Enjeux méthodologiques des recherches ethnographiques sur les

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Revue critique
de l'actualité scientifique internationale
sur le VIH
et les virus des hépatites
n°52 - janvier-février 96
Observation participante
Enjeux méthodologiques des recherches
ethnographiques sur les sexualités entre
hommes
Christophe Broqua
CRIPS - attaché au Laboratoire d'Anthropologie Sociale (EHESS, Paris)
Gay baths
revisited : an
empirical
analysis
Bolton R.,
Vincke J.,
Mak R.
GLQ : A
Journal of
Lesbian and
Gay Studies,
1994, 1, 3,
257-273
Sexual
negotiations :
an
ethnographic
study of men
who have sex
with men
Henriksson B.,
Månsson S.-A.,
in Brummelhuis
H.-P., Hert G.
Culture and
sexual risk :
Anthropological
perspectives of
AIDS New
York, Gordon
& Breach
Publications,
1995
Les deux articles commentés par Rommel Mendès-Leite et
Bruno Proth (pages 2 à 5) permettent de s'interroger sur les
enjeux éthiques et méthodologiques des recherches
ethnographiques sur les sexualités entre hommes et sur le
statut particulier que revêt dans ce contexte la méthode
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d'observation-participante, classiquement préconisée en
anthropologie.
Au cours des premières années de l'épidémie, la construction
de l'objet sida en sciences sociales fut d'autant plus ardue que
les champs de recherche dont il requérait la contribution celui de la sexualité en premier lieu- n'avaient alors été que
peu explorés, et que certains domaines à l'inverse, déjà
marqués par une tradition sociologique, comme celui de
l'expérience de la maladie, furent tout d'abord négligés.
Durant cette première période, où prime le choix d'objets
d'étude peu démêlés, «l'insuffisance des acquis théoriques se
cumule donc aux difficultés méthodologiques» (1).
Une grande partie des premiers travaux, entrepris avant la
création de l'ANRS en 1989 , sont de type KABP
(Knowledge, Attitude, Belief, Practice) ou -en françaisCACP (Connaissances, Attitudes, Croyances, Pratiques). Ces
recherches quantitatives, réalisées à partir d'échantillons
représentatifs dans plus de soixante pays du monde dans le
but d'y promouvoir les mesures préventives ajustées, ont
montré leurs limites. En raison de leur standardisation et du
traitement statistique des résultats, les enquêtes CACP
négligent «les contextes socioculturels où s'expriment et se
façonnent ces conduites et ces comportements» (2). Les
fondements de nature anthropologique qui les sous-tendent en
partie s'avèrent antinomiques avec les méthodes qu'elles
emploient, fort éloignées des approches qualitatives,
conduisant à s'interroger sur les liens entre les objectifs de la
recherche, les concepts utilisés et le choix du dispositif
méthodologique (3). La remise en cause progressive du
«paradigme du KABP» a donc entrainé une plus grande
ouverture des cadres théoriques et la diversification des
approches «du point de vue tant disciplinaire que
méthodologique, pour saisir les composantes sociale,
culturelle, économique et psychologique de l'activité
sexuelle» (4).
¬ Face à ces exigences vont émerger les méthodes
qualitatives de l'anthropologie sociale et de la microsociologie
dans la recherche sur les sexualités.
Selon Laurent Vidal, «l'option méthodologique ne peut se
définir qu'en fonction des objectifs recherchés et, de ce fait,
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par une réflexion préalable sur la nature des concepts et
pratiques au cœur de la problématique» (5). Idéalement, le
recours aux méthodes qualitatives n'est donc pas le seul fruit
d'une préférence ou d'une spécialité du chercheur, mais bien
la réponse apportée aux besoins de l'analyse d'un objet donné.
