http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm Revue critique de l'actualité scientifique internationale sur le VIH et les virus des hépatites n°52 - janvier-février 96 Observation participante Enjeux méthodologiques des recherches ethnographiques sur les sexualités entre hommes Christophe Broqua CRIPS - attaché au Laboratoire d'Anthropologie Sociale (EHESS, Paris) Gay baths revisited : an empirical analysis Bolton R., Vincke J., Mak R. GLQ : A Journal of Lesbian and Gay Studies, 1994, 1, 3, 257-273 Sexual negotiations : an ethnographic study of men who have sex with men Henriksson B., Månsson S.-A., in Brummelhuis H.-P., Hert G. Culture and sexual risk : Anthropological perspectives of AIDS New York, Gordon & Breach Publications, 1995 Les deux articles commentés par Rommel Mendès-Leite et Bruno Proth (pages 2 à 5) permettent de s'interroger sur les enjeux éthiques et méthodologiques des recherches ethnographiques sur les sexualités entre hommes et sur le statut particulier que revêt dans ce contexte la méthode http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (1 sur 14) [30/06/2003 12:37:49] http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm d'observation-participante, classiquement préconisée en anthropologie. Au cours des premières années de l'épidémie, la construction de l'objet sida en sciences sociales fut d'autant plus ardue que les champs de recherche dont il requérait la contribution celui de la sexualité en premier lieu- n'avaient alors été que peu explorés, et que certains domaines à l'inverse, déjà marqués par une tradition sociologique, comme celui de l'expérience de la maladie, furent tout d'abord négligés. Durant cette première période, où prime le choix d'objets d'étude peu démêlés, «l'insuffisance des acquis théoriques se cumule donc aux difficultés méthodologiques» (1). Une grande partie des premiers travaux, entrepris avant la création de l'ANRS en 1989 , sont de type KABP (Knowledge, Attitude, Belief, Practice) ou -en françaisCACP (Connaissances, Attitudes, Croyances, Pratiques). Ces recherches quantitatives, réalisées à partir d'échantillons représentatifs dans plus de soixante pays du monde dans le but d'y promouvoir les mesures préventives ajustées, ont montré leurs limites. En raison de leur standardisation et du traitement statistique des résultats, les enquêtes CACP négligent «les contextes socioculturels où s'expriment et se façonnent ces conduites et ces comportements» (2). Les fondements de nature anthropologique qui les sous-tendent en partie s'avèrent antinomiques avec les méthodes qu'elles emploient, fort éloignées des approches qualitatives, conduisant à s'interroger sur les liens entre les objectifs de la recherche, les concepts utilisés et le choix du dispositif méthodologique (3). La remise en cause progressive du «paradigme du KABP» a donc entrainé une plus grande ouverture des cadres théoriques et la diversification des approches «du point de vue tant disciplinaire que méthodologique, pour saisir les composantes sociale, culturelle, économique et psychologique de l'activité sexuelle» (4). ¬ Face à ces exigences vont émerger les méthodes qualitatives de l'anthropologie sociale et de la microsociologie dans la recherche sur les sexualités. Selon Laurent Vidal, «l'option méthodologique ne peut se définir qu'en fonction des objectifs recherchés et, de ce fait, http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (2 sur 14) [30/06/2003 12:37:49] http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm par une réflexion préalable sur la nature des concepts et pratiques au cœur de la problématique» (5). Idéalement, le recours aux méthodes qualitatives n'est donc pas le seul fruit d'une préférence ou d'une spécialité du chercheur, mais bien la réponse apportée aux besoins de l'analyse d'un objet donné. Par ailleurs, «le choix d'une méthode de type ethnographique et biographique plutôt que d'une autre méthode d'enquête, est presque toujours comme surdéterminé par des problèmes de délimitation et d'accès à une population et du manque de connaissance préalable qu'on en a» (6). Plus proches du terrain, les outils qualitatifs, d'une part, permettent l'étude d'une tranche de la population qui n'est pas quantitativement délimitable et d'autre part, aident à l'analyse d'objets que ne peuvent saisir dans leur totalité les méthodes quantitatives. Ainsi, si l'on prend l'exemple des hommes ayant des pratiques homosexuelles, certaines études de cohorte faisant fi des dimensions biographiques ont fait apparaître l'insuffisance d'une approche exclusivement quantitative pour l'analyse des facteurs favorisant la prise de risques (7). Il est en outre très troublant de constater que l'on peut rencontrer chez une même personne des réponses