MARS 11 Mensuel 270 AVENUE PESSICART 06100 NICE - 04 93 84 42 08 Surface approx. (cm²) : 1134 Page 1/2 Le bouddhisme au cœur la Chine Entretien avec Alexis Lam e philosophe et traducteur Alexis Lavis -vient de publier un livre essentiel pour comprendre les trois piliers de la pensée chinoise, en particulier la place exacte du bouddhisme en Chine, L'espace de la pensée chinoise Confucianisme, Taoïsme, Bouddhisme (editions Oxus, 2010) Auteur de nombreux ouvrages ponant sur le monde indien, chinois et japonais, doctorant a I universite de Rouen, il a notamment collabore au best-seller de Yu Dan, Le Bonheur selon Confucms (publie chez Belfond) Nous l'avons rencontre pour tenter d'apercevoir la per trnence de la pensée chinoise pour l'Occident Et pour le bouddhisme aujour d'hui, la nécessite tou]ours plus grande de penser et de traduire ce qui appar tient a un monde tout autre sans le trahir, maîs en se mettant a l'écoute pro fonde de notre propre histoire Essayons avec Alexis Lavis de comprendre ce que veulent dire « tao » ou compassion pour la Chine, et d'entendre par la les richesses qu'elle offre a l'Occident moderne Nicolas d'inca • Une question essentielle se pose : en quoi la Chine nous mteresse-t-elle ? Alexis Lavis Fondamentalement et comme l'indique l'etvmologie du mot, les choses nous intéressent en tant qu'elles nous concernent dans notre être iiieme L'intérêt qui nous porte a nous mettre a l'école des Chinois doit donc s'envisager dans cet ordre et non dans celui plus routinier de l'économie, de la curiosité ou même de l'instinct de découverte Ce qui est en jeu, de la façon la plus essentielle, dans cette rencontre entre la Chine et l'Occident, touche a une question urgente pour nous et a laquelle les premiers penseurs chinois ont consacre leurs efforts celle de l'habitation Comment nous est il possible d'habiter humainement ct ai thentiquement le monde tout comme notre TRAJECTOIRE 2475557200506/CBN/OTO/2 propre existence ' La detresse de notre temps provient en tres grande partie de notre manque de rapport reel aux choses et aux êtres Comment retrouver un rapport au monde qui soit a même de decouvrir la dignite propre de l'être humain ' Comment trouver sa place au sein d'un ordre qui nous préexiste et dont nous avons la charge de préserver la sacralite ' Telle est la question fondamentale de la pensée chinoise Or cette question, nous nous la posons aujourd'hui en Occident Les Trois Ecoles que sont le confucianisme, Ie taoïsme et le bouddhisme medi tent chacune a leur maniere, une façon particulière d'habiter son être Comment habiter sa propre Histoire et trouver place au sein d'un monde cru lise et traditionnel est la preoccupation des confucéens Comment hibiter la nature (l'ordre qui préexiste a l'ordonnancement des hommes) est le problème des taoïstes , et enfin comment habiter son piopre esprit pour les héritiers du bouddhisme indien Nous avons la, de façon certes sommaire, les axes des trois voies que sont confucianisme, taoïsme et bouddhisme C'est un creuset dans lequel la civilisation occidentale peut se métamorphoser Non pas en se changeant, ou se travestissant en Orient, maîs en se réinventant a partir d'elle même \oila ce qui est réellement intéressant, parce que cela nous concerne dans notre etre d'Occidentaux Car notre detresse provient tres précisément d'un triple oubli celui de l'Histoire comme lieu d'enracinement et non pas simplement comme objet d'étude scientifique , celui de la nature qui n'est pas un stock de matières premieres maîs le lieu d'émergence d'une vitalite qui nous est de plus en plus étrange, pour ne pas dire étrangère , et enfin l'oubli de l'es prit qui a des conséquences bien connues des psv chiatres et dcb psychologues Ce triple oubli génère ce que Confucius appelait tres justement des « douleurs insensées » - signifiant par la certes l'intensité de cette souffrance maîs aussi Eléments de recherche : OXUS ou EDITIONS OXUS : toutes citations MARS 11 Mensuel 270 AVENUE PESSICART 06100 NICE - 04 93 84 42 08 Surface approx. (cm²) : 1134 son caractère dément et abjssal Maîs jc croîs tres profondement que de cette detresse issue dc l'ou bb peut naître une pensée qui se souvient, ct que porter son regard sur la pensée chinoise peut nous rappeler a l'essentiel C'est une des plus