Par ailleurs, «le choix d'une méthode de type ethnographique
et biographique plutôt que d'une autre méthode d'enquête, est
presque toujours comme surdéterminé par des problèmes de
délimitation et d'accès à une population et du manque de
connaissance préalable qu'on en a» (6). Plus proches du
terrain, les outils qualitatifs, d'une part, permettent l'étude
d'une tranche de la population qui n'est pas quantitativement
délimitable et d'autre part, aident à l'analyse d'objets que ne
peuvent saisir dans leur totalité les méthodes quantitatives.
Ainsi, si l'on prend l'exemple des hommes ayant des pratiques
homosexuelles, certaines études de cohorte faisant fi des
dimensions biographiques ont fait apparaître l'insuffisance
d'une approche exclusivement quantitative pour l'analyse des
facteurs favorisant la prise de risques (7). Il est en outre très
troublant de constater que l'on peut rencontrer chez une même
personne des réponses fortement discordantes sur les
pratiques sexuelles et la prise de risques, selon qu'elle est
interrogée par questionnaire auto-administré ou par entretien
en face à face (8). C'est précisément dans le but de pallier
l'insuffisance des données recueillies par questionnaires que
les chercheurs britanniques du projet Sigma ont mis au point
la méthode du «journal intime sur la sexualité» (9), rédigé à
leur demande par les personnes interrogées.
¬ Cette valorisation des approches ethnographiques,
contemporaine en quelque sorte des grandes enquêtes sociostatistiques sur les comportements sexuels à l'époque du sida,
notamment des recherches «nationales» très médiatisées de
certains pays occidentaux (France, Royaume-Uni, Etats-Unis,
Finlande, etc.), renvoie à une certaine tradition de la
discipline. En effet, «nombreux sont les travaux
ethnographiques qui, dans le souci d'envisager la totalité
d'une culture, ont donné un rôle important à la description de
l'activité sexuelle des individus» (10).
¬ La méthode ethnographique d'observation-participante,
classique en anthropologie, aide à appréhender sous différents
aspects le tissu des interactions sociales, ainsi que l'imaginaire
qui les structure. Préconisant l'immersion dans le groupe et la
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participation aux activités étudiées, elle place le chercheur au
contact direct du terrain, lui permettant de ne pas perdre de
vue la dimension humaine et les nuances intrinsèques à la vie
sociale, souvent voilées par les séries et formules statistiques.
Le nouvel essor des enquêtes qualitatives dans la recherche
sur le sida, et plus précisément sur les sexualités, a pu
conduire à une redéfinition de cette méthode d'observationparticipante, et à un repositionnement des chercheurs qui la
pratiquent. Nous examinerons ici cette question à propos des
recherches sur les sexualités dites «anonymes» entre hommes,
sachant que le développement récent des enquêtes sur ce
thème représente l'un des effets notables de l'épidémie sur la
recherche en sciences sociales.
¬ Les premiers travaux en sciences sociales sur les
homosexuels se focalisent tout d'abord sur les pratiques
sexuelles se déroulant clandestinement dans certains lieux
publics, puis sur le «marché des échanges sexuels» -tel que le
qualifie et le décrit le premier en France Michael Pollak (11)qui correspond à l'émergence de pratiques de sociabilité
développées autour d'un réseau commercial spécifiquement
gay. Aux Etats-Unis, une recherche pionnière sur la sexualité
«impersonnelle» (ou «anonyme») donne lieu à la publication
d'un ouvrage en 1970 que n'omettent jamais de citer ceux qui
ont œuvré dans ce domaine par la suite (12). Humphreys a
observé les interactions sexuelles entre hommes dans des
toilettes publiques, sans toutefois prétendre y avoir participé,
complétant ses données un recours aux fichiers de la police
très critiqué par la suite (13). Une approche plus participante
guidera les auteurs des ouvrages publiés à la fin des années 70
sur ce même champ thématique (14). En 1979 paraît un
article dans lequel l'auteur déclare explicitement sa
participation aux activités sexuelles observées et en discute
les enjeux (15).