fortement discordantes sur les pratiques sexuelles et la prise de risques, selon qu'elle est interrogée par questionnaire auto-administré ou par entretien en face à face (8). C'est précisément dans le but de pallier l'insuffisance des données recueillies par questionnaires que les chercheurs britanniques du projet Sigma ont mis au point la méthode du «journal intime sur la sexualité» (9), rédigé à leur demande par les personnes interrogées. ¬ Cette valorisation des approches ethnographiques, contemporaine en quelque sorte des grandes enquêtes sociostatistiques sur les comportements sexuels à l'époque du sida, notamment des recherches «nationales» très médiatisées de certains pays occidentaux (France, Royaume-Uni, Etats-Unis, Finlande, etc.), renvoie à une certaine tradition de la discipline. En effet, «nombreux sont les travaux ethnographiques qui, dans le souci d'envisager la totalité d'une culture, ont donné un rôle important à la description de l'activité sexuelle des individus» (10). ¬ La méthode ethnographique d'observation-participante, classique en anthropologie, aide à appréhender sous différents aspects le tissu des interactions sociales, ainsi que l'imaginaire qui les structure. Préconisant l'immersion dans le groupe et la http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (3 sur 14) [30/06/2003 12:37:49] http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm participation aux activités étudiées, elle place le chercheur au contact direct du terrain, lui permettant de ne pas perdre de vue la dimension humaine et les nuances intrinsèques à la vie sociale, souvent voilées par les séries et formules statistiques. Le nouvel essor des enquêtes qualitatives dans la recherche sur le sida, et plus précisément sur les sexualités, a pu conduire à une redéfinition de cette méthode d'observationparticipante, et à un repositionnement des chercheurs qui la pratiquent. Nous examinerons ici cette question à propos des recherches sur les sexualités dites «anonymes» entre hommes, sachant que le développement récent des enquêtes sur ce thème représente l'un des effets notables de l'épidémie sur la recherche en sciences sociales. ¬ Les premiers travaux en sciences sociales sur les homosexuels se focalisent tout d'abord sur les pratiques sexuelles se déroulant clandestinement dans certains lieux publics, puis sur le «marché des échanges sexuels» -tel que le qualifie et le décrit le premier en France Michael Pollak (11)qui correspond à l'émergence de pratiques de sociabilité développées autour d'un réseau commercial spécifiquement gay. Aux Etats-Unis, une recherche pionnière sur la sexualité «impersonnelle» (ou «anonyme») donne lieu à la publication d'un ouvrage en 1970 que n'omettent jamais de citer ceux qui ont œuvré dans ce domaine par la suite (12). Humphreys a observé les interactions sexuelles entre hommes dans des toilettes publiques, sans toutefois prétendre y avoir participé, complétant ses données un recours aux fichiers de la police très critiqué par la suite (13). Une approche plus participante guidera les auteurs des ouvrages publiés à la fin des années 70 sur ce même champ thématique (14). En 1979 paraît un article dans lequel l'auteur déclare explicitement sa participation aux activités sexuelles observées et en discute les enjeux (15). Dans le contexte de l'épidémie, les études ethnographiques menées par observation -participante ou non- sur les échanges sexuels entre hommes sur des lieux de rencontre deviennent visibles au moment de la VIIIe conférence internationale sur le sida, à Amsterdam en 1992, à travers la présence de différents posters (résumés de communication sur affiches) (16) présentant déjà la diversité des approches et les différents degrés d'implication des chercheurs (17). Certains auteurs ont http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (4 sur 14) [30/06/2003 12:37:49] http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm en effet poussé «leur observation-participante du «simple voyeurisme» jusqu'à une participation-observante, afin de saisir toutes les nuances des négociations effectuées par les acteurs sociaux dans le souci de bien gérer leurs risques de contamination» (18). ¬ Intéressés en premier lieu par ces processus de négociation élaborés lors des pratiques sexuelles, Henriksson et Månsson ont opté pour une méthode d'observation-participante «engagée». Cinq observateurs masculins, de niveaux d'études et de statuts socioprofessionnels différents, ont été formés à l'observation et au recueil d'informations sur le terrain. Chacun d'entre eux s'est rendu une vingtaine de fois dans les vidéo-clubs pendant quatre à cinq heures. Recrutés au sein de la «communauté homosexuelle» locale, ils bénéficiaient tous d'une bonne connaissance