle est aussi « nutricline », c’est-à-dire barrière pour la diffusion de sels nutritifs essentiels à la production biologique vers la couche de surface. Plus la thermocline est profonde, plus la production est faible – par exemple, au centre des circulations anticycloniques et, notamment, dans la mer des Sargasses. On parle de convergence lorsque, à la limite de deux courants, la thermocline s’enfonce, et de divergence dans la situation inverse. La pente de la thermocline est en première approximation proportionnelle à l’intensité du courant. Comment cela se traduit-il pour le courant de Floride ? En surface, sur son bord gauche (nord et ouest), le Gulf Stream est marqué par une variation extrêmement forte et rapide de la température : ce que l’on appelle couramment le cold wall, qui donne l’image d’une véritable barrière entre les eaux du plateau et du talus continental et les eaux chaudes du courant lui-même. Barrière superficielle, car – et cela peut sembler paradoxal au premier abord –, en profondeur, le courant de Floride est un pourvoyeur en éléments nutritifs du plateau continental. Du fait de l’équilibre géostrophique, les couches de la thermocline riches en nitrates de l’eau centrale Nord-Atlantique, qui se trouvent à 1 000 m de profondeur dans la mer des Sargasses, sont amenées au niveau du talus continental à quelques centaines de mètres de profondeur (figure 32) : une remontée induite par la simple dynamique du courant, et d’autant plus forte et rapide que le courant est intense. Canalisé le long de la pente continentale, le courant sinue sans que ses ondulations prennent l’importance des méandres qui le caractérisent au-delà du cap Hatteras. Ces ondulations se propagent comme une onde, avec une longueur d’onde de l’ordre de 200 km et une vitesse de 30 km/jour. À chaque ondulation, le courant de Floride s’écarte du talus continental (figure 33), il y a « appel d’eau » et amorce de formation de petits tourbillons froids cycloniques à la rupture de pente entre le courant et un filament chaud résiduel sur le plateau continental. C’est le coup de pouce final qui amène l’eau sousjacente, riche en nitrates, jusque dans la couche euphotique de l’espace ainsi créé. En simplifiant, on peut dire que le Gulf Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 160 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord Stream va « piller » les réserves profondes de nutriments de la mer des Sargasses pour les amener dans la couche euphotique au niveau de la rupture du plateau continental. On verra plus loin que, avec les tourbillons froids qu’il génère au-delà du cap Hatteras, le Gulf Stream a la courtoisie de rendre à la mer des Sargasses l’emprunt qu’il lui a fait. On a observé, correspondant à cet upwelling dynamique, des floraisons (blooms) phytoplanctoniques importantes s’étendant sur plus de 1 000 km2. C’est un phénomène courant qui intervient au sud du cap Hatteras, et qui explique que toute cette région à la rupture du talus continental soit une zone de reproduction pour le menhaden (Breevortia tyrannus) et le bluefish (Pomotamus saltatrix), ressources importantes sur le plateau continental nord-américain. Le menhaden est une espèce pélagique de la même famille que le hareng, celle des clupéidés, dont la longueur ne dépasse pas 50 cm. On en pêche environ 400 000 tonnes par an en Amérique du Nord. Espèce pélagique également et de haute valeur commerciale, le bluefish peut dépasser 1 m et atteindre 14 kg. On en pêche annuellement environ 50 000 tonnes. En termes de flux de sels nutritifs vers la surface et de production biologique, ce phénomène n’a pas l’ampleur de ce que l’on appelle plus couramment les « upwellings côtiers », qui se manifestent de l’autre côté des grandes circulations anticycloniques, sur le bord est des océans : le long des côtes de Californie et du Pérou dans le Pacifique, de celles du Maroc/Mauritanie et de l’Afrique du Sud dans l’Atlantique. Là, ce sont les alizés qui, soufflant régulièrement parallèlement à la côte, entraînent les eaux de surface vers le large sous l’action de la force de Coriolis, conformément au schéma d’Ekman, et créent sur le plateau continental une véritable pompe à eau profonde riche en sels nutritifs. Dans ces zones, la production biologique est bien supérieure à ce que peut donner l’« upwelling dynamique » du courant de Floride. On pêche plus de 10 millions de tonnes par an d’espèces pélagiques au Pérou et autour de 5 millions de tonnes sur les côtes de Maroc/Mauritanie et d’Afrique du Sud. Il n’en reste pas moins que ce courant, quoique lui-même pauvre, semble bien être le principal pourvoyeur des sels nutritifs dont a besoin l’écosystème de ce que l’on appelle la South Atlantic Bight, de la Floride au cap Hatteras. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 161 La « province Gulf Stream » Nous entrons ici dans le biome des vents d’ouest de Longhurst. Au sein de ce biome, Longhurst a bien été obligé d’introduire une province particulière Gulf Stream, tant l’impact de la dynamique du courant sur le fonctionnement de l’écosystème est forte, perturbant la simple action des vents dominants sur la dynamique de la couche de mélange caractéristique du biome. Cette province s’étend du cap Hatteras aux Grands Bancs de Terre-Neuve. Elle est bordée à l’ouest par le plateau continental nord-américain. Alors que le courant de Floride était assez étroitement canalisé par la pente continentale, le Gulf Stream, à partir du cap Hatteras, s’en éloigne et prend sa liberté, qu’il manifeste par la formation de méandres et de tourbillons contrastant (figure 9) avec le parcours quasi linéaire du courant de Floride dans la South Atlantic Bight. Entre le bord nord du courant et la pente continentale s’ouvre un espace de liberté que l’on appelle la Slope Sea, royaume des tourbillons chauds. La formation des tourbillons : le Gulf Stream « échangeur » Le Gulf Stream apparaissait comme un fleuve sur la carte de Franklin. Tel n’est évidemment pas le Gulf Stream fantasque, tourmenté, voire déséquilibré, que l’on découvre sur la figure 34. Il est beaucoup plus complexe que ne l’avaient imaginé les premiers qui l’ont décrit. Cette complexité fait du Gulf Stream moins la barrière symbolisée par le cold wall, qui avait tant impressionné les premiers observateurs comme Lescarbot, qu’un « échangeur » assurant des transferts réciproques entre la mer des Sargasses et la Slope Sea, entre lesquelles il semblait dresser au premier abord une frontière difficilement franchissable. À un méandre du Gulf Stream vers la droite (figure 13) correspond une poussée des eaux froides de la Slope Sea vers la mer des Sargasses. Pour peu que le méandre s’étire, il finira par s’« étrangler » et se détacher du flux du Gulf Stream, pour devenir une inclusion d’eau froide issue de la Slope Sea dans la mer des Sargasses. À l’inverse et symétriquement, un méandre vers la gauche pourra finir comme un tourbillon d’eau chaude de la mer des Sargasses au milieu des eaux froides de la Slope Sea. Ainsi fonctionne l’échangeur Gulf Stream que la figure 34 illustre. On y voit, précisément formés, trois tourbillons froids Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 162 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord au sud du courant bien individualisé, et au nord, trois tourbillons chauds. Les tourbillons froids, fertilisateurs de la mer des Sargasses Du schéma de leur formation, il découle qu’obligatoirement les tourbillons froids tournent dans le sens cyclonique (sens inverse des aiguilles d’une montre). Ils sont donc le siège d’une remontée de la thermocline et de la nutricline qui lui est associée. Véritables pompes à nutriments vers la couche euphotique de la mer des Sargasses, qui en est totalement dénuée, ils vont apporter la fertilisation minimale nécessaire au maintien du fonctionnement de son écosystème si particulier. Une section faite à travers le tourbillon « Bob », en 1977 (figure 35), montre qu’il fait remonter l’isotherme 15 °C (au sein de la thermocline) de la profondeur de 600 m jusqu’à la surface, sur une distance d’une centaine de kilomètres. L’isoligne de nitrates 4 µmol/kg passe de 500 m à la surface. Spectaculaire ascenseur ! Ainsi le Gulf Stream, qui, on l’a vu, puisait dans les eaux profondes de la mer des Sargasses pour fertiliser la pente continentale de la South Atlantic Bight, lui restitue-t-il, par un juste retour des choses, dans les couches de surface productives cette fois, et grâce aux tourbillons froids, une partie de ce qu’il avait prélevé. Le chemin pour ce faire n’est évidemment pas le plus direct, et illustre bien la complexité de la dépendance des écosystèmes vis-à-vis de la dynamique ­océanique. Les tourbillons froids ont des diamètres de 100 à 300 km. On peut en observer une dizaine simultanément. Leur durée de vie est d’un à deux ans. Ils se déplacent vers le sud-ouest à une vitesse d’environ 5 km/jour. Ils sont généralement repris par le Gulf Stream au niveau du cap Hatteras. Ils occupent 10 à 15 % de la surface de la mer des Sargasses, dont ils accroissent la productivité de 10 % environ et la biomasse de zooplancton de 10 à 15 %. Ce sont eux qui garantissent à la mer des Sargasses l’alimentation en nutriments « frais » indispensables au fonctionnement de tout écosystème. C’est ce que l’on appelle la « production nouvelle », par opposition à la production dite « de régénération », qui fonctionne en consommant en circuit fermé les nutriments régénérés sur place à partir des excrétions des organismes vivants. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 163 Les anguilles, filles du Gulf Stream ? L’anguille est un poisson migrateur amphihalin : il naît dans l’Atlantique, se reproduit et meurt en mer des Sargasses, mais passe l’essentiel de sa vie dans les eaux douces ou saumâtres des rivières et des marais d’Amérique ou d’Europe. Sa migration est un aller-retour unique de la naissance à la mort. La reproduction des anguilles de l’Atlantique est pourtant encore mystérieuse. Au début du xxe siècle, J. Schmidt a dressé méticuleusement une carte des larves (leptocéphales) d’anguilles capturées pendant vingt ans de pêches opiniâtres. Il en conclut logiquement que la mer des Sargasses – région où l’on trouvait, à l’exclusion de toutes les autres, les plus petites larves (inférieures à 10 mm) – était la zone de reproduction des anguilles. Résultat admis bien que l’on n’y ait jamais trouvé de mâles sexuellement matures ni d’œufs fécondés. On estime que la maturation finale des adultes et l’éclosion des œufs se font entre 400 et 600 m de profondeur, dans des eaux de température voisine de 17 °C : les plus petites larves jamais trouvées l’ont été entre 200 et 500 m de profondeur et mesuraient 6 mm. Elles montent ensuite en surface, où, se nourrissant de microplancton, elles profitent des bouffées de fertilité apportées par les tourbillons froids du Gulf Stream. Elles se laissent ensuite porter par les courants, et le Gulf Stream est la première étape d’un vaste périple qui les poussera vers les côtes américaines pour l’espèce dite… américaine, Anguilla rostrata, ou les côtes d’Europe pour l’espèce dite… européenne, Anguilla anguilla – que l’on trouve de l’Islande à la Méditerranée. On a longtemps pensé que l’existence d’une aire commune de reproduction induisait nécessairement un brassage génétique tel qu’il n’existait qu’une seule espèce. Les études génétiques ont montré qu’il n’en était rien, et que les espèces européenne et américaine étaient réellement différentes. Cette spéciation est sans doute la conséquence de la différence de trajet à parcourir de la mer des Sargasses natale aux habitats continentaux américains, très proches, ou européens, beaucoup plus lointains. Il en résulte nécessairement des cycles biologiques différents (plus courts pour l’américaine que pour l’européenne) pour s’y adapter. Les leptocéphales « européens », entraînés par le Gulf Stream, puis par la dérive Nord-Atlantique, mettent plus d’un an à se métamorphoser