Dans le contexte de l'épidémie, les études ethnographiques
menées par observation -participante ou non- sur les échanges
sexuels entre hommes sur des lieux de rencontre deviennent
visibles au moment de la VIIIe conférence internationale sur
le sida, à Amsterdam en 1992, à travers la présence de
différents posters (résumés de communication sur affiches)
(16) présentant déjà la diversité des approches et les différents
degrés d'implication des chercheurs (17). Certains auteurs ont
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en effet poussé «leur observation-participante du «simple
voyeurisme» jusqu'à une participation-observante, afin de
saisir toutes les nuances des négociations effectuées par les
acteurs sociaux dans le souci de bien gérer leurs risques de
contamination» (18).
¬ Intéressés en premier lieu par ces processus de négociation
élaborés lors des pratiques sexuelles, Henriksson et Månsson
ont opté pour une méthode d'observation-participante
«engagée». Cinq observateurs masculins, de niveaux d'études
et de statuts socioprofessionnels différents, ont été formés à
l'observation et au recueil d'informations sur le terrain.
Chacun d'entre eux s'est rendu une vingtaine de fois dans les
vidéo-clubs pendant quatre à cinq heures. Recrutés au sein de
la «communauté homosexuelle» locale, ils bénéficiaient tous
d'une bonne connaissance préalable du terrain d'investigation.
Il leur a été donné pour consigne de se comporter comme ils
le faisaient habituellement dans ces lieux. Étant donné l'objet
de la recherche, aucune restriction n'a été imposée quant à la
participation aux interactions sexuelles observables sur le
terrain, si ce n'est l'obligation de recourir au safer sex, dans le
cas supposé d'une telle participation. Par cette présentation
euphémisée, les auteurs laissent entendre que si elle n'était
pas réclamée de manière impérative, la participation était
cependant souhaitée. Ne discutant pas plus avant les enjeux
de tels choix méthodologiques, refusant explicitement d'entrer
dans les débats qu'ils occasionnent, les auteurs concluent la
présentation de leur méthode en précisant seulement que
«l'engagement total comme la plus grande passivité sur le
terrain présentent chacun des avantages et des
inconvénients».
A l'inverse, la méthodologie de Bolton, Vincke et Mak décrite dans l'article de Rommel Mendès-Leite et Bruno Prothest de nature quantitative, mais leur recherche fut précédée
d'une enquête par observation-participante effectuée par
Bolton, décrite dans deux articles qui serviront ici de base à
notre réflexion (19).
¬ Les méthodes ethnographiques en œuvre dans les
recherches sur la sexualité «impersonnelle» ou «anonyme»
entre hommes vont de l'observation-participante déclarée
(Bolton) à l'observation simple du chercheur, et peuvent être
supplantées ou complétées par le recours à des informateurs
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observateurs-participants (Henriksson et Månsson) ou à des
informateurs observateurs simples.
Ces différents degrés d'implication possibles sur le terrain
renvoient au débat classique en sciences sociales sur la
position du chercheur face à son objet d'étude, entre
«engagement et distanciation» (20). Il est important en effet
de préciser qu'il n'y a là, pas plus qu'ailleurs avec le sida, de
réelle innovation, mais que l'acuité particulière de certains
problèmes méthodologiques posés par la recherche sur la
sexualité ou la maladie permet d'éclairer les enjeux de la
recherche dans ses cadres généraux. Dans leur article,
Henriksson et Månsson énumèrent un ensemble de recherches
historiques menées sur d'autres thèmes qui, pour les même
raisons méthodologiques, ont prêté à controverse (Becker et
les fumeurs de marijuana, Buford et les «hooligans», etc.).
La sexualité comme objet anthropologique ou sociologique
présente cependant certaines particularités liées au statut
qu'elle revêt dans nos sociétés, influant sur le traitement
auquel elle est soumise dans la recherche en sciences sociales.