préalable du terrain d'investigation. Il leur a été donné pour consigne de se comporter comme ils le faisaient habituellement dans ces lieux. Étant donné l'objet de la recherche, aucune restriction n'a été imposée quant à la participation aux interactions sexuelles observables sur le terrain, si ce n'est l'obligation de recourir au safer sex, dans le cas supposé d'une telle participation. Par cette présentation euphémisée, les auteurs laissent entendre que si elle n'était pas réclamée de manière impérative, la participation était cependant souhaitée. Ne discutant pas plus avant les enjeux de tels choix méthodologiques, refusant explicitement d'entrer dans les débats qu'ils occasionnent, les auteurs concluent la présentation de leur méthode en précisant seulement que «l'engagement total comme la plus grande passivité sur le terrain présentent chacun des avantages et des inconvénients». A l'inverse, la méthodologie de Bolton, Vincke et Mak décrite dans l'article de Rommel Mendès-Leite et Bruno Prothest de nature quantitative, mais leur recherche fut précédée d'une enquête par observation-participante effectuée par Bolton, décrite dans deux articles qui serviront ici de base à notre réflexion (19). ¬ Les méthodes ethnographiques en œuvre dans les recherches sur la sexualité «impersonnelle» ou «anonyme» entre hommes vont de l'observation-participante déclarée (Bolton) à l'observation simple du chercheur, et peuvent être supplantées ou complétées par le recours à des informateurs http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (5 sur 14) [30/06/2003 12:37:49] http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm observateurs-participants (Henriksson et Månsson) ou à des informateurs observateurs simples. Ces différents degrés d'implication possibles sur le terrain renvoient au débat classique en sciences sociales sur la position du chercheur face à son objet d'étude, entre «engagement et distanciation» (20). Il est important en effet de préciser qu'il n'y a là, pas plus qu'ailleurs avec le sida, de réelle innovation, mais que l'acuité particulière de certains problèmes méthodologiques posés par la recherche sur la sexualité ou la maladie permet d'éclairer les enjeux de la recherche dans ses cadres généraux. Dans leur article, Henriksson et Månsson énumèrent un ensemble de recherches historiques menées sur d'autres thèmes qui, pour les même raisons méthodologiques, ont prêté à controverse (Becker et les fumeurs de marijuana, Buford et les «hooligans», etc.). La sexualité comme objet anthropologique ou sociologique présente cependant certaines particularités liées au statut qu'elle revêt dans nos sociétés, influant sur le traitement auquel elle est soumise dans la recherche en sciences sociales. La «privatisation» progressive de la sexualité et l'opposition entre sphère privée ou intime et sphère publique ou sociale, qui a suivi dans nos sociétés un processus global de civilisation (21), permet d'expliquer à la fois la difficulté d'appréhender en objet scientifique «l'activité sexuelle» qui serait «devenue à la fois invisible et indicible» (22), et la réticence de la communauté scientifique ou des chercheurs à accepter que soient transgressés les tabous qui régissent la sphère de l'intimité (violation de l'intimité, intégration des normes de discrétion et de silence, règles déontologiques, etc.). Dans un article plaidant pour des recherches dont l'objet serait les pratiques sexuelles et non plus les représentations associées à la sexualité, détaillant les modes d'investigation possibles et soulignant leurs limites et leurs enjeux, Michel Bozon explique «qu'une caractéristique essentielle de l'activité sexuelle est d'être inaccessible à l'observation, qu'il s'agisse d'une observation de type expérimentale ou participante. On ne peut fonder aucun espoir, sauf dans des cas très rares, sur les méthodes de l'anthropologie. Pour approcher ces pratiques enfermées dans l'enclave de l'intimité, le chercheur sur la sexualité ne peut se contenter d'être un http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (6 sur 14) [30/06/2003 12:37:49] http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm simple voyeur, à la façon de ceux qui regardent ce qui, malgré tout, se donne à voir, comme les prostitué(e)s sur les quais, l'activité des backrooms gay et des clubs échangistes, ou les magazines pornographiques. (...) Dans ce domaine, il n'y a d'observation qu'indirecte et médiate» (23). Ralph Bolton constate également le manque en matière de recherches sur les comportements sexuels eux-mêmes, auxquels sont préférées selon lui les thématiques du genre, de l'identité, des rôles, des rituels et du symbolisme. Mais il considère pour sa part que l'activité sexuelle, échappant le plus souvent