en civelles de 80 mm, avant de remonter les estuaires Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 164 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord où, du moins en France, elles auront à affronter la rapacité des pêcheurs qui les y attendent. Les rescapées, anguilles jaunes, croîtront dans leur nouveau milieu pendant plusieurs années, jusqu’à la métamorphose finale : anguilles argentées bien grasses et parées pour la navigation océanique au long cours et la reproduction. Elles redescendront alors la rivière, gagneront l’océan, où elles nageront à grande profondeur, vivant sur leurs réserves, pour rallier la mer des Sargasses. Du moins le suppose-t-on, car on perd leur trace, et nul n’a encore vu d’anguilles adultes en plein océan. On sait simplement qu’en mer des Sargasses apparaîtront en profondeur de toutes petites larves prêtes pour un nouveau cycle. Le trajet des larves américaines est beaucoup plus court, mais sans doute plus problématique, car, à la différence des européennes qui suivent logiquement et passivement les courants, elles doivent, pour atteindre les côtes américaines, quitter le Gulf Stream qui les emporte. Sans doute y sont-elles aidées par les tourbillons chauds qui injectent de l’eau de la mer des Sargasses porteuse de larves sur le plateau continental américain. Comment les larves d’anguilles choisissent-elles leur route en fonction de l’espèce à laquelle elles appartiennent, compte tenu de leurs très faibles capacités natatoires ? Sans doute ne choisissent-elles rien du tout et laissent-elles le hasard faire le tri. La capacité de reproduction de l’anguille est exceptionnelle : chaque femelle produit environ 1,5 million d’ovocytes. Ce sont ainsi des millions de larves qui sont entraînées par le Gulf Stream et aiguillées au hasard sur l’une ou l’autre route ; seules celles qui sont sur la voie correspondant à leur espèce pourront survivre. L’anguille est un vieux poisson : les plus anciens fossiles connus datent d’il y a cent millions d’années. Il est vraisemblable que les deux espèces de l’Atlantique ont un ancêtre commun, qui existait il y a soixante millions d’années, lorsque l’Atlantique s’est formé. L’aire de reproduction commune s’étant alors trouvée à l’ouest de la dorsale médio-océanique, l’expansion continue des fonds océaniques depuis cette époque a fait que le trajet migratoire de l’anguille européenne n’a cessé de croître – et croît encore – de quelques centimètres par an. Ainsi le cycle biologique des anguilles de l’Atlantique est-il lié au Gulf Stream et à ses prolongements dans la dérive NordAtlantique. Nul doute que leur répartition en Europe ne suive les fluctuations de ces courants. Si d’aventure l’évolution du climat Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 165 débouchait, comme certains le craignent, sur un ralentissement, voire un arrêt de la circulation thermohaline et de la dérive Nord-Atlantique, alors les anguilles disparaîtraient des rives de la Baltique, de la mer de Norvège et de la mer du Nord. Les Sargasses, jungle flottante, et le Gulf Stream La mer des Sargasses entre dans l’histoire et la légende avec Christophe Colomb, qui la traverse avant d’atterrir aux Bahamas sur l’île de Guanahani, qu’il rebaptisera San Salvador. D’abord porteuses d’espoir, les premières « herbes flottantes » rencontrées sont interprétées comme des signes d’une terre proche ; elles deviendront quelques jours plus tard source d’angoisse pour les marins lorsque, devenant plus abondantes, elles leur feront craindre une sorte d’engluement dans une mer « prise comme elle l’eût été par la glace ». Cette mauvaise réputation ne quittera plus la mer des Sargasses, et Jules Verne exploitera le mythe dans son roman Vingt Mille Lieues sous les mers. Il fera correspondre la mer des Sargasses avec la partie immergée de l’Atlantide, suggérant même que les sargasses sont des herbes arrachées aux prairies de cet ancien continent. Les sargasses sont des algues. Dans la classification taxonomique, elles constituent un genre comprenant notamment les deux espèces Sargassum natans et Sargassum fluitans, que l’on trouve dans la mer des Sargasses et qui ont la particularité d’être flottantes – à la différence de leurs congénères, benthiques, qui sont fixées sur le fond. On suppose qu’elles dérivent d’ancêtres benthiques dont on a trouvé des traces fossiles, datant de quarante millions d’années, dans des sédiments de l’ancienne mer Téthys. Ces algues, d’une longueur voisine de 1 m, sont dotées de vésicules gazeuses (oxygène principalement, azote et gaz carbonique) assurant leur flottabilité. Ce sont des espèces stériles, qui se propagent par fragmentation végétative. Elles s’assemblent par paquets et constituent un écosystème très particulier, parfois qualifié de « jungle flottante ». Elles constituent l’habitat d’environ 145 espèces d’invertébrés (crabes, crevettes, mollusques) ; on a dénombré une centaine d’espèces de poissons associés aux sargasses à un stade ou un autre de leur vie (œufs, larves, juvéniles, adultes) et cinq espèces de tortues qui s’y développent après l’éclosion ou y trouvent nourriture dans leur migration. Une telle diversité dans une mer aussi bleue, pauvre en éléments nutritifs Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 166 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord et si peu productive, est a priori surprenante. On estime entre 800 et 2 000 kg/km2 la biomasse des sargasses, soit un total de 4 à 11 millions de tonnes. En fait, un écosystème aussi complexe et diversifié n’a pas besoin d’une grande quantité d’éléments nutritifs frais (production nouvelle) pour se maintenir. Les sargasses sont comme le phytoplancton des producteurs primaires, elles ont donc besoin d’éléments nutritifs pour vivre ; elles les trouvent d’abord dans le recyclage, par reminéralisation sur place de la matière organique issue des excrétions des nombreux organismes qu’elles abritent. Le système proche de l’équilibre fonctionne presque en circuit fermé. Pour compenser les inévitables pertes – la matière organique morte qui sédimente et sort du système –, les sargasses disposent de bactéries épiphytes qui ont la propriété de fixer l’azote de l’air. Les sargasses n’ont donc pas besoin d’attendre que des tourbillons froids viennent mettre à leur disposition, issus des profondeurs, les nutriments indispensables à leur survie. On trouve des sargasses flottantes ailleurs dans l’océan, mais on ne trouve nulle part l’équivalent de l’écosystème si particulier de la mer des Sargasses. Il est le résultat de la recirculation anticyclonique du Gulf Stream, qui la ceinture complètement, qui la ferme en quelque sorte, qui en fait une mer fermée sans rivage. Dans un tel système, sous l’action de la force de Coriolis, les eaux et ce qu’elles contiennent ont tendance à converger vers le centre : il y a, grâce à la dynamique océanique, confinement naturel permettant à l’écosystème de prospérer (figure 11). Les tourbillons chauds, fournisseurs de nutriments On les trouve au nord du Gulf Stream : ils font passer de l’eau chaude de la mer des Sargasses dans la Slope Sea, entre le Gulf Stream et le plateau continental américain. Ce sont des tourbillons anticycloniques qui tournent dans le sens des aiguilles d’une montre : la thermocline y est donc profonde. Atteignant 2 km de profondeur, ils ne peuvent pas déborder sur le plateau continental, dont la profondeur est inférieure à 200 m, et restent confinés dans la Slope Sea (figure 36). Disposant de moins d’espace, ils sont moins nombreux – rarement plus de trois simultanément – et durent moins longtemps – rarement plus d’un an – que les tourbillons froids. Leur diamètre varie de 60 à 200 km, et ils se déplacent vers le sud-ouest, le long de la pente contiLe Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 167 nentale, à une vitesse d’environ 5-6 km/jour. Ils sont repris par le Gulf Stream au niveau du cap Hatteras. Leur influence sur la production biologique est plus complexe que celle des tourbillons froids dans la mer des Sargasses. On pourrait penser que, symétriquement et à l’inverse des tourbillons froids qui enrichissent la mer des Sargasses, les tourbillons chauds, îlots d’eau chaude et pauvre (la couche riche en nutriments en leur centre est à plusieurs centaines de mètres de profondeur), se contentent d’appauvrir la Slope Sea où ils se meuvent. Cela d’autant que, par moments, ils couvrent près de 40 % de la superficie de cette mer. De fait, sur les images de chlorophylle données par satellite (figure 37), on reconnaît aisément ces tourbillons à leur faible teneur en chlorophylle de surface. La section de température de la figure 38, à travers un tourbillon chaud, montre que l’on se trouve dans une situation voisine de celle analysée dans le courant de Floride : la remontée, par la simple dynamique géostrophique, des couches froides et riches en nutriments à la périphérie du tourbillon, donc le long de la pente continentale. Anticycloniques, les tourbillons chauds ont tendance à entraîner les eaux de la périphérie vers le centre. Sur le bord du tourbillon qui jouxte la pente continentale, cette aspiration vers le centre va provoquer, à la rupture de pente du plateau continental, un appel d’eaux sous-jacentes et une remontée (upwelling) vers la surface des eaux riches en nutriments, que la dynamique géostrophique a déjà hissées non loin de la surface. Ainsi arrive-t-on à ce résultat, qui peut sembler paradoxal : la production printanière dans la Slope Sea, évaluée sur les teneurs printanières en chlorophylle de surface mesurées par le satellite SeaWIFS, est d’autant plus importante que les tourbillons chauds, intrinsèquement pauvres, mais fournisseurs de nutriments sur leur bord, ont été nombreux et actifs dans l’hiver précédent. C’est bien la dynamique du Gulf Stream et de ses tourbillons chauds qui fait la richesse de la Slope Sea, et non, comme on l’a longtemps pensé, l’apport d’eaux froides du plateau continental issues du courant du Labrador. Les tourbillons chauds « aspirateurs » Les tourbillons chauds interfèrent avec leur environnement : leur mouvement tourbillonnaire anticyclonique entraîne les eaux voisines. Ils ressemblent un peu aux galaxies spirales. Comme Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 168 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord elles – on le voit sur les figures 34 et 36 –, ils ont des bras : un bras d’eau froide sur le bord est, qui entraîne vers le large des eaux du plateau continental, et, sur le bord ouest, un bras d’eau chaude vers le plateau continental. En moyenne, le débit d’un bras froid est de 165 000 m3/s vers le large (avec un maximum observé proche de 500 000), tandis que celui d’un bras chaud est de 62 000 m3/s. La moyenne annuelle du débit des bras froids dans la Slope Sea est estimée à 180 000 m3/s ; c’est à peu près celui de l’Amazone. Ces « bras » ne transportent pas uniquement de l’eau, ils véhiculent aussi les espèces planctoniques qu’elle contient, notamment des larves de poissons, qui risquent ainsi d’être projetées dans un environnement défavorable à leur développement, au risque de limiter le recrutement et donc l’abondance d’espèces commerciales. La morue, dans les eaux canadiennes, était sans doute la pêcherie la plus surveillée et la mieux réglementée du monde : pêcheurs, gestionnaires, chercheurs étaient constamment à son chevet. Chaque année depuis 1981, des campagnes systématiques de chalutage scientifique ont été faites en automne pour évaluer et surveiller l’abondance des stocks. Elles n’ont pas permis de déceler avant 1991 une diminution de la biomasse, donnant ainsi confiance aux pêcheurs et aux gestionnaires qui, rassurés ou voulant l’être, ne voyaient pas de raison de s’alarmer. Et pourtant, en 1992, le stock s’est effondré. Un moratoire sur la pêche a été institué, avec l’espoir de voir le stock se reconstituer – ce qui n’était toujours pas le cas en 2005. Échec des scientifiques, qui allait lancer une