La «privatisation» progressive de la sexualité et l'opposition
entre sphère privée ou intime et sphère publique ou sociale,
qui a suivi dans nos sociétés un processus global de
civilisation (21), permet d'expliquer à la fois la difficulté
d'appréhender en objet scientifique «l'activité sexuelle» qui
serait «devenue à la fois invisible et indicible» (22), et la
réticence de la communauté scientifique ou des chercheurs à
accepter que soient transgressés les tabous qui régissent la
sphère de l'intimité (violation de l'intimité, intégration des
normes de discrétion et de silence, règles déontologiques,
etc.).
Dans un article plaidant pour des recherches dont l'objet serait
les pratiques sexuelles et non plus les représentations
associées à la sexualité, détaillant les modes d'investigation
possibles et soulignant leurs limites et leurs enjeux, Michel
Bozon explique «qu'une caractéristique essentielle de
l'activité sexuelle est d'être inaccessible à l'observation, qu'il
s'agisse d'une observation de type expérimentale ou
participante. On ne peut fonder aucun espoir, sauf dans des
cas très rares, sur les méthodes de l'anthropologie. Pour
approcher ces pratiques enfermées dans l'enclave de l'intimité,
le chercheur sur la sexualité ne peut se contenter d'être un
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simple voyeur, à la façon de ceux qui regardent ce qui, malgré
tout, se donne à voir, comme les prostitué(e)s sur les quais,
l'activité des backrooms gay et des clubs échangistes, ou les
magazines pornographiques. (...) Dans ce domaine, il n'y a
d'observation qu'indirecte et médiate» (23).
Ralph Bolton constate également le manque en matière de
recherches sur les comportements sexuels eux-mêmes,
auxquels sont préférées selon lui les thématiques du genre, de
l'identité, des rôles, des rituels et du symbolisme. Mais il
considère pour sa part que l'activité sexuelle, échappant le
plus souvent à l'observation, doit être étudiée par la
participation (24), position également soutenue par d'autres
anthropologues œuvrant dans le champ de la sexualité et du
sida (25). Il précise cependant que la nature de certains
espaces favorise l'observation directe et permet d'entreprendre
ce qu'il nomme une «sexographie». En effet, un processus de
«déprivatisation» fait des lieux publics d'échanges sexuels
entre hommes des espaces d'observation ou de participation
possibles, voire privilégiés, à l'instar des différents autres
lieux, apparus ces dernières années, où les pratiques sexuelles
sont rendues visibles et observables : clubs échangistes,
plages naturistes, saunas, etc.
¬ L'observation-participante, outre sa valeur «traditionnelle»
en anthropologie sociale, présente l'avantage d'élargir le
recueil de données à des modes d'enquête contournant les
écueils des systèmes déclaratifs, rencontrés à travers les
questionnaires auto-administrés et les entretiens en face à face
ou par téléphone, dont les limites et les biais éprouvés lors
des enquêtes quantitatives ont été évoqués ci-dessus. Elle
permet d'une part d'observer et d'expérimenter les
comportements étudiés, et d'autres part de recueillir la parole
des acteurs ou des informateurs sur un mode informel, offrant
éventuellement la possibilité de confronter les pratiques aux
discours.
Ainsi, Henriksson et Månsson reconnaissent que les comptesrendus les plus riches sont ceux de situations où l'enquêteur a
pris part aux négociations et aux interactions sexuelles
observées dans les vidéo-clubs. Ralph Bolton, qui a procédé à
une observation-participante de type «classique»,
s'immergeant dans tous les lieux de sociabilité homosexuelle
de la ville de Bruxelles, explique que l'intimité créée par la
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relation sexuelle -lorsqu'elle se déroule dans un cadre privélibère la parole et confère une sincérité et une profondeur aux
échanges verbaux qui s'ensuivent.
¬ Mais au delà des apports, l'approche «sexographique»
soulève des questions et des enjeux d'ordre éthique qu'il
convient de ne pas sous-évaluer.