à l'observation, doit être étudiée par la participation (24), position également soutenue par d'autres anthropologues œuvrant dans le champ de la sexualité et du sida (25). Il précise cependant que la nature de certains espaces favorise l'observation directe et permet d'entreprendre ce qu'il nomme une «sexographie». En effet, un processus de «déprivatisation» fait des lieux publics d'échanges sexuels entre hommes des espaces d'observation ou de participation possibles, voire privilégiés, à l'instar des différents autres lieux, apparus ces dernières années, où les pratiques sexuelles sont rendues visibles et observables : clubs échangistes, plages naturistes, saunas, etc. ¬ L'observation-participante, outre sa valeur «traditionnelle» en anthropologie sociale, présente l'avantage d'élargir le recueil de données à des modes d'enquête contournant les écueils des systèmes déclaratifs, rencontrés à travers les questionnaires auto-administrés et les entretiens en face à face ou par téléphone, dont les limites et les biais éprouvés lors des enquêtes quantitatives ont été évoqués ci-dessus. Elle permet d'une part d'observer et d'expérimenter les comportements étudiés, et d'autres part de recueillir la parole des acteurs ou des informateurs sur un mode informel, offrant éventuellement la possibilité de confronter les pratiques aux discours. Ainsi, Henriksson et Månsson reconnaissent que les comptesrendus les plus riches sont ceux de situations où l'enquêteur a pris part aux négociations et aux interactions sexuelles observées dans les vidéo-clubs. Ralph Bolton, qui a procédé à une observation-participante de type «classique», s'immergeant dans tous les lieux de sociabilité homosexuelle de la ville de Bruxelles, explique que l'intimité créée par la http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (7 sur 14) [30/06/2003 12:37:49] http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm relation sexuelle -lorsqu'elle se déroule dans un cadre privélibère la parole et confère une sincérité et une profondeur aux échanges verbaux qui s'ensuivent. ¬ Mais au delà des apports, l'approche «sexographique» soulève des questions et des enjeux d'ordre éthique qu'il convient de ne pas sous-évaluer. Comme dans tout travail portant sur la vie privée des individus, l'approche sexographique impose un principe de confidentialité sans faille, protégeant des préjudices moraux ou physiques qui pourraient s'ensuivre et garantissant l'intégrité de chacun par la préservation totale de l'anonymat. Cette exigence est d'autant plus importante que la recherche peut s'effectuer sans qu'en aient connaissance l'ensemble des personnes rencontrées. En effet, et cela soulève un second point de débat, la spécificité méthodologique de l'observation-participante sur les lieux de consommation sexuelle, où la parole peut être absente ou postérieure à l'acte sexuel, invalide le principe de consentement éclairé qui, de toutes façons, n'a pas le même statut en sciences sociales que dans la recherche bio-médicale ou thérapeutique. Il revient alors au chercheur d'évaluer, en fonction de critères de faisabilité et de ses propres principes éthiques, le type d'information qui peut être communiqué aux sujets sur l'étude menée et le moment opportun pour le faire. ¬ En second lieu, il convient de s'interroger sur les limites de la participation sexuelle en tant que telle. Il semble tout d'abord peu concevable que, pour les besoins de l'enquête, le chercheur accepte de se livrer à des pratiques sexuelles non protégées, quel que soit son statut sérologique. Il est d'ailleurs important de noter que cette règle est énoncée dans l'ensemble des articles commentés ici. L'analyse des processus de négociation -verbaux ou non verbaux- devra donc intégrer les limites imposées par ce principe qui conduira l'observateurparticipant à considérer son rôle actif dans l'interaction. De la même manière, celui-ci est soumis au principe d'attraction ou de rejet qui conditionne tout processus de séduction érotique. Là encore, il ne s'agira pas de contraindre l'autre, pas plus que soi-même, à la relation sexuelle, mais de prendre en considération la nature déterminante de ces éléments de primenégociation dans l'étude de la dynamique qui conduit à http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (8 sur 14) [30/06/2003 12:37:49] http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm l'interaction sexuelle et la façonne. Ces deux derniers points, qui confèrent au chercheur un statut d'acteur dans l'interaction, soulèvent la question incontournable en anthropologie de la construction de la distance avec l'objet de recherche, considérée comme nécessaire à l'analyse. Ralph Bolton explique qu'à l'instar de ses recherches précédentes en milieu rural