discussion salutaire sur les causes possibles de tels événements ; échec aussi des gestionnaires, appelés à revoir leurs méthodes pour diminuer la probabilité d’occurrence de ces effondrements. Parmi les causes possibles invoquées, les tourbillons chauds, exportateurs de larves vers le large, et les eaux chaudes du Gulf Stream, sans avenir pour elles. L’analyse des campagnes de recherche menées dans les années 1980, notamment aux ÉtatsUnis, sur les tourbillons chauds a bien montré qu’il existait des corrélations négatives entre l’activité tourbillonnaire et les stocks de quatorze espèces démersales, dont la morue, l’églefin et le lieu, du plateau continental. Corrélation faible, au demeurant, qui permet de conclure simplement que si, effectivement, le recrutement ne peut être très élevé pour une classe d’âge correspondant Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 169 à une activité tourbillonnaire forte, rien n’empêche un recrutement suffisant quelle que soit l’intensité de l’activité tourbillonnaire. Autrement dit, les tourbillons chauds ont un effet, mais ce n’est pas l’effet dominant capable de contrôler les variations du recrutement et leur impact sur l’état des stocks. L’étude des caractéristiques hydrologiques des eaux entraînées dans les « bras froids » permet d’expliquer ce faible impact, en dépit d’un débit relativement important : elles viennent des bords du plateau continental, à des profondeurs d’environ 100 m, alors que les larves de poissons sont généralement concentrées dans des eaux moins profondes et plus à l’intérieur du plateau continental. On peut penser que, sur l’autre bord des tourbillons, les bras chauds qui injectent de l’eau chaude sur le plateau sont les moyens de transport empruntés par les larves d’anguilles pour aller croître dans les rivières américaines. Le Gulf Stream, les tourbillons chauds et les cachalots Ce sont les cachalots qui ont attiré l’homme vers le Gulf Stream ; ils sont à l’origine de son exploration scientifique, donc du développement (qui en résulta) de l’océanographie physique. Les campagnes scientifiques d’observation des cétacés ont confirmé que ceux-ci avaient une prédilection pour le front froid (cold wall) qui limite le Gulf Stream sur sa bordure nord, et plus encore pour les « bras froids » qui ceinturent par l’est les tourbillons chauds. Mais d’où vient le tropisme des cachalots pour les rives du Gulf Stream et de ses tourbillons, que savaient si bien exploiter le baleinier Folger et ses confrères ? De l’abondance de la nourriture, et notamment des calmars, dont ils sont particulièrement friands. Ce phénomène est l’aboutissement de deux processus. Le premier est biologique : c’est le résultat du rôle que jouent le Gulf Stream et ses tourbillons chauds pourvoyeurs de nutriments qui, on l’a vu, stimulent la production biologique. Le second est mécanique : en surface, les fronts qui séparent les eaux chaudes du Gulf Stream et de ses tourbillons des eaux froides environnantes – et notamment celles des bras froids – sont des zones de faible mélange horizontal où se concentre tout ce qui flotte, singulièrement le zooplancton dont se nourrissent les calmars, avant d’être eux-mêmes consommés par les cachalots, qui s’exposaient ainsi aux chasseurs qui, ne servant de proie à personne, n’avaient à craindre que le mauvais temps. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 170 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord Gulf Stream et Kuroshio La dynamique biologique induite par le Gulf Stream se retrouve quasi à l’identique dans le Kuroshio, son équivalent dans le Pacifique Nord ; Longhurst a identifié dans le Pacifique une province « Kuro » analogue à celle du Gulf Stream, avec les mêmes caractéristiques tourbillonnaires illustrées, sur la figure 14, par la grande similitude entre les deux courants. Comme dans le cas du Gulf Stream, il faut aussi distinguer deux régimes : l’un qui se rattache au régime tropical – le « début du Kuroshio », équivalent du courant de Floride – et le régime tourbillonnaire au-delà de 30 °N. Il n’y a pas, du point de vue biologique, de différence entre l’Atlantique et le Pacifique. La « province dérive Nord-Atlantique » La floraison printanière On entre maintenant véritablement dans le biome vents d’ouest tel que défini par Longhurst. Les vents d’ouest et les variations saisonnières de l’ensoleillement y sont les maîtres incontestés de la dynamique de la couche de surface, sans qu’interfère celle des courants. Ici, le Gulf Stream se dilue et perd sa personnalité : défini comme courant de bord ouest, sa course s’achève quand la dérive Nord-Atlantique entraînée par les vents d’ouest commence. C’est le domaine de la thermocline saisonnière et de la floraison printanière (bloom). En été, la longueur du jour et la hauteur du Soleil aidant, l’énergie solaire est suffisante pour créer une structure quasi tropicale, avec une couche de surface homogène chaude et pauvre en nutriments, séparée des couches profondes par une thermocline très marquée, comme dans le biome alizés. En automne et en hiver, la couche de surface se refroidit, la stratification verticale faiblit, et le vent qui se renforce accroît les mélanges verticaux : il n’y a plus d’obstacle à la turbulence pour amener les sels nutritifs en surface. Et pourtant, la production primaire reste faible en hiver, en dépit de cette fertilisation de la couche euphotique. On a pensé, avec une certaine logique, que c’était l’insuffisance de l’ensoleillement hivernal qui provoquait cette mise en sommeil végétal. En fait, plus que le défaut de lumière, il semble que les conditions créées par la turbulence, inconfortables pour le phytoplancton, en soient la cause Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 171 véritable. Les cellules phytoplanctoniques sont passives et se laissent aller au gré des mouvements de l’eau. En l’absence de thermocline, les mouvements turbulents les font migrer, sans le moindre obstacle, de la surface éclairée vers les couches profondes obscures, où elles n’ont plus les ressources énergétiques suffisantes pour la photosynthèse. Le temps passé hors de la couche euphotique et les difficultés d’adaptation à des conditions d’éclairement continuellement changeantes se conjuguent pour inhiber la productivité du phytoplancton. Au printemps, le Soleil retrouve de la vigueur : il prend de la hauteur, se lève plus tôt et se couche plus tard. La couche océanique de surface s’échauffe, et la barrière thermoclinale se reconstitue d’autant plus facilement que le vent diminue d’intensité : le phytoplancton au-dessus de la thermocline retrouve des conditions d’éclairement stables, et il bénéficie de la présence des sels nutritifs que le mélange hivernal a apportés – et qu’il n’a pu consommer : il peut proliférer et s’épanouir. C’est la floraison printanière du phytoplancton. La surface de la mer verdit, et les mesures de couleur de l’océan depuis l’espace permettent de suivre cette évolution, comme sur les figures 39 illustrant le phénomène dans l’Atlantique Nord. Le temps passant, les nutriments seront consommés, la thermocline estivale affaiblira les mélanges turbulents et tarira la source de sels nutritifs ; la production végétale diminuera, et l’océan retournera à sa léthargie hivernale, régénératrice de sels nutritifs disponibles pour une nouvelle floraison au printemps suivant. Ainsi le cycle solaire et les variations saisonnières du vent assurent-ils, au moment opportun, à la fois la disponibilité de l’énergie lumineuse, la fertilisation de la couche de surface et sa stabilité – toutes conditions nécessaires au développement des prairies marines. La NAO et les variations interannuelles Les vents d’ouest de l’Atlantique Nord circulent entre les hautes pressions atmosphériques des Açores et les basses pressions d’Islande. Plus la différence de pression entre ces deux pôles est élevée, plus les vents d’ouest sont intenses – et réciproquement : c’est la NAO (oscillation de l’Atlantique Nord), que l’on caractérise par un indice qui, on l’a vu, est simplement la différence de pression entre l’anticyclone des Açores et les basses pressions d’Islande. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 172 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord L’écosystème océanique n’est évidemment pas indifférent aux fluctuations de la NAO : il répond aux variations de l’intensité des vents d’ouest qui lui sont associées. On peut retenir deux conséquences principales. D’abord, conformément à ce qui définit le biome vents d’ouest, à un indice NAO fort va correspondre un mélange hivernal plus intense et prolongé, qui retardera l’établissement au printemps d’une couche homogène stable au-dessus d’une thermocline reconstituée. D’où un bloom printanier tardif, qui pourra avoir un impact sur la séquence trophique menant au recrutement des poissons. Deuxième conséquence : pour peu que l’anomalie positive de NAO perdure, la dérive Nord-Atlantique va prendre de l’ampleur et s’étendre plus au nord, induisant une augmentation de la température de surface de l’océan qui modifiera par exemple la structure zooplanctonique de l’écosystème, donc les conditions de survie des larves de poissons qui s’en nourrissent. Le zooplancton de la mer du Nord et de l’Atlantique Nord fait l’objet d’une surveillance permanente, grâce au Continuous Plancton Recorder, programme mené sans interruption depuis 1946 par les Britanniques. L’échantillonnage est fait sur les lignes de navigation par des navires marchands remorquant à 10 nœuds un engin qui filtre l’eau de mer pour en récolter le plancton. On dispose ainsi d’une base de données remarquable pour étudier les variations de l’écosystème de l’Atlantique Nord. Deux espèces voisines de copépodes ont été particulièrement étudiées : Calanoides finmarchicus et Calanoides helgolandicus. La première est plus à l’aise que la seconde dans les eaux relativement froides, et elle se développe avant l’autre suite au bloom printanier, quand les eaux sont encore assez froides. Il y a une indiscutable corrélation entre l’indice NAO et la composition planctonique de l’Atlantique Nord. Helgolandicus domine quand l’indice NAO est élevé, et inversement. En fait, c’est l’ensemble de la structure zooplanctonique (espèces, tailles, dates d’occurrence) de l’écosystème qui est modifiée, et cela n’est pas sans conséquence sur l’évolution des stocks de poissons exploités. La morue La morue fut particulièrement abondante entre 1962 et 1983 ; on qualifie d’ailleurs cette période de Gadoides Outburst (figure 40). Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 173 On attribua, avec quelques raisons, la chute qui s’ensuivit à la surexploitation du stock. Pourtant, l’état des stocks ne dépend pas seulement de la pêche, mais aussi du recrutement – donc de la survie des larves qui se nourrissent du zooplancton et, singulièrement en ce qui concerne la morue, de celle des deux espèces évoquées précédemment. La pêche, déjà importante à cette époque, n’a nullement empêché l’explosion du stock au début des années 1960, quand le recrutement (morue d’un an) a été très élevé. La survie des larves dépend beaucoup des conditions trophiques qui leur sont offertes. On peut dire, en termes simples, qu’il faut que la composition du repas proposé (abondance des espèces de zooplancton disponibles), sa présentation (taille des proies) et le moment où il est servi soient bien adaptés au stade de développement des larves. Les conditions étaient remplies pendant le Gadoides Outburst, période durant laquelle l’indice NAO (figure 19) était faible et les eaux de surface relativement froides. La séquence de développement des copépodes, C. finmarchicus d’abord, au printemps, puis C. helgolandicus, en été, assurait la continuité alimentaire nécessaire à la survie des larves : le recrutement était élevé et le stock important. Dans les années 1980-1990, à indice NAO fort dominant, les conditions étaient beaucoup moins favorables. La substitution dans des eaux plus chaudes de finmarchicus par helgolandicus se traduisait aussi pour les larves par un déficit de proies jusqu’à l’été, lorsque helgolandicus prend le relais d’un finmarchicus défaillant. Le recrutement diminua alors sans que l’effort de pêche faiblisse, avec pour résultat final l’effondrement du stock et la nécessité de prendre des mesures conservatoires pour ne pas le compromettre définitivement. En combinant les informations sur la biomasse des copépodes, leur composition spécifique et leur taille, on peut définir un indice biologique rendant compte des conditions de développement des larves – donc du recrutement des morues et de l’état du stock. À condition, bien entendu, que la surexploitation ne vienne pas compromettre définitivement le recrutement par épuisement dudit stock (figure 40). Le hareng D’autres pêcheries de l’Atlantique Nord et de la mer du Nord sont sensibles aux variations de la NAO : la sardine et le hareng, notamment. Ils ne naviguent pas dans les mêmes eaux. La sardine, Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 174 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord un peu plus frileuse que le hareng, se pêche généralement dans des régions plus méridionales que ce dernier, qualifié d’espèce arctoboréale. Dans l’Atlantique Nord-Est, la ligne de démarcation, où les spécimens les plus aventureux des deux espèces peuvent néanmoins se rencontrer, se situe à la hauteur de la Manche. Dans cette région, les périodes froides correspondent à des pêches au hareng fructueuses, alors qu’une température plus clémente favorisera la pêche sardinière. L’anomalie positive de NAO, favorisant les vents d’ouest, facilite aussi l’extension vers l’Atlantique Nord-Est des eaux de la dérive Nord-Atlantique, induisant une anomalie positive de la température de surface des mers du Nord et de Norvège. Les limites froides et/ou chaudes du hareng et de la sardine migrent vers le nord : le hareng devient plus abondant dans le nord de la zone (stock atlanto-scandien), disparaît des régions méridionales (Manche) au profit des sardines et varie peu dans la zone intermédiaire (mer du Nord). À l’inverse, en période froide (anomalie négative de la NAO), le hareng reflue vers le sud : les captures en mer de Norvège diminuent très sensiblement au profit des régions plus méridionales, voire de la Manche, d’où disparaissent les sardines. La pêche européenne au hareng en Atlantique Nord est très ancienne et bien documentée. Tous stocks confondus, elle atteignait près de 5 millions de tonnes par an dans les années 1960. Cela représentait alors 11,5 % des captures mondiales de poissons. Seul l’anchois du Pérou, avec plus de 10 millions de tonnes au début des années 1970, dépassait ce chiffre. Cette longue histoire ne s’est pas déroulée sans à-coups, et, dans certains cas, notamment pour le stock de la mer de Norvège (atlanto-scandien), les périodes fastes de pêche alternèrent avec d’autres où la pêche de hareng s’éteignait presque complètement. On a pu relier ces variations aux fluctuations décennales de l’indice NAO, indirectement reconstitué jusqu’au début du xviiie siècle à partir de la durée de la saison de prise par les glaces des côtes islandaises, de l’étude des anneaux des arbres ou encore de l’abondance des chutes de neige au Groenland, que les carottes prélevées sur place ont permis d’estimer annuellement. Dans les années 1960-1970, tous les stocks (Islande, mer de Norvège, mer du Nord) se sont effondrés, ignorant le signal climatique qui aurait dû conduire à une discrimination entre les régions nord et sud. On était dans une période « froide » Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 175 (anomalie négative de NAO), réputée favorable aux régions sud. Il n’en fut rien, et l’accroissement considérable de l’effort de pêche quelle que soit la zone eut un effet général : l’effondrement du stock par surexploitation, masquant complètement le signal climatique. Les gestionnaires tirèrent les leçons de l’événement : après l’interdiction totale de pêche, la reconstitution des stocks fut surveillée par des campagnes d’évaluation systématiques. La pêche ne put reprendre qu’une fois les critères d’abondance satisfaits : au début des années 1980, c’était le cas de la plupart des stocks de harengs de l’Atlantique Nord. Une réglementation fut mise en place : établissement de quotas, taille minimale des poissons capturés, limitation des périodes et zones de pêche, etc. Heureusement, les stocks de harengs, espèce pélagique avec un cycle de reproduction rapide, sont relativement robustes et peuvent assez facilement se reconstituer après un moratoire, à la différence des stocks de morue, dont le cycle de reproduction beaucoup plus long peut obérer toute possibilité de récupération au-dessous d’un certain seuil. Les pêcheurs canadiens attendent depuis près de quinze ans la reconstitution des stocks de morue – qui n’aura peut-être jamais lieu. Le Gulf Stream et la NAO Dans cette province, à la différence de ce que l’on a vu précédemment avec le Gulf Stream, la dynamique du courant NordAtlantique n’a guère d’impact sur celle de la couche de surface, et donc sur le fonctionnement de l’écosystème océanique. Si le vent est bien le chef d’orchestre, le courant n’en reste pas moins un acteur – mais un acteur passif obéissant aux variations de la circulation atmosphérique. Une anomalie positive de la NAO accroît et élargit la circulation des vents d’ouest. Si elle persiste suffisamment, elle aura un impact analogue sur la dérive NordAtlantique : augmentation du flux et extension vers le nord, avec à la clé une augmentation de la température de surface et ses conséquences sur la structure de l’écosystème, notamment du zooplancton. Et réciproquement, en cas d’anomalie négative. Par ce biais, on a pu trouver une corrélation entre la position du Gulf Stream (GNSW) et la composition du zooplancton en mer du Nord, tous deux liés, comme on l’a vu, à la NAO. Mais corrélation ne signifie pas relation déterministe, comme voudraient le Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 176 Le Gulf Stream et les écosystèmes de l’Atlantique Nord suggérer certains nostalgiques de la toute-puissance de l’influence du Gulf Stream jusqu’aux confins de l’Arctique. Il serait aventureux de proposer des scénarios d’évolution des écosystèmes de l’Atlantique Nord et de leurs ressources dans la perspective des changements climatiques induits par les activités humaines, d’autant que, à la différence des scénarios climatiques renseignés par la reconstitution des climats anciens sur de longues périodes, on ne dispose pas d’archives biologiques permettant une paléoécologie. Les données satellitaires de couleur de la mer – pour peu qu’on en assure la continuité – permettent maintenant un suivi et une analyse de l’évolution des écosystèmes marins. Ainsi, par exemple (figure 28), la comparaison entre 2003 et 1998 fait apparaître un double mouvement : une diminution des teneurs en chlorophylle dans les gyres anticycloniques, déjà bien pauvres, et une augmentation sur les plateaux continentaux. La diminution dans les gyres pourrait être due à une montée de la température de surface qui, augmentant la stratification, diminue les mélanges verticaux et les flux déjà faibles de nutriments vers la couche euphotique. Il semble bien, en effet, que, sur la même période, la température de surface ait augmenté dans ces régions, sauf dans l’Atlantique Nord, où l’on ne décèle pas d’évolution significative de la température de surface. Dans les régions côtières, l’explication est plus problématique. Il peut s’agir de phénomènes climatiques : le renforcement du vent dans les régions d’upwelling côtier, par exemple ; mais cela peut être aussi le résultat du ruissellement et de rejets d’engrais agricoles favorisant les blooms phytoplanctoniques, qui peuvent conduire à des consommations excessives d’oxygène. Malheureusement, la continuité des mesures satellitaires de couleur de l’océan dans le futur comme d’ailleurs celle d’autres paramètres essentiels en océanographie (vent, hauteur de la mer) est loin d’être assurée. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 Conclusion Vers une océanographie opérationnelle Si, au terme de cette excursion, le Gulf Stream a vu quelque peu pâlir son aura magique, il n’a rien perdu de son importance dans le système climatique comme transporteur de chaleur vers l’hémisphère Nord. Mais à la belle assurance de Maury, qui lui prêtait une constance inébranlable et une indépendance totale vis-à-vis du reste de l’océan, a succédé l’incertitude sur ses fluctuations et une interdépendance complète avec les autres acteurs du système climatique. Le Gulf Stream est entré dans le rang : pour comprendre le système climatique, c’est la totalité de l’océan qu’il faut connaître, comprendre et prendre en compte. Platon rapporte qu’à ses juges voulant savoir pourquoi l’oracle de Delphes l’avait déclaré « le plus sage des hommes », Socrate répondit : « Parce que je sais que je ne sais rien. » Manière de les insulter, en leur faisant comprendre qu’eux-mêmes en savaient moins que lui, puisqu’ils ne savaient même pas cela et faisaient pourtant mine de savoir. Bien entendu, Socrate fut condamné pour impiété – motif plus digne qu’outrage à magistrat. En dépit de l’accusation de scientisme que l’on porte parfois à leur encontre, il y a une demi-sagesse socratique chez les scientifiques. Certes, ils ne diront pas qu’ils ne savent rien, mais reconnaîtront qu’ils ne savent pas tout et que l’incertitude est au cœur de la science – du moins celle du climat. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 178 Conclusion En témoigne la prudence du rapport scientifique des experts du GIEC, dont la préoccupation majeure pour le prochain rapport – le quatrième –, à paraître en 2006, est de « réduire l’incertitude pour une meilleure évaluation quantitative des risques ». Les scientifiques savent ce qu’il leur manque dans cette optique, et on en a eu plusieurs exemples avec la NAO et le devenir de la circulation thermohaline. Il manque assurément encore des connaissances de base pour améliorer les modèles climatiques : les interactions nuage/rayonnement et la dynamique couplée glace/océan, entre autres. Mais, bien souvent, ce qui fait le plus défaut, ce sont les informations nécessaires pour l’exploitation des connaissances acquises : les observations et les mesures sur le milieu. La méthode expérimentale est inapplicable ici : on ne peut pas mettre la Terre en laboratoire. On crée alors des laboratoires virtuels : les modèles numériques, avec lesquels on simule des scénarios d’évolution possible en jouant sur tel ou tel paramètre. Mais, pour construire ces modèles, il faut connaître les processus qui interviennent dans la dynamique du système ; et comment les connaître si on ne les a pas au préalable observés, mesurés, pour les mettre en équation ? Les cent cinquante ans d’histoire de la science météorologique illustrent bien la démarche qui, d’observations et de mesures en modèles, a permis de progressivement réduire l’incertitude des prévisions à un, à trois, puis à sept voire à quinze jours. Les modèles eux-mêmes ne peuvent fonctionner que s’ils sont calés sur des mesures et des observations réelles : le virtuel doit être ancré dans le réel, les modèles rassemblent et mettent en forme les connaissances acquises sur le fonctionnement du système climatique, et les observations sont leur carburant sans lequel ils sont de belles constructions intellectuelles inopérantes. Et ce sont encore les observations qui nous diront ensuite ce que valent les simulations. La démarche est continuellement interactive entre observations et mesures d’une part, modèles de simulation d’autre part. La nécessité des mesures se situe donc : en amont, pour améliorer les connaissances des processus ; dans le présent, pour caler les modèles et assimiler les données ; en aval, pour valider les simulations, évaluer les erreurs et les incertitudes