Comme dans tout travail portant sur la vie privée des
individus, l'approche sexographique impose un principe de
confidentialité sans faille, protégeant des préjudices moraux
ou physiques qui pourraient s'ensuivre et garantissant
l'intégrité de chacun par la préservation totale de l'anonymat.
Cette exigence est d'autant plus importante que la recherche
peut s'effectuer sans qu'en aient connaissance l'ensemble des
personnes rencontrées.
En effet, et cela soulève un second point de débat, la
spécificité méthodologique de l'observation-participante sur
les lieux de consommation sexuelle, où la parole peut être
absente ou postérieure à l'acte sexuel, invalide le principe de
consentement éclairé qui, de toutes façons, n'a pas le même
statut en sciences sociales que dans la recherche bio-médicale
ou thérapeutique. Il revient alors au chercheur d'évaluer, en
fonction de critères de faisabilité et de ses propres principes
éthiques, le type d'information qui peut être communiqué aux
sujets sur l'étude menée et le moment opportun pour le faire.
¬ En second lieu, il convient de s'interroger sur les limites de
la participation sexuelle en tant que telle. Il semble tout
d'abord peu concevable que, pour les besoins de l'enquête, le
chercheur accepte de se livrer à des pratiques sexuelles non
protégées, quel que soit son statut sérologique. Il est d'ailleurs
important de noter que cette règle est énoncée dans l'ensemble
des articles commentés ici. L'analyse des processus de
négociation -verbaux ou non verbaux- devra donc intégrer les
limites imposées par ce principe qui conduira l'observateurparticipant à considérer son rôle actif dans l'interaction. De la
même manière, celui-ci est soumis au principe d'attraction ou
de rejet qui conditionne tout processus de séduction érotique.
Là encore, il ne s'agira pas de contraindre l'autre, pas plus que
soi-même, à la relation sexuelle, mais de prendre en
considération la nature déterminante de ces éléments de primenégociation dans l'étude de la dynamique qui conduit à
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l'interaction sexuelle et la façonne.
Ces deux derniers points, qui confèrent au chercheur un statut
d'acteur dans l'interaction, soulèvent la question
incontournable en anthropologie de la construction de la
distance avec l'objet de recherche, considérée comme
nécessaire à l'analyse.
Ralph Bolton explique qu'à l'instar de ses recherches
précédentes en milieu rural péruvien, son implication sur le
terrain est entière et permanente. C'est la raison pour laquelle
il affirme ne pas pouvoir se passer de relations sexuelles sur
le terrain, précisant que la participation sexuelle n'est jamais
pour lui un simple moyen mis en place pour les seuls besoins
de la recherche, mais qu'elle participe d'un principe général
d'engagement. Il déclare ainsi n'avoir jamais provoqué de
relation sexuelle dans le cadre de son enquête en milieu
homosexuel bruxellois qu'il n'aurait engagée à titre personnel.
Si elle était simplement un moyen, ne procurant aucune
satisfaction personnelle, la participation sexuelle pourrait être
perçue comme une forme de commerce, dans le sens où il
s'agirait de se procurer de l'information au moyen de relations
sexuelles, comme d'autres se procurent de l'argent par ce
même moyen. La question de l'introduction d'un rapport
marchand dans l'échange scientifique n'est cependant pas
nouveau en anthropologie -les présents offerts aux
informateurs sont souvent de rigueur- mais semble se poser
en d'autres termes aujourd'hui, notamment dans le cas de
recherches menées sur les «travailleurs sexuels» ou les
usagers de drogues par voie intraveineuse, auxquels une
somme d'argent est versée en échange des entretiens accordés.
Préciser, comme le fait Bolton, que l'interaction sexuelle
procède de l'observation-participante en tant que méthode
implicante à tous les niveaux et qu'elle s'intègre aux
dispositions du chercheur, permet de lever la question éthique
du choix de cet engagement, mais laisse entière celle de la
construction de la distance. En effet, lorsqu'il décrit les zones
de superposition entre sa vie personnelle et son travail de
terrain, nous pouvons regretter qu'il ne discute pas davantage
les moyens par lesquels il crée la distance requise pour
l'analyse.