péruvien, son implication sur le terrain est entière et permanente. C'est la raison pour laquelle il affirme ne pas pouvoir se passer de relations sexuelles sur le terrain, précisant que la participation sexuelle n'est jamais pour lui un simple moyen mis en place pour les seuls besoins de la recherche, mais qu'elle participe d'un principe général d'engagement. Il déclare ainsi n'avoir jamais provoqué de relation sexuelle dans le cadre de son enquête en milieu homosexuel bruxellois qu'il n'aurait engagée à titre personnel. Si elle était simplement un moyen, ne procurant aucune satisfaction personnelle, la participation sexuelle pourrait être perçue comme une forme de commerce, dans le sens où il s'agirait de se procurer de l'information au moyen de relations sexuelles, comme d'autres se procurent de l'argent par ce même moyen. La question de l'introduction d'un rapport marchand dans l'échange scientifique n'est cependant pas nouveau en anthropologie -les présents offerts aux informateurs sont souvent de rigueur- mais semble se poser en d'autres termes aujourd'hui, notamment dans le cas de recherches menées sur les «travailleurs sexuels» ou les usagers de drogues par voie intraveineuse, auxquels une somme d'argent est versée en échange des entretiens accordés. Préciser, comme le fait Bolton, que l'interaction sexuelle procède de l'observation-participante en tant que méthode implicante à tous les niveaux et qu'elle s'intègre aux dispositions du chercheur, permet de lever la question éthique du choix de cet engagement, mais laisse entière celle de la construction de la distance. En effet, lorsqu'il décrit les zones de superposition entre sa vie personnelle et son travail de terrain, nous pouvons regretter qu'il ne discute pas davantage les moyens par lesquels il crée la distance requise pour l'analyse. http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (9 sur 14) [30/06/2003 12:37:49] http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm Sans doute serait-il utile de redéfinir la notion de «bonne distance», centrale pour le chercheur en sciences sociales, à la lumière de ces situations particulières. Comment cette distance se construit et se maintient-elle, sachant qu'il est aujourd'hui acquis, en particulier depuis le développement des travaux d'anthropologues sur leurs propres sociétés, qu'il n'est plus possible de se réclamer d'une simple «distance naturelle» (sociale, culturelle ou géographique) comme ce put être le cas lors des premières décennies de la discipline, où elle ne s'exerçait qu'en terrain exotique ou dans les campagnes occidentales ? ¬ Dans le cas d'une participation engagée, le chercheur se trouve donc confronté à la nécessité de dissocier sa vie personnelle de son activité scientifique et d'objectiver son expérience, pour rendre l'analyse possible et recevable dans le champ scientifique. Pour beaucoup, le moment de l'écriture est l'occasion d'effectuer ce travail d'objectivation et d'opérer la prise de distance nécessaire à l'analyse. Mais comment formaliser à ce moment-là la restitution de l'expérience vécue sur le terrain ? Il est probable que, bien que ne l'incluant pas dans la restitution de leur travail de terrain ni dans leur analyse, nombreux sont les auteurs qui ont connu des expériences qu'ils considèrent comme étant de nature trop intime et, de ce fait, n'ayant pas droit de cité dans leur écrits. L'exemple de l'observation-participante telle qu'elle est pratiquée par Bolton permet de reposer la question de ce que le chercheur peut ou doit révéler de lui-même et de son investigation. Si, dans la majorité des études anthropologiques sur la sexualité, aucune participation directe du chercheur n'est déclarée, cela ne signifie pas qu'elle ne s'est pas produite et qu'elle n'a pas aidé l'analyse. La question des activités sexuelles du chercheur sur son terrain n'est traditionnellement jamais traitée dans les chapitres méthodologiques de la littérature anthropologique, alors que celle de la sexualité ellemême est abordée dans certains travaux fondateurs de la discipline (citons les fameux exemples de Bronislaw Malinowski, Marcel Mauss ou Margaret Mead). Un changement cependant semble voir le jour ces dernières années -notamment aux Etats-Unis- dont on peut faire l'hypothèse qu'il est lié au développement des recherches autour du sida et de la sexualité (26). http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (10 sur 14) [30/06/2003 12:37:49] http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm En France, rares sont les études anthropologiques réalisées par observation-participante sur le thème des sexualités entre hommes, et plus précisément des sexualités «anonymes» (27). Si le choix d'un travail scientifique sur la sexualité n'est pas sans risque