résiduelles, développer les applications. De même que l’évolution du climat est un processus dynamique continu, le dispositif d’observation et de mesures à mettre en place pour réduire les incertitudes doit Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 179 être un continuum dans le temps et dans la démarche scientifique : de l’acquisition des connaissances aux applications. Il y a urgence à garantir la pérennité de la source irremplaçable de nos connaissances : les systèmes d’observation du « système Terre ». Le développement durable suppose un savoir durable, donc des systèmes également durables d’acquisition de connaissances. Où en sommes-nous concernant l’océan ? Les programmes de recherche La recherche scientifique qui alimente le GIEC est un enjeu majeur pour progresser. Elle s’est organisée depuis une vingtaine d’années autour de programmes internationaux pluridisciplinaires sous la houlette des organisations internationales. • Le programme CLIVAR (climate variability) Le premier d’entre eux, chronologiquement, a été le Programme Mondial de Recherche sur le Climat lancé en 1980. Organisé conjointement par le CIUS (Conseil International pour la Science, émanation des Académies des Sciences), l’Organisation Météorologique Mondiale et la COI (Commission océanographique intergouvernementale de l’UNESCO), il s’est donné pour objectif d’établir les bases scientifiques nécessaires à la compréhension des phénomènes physiques qui régissent le fonctionnement du système climatique, pour évaluer jusqu’à quel point il est prévisible et de quelle manière les activités humaines vont le modifier. Il doit donc prendre en compte tous les compartiments du système : atmosphère, océan, cryosphère, surfaces terrestres et les flux qu’ils échangent. Pour ce qui est de l’océan, il a organisé deux programmes phares dans les années 1980-1990. Le programme TOGA (Tropical Ocean and Global Atmosphere), entre 1985 et 1995, pour l’étude de la variabilité interannuelle du climat et plus particulièrement du phénomène El Niño, fut l’occasion de mettre en place dans le Pacifique tropical le premier système quasi-opérationnel d’observations de l’océan. Le programme WOCE entre 1990 et 2000 s’est intéressé à la totalité de l’océan dans ses trois dimensions pour évaluer les courants et les transports de chaleur et de carbone avec la meilleure résolution possible : première expérience d’océanographie totale tant par son objectif global que par la variété des moyens mis en œuvre, des navires de recherche aux satellites. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 180 Conclusion Le relais a été pris dans le cadre du programme CLIVAR, initié en 1995, qui a trois objectifs : 1) mieux comprendre les processus physiques gouvernant les variations de l’ensemble du système climatique, de la saison à l’échelle du siècle, de façon à développer des modèles couplant l’ensemble de ses composantes : atmosphère, océans, glace, terre ; 2) améliorer, à partir de ces modèles, les prévisions climatiques aux échelles interannuelles ; 3) comprendre et prévoir la réponse du système climatique à l’accroissement des gaz à effet de serre, et comparer les prédictions aux enregistrements climatiques passés, afin de tester la qualité des modèles et d’évaluer le poids de la modification anthropogénique dans le changement climatique. La composante océanique de ce programme est importante ; elle inclut dans l’Atlantique la NAO et la circulation thermohaline qui, comme on l’a vu, sont sources d’incertitude, et par conséquent le Gulf Stream dont on a vu les relations complexes avec ces deux phénomènes. •Le programme IMBER (Integrated Marine Biochemistry and Ecosystem Research) La physique ne suffit pas à résoudre le problème. Le monde vivant et l’homme sont des acteurs du climat à travers le cycle du carbone qui gère les teneurs atmosphériques du gaz carbonique. Ils subissent aussi en retour les conséquences de l’évolution du climat qui peuvent être dramatiques pour les écosystèmes et les sociétés humaines. Le Conseil International des Unions Scientifiques a pris en 1986 l’initiative d’un très vaste programme pour décrire et comprendre les processus interactifs physiques, chimiques et biologiques qui régulent le fonctionnement de la totalité du système Terre, les changements qu’il subit et la manière dont ils sont modifiés par les activités de l’homme. C’est le PIGB : Programme International Geosphère Biosphère. Vaste programme organisé initialement pour deux projets : JGOFS et GLOBEC. Le programme JGOFS (Joint Global Ocean Flux Studies) qui s’est déroulé de 1987 à 2003 avait pour objectif de comprendre et quantifier le cycle du carbone dans l’océan, afin d’évaluer les flux de carbone (et donc du gaz carbonique, principal gaz à effet de serre produit par l’homme) aux interfaces avec l’atmosphère et les fonds océaniques, et d’en prévoir l’évolution. Le projet GLOBEC (Global Ocean Ecosystem Dynamics) a démarré en 1991 et, comme son nom l’indique, a pour ambition Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 181 de comprendre comment le changement global peut modifier le fonctionnement des écosystèmes marins et affecter l’abondance, la diversité et la productivité des populations marines aux premiers niveaux de la chaîne alimentaire : de la production primaire aux petits pélagiques et aux stades juvéniles des poissons qui sont les étapes déterminantes, notamment pour le devenir des espèces exploitées. Le programme IMBER (Integrated Marine Biochemistry and Ecosystem Research) dont le plan scientifique vient d’être publié (IMBER Science Plan and Implementation Strategy, IGBP report n° 52, Stockholm 2005), intégrera les problématiques des deux précédents projets et incluera en plus les interactions réciproques qui existent entre les écosystèmes marins et les sociétés humaines qui les utilisent et les modifient. C’est une démarche scientifique interdisciplinaire courante pour l’étude des écosystèmes terrestres qu’il est urgent d’étendre au milieu marin. Le programme IMBER est un programme décennal qui s’organise autour de quatre thèmes en forme de questions : 1) Comment les grands cycles biogéochimiques interagissentils avec les dynamiques des réseaux alimentaires dans les divers écosystèmes marins ? 2) Comment alors les écosystèmes marins vont-ils répondre au changement global qui affecte les cycles biogéochimiques ? 3) Comment, en retour, la biogéochimie marine et les écosystèmes sont-ils capables d’influer sur l’évolution du climat ? 4) Quelles sont les relations entre les écosystèmes marins et les sociétés humaines à qui ils fournissent biens et services ; comment celles-ci doivent-elles évoluer et s’adapter pour faire face à l’impact du changement global et à celui des multiples activités humaines en mer et conserver la qualité du milieu marin qui lui est indispensable ? GODAE : un test de l’océanographie opérationnelle Ces programmes de recherche sont des programmes de longue haleine qui ont déjà permis au GIEC d’affiner ses projections : leurs résultats alimentent les modèles de simulation. Leur mise en œuvre et celle des modèles nécessitent la mise en place de systèmes d’observations pérennes des océans. La COI a pris l’initiative de créer un sytème mondial d’observation de l’océan (GOOS) au sein duquel, en liaison avec le Programme mondial de recherche sur le climat, a été lancé en 2000 un projet pilote pour faire la démonstration que l’on Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 182 Conclusion pouvait maintenant prévoir l’océan comme on prévoit l’atmosphère : la distribution de la température et de la salinité, la vitesse et la direction des courants, le niveau de la mer. C’est le projet GODAE (Global Ocean Data Experiment), dont le schéma de principe s’inspire de celui de la prévision météorologique, qui a fait ses preuves (figure 41). Il est constitué de trois éléments : les observations spatiales, les observations in situ et les modèles qui tournent en assimilant ces données. Au cœur du système : un modèle global d’océan Il n’y a pas de prévision possible si l’on ne dispose pas de modèles performants. Plus que la connaissance des processus physiques, qui a fait des progrès considérables, c’est la puissance de calcul des ordinateurs qui a longtemps été un facteur limitant pour le développement de modèles d’océans censés résoudre l’échelle hectokilométrique des tourbillons, fondamentale de la dynamique océanique. On dispose maintenant de modèles dont la maille descend jusqu’au 1/32 de degré, soit un point calculé tous les 2 ou 3 km. Les mesures depuis l’espace Les capteurs embarqués sur satellite assurent une couverture globale de l’océan. Ils peuvent nous donner des mesures sur tous les océans, avec des pouvoirs de résolution adaptés. Ils peuvent aussi le faire durablement. Ils permettent donc de résoudre le si difficile problème des échelles spatio-temporelles imbriquées. Ils assurent la continuité et la cohérence des systèmes d’observation. Les diffusiomètres embarqués mesurent le principal moteur de la circulation océanique : le vent à la surface de la mer. Les radiomètres infrarouges et micro-ondes donnent la température de surface de la mer et le contenu en vapeur d’eau de l’atmosphère ; à partir de ces paramètres et de la vitesse du vent, on peut calculer les échanges thermodynamiques entre l’océan et l’atmosphère : le forçage thermodynamique. Certains radars, sur des plates-formes satellitaires particulières, ont montré que l’on pouvait aussi évaluer les précipitations en mer. Les altimètres qui mesurent le niveau de la mer avec une précision centimétrique donnent directement accès à la dynamique océanique, courants et tourbillons. La mesure de la couleur de la mer permet quant à elle d’évaluer l’intensité de la production biologique dans les Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 183 océans. Entre 2007 et 2009 doivent être lancés deux satellites – SMOS (Soil Moisture and Ocean Salinity) et Aquarius – capables de mesurer la salinité de surface des océans. On dispose ainsi, sur toute la surface de l’océan et de manière continue, d’une évaluation des courants de surface, de leur forçage et de leur impact sur la production biologique. Les mesures in situ D’un point de vue dynamique, la mesure du niveau de l’océan intègre toute la colonne d’eau ; c’est une mesure de pression hydrostatique analogue à la pression atmosphérique au sol qui intègre toute la colonne d’air. Si l’on peut en déduire directement les courants de surface, pour résoudre la circulation océanique en fonction de la profondeur, il faut connaître en plus la stratification en densité des couches d’eau. Compte tenu de l’opacité du milieu océanique au rayonnement électromagnétique, il n’existe à ce jour aucun autre moyen de sonder l’océan que la mesure in situ. Il faut là aussi disposer d’une bonne résolution spatiale. C’était une mission impossible pour les moyens traditionnels de l’océanographie, et la solution est venue de l’espace, avec les systèmes satellitaires de localisation, de collecte et de transmission des données permettant de déployer dans tout l’océan des plates-formes de mesure fixes (mouillages) ou dérivantes (en surface ou en profondeur). Chaque plate-forme est localisée et transmet les mesures qu’elle réalise par satellite. Début mars 2005, dans le cadre du programme DBCP (Drifting Buoy Cooperative Programme), il existait 983 dériveurs qui mesuraient la température de surface et, pour certains d’entre eux, la pression atmosphérique, le vent, la salinité et la pression partielle de gaz carbonique. Le programme ARGO a pour objectif le déploiement en 2006 de 3 000 flotteurs dérivant à 2 000 m de profondeur et effectuant périodiquement la navette vers la surface, destinés à mesurer la température et la salinité sur toute la colonne d’eau. À chaque passage en surface, le flotteur transmet par satellite sa position et les mesures qu’il a récoltées. Ce sont ainsi 100 000 profils qui seront réalisés par an, avec une résolution