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Sans doute serait-il utile de redéfinir la notion de «bonne
distance», centrale pour le chercheur en sciences sociales, à la
lumière de ces situations particulières. Comment cette
distance se construit et se maintient-elle, sachant qu'il est
aujourd'hui acquis, en particulier depuis le développement des
travaux d'anthropologues sur leurs propres sociétés, qu'il n'est
plus possible de se réclamer d'une simple «distance naturelle»
(sociale, culturelle ou géographique) comme ce put être le cas
lors des premières décennies de la discipline, où elle ne
s'exerçait qu'en terrain exotique ou dans les campagnes
occidentales ?
¬ Dans le cas d'une participation engagée, le chercheur se
trouve donc confronté à la nécessité de dissocier sa vie
personnelle de son activité scientifique et d'objectiver son
expérience, pour rendre l'analyse possible et recevable dans le
champ scientifique. Pour beaucoup, le moment de l'écriture
est l'occasion d'effectuer ce travail d'objectivation et d'opérer
la prise de distance nécessaire à l'analyse. Mais comment
formaliser à ce moment-là la restitution de l'expérience vécue
sur le terrain ? Il est probable que, bien que ne l'incluant pas
dans la restitution de leur travail de terrain ni dans leur
analyse, nombreux sont les auteurs qui ont connu des
expériences qu'ils considèrent comme étant de nature trop
intime et, de ce fait, n'ayant pas droit de cité dans leur écrits.
L'exemple de l'observation-participante telle qu'elle est
pratiquée par Bolton permet de reposer la question de ce que
le chercheur peut ou doit révéler de lui-même et de son
investigation.
Si, dans la majorité des études anthropologiques sur la
sexualité, aucune participation directe du chercheur n'est
déclarée, cela ne signifie pas qu'elle ne s'est pas produite et
qu'elle n'a pas aidé l'analyse. La question des activités
sexuelles du chercheur sur son terrain n'est traditionnellement
jamais traitée dans les chapitres méthodologiques de la
littérature anthropologique, alors que celle de la sexualité ellemême est abordée dans certains travaux fondateurs de la
discipline (citons les fameux exemples de Bronislaw
Malinowski, Marcel Mauss ou Margaret Mead). Un
changement cependant semble voir le jour ces dernières
années -notamment aux Etats-Unis- dont on peut faire
l'hypothèse qu'il est lié au développement des recherches
autour du sida et de la sexualité (26).
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En France, rares sont les études anthropologiques réalisées
par observation-participante sur le thème des sexualités entre
hommes, et plus précisément des sexualités «anonymes» (27).
Si le choix d'un travail scientifique sur la sexualité n'est pas
sans risque de discrédit pour une carrière universitaire, en
dépit de la configuration actuellement favorable des budgets
alloués aux sciences sociales pour la recherche sur la
sexualité et le sida, il l'est d'autant moins dans le cas de
recherches par observation-participante déclarée sur les
sexualités «anonymes» entre hommes, qui impliquent en un
même temps la révélation des orientations sexuelles et des
pratiques «hors-normes» du chercheur.
Sans doute serait-il important d'initier en la matière des
pratiques plus audacieuses ainsi qu'une réflexion approfondie
et sereine sur les questions méthodologiques, à l'image des
travaux de Henriksson et Månsson ou de Bolton, qui est
assurément le chercheur qui a poussé le plus loin la logique
de la divulgation de soi dans ses récents écrits. Car s'il est vrai
que l'observation-participante ne permet pas de recueillir
l'ensemble des informations concernant les caractéristiques
sociales des personnes rencontrées (28), il importe de
reconnaître qu'elle constitue un mode d'accès privilégié aux
pratiques et aux représentations des acteurs sociaux. C'est
pourquoi il serait probablement fécond d'envisager un cumul
des méthodes, tel que préconisé par certains (29), associant
par exemple l'ethnographie à un recueil de données
quantitatives.