de discrédit pour une carrière universitaire, en dépit de la configuration actuellement favorable des budgets alloués aux sciences sociales pour la recherche sur la sexualité et le sida, il l'est d'autant moins dans le cas de recherches par observation-participante déclarée sur les sexualités «anonymes» entre hommes, qui impliquent en un même temps la révélation des orientations sexuelles et des pratiques «hors-normes» du chercheur. Sans doute serait-il important d'initier en la matière des pratiques plus audacieuses ainsi qu'une réflexion approfondie et sereine sur les questions méthodologiques, à l'image des travaux de Henriksson et Månsson ou de Bolton, qui est assurément le chercheur qui a poussé le plus loin la logique de la divulgation de soi dans ses récents écrits. Car s'il est vrai que l'observation-participante ne permet pas de recueillir l'ensemble des informations concernant les caractéristiques sociales des personnes rencontrées (28), il importe de reconnaître qu'elle constitue un mode d'accès privilégié aux pratiques et aux représentations des acteurs sociaux. C'est pourquoi il serait probablement fécond d'envisager un cumul des méthodes, tel que préconisé par certains (29), associant par exemple l'ethnographie à un recueil de données quantitatives. ¬ Cela permettrait sans doute de dépasser les débats polémiques récurrents autour de la dangerosité supposée des lieux de rencontre homosexuels, considérés par certains comme les antres privilégiés des prises de risques et des contaminations effectives, alors que des données quantitatives récentes indiquent que deux-tiers des prises de risques déclarées auraient lieu dans l'intimité des espaces privés, les espaces publics servant essentiellement de lieux de drague (30). Il n'en reste pas moins que, selon ces évaluations, le tiers d'entre elles se produisent dans les lieux de rencontre homosexuels. Il serait donc important d'en éclairer les contours et les dimensions réelles par des recherches en prise avec la «réalité du terrain». A l'heure où les établissements gays comportant des «zones de contact» ont pour la plupart signé et mis en application une charte de prévention élaborée http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (11 sur 14) [30/06/2003 12:37:49] http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm conjointement par le Syndicat National des Entreprises Gaies (SNEG) et les associations Act Up-Paris et Aides (31), le temps n'est plus au silence ni à la stigmatisation, mais bel et bien au renforcement des actions de prévention engagées. Christophe Broqua 1 - Pollak M, « Résumé ». 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Paris : Calmann-Lévy, 1969. 22 - Bozon M., « Observer l'inobservable : la description et l'analyse de l'activité sexuelle », in Bajos N., Bozon M., Giami A., Doré V., Souteyrand Y., Sexualité et sida : recherches en sciences sociales. Paris : ANRS, décembre 1995 (collection Sciences Sociales et Sida), p. 41. 23 - Bozon M., Voir référence n°22, p 48-49 24 - Bolton R., Voir référence n°19, p 132 25 - Voir par exemple Wight D., Barnard M., « The limits to participant observation in HIV/AIDS research ». Practicing Anthropology, 1993, vol. 15, n° 4, p. 68. 26 - Voir par exemple Kulick D., Willson M. (dir.), « Taboo : sex, http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (13 sur 14) [30/06/2003 12:37:49] http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm identity and erotic subjectivity in anthropological fieldwork ». London : Routledge, 1995. 27 - Voir par exemple Mendès-Leite R., de Busscher P.-O., « Microgéographie « sexographique » des back-rooms parisiennes : appropriation de l'espace corporel et gestion de la sexualité face au VIH les rites de rencontres gais au temps du sida ». Rapport de recherche, AFLS - DGS - SNEG, janvier 1995 (à paraître dans les Cahiers GaiKitsch-Camp). 28 - Schiltz M.-A., Adam P., « Les homosexuels face au sida : enquête 1993 sur les modes de vie et la gestion du risque VIH ». Rapport de recherche, CAMS - CERMES - ANRS, septembre 1995, p. 53-54. 29 - Handman M.-H., « Sexualité, sida et sciences sociales ». Études rurales, janvier-mars 1995, n° 137, p. 95-104 ; Wight D., Barnard M., « The limits to participant observation in HIV/AIDS research ». Practicing Anthropology, 1993, vol. 15, n° 4, p. 67. 30 - Schiltz M.-A., Adam P., Charfe Y., Lamien E., « L'enquête « presse gaie » 1995 ». Dossier de presse, 1996. 31 - Fleutelot E., Duplay M., « A charter defining the responsabilities of gay businesses that provide opportunities for sexual contac » t. Communication orale à la Xe conférence internationale sur le sida, Vancouver, 19-22 mai 1996. http://publications.crips.asso.fr/transcriptase/52_494.htm (14 sur 14) [30/06/2003 12:37:49]