magni flques aventures de la pensée que nous permet notre temps NDI : Voire livre s'ouvre sûr une citation de Kukai, moine bouddhiste japonais, auteur du Sango Shiki (« La finalité des trois enseignements ») qui comme votre ouvrage tente de penser les trois grandes écoles chinoises : confucianisme, taoïsme et bouddhisme. Les deux premières voies méditent une question commune, en y apportant des réponses différentes. Confucius et Laoqi s'interrogent sur la place de l'Homme suivant l'ordonnancement dll Monde. Le bouddhisme, lui, porterait sur une autre question ? AL : Le bouddhisme en Chine va nécessairement se poser cette question dc la place de l'homme, du fait qu'il va devenir chinois Maîs ce n'est pas le problème des Indiens Même si en tant qu'êtres humains nous nous interrogeons tous sur notre place, cette question ne fait pas civilisation en Inde comme elle l'a fait en Chine Ce que le Bouddha découvre, c'est F « esprit » Cela parait facile a dire, maîs c'est une decouverte qui mente bien un item blement de terre ' Les Chinois ne se posaient pas cette question de l'esprit avant l'arrivée du bond dhisme Ils se demandent plutôt, quant a la situa aon de l'homme, comment fait on pour etre humain en accord a un ordre du monde C'est tres hiérarchique L'humanité dc l'homme ravonnc d'autant plus qu'il est en rapport a la terre, au ciel, aux elements, aux saisons, aux ancêtres, aux dieux Donc la place de l'homme dans l'ordre du monde fait sens pour eux de façon tres determi nante Dans le confucianisme, l'homme institue, par sa place symbolique, un monde, dont il a a charge de maintenir la cohesion en veillant au maintien de sa dignite et de son humanite - ceci explique le souci sl poétique bien que scrupuleux des formes chez les confucéens Les taoïstes reagissent par rapport a cette pensée et montrent que le monde n'a pas besoin d'être institue, que l'homme authentique dent sa place par son tetrait, en laissant etre le monde C'est l'extrême oppose a partir de la même question, du même lieu de ques tionnement Or le bouddhisme arrive en Chine dans cet horizon, et, poumons nous dire, sur un malentendu Les Chinois sont fascines par les exercices médita nfs indiens, qu'ils comprennent comme des tech niques de longévité taoïstes basées sur la maîtrise du souffle (qi) L'incompréhension est complète maîs ll y a des malentendus fertiles, parce que les Chinois se mettent tout de même a pratique et a entrer presque malgre eux dans Ic dharma L'avènement d'un bouddhisme authentiquement chinois va, par contre, prendre du temps NDI : Et qu'en est-il selon vous de la situation entre le bouddhisme et l'Occident ? AL : Rn ce qui nous concerne, le dialogue entre TRAJECTOIRE 2475557200506/CBN/OTO/2 bouddhisme ct Occident est encore trop récent pour que nous puissions déjà parler de bouddhis mc occidental Toute veritable rencontre exige du temps Les siècles qu'a pris l'implantation réelle ment chinoise du bouddhisme, nous apprennent la patience Le bouddhisme est arrive en 51 de notre ere (date traditionnelle), puis a connu l'âge d'or en Chine sous la dynastie Tang (618 907), plus de cinq siècles apres ' II ne faut pas vouloir des solu lions toutes faites et rapides Une civilisation aussi impressionnante que la Chine a commis bien des contresens sur le dharma, ce qui devrait aussi nous apprendre l'humilité dans la reception du boud dhisme en Occident NDI : Qu'elle est, en ce sens, l'importance du maître indien Kumarajiva, dont vous souligne^ la figure exemplaire pour la traduction ? AL : C'est le traducteur, le passeur entre Inde et Chine ll connaît tres bien la langue chinoise, ct se trouve embarque, contre son gré, dans une situa non absurde ou ll doit expliquer le bouddhisme a des gens qui ne veulent qu'appbquer ses techniques dans un cadre strictement taoïste II est au cœur du malentendu dont je parlais II a vu comme personne avant lui les points d'incompréhension qui se cristallisaient et se perpétraient au travers de mauvaises traductions des textes indiens Les Ira ducteurs avant lui cherchaient des équivalents tout fait aux notions bouddhiques dans le corpus taoïs te ou confuciamste C'est absurde ' Ce qu'entre prend Kumarajiva — ce qui est la tache de toute tra duction réelle -, est de faire parler le Bouddha directement en chinois ' Ses traductions sont un e\ enemcnt au sens le plus considérable du terme et il cst essentiel pour nous qui sommes intéresses par le bouddhisme d'en méditer la portée NDI. Un éminent traducteur, comme le grand helléniste Wolfgang Schadeivaldt, disait à Jean Eeaufret que le mot tao ne se traduit pas, qu'en pensez-vous ? AL : On peut le traduire, maîs on est toujours un peu a cote Je pense que la notion de « cours » (d'un flem e) ou de « courant » (au sens du courant oceanique par exemple) est une bien meilleure tra cluction de Tao (ou dao) que « voie » Cela dit mieux le fait que le chemin chemine en soi, qu'il nous porte une fols qu'on a mis le pied dessus Le Tao nous chemine bien plus que nous cheminons dessus en quelque sorte C'est d'ailleurs un peu ce qu'il s'est passe avec le bouddhisme en Chine Les Chinois ont ete tra vailles de l'intérieur, et peut-être un peu malgre eux, par ce courant Ils ont mis un pied dedans ct se sont faits cc embarquer » en quelque sorte Encore une fois, il faut prendre la mesure du temps Dans cette haute LU ilisation, la reception du bouddhisme a mis plusieurs siècles et s'est faite de façon assez souterraine, malgre leur intelligence ct leur sophistication Les Chinois avaient déjà une pensée extrêmement fine et mùre, Laozi et Confucius étant contemporains du Bouddha Les grands courants de la pensée chinoise sont appa rus ensuite durant la période des Ro\ aumcs com Eléments de recherche : OXUS ou EDITIONS OXUS : toutes citations Page 2/2 battants, autour du IVe siecle avant notre ere Au fond, ils n'avalent pas besoin du bouddhisme, en apparence du moins En réalité, poumons nous dire, ce qui manquait au taoïsme et au confucianis me est essentiel au bouddhisme, et c'est justement la decouverte de l'esprit Cette decouverte est, au fond, la plus primordiale de toute Le bouddhisme va en ce sens beaucoup influencer les deux autres voies, c'est évident Puis tous les grands penseurs chinois qui viendront ensuite seront formes aux trois enseignements, peu importe leur ecole d'elec lion NDI : Vous donne^ lin exemple de traduction, avec karuna, qui a été traduit du mahajana indien en Chine selon les époques par deux vocables, rend puis abel, qui n'ont pas vraiment le même sens . AL : C'est un bon exemple du travail dc traduction entrepris par Kumarajiva et qui va révolutionner l'entente, jusqu'alors imprécise pour ne pas dire fautive, du bouddhisme Rend est un mot emprunte au confucianisme, et signifie la compassion au sens ou nous l'entendons habituellement Ftre bon, plein de commisération C'est une notion de type relationnel, une vertu sociale La tendresse du cœur envers autrui, le fait de ressen tir ce que ressent l'autre (cam patior, souffrir avec) en se mettant a sa place c'est un des fondements qui rend possible la vie en commun Dans cibei, on perd le cote purement relanonnel, parce que l'ex penence de karuna est d'abord le fait d'être atteint par les choses Le mot chinois « ci » dit la luxu nance du cœur, quelque chose d'accueillant, de riche Le cœur a des bras qui s'ouvrent, pourrait on dire, a l'image du bodhisama Avalokitcsvara (Guanyin en chinois) Maîs on n"> entend pas la dimension de souffrance que karuna recelé Or elle se retrouve dans le mot « bel » qui dit le conflit, voire presque l'inconfort, le fait que cela tie tourne pas rond, presque dans le sens intimement indien du mot sanskrit duhkha Le cœur est ouvert et atteint, dans les deux sens, ouvrant et pénètre, il va v ers et ll reçoit Le terme abel est beaucoup plus proche que rend de l'expérience de karuna telle qu'elle se déploie dans l'espace de la méditation II est plus proche de la demarche du bouddhisme qui trouve ses ventes dans et par la pratique meditati ve, dont elle fait une tres fidèle description On se relie au coeur dans la méditation, et alors on le sent aimant et en même temps atteint, perméable a la souffrance Le cœur aime et souffre Le mot cibei exprime cela parfaitement, aussi bien que karuna, et d'une façon entierement chinoise C'est un indice qui montre le degré d'innmite qui a existe entre la Chine et le bouddhisme et comment cc pays a su, a sa maniere, reprendre le flambeau du dharma (A suivre) B Propos i?cu?dhspar Nicolas d'Iftca A lire : Alexis LAVIS, L'espace de la pensée chinoise, OXHS, 2010, 20 €