¬ Cela permettrait sans doute de dépasser les débats
polémiques récurrents autour de la dangerosité supposée des
lieux de rencontre homosexuels, considérés par certains
comme les antres privilégiés des prises de risques et des
contaminations effectives, alors que des données quantitatives
récentes indiquent que deux-tiers des prises de risques
déclarées auraient lieu dans l'intimité des espaces privés, les
espaces publics servant essentiellement de lieux de drague
(30). Il n'en reste pas moins que, selon ces évaluations, le tiers
d'entre elles se produisent dans les lieux de rencontre
homosexuels. Il serait donc important d'en éclairer les
contours et les dimensions réelles par des recherches en prise
avec la «réalité du terrain». A l'heure où les établissements
gays comportant des «zones de contact» ont pour la plupart
signé et mis en application une charte de prévention élaborée
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conjointement par le Syndicat National des Entreprises Gaies
(SNEG) et les associations Act Up-Paris et Aides (31), le
temps n'est plus au silence ni à la stigmatisation, mais bel et
bien au renforcement des actions de prévention engagées. Christophe Broqua
1 - Pollak M, « Résumé ». Current Sociology, 1992, 40, 3, 122
2 - Moatti J-P
« Usage et usure
d'un outil »
Le Journal du sida, 1991, suppl.
au n° 31-32, 21
3 - Vidal L
« L'anthropologie,
la recherche
et l'intervention
sur le sida en Afrique : enjeux méthodologiques d'une rencontre »
Sciences Sociales
et Santé, 1995, 13, 2, 5-27
Fassin D
« Du commentaire considéré comme une tauromachie : à propos
d'enquêtes CACP et de réseaux VIH »
Transcriptase, 1995, 41, 21-24
4 - Giami A, Bajos N
« La recherche tente de s'émanciper de ses préjugés »
Le Journal du sida, 1993, 54-55, 70
5 - Vidal L
Voir référence n°3 page 16
6 - Pollak M, « Pour un inventaire ». Les Cahiers de l'IHTP : Questions
à l'histoire orale, juin 1987, n° 4, p. 21.
7 - Schiltz M-A
« Retour à des pratiques sexuelles à risques : à quand une évaluation
qualitative ? »
Transcriptase, 1994, 26, 20-22
8 - Laporte A, « Les homosexuels face au risque du sida : logiques
individuelles d'engagement et d'évitement ». Mémoire de DEA
de sociologie, EHESS, 1996.
9 - Coxon APM, « Diaries and sexual behaviour : the use of the sexual
diaries as method and substance in researching gay men's response to
HIV/AIDS », in Boulton M (dir.), Challenge and innovation :
methodological advances in social research on HIV/AIDS. London :
Taylor and Francis, 1994, p. 125-148.
10 - Bozon M, Leridon H
« Les constructions sociales de la sexualité »
Population, 1993, 5, 1176
11 - Pollak M
« L'homosexualité masculine, ou :
le bonheur dans
le ghetto ? »
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http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm
Communications, 1982, 35, 37-55
12 - Humphreys L, « Tearoom trade : impersonal sex in public places ».
New York : Aldine Publishing Company, 1970.
13 - Henriksson B, « Risk factor love : homosexuality, sexual
interaction and HIV prevention ». Göteborg : Göteborg Universitet,
1995, p. 44 et 74.
14 - Delph E., « The silent community : public homosexual encounters
». London : Sage, 1978 ; Emory M., « The gay picturebook ». Chicago :
Contemporary Books, 1979.
15 - Styles J., « Outsiders/Insiders : researching gay baths ». Urban Life,
1979, vol. 8, n° 2, p. 135-152.