spatiale d’environ 3°. Chaque flotteur est conçu pour rester opérationnel plusieurs années. Fin février 2005, 1 671 flotteurs étaient en activité, soit 55,3 % de l’objectif 2006 (figure 42). Projet de coopération internationale, le programme GODAE est aussi une compétition. Si les données récoltées Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 184 Conclusion appartiennent à tous, leur utilisation est l’affaire de chaque centre de modélisation et d’assimilation de données – à charge pour lui de faire la preuve de la qualité de ses prévisions de l’océan. Six pays sont en course : Australie, États-Unis, France, Japon, Norvège, Royaume-Uni. L’expérience n’est pas terminée : les conclusions doivent en être tirées en 2007. Mais, dès maintenant, on peut affirmer que la prévision opérationnelle de l’océan est possible au vu des résultats acquis. Ainsi, par exemple, quelques centres du programme GODAE fournissent-ils quotidiennement ou sur une base hebdomadaire, en assimilant dans des modèles d’océan les données satellitaires et in situ, des prévisions océaniques à échéance de quinze jours à un mois : température, salinité, vitesse à plusieurs profondeurs et épaisseur de la couche de mélange. Deux exemples de prévision sur le Gulf Stream sont donnés figures 43 et 44. Et ensuite ? Le projet GODAE s’achèvera en 2007 ; il aura vraisemblablement fait la preuve de la faisabilité d’une prévision opérationnelle de l’océan et démontré la qualité des modèles tridimensionnels de l’océan applicables aux prévisions de l’évolution des climats. Il serait aberrant et stupide qu’on en restât là, et que tout le savoirfaire acquis se perdît, faute d’avoir pris les bonnes décisions au bon moment pour assurer la pérennité des systèmes d’observation, faute aussi d’avoir organisé les structures opérationnelles capables d’assurer la continuité de la production. Car rien n’est acquis : il n’existe pas de système opérationnel d’observation des océans comparable à ce qui existe pour la météorologie, sous l’égide de l’Organisation météorologique mondiale, agence des Nations Unies. Dans la plupart des pays, les systèmes d’observation de l’océan sont mis en œuvre par des laboratoires de recherche sur des budgets de recherche, sans la garantie de continuité et de service qui incombe aux équipes opérationnelles. Les systèmes spatiaux sont particulièrement critiques, d’abord parce qu’ils sont essentiels dans le dispositif, ensuite parce que, entre la prise de décision d’un projet satellitaire et le lancement, il faut compter une période de cinq à dix ans. Le calendrier à tenir est donc crucial, et les décisions doivent être prises à temps pour éviter les interruptions dans les mesures de paramètres dont la continuité est essentielle. Ainsi l’altimétrie satellitaire : actuellement, il existe trois altimètres embarqués Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 185 (Jason 1, GFO et Envisat), mais aucune décision n’était encore prise début 2006 pour s’assurer qu’il n’y aura pas d’interruption lorsque ces missions seront arrivées à leur terme vers 2008. Rien ne le garantit actuellement et rien ne le garantira tant que l’observation de l’océan ne sera pas passée au stade vraiment opérationnel comme l’est celle de l’atmosphère pour la prévision météorologique. Rien ne garantit non plus la pérennité du programme ARGO audelà de la même date, pas plus que celle de la plupart des centres expérimentaux de traitement participant actuellement au projet GODAE. Tout cela doit être consolidé ; les décisions relèvent du politique, et il y a urgence. Géoscopie L’océan est un exemple, mais c’est toute la planète qu’il faut considérer : ne soyons pas étroitement « océanocentrés ». La Terre évolue à toutes les échelles de temps : depuis celle de la dynamique du manteau, qui « gère » la tectonique des plaques et modèle continents et océans, jusqu’à celle de l’atmosphère, qui fait la pluie et le beau temps au jour le jour. Toutes ces échelles sont interconnectées, et l’on peut remonter de la météorologie à la tectonique des plaques : les circulations atmosphériques et océaniques – donc les climats sur terre – ne seraient pas ce qu’ils sont si océans et continents avaient une autre configuration. Les études paléoclimatiques l’ont bien montré. On peut sans doute dire que la Terre est la plus complexe et la plus « dynamique » des planètes connues, celle qui évolue le plus rapidement ; la seule aussi où la vie participe activement à cette évolution. Scientifiquement, c’est donc, objectivement, la planète la plus intéressante à étudier. D’un point de vue égoïstement anthropocentrique, elle doit avoir la priorité : que l’on envoie des sondes explorer Mars maintenant ou dans cent ans, les choses n’y auront pas beaucoup changé, alors que, sur terre, ces compartiments qui nous concernent directement – biosphère, atmosphère, hydrosphère – risquent d’être profondément modifiés à notre détriment. La Terre commence à devenir scientifiquement « planète » avec l’Année géophysique internationale de 1957-1958, qui tente pour la première fois d’analyser globalement les inter­actions entre les enveloppes supérieures de la Terre et le rayonnement solaire. Coïncidence, le premier satellite artificiel est lancé en Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 186 Conclusion octobre 1957. L’ère spatiale de l’observation de la Terre va pouvoir commencer. L’empreinte du pied d’Armstrong sur la Lune est peut-être moins importante que cette image de la Terre, que nous voyions pour la première fois de l’extérieur. Observée comme ses consœurs depuis l’espace, elle peut enfin devenir une planète à part entière. L’étude de l’évolution du climat et de ses conséquences sur l’homme et son habitat nous contraint à étudier le « système Terre » en privilégiant les échelles temporelles de la décennie à quelques siècles, comme la dynamique et le couplage de ses enveloppes supérieures : atmosphère, surfaces continentales, océans, cryosphère, biosphère, ainsi que leurs relations avec la source d’énergie qui les anime, le rayonnement solaire. « Après moi, le déluge », aurait dit Louis XV. Ne pas mettre en place les systèmes pérennes d’observation de la Terre revient à faire nôtre cette maxime, tant il est certain que, sans eux, les connaissances feront défaut pour améliorer constamment les simulations et les scénarios d’évolution. Ils sont nos meilleurs outils d’anticipation. Pourquoi pas un projet mondial mobilisateur d’observation de la Terre : « Géoscopie » ? Cela sera peut-être le résultat du programme GEOSS. GEOSS : Global Earth Observation System of Systems Lors du troisième Sommet sur l’observation de la Terre du 16 février 2005, à Bruxelles, soixante et une nations et qua­rante organisations internationales ont adopté un plan ­stratégique décennal pour la mise en place d’un réseau mondial de systèmes d’observation de la Terre (GEOSS). C’est l’heureuse conclusion d’une initiative prise aux États-Unis en 2003. Des bénéfices pour les sociétés sont attendus dans neuf domaines : • l’amélioration des prévisions météorologiques ; • la protection et la surveillance des ressources marines ; •la réduction des pertes en vies humaines et en biens dans les catastrophes naturelles ; •la prédiction de la variabilité climatique et du changement global, de manière à prendre les mesures nécessaires pour en atténuer les effets ; •la promotion d’une agriculture et d’une exploitation forestière durables, et la lutte contre la dégradation des sols ; Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 187 •la compréhension des effets de l’environnement sur la santé ; • le développement des capacités de prévision écologiques ; • la protection et la surveillance des ressources en eau ; • la surveillance et la gestion des ressources énergétiques. La tâche est immense, et les systèmes d’observation nécessaires d’une grande variété. Certains existent déjà de manière opérationnelle, d’autres sont au stade expérimental – comme on l’a vu pour l’océan –, d’autres enfin n’existent pas du tout. Il s’agit, dans le cadre de GEOSS, de compléter les systèmes, de les rendre opérationnels et de les mettre en réseau, de manière qu’il n’y ait pas de barrière et que les données d’un système soient accessibles à tous les systèmes du « réseau de systèmes ». Ainsi disposeronsnous d’une « géoscopie » permanente et des outils nécessaires à la prévision de l’évolution de la Terre. Les systèmes d’observation et de modélisation de l’océan seront évidemment de la partie, et notre connaissance du Gulf Stream – pour y revenir – s’en trouvera améliorée. Cette décision est de bon augure : soyons optimistes et faisons le pari qu’il n’y aura pas loin des intentions à la réalisation de ce projet. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 Glossaire Alizés Vents de secteur est associés aux bords est et équatoriaux des grandes circulations anticycloniques subtropicales de l’atmosphère. Ils entraînent les courants Équatoriaux Nord et Sud. Altimétrie Mesure par radar, au centimètre près, depuis un satellite, de la distance entre le satellite et la surface de la mer. On en déduit la topographie de la surface de la mer et les courants géostrophiques. Année géophysique internationale Programme international d’étude coordonnée des divers compartiments physiques de la planète (géosphère, atmosphère, océans, cryosphère) qui s’est déroulé en 1957 et 1958. Ce fut, pour l’océanographie, le premier programme de coopération internationale. Anomalie Écart entre la valeur d’un paramètre à un moment donné et sa valeur moyenne. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 190 Glossaire Anticyclone Zone de haute pression atmosphérique. Anticyclonique (circulation) Mouvement horizontal tourbillonnaire dans le sens des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère Nord, en sens inverse dans l’hémisphère Sud, autour des zones de haute pression océanique ou atmosphérique. Aquarius Satellite pour la mesure de la salinité de la surface de l’océan dont le lancement est prévu en 2008-2009. ARGO Expérience liée au programme GODAE de déploiement, dans tout l’océan, de milliers de flotteurs dérivant à 2 000 m de profondeur et remontant régulièrement à la surface en mesurant les paramètres hydrologiques (température, salinité). On escompte 3 000 flotteurs en 2006 pour effectuer 100 000 profils hydrologiques par an. Benthique Qualifie les organismes ayant un lien avec le fond, par opposition avec pélagique (en pleine eau). Biome Vaste entité biogéographique définie à terre par ses caractéristiques climatiques et ses populations végétales et animales. Dans l’océan, ce sont les paramètres contrôlant la dynamique de la couche superficielle qui permettent de les définir. Bloom voir Floraison planctonique printanière Catabatiques (vents) Les vents catabatiques sont générés par la gravité. L’air très froid au cœur des glaciers est très dense et s’écoule, sous l’action de son propre poids, en suivant la pente du glacier vers sa périphérie. Ces vents peuvent atteindre 200 km/h. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 191 Cellule (ou circulation) de Hadley Circulation atmosphérique méridienne marquée par l’ascendance d’air chaud et humide (convection) au-dessus de la zone intertropicale de convergence et par sa subsidence au-dessus des aires de haute pression, au cœur des anticyclones subtropicaux. CIEM Conseil international pour l’exploration de la mer. Créé en 1902, le CIEM est la première organisation océanographique internationale. Il a pour objectif la préservation des écosystèmes de l’Atlantique Nord, des mers adjacentes et de leurs ressources. Circulation thermohaline Circulation profonde des océans, dont le moteur est la plongée d’eaux de surface ayant acquis des densités très élevées du fait de leur refroidissement et/ou de l’augmentation de leur salinité. CIUS Conseil international pour la science (anciennement Conseil international des unions scientifiques). Ce conseil est une organisation non gouvernementale qui rassemble les Académies des sciences ou Conseils de recherche nationaux. Climap Programme consacré, dans les années 1970-1980, à la reconstitution des conditions océaniques qui régnaient aux précédentes périodes glaciaire et interglaciaire. CLIVAR Climate variability. Programme du PMRC lancé en 1993 pour une durée de quinze ans. Il est consacré à l’étude des variations climatiques à toutes les échelles de temps et de la réponse du système climatique à l’accroissement des gaz à effet de serre. Pour l’océan, il prolonge les programmes TOGA et WOCE. COI Commission océanographique intergouvernementale. Elle est chargée, au sein de l’UNESCO, des programmes de recherche sur le milieu marin. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 192 Glossaire Contre-courant Équatorial Courant dirigé vers l’est, situé entre les courants Équatoriaux Nord et Sud, le long de l’équateur météorologique. Convection Phénomène de plongée des eaux de surface ayant acquis de fortes densités par refroidissement et/ou augmentation de la salinité. Ce phénomène génère les masses d’eau profondes de l’océan et constitue le moteur de la circulation thermohaline. Convergence Zone, au sein d’un courant ou le plus souvent à la limite entre deux courants, vers où confluent les eaux de surface et qui génère un approfondissement de la thermocline. Conveyor belt voir Tapis roulant Coriolis voir Force de Coriolis Couche de mélange Couche de surface, homogénéisée par le vent, qui surmonte la thermocline. Couche euphotique Étymologiquement : couche bien éclairée. C’est la couche de surface délimitée par la profondeur à laquelle ne parvient que 1 % de la lumière reçue en surface. Couleur de l’océan Spectre de la lumière rétrodiffusée par la surface. Elle dépend des particules et substances contenues dans l’eau, notamment de la chlorophylle du phytoplancton. On la mesure par satellite, et on en déduit la richesse en phytoplancton de la mer. Courant Circumpolaire Antarctique Courant qui, entraîné par les vents d’ouest, circule autour du continent Antarctique entre 65 et 45°S. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 193 Courantomètre à effet Doppler ADCP (Acoustic Doppler Current Profiler) : instrument permettant de mesurer des profils continus de courant par effet Doppler. La fréquence du signal acoustique réfléchi par les particules transportées dans le courant dépend de la vitesse du courant dans la couche où celles-ci se trouvent. Courants de bord ouest Courants intenses coulant dans tous les gyres le long des frontières ouest des bassins océaniques. Courants Équatoriaux Nord et Sud Courants qui, entraînés par les alizés, traversent les océans Atlantique et Pacifique d’est en ouest, de part et d’autre de la zone intertropicale de convergence – qui est généralement au nord de l’équateur. Ce qui fait que le courant Équatorial Sud coule le long de l’équateur. Cryosphère Ensemble du compartiment glace de la Terre, qui comprend les grandes calottes glaciaires de l’Antarctique et du Groenland, les glaciers de montagne et la banquise. Cyclonique (circulation) Mouvement horizontal tourbillonnaire de l’atmosphère ou de l’océan qui s’effectue dans le sens contraire des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère Nord et inversement dans l’hémisphère Sud, autour des zones de basse pression atmosphérique ou océanique. CZCS Coastal Zone Color Scanner. Instrument de mesure de la couleur de la mer, mis au point par la NASA et embarqué sur satellite, qui a fonctionné de 1978 à 1986. Dansgaard-Oeschger (cycles) Oscillations climatiques au cours de la dernière période glaciaire, que les carottes glaciaires ont mises en évidence. Il y correspond des pics de réchauffement d’un à trois mille ans. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 194 Glossaire Densité On devrait dire « masse spécifique ». C’est la masse par unité de volume. Elle dépend dans l’océan de la température et de la salinité. Diffusiomètre Radar embarqué sur satellite qui permet d’évaluer vitesse et direction du vent à la surface de la mer par analyse du signal rétrodiffusé, dont l’intensité dépend de l’agitation par le vent de la surface de la mer. Divergence Zone de séparation des eaux de surface, au sein d’un courant ou le plus souvent à la limite entre deux courants, qui génère une remontée de la thermocline. D‑O Pour Dansgaard-Oeschger. Doppler voir Courantomètre à effet Doppler Dryas récent Brusque refroidissement intervenu il y a douze mille ans, en pleine période de déglaciation. Ekman voir Théorie d’Ekman ENVISAT Satellite d’observation de la Terre de l’ESA, lancé le 1er mars 2002. Il a à son bord un radiomètre qui mesure la température de surface, un altimètre et un instrument de mesure de la couleur de l’océan. EPNA Eau profonde Nord-Atlantique. Masse d’eau formée dans la zone de convection de l’Atlantique Nord et qui s’écoule dans l’océan vers 3 000 m de profondeur. Moteur de la circulation thermohaline et du « tapis roulant ». Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 195 Équateur météorologique voir Zone intertropicale de convergence Équilibre géostrophique Hypothèse qui stipule l’équilibre entre la force horizontale de pression et la force de Coriolis. On en déduit, avec une très bonne approximation, la circulation océanique. ERS 1 et 2 Satellites d’observation de la Terre et des océans de l’Agence spatiale européenne, lancés respectivement en 1991 et 1995. ESA European Space Agency – Agence spatiale européenne. Eulerien Caractérise la mesure de courant en un point fixe – courantomètre sur un mouillage, par exemple. Floraison planctonique printanière Développement très rapide du phytoplancton au printemps, lorsque les conditions d’éclairement, de stabilité et de disponibilité des nutriments sont remplies. Foraminifères Protozoaires pélagiques ou benthiques à squelette calcaire. L’analyse de la composition isotopique du carbone et de l’oxygène de leur squelette dans les couches sédimentaires océaniques permet de reconstituer la température de la surface de la mer (espèces pélagiques) et l’âge des eaux profondes (espèces benthiques) à l’époque où ils vivaient. Forçages Expression qui désigne les éléments extérieurs intervenant dans la circulation océanique : vent, échanges thermiques avec l’atmosphère, etc. Force de Coriolis Traduction de l’effet de la rotation de la Terre sur tout corps en mouvement. Elle provoque une déviation des courants marins Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 196 Glossaire vers la droite dans l’hémisphère Nord et vers la gauche dans l’hémisphère Sud. Nulle à l’équateur, l’intensité de cette force augmente avec la latitude. Gaz à effet de serre Gaz qui ont la propriété d’absorber le rayonnement infrarouge émis par la Terre et de réchauffer ainsi l’atmosphère. Le plus abondant d’entre eux est la vapeur d’eau, qui assure ainsi, à la surface de la Terre, une température moyenne de 15 °C vivable pour l’homme. Homme qui produit d’autres gaz à effet de serre (gaz carbonique, méthane, CFC), au risque d’introduire dans le système une perturbation préjudiciable à l’évolution du climat. GEOSAT et GFO Satellites altimétriques de la marine américaine. Le premier a fonctionné de 1986 à 1990, l’actuel (GFO) a été lancé en 1998. GEOSS Global Earth Observation System of Systems. Initiative du G8 pour mettre en place un réseau mondial des systèmes d’observation de la Terre. Projet adopté au troisième Sommet sur l’observation de la Terre à Bruxelles, en février 2005. Géostrophie voir Équilibre géostrophique GIEC Groupe intergouvernemental pour l’étude du climat. Créé en 1988 pour évaluer, à partir de l’information scientifique disponible, l’évolution du climat, ses impacts et les mesures d’adaptation à prendre, il a publié son troisième rapport en 2001. GIN Nom donné à la région de formation d’eaux profondes des mers du Groenland et de Norvège. Pour Groenland-IslandeNorvège. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 197 GLOBEC Global Ocean Ecosystem Dynamics. Programme du PIGB consacré à l’étude de la dynamique des écosystèmes marins et de leur ­variabilité. GODAE Global Ocean Data Assimilation Experiment. Première expérience d’« océanographie opérationnelle ». Elle s’est déroulée de 2003 à 2005, pour tester la faisabilité d’une prévision océanique ­opérationnelle. GOOS Global Ocean Observing System. Système d’observation systématique de l’océan en cours de développement sous les auspices de la COI. GSA Great Salinity Anomaly. Apparition en surface d’importantes masses d’eau peu salée qui circulent pendant plusieurs années dans l’Atlantique Nord. Ces anomalies sont dues soit à un débordement des glaces de l’Arctique par le détroit de Fram, soit à une arrivée d’eau douce et de glaces, par l’archipel arctique canadien et la mer de Baffin, en mer du Labrador. GSNW Gulf Stream North Wall. Indice qui permet de repérer les variations de la position en latitude du Gulf Stream. Gyre Désigne généralement les grandes boucles de circulation océanique associées aux grands anticyclones subtropicaux des océans Atlantique et Pacifique. Heinrich (événements) Oscillations climatiques de la dernière période glaciaire qui se sont répétées à intervalles de sept mille à dix mille ans. Ces événements ont été détectés grâce aux débris rocheux amenés par les icebergs et retrouvés dans les sédiments marins. Y correspondent les épisodes les plus froids de la période glaciaire. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 198 Glossaire Hydrologie Caractérisation de l’eau de mer par sa température, sa salinité et sa pression. On parle de station hydrologique : mesure du profil hydrologique en un point ; ou de section hydrologique : ensemble de stations effectuées sur un parcours donné. IMBER Integrated Marine Biogeochemistry and Ecosystem Research. Programme du PIGB destiné à comprendre et prévoir les réponses des écosystèmes marins au changement global, ainsi que leurs conséquences, en retour, sur le « système Terre » et les sociétés humaines. IRD Ice Rafted Debris. Débris continentaux, transportés par les icebergs, que l’on retrouve dans les sédiments océaniques. Ils ont permis d’identifier les événements de Heinrich. Isopycne Ligne ou surface d’égale densité. Jason 1 Satellite franco-américain d’altimétrie lancé en décembre 2001. JGOFS Joint Global Ocean Flux Studies. Programme du PIGB consacré à l’étude du cycle océanique du carbone (1987-2003). Lagrangien Caractérise la mesure de courant prise en suivant un flotteur dérivant. Leptocéphales Larves d’anguilles. C’est en mer des Sargasses que l’on a trouvé les plus petites, ce qui incite à penser que c’est là que les anguilles se reproduisent. Milankovitch (cycle de) Cycle de variation des paramètres de l’orbite de la Terre autour du Soleil qui rend compte de l’alternance des périodes glaciaires Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 199 et interglaciaires. C’est la théorie astronomique de l’évolution du climat élaborée par Milankovitch. MODE, POLYMODE Programmes internationaux dédiés, dans les années 1970, à l’étude des tourbillons. Mouillage Ligne portant des instruments de mesure ancrée sur le fond. Mousson Systèmes de vents alternatifs de l’océan Indien dont la direction s’inverse, selon les saisons, au rythme des variations de la pression atmosphérique sur l’Asie centrale. NAO NASA North Atlantic Oscillation. Oscillation qui met en opposition de phase les variations de pression atmosphérique de l’anticyclone des Açores et les basses pressions subpolaires (Islande). Elle est caractérisée par un indice : la différence de pression entre les Açores et l’Islande. Plus cet indice est élevé et plus la circulation atmosphérique d’ouest est intense sur l’Europe. National Aeronautics and Space Administration. Agence spatiale américaine. Nutricline Couche de forte variation de la teneur de la mer en nutriments, en fonction de la profondeur. Elle est associée à la pycnocline, qui, limitant le transfert des nutriments vers la couche de mélange, y limite aussi la production primaire. Dans les situations tropicales typiques à thermocline permanente, la production primaire – donc les teneurs en chlorophylle – est maximale au sommet de la nutricline, où la couche riche en nutriment reçoit le plus d’énergie solaire. Nutriments Ensemble des éléments chimiques (hormis le carbone et l’hydrogène) nécessaires à la production de matière vivante. On réserve Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 200 Glossaire souvent ce terme aux nitrates, phosphates, silicates, qualifiés parfois aussi de macronutriments, par opposition aux autres éléments comme le fer, qui interviennent en beaucoup plus faibles quantités (micronutriments). OMM Organisation météorologique mondiale. Agence des Nations Unies pour coordonner les actions à mener en vue d’une meilleure prévision météorologique et climatique. Pélagique Qualifie le milieu de pleine eau et la vie qui s’y déroule (par opposition aux espèces benthiques, liées au fond). Le plancton est pélagique. Le thon, le saumon, l’anchois, la sardine, le hareng sont des espèces pélagiques. Photosynthèse Processus chimique par lequel les végétaux, les algues et certaines bactéries synthétisent de la manière organique à partir d’eau et de gaz carbonique en utilisant l’énergie du Soleil. Voir aussi Production primaire Phytoplancton Plancton végétal. C’est l’agent de la production primaire par photosynthèse. PIGB Programme International Geosphere Biosphere. Programme International de recherche sur l’environnement organisé par le CIUS. Pilot charts Cartes de navigation sur lesquelles sont portés les vents et les courants en fonction de la saison. Plancton Organismes vivant en pleine eau, dont les capacités de déplacement sont très faibles par rapport aux mouvements de la masse d’eau. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 201 PMRC Programme mondial de recherche sur le climat, organisé conjointement par l’Organisation météorologique mondiale, le Conseil international pour la science et la Commission océanographique intergouvernementale de l’UNESCO. POLYMODE voir MODE Production primaire Production de matière vivante à partir d’éléments minéraux et d’énergie. Ici, l’énergie lumineuse : c’est la photosynthèse. Production primaire nouvelle Part de la production primaire alimentée par des apports ­externes de sels nutritifs des couches profondes vers la couche euphotique. Production primaire régénérée Part de la production primaire qui utilise les sels nutritifs régénérés sur place dans la couche euphotique. Pycnocline Couche de forte variation de la densité de la mer en fonction de la profondeur. En général, elle coïncide avec la thermocline. C’est une couche de grande stabilité, qui limite les mélanges verticaux et les échanges entre les couches profondes et la couche de mélange. Quantité de mouvement Grandeur vectorielle produit du vecteur vitesse par la masse du mobile en mouvement. Rafos Flotteurs de subsurface munis d’un hydrophone acoustique qui se positionne par rapport à plusieurs stations émettrices et retransmet sa trajectoire par satellite en remontant à la surface. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 202 Glossaire Recirculation du Gulf Stream Boucles de circulation, cyclonique au nord du Gulf Stream et anticyclonique au sud, qui alimentent et renforcent le Gulf Stream par récupération d’énergie potentielle dans les tourbillons. Recrutement En halieutique, on appelle ainsi les poissons qui s’intègrent pour la première fois à l’ensemble des espèces accessibles à la pêche. C’est la fraction la plus jeune des poissons que l’on pêche. Salinité Masse de sels contenue dans 1 kg d’eau de mer. On l’évalue maintenant en mesurant la conductivité et on l’exprime en ups : unité pratique de salinité, qui équivaut approximativement à 1 mg/g de sels. La salinité de l’eau de mer est en moyenne de 35 ups, soit 35 g/kg. Sargasses Algues de plusieurs mètres de long qui flottent par paquets dans la mer des Sargasses et qui constituent un écosystème très particulier, se maintenant grâce au confinement à l’intérieur de la boucle anticyclonique de recirculation du Gulf Stream. SeaWIFS Satellite de la NASA pour la mesure de la couleur de l’océan. Sels nutritifs voir Nutriments SMOS Soil Moisture and Ocean Salinity. Satellite capable de mesurer la salinité de surface des océans, dont le lancement est prévu en 2007. Subtropical Caractérise les régions comprises entre les tropiques (~20°) et 40° de latitude. C’est la région des gyres subtropicaux. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 203 Surpêche Pêche excessive au point que le recrutement devient insuffisant pour maintenir les stocks. Sverdrup (Sv) Unité de mesure du débit des courants marins. 1 Sv = 1 million de m3/s. Synoptique Un ensemble d’observations et de mesures visant à décrire un phénomène océanique ou atmosphérique est considéré ici comme synoptique si l’on peut considérer que ces informations sont simultanées par rapport à l’échelle temporelle de variabilité du phénomène. Tapis roulant Représentation schématique de la circulation thermohaline initiée par la convection dans l’Atlantique Nord et qui transporte, en profondeur, les eaux de l’Atlantique vers le Pacifique, où elles remontent pour un retour en surface. Théorie d’Ekman Hypothèse qui stipule l’équilibre entre la force d’entraînement du vent et la force de Coriolis pour expliquer l’angle que font les courants de surface avec la direction du vent. La spirale d’Ekman est une représentation des variations du courant entraîné par le vent en fonction de la profondeur. Thermocline Couche de forte variation de la température de la mer en fonction de la profondeur ; elle sépare la couche de mélange chaude de surface des couches profondes froides. Thermohaline voir Circulation thermohaline TOGA Tropical Ocean and Global Atmosphere. Programme de recherche international mis en place de 1985 à 1995, dans le cadre du PMRC, pour étudier les processus qui lient les océans tropicaux, Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 204 Glossaire particulièrement le Pacifique, au climat de la planète aux échelles pluriannuelles. Topex-Poseidon Satellite altimétrique franco-américain, lancé en 1992, qui, mesurant les variations du niveau de la mer au centimètre près, permet de déterminer la topographie des océans et d’en déduire les courants géostrophiques. Topographie de surface de la mer Carte du niveau de la mer par rapport à une surface équipotentielle de référence. Les altimètres embarqués sur satellite permettent d’élaborer de telles cartes. On en déduit les courants géostrophiques. Tourbillon Terme utilisé ici pour désigner les structures tourbillonnaires caractéristiques de la turbulence océanique à moyenne échelle (~100 km). Pour les grandes échelles, comme les grandes circulations anticycloniques à l’échelle d’un bassin océanique, on parle plutôt de « gyre ». Tourbillon planétaire, tourbillon local voir Vorticité Turbulence Ce terme désigne les fluctuations dans toutes les directions, autour du mouvement moyen, qui agitent un fluide. La turbulence favorise les mélanges. Ups Unité pratique de salinité, mesurée par conductivité. 1 ups est à peu près égale à 1 mg de sel dissous par gramme d’eau de mer. Upwelling Remontée d’eau profonde vers la surface sous l’action du vent, suivant le schéma d’Ekman. Sur le bord est des océans. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 205 Vorticité absolue C’est la somme des vorticités relative et planétaire. C’est une grandeur qui se conserve. Vorticité planétaire Mouvement de rotation de tout corps autour de la verticale du lieu, en raison de la rotation de la Terre. Vorticité relative Tendance à la rotation d’un mobile par rapport à la surface de la Terre. WOCE World Ocean Circulation Experiment. Programme international du PMRC qui, de 1990 à 2000, a réalisé la première description mondiale de la circulation océanique. Zone intertropicale de convergence Zone où confluent les alizés des deux hémisphères. C’est l’équateur météorologique, qui ne coïncide pas avec l’équateur géographique : il est décalé de quelques degrés vers le nord. C’est le « pot au noir », zone de convection atmosphérique intense, qui active la cellule de Hadley. Zooplancton Plancton animal qui se nourrit de phytoplancton et de petites particules. Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 Pour en savoir plus Appenzeller, C., Stocker, T.F., Anklin, M., « North Atlantic Ocean Dynamics Recorded in Greenland Ice Cores », Science, vol. 282, pp. 446-449 (16 octobre 1998) « Atlantic Ocean Circulation », Oceanus, vol. 37-1, The Woods Hole Institution (1994). Beaugrand, G., Brander, K.M., Souissi, S., « Plankton Changes and Cod Recruitment in the North Sea », International Symposium on Quantitative Ecosystem Indicators for Fisheries Management, Paris (31 mars-3 avril 2004). Belkin, I.M., Levitus, S., Antonov, J.I., Malmberg, S.A., « “Great Salinity Anomalies” in the Northern North Atlantic », Progress in Oceanography, 41-1, 1-68 (1998). Belkin, I.M., Propagation of the « “Great Salinity Anomaly” of the 1990s around the Northern North Atlantic », Geophysical Research Letters, 31, L08306, doi : 10.1029/2003GL019334 (2004). Boorstin, D., Les Découvreurs, Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris (1988). « Changement Global », Lettre PIGB-PMRC/France, n° 15 (2003). Climate Change : the Scientific Basis, Third Assessment, Report of IPCC, Cambridge University Press (2001). Curry, R.G., McCartney, M.S., « Ocean Gyre Circulation Changes Associated with the North Atlantic Oscillation », Journal of Physical Oceanography, vol. 31, pp. 3374-3400 (2001). Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 208 Pour en savoir plus Dickson, B., Yashayev, I., Meincke, J., Turrel, B., Dye, S., Holfort, J., « Rapid Freshening of the Deep North Atlantic Ocean over the Past Four Decades », Nature, vol. 416, pp. 832-836 (2002). Duplessy, J.-C., Quand l’Océan se fâche, Odile Jacob, Paris (1996). Favier, J., Les Grandes Découvertes d’Alexandre à Magellan, Librairie Arthème Fayard, Paris (1991). Fofonoff, N.P., « The Gulf Stream System », Evolution of Physical Oceanography, B.A. Warren and C. Wunsch Eds, MIT Cambridge (1981). 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Le Gulf Stream – ISBN 978-92-3-203995-8 – © UNESCO 2006 Le Gulf Stream – Bruno Voituriez Sitôt que l’on évoque le Gulf Stream surgit l’inévitable question : « Est-ce qu’il risque de s’arrêter ? » Chacun pense alors à une possible catastrophe climatique qui, en dépit du réchauffement global, amènerait sur l’Europe des conditions quasi glaciaires. Cette question embarrasse le scientifique qui, s’il répond par la négative, dit la vérité, mais ne comble pas l’interrogation implicite : car l’accident climatique redouté, objet effectif de la question, n’implique pas l’arrêt du Gulf Stream. D’où la nécessité d’une explication précise – jugée souvent trop longue et trop complexe à l’aune des critères médiatiques habituels. Ainsi perdure la confusion entre deux phénomènes distincts, même s’ils ne sont pas indépendants l’un de l’autre : le Gulf Stream et la circulation profonde océanique, dite thermohaline. « Qu’est-ce que le Gulf Stream ? » est la question à laquelle répond ce livre : la découverte scientifique du Gulf Stream, les phénomènes qui en sont la cause, son rôle dans la dynamique du climat et son impact sur les écosystèmes marins de l’Atlantique Nord tracent de lui un portrait affranchi des fantasmes à la mode. Éditions UNESCO En répondant scientifiquement aux questions posées par ce courant réputé grand pourvoyeur de climat tempéré en Europe, en faisant la part du vrai et du faux, en donnant, pédagogiquement, toutes les informations permettant de se faire une idée précise des problèmes et de l’avenir du climat sur terre, Bruno Voituriez nous livre un outil de réflexion aussi passionnant qu’éclairant. )3". Commission Océanographique Intergouvernementale www.unesco.org/publishing