16 - Bolton R., Vincke J., Mak R., « Gay saunas : venues of HIV
transmission or AIDS prevention ? » (Etats-Unis, Belgique) ; Church J.
et al., « Investigations of motivational and behavioral factors
influencing men who have sex with men in public toilets (cottaging) »
(Angleterre) ; Henriksson B., Mansson S.-A., « Sexual negociations
among men who have sex with men : an ethnographic study » (Suède) ;
Zuilhof W., « Talking about safe sex on cruising sites (initiating and
supporting local projects on cruising sites) » (Pays-Bas).
17 - Mendès-Leite R., « Participation observante ».
Le Journal du sida, octobre-novembre 1992, n° 43-44,
p. 76
18 - Mendès-Leite R., de Busscher P.-O., « Un bouleversement
scientifique ? : les sciences humaines et sociales face à l'épidémie du
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19 - Bolton R., « Mapping Terra Incognita : sex research for AIDS
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S. (dir.), The time of AIDS : social analysis, theory and method.
Newbury Park : Sage Publications, 1992, p. 125-158 ; Bolton R., «
Tricks, friends and lovers : erotic encounters in the field », in Kulick D.,
Willson M. (dir.), Taboo : sex, identity and erotic subjectivity in
anthropological fieldwork. London : Routledge, 1995, p. 140-167
20 - Elias N., « Engagement et distanciation : contribution à la
sociologie de la connaissance ». Paris : Fayard, 1983.
21 - Elias N., « La civilisation des mœurs ». Paris : Calmann-Lévy,
1969
21 - Elias N., « La civilisation des mœurs ». Paris : Calmann-Lévy,
1969.
22 - Bozon M., « Observer l'inobservable : la description et l'analyse de
l'activité sexuelle », in Bajos N., Bozon M., Giami A., Doré V.,
Souteyrand Y., Sexualité et sida : recherches en sciences sociales. Paris
: ANRS, décembre 1995 (collection Sciences Sociales et Sida),
p. 41.
23 - Bozon M., Voir référence n°22,
p 48-49
24 - Bolton R., Voir référence n°19,
p 132
25 - Voir par exemple Wight D., Barnard M., « The limits to participant
observation in HIV/AIDS research ». Practicing Anthropology, 1993,
vol. 15, n° 4, p. 68.
26 - Voir par exemple Kulick D., Willson M. (dir.), « Taboo : sex,
http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (13 sur 14) [30/06/2003 12:37:49]
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identity and erotic subjectivity in anthropological fieldwork ». London :
Routledge, 1995.
27 - Voir par exemple Mendès-Leite R., de Busscher P.-O., «
Microgéographie « sexographique » des back-rooms parisiennes :
appropriation de l'espace corporel et gestion de la sexualité face au VIH les rites de rencontres gais au temps du sida ». Rapport de recherche,
AFLS - DGS - SNEG, janvier 1995 (à paraître dans les Cahiers GaiKitsch-Camp).
28 - Schiltz M.-A., Adam P., « Les homosexuels face au sida : enquête
1993 sur les modes de vie et la gestion du risque VIH ». Rapport de
recherche, CAMS - CERMES - ANRS, septembre 1995, p. 53-54.
29 - Handman M.-H., « Sexualité, sida et sciences sociales ». Études
rurales, janvier-mars 1995, n° 137, p. 95-104 ; Wight D., Barnard M., «
The limits to participant observation in HIV/AIDS research ».
Practicing Anthropology, 1993, vol. 15, n° 4, p. 67.
30 - Schiltz M.-A., Adam P., Charfe Y., Lamien E., « L'enquête « presse
gaie » 1995 ». Dossier de presse, 1996.
31 - Fleutelot E., Duplay M., « A charter defining the responsabilities of
gay businesses that provide opportunities for sexual contac » t.
Communication orale à la Xe conférence internationale sur le sida,
Vancouver, 19-22 mai 1996.
http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (14 sur 14) [30/06/2003 12:37:49]
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