Bouddhisme Actualités

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Le bouddhisme
au cœur
la Chine
Entretien avec Alexis Lam
e philosophe et traducteur Alexis Lavis -vient de publier un livre
essentiel pour comprendre les trois piliers de la pensée chinoise, en
particulier la place exacte du bouddhisme en Chine, L'espace de la
pensée chinoise Confucianisme, Taoïsme, Bouddhisme (editions
Oxus, 2010) Auteur de nombreux ouvrages ponant sur le monde
indien, chinois et japonais, doctorant a I universite de Rouen, il a
notamment collabore au best-seller de Yu Dan, Le Bonheur selon Confucms
(publie chez Belfond) Nous l'avons rencontre pour tenter d'apercevoir la per
trnence de la pensée chinoise pour l'Occident Et pour le bouddhisme aujour
d'hui, la nécessite tou]ours plus grande de penser et de traduire ce qui appar
tient a un monde tout autre sans le trahir, maîs en se mettant a l'écoute pro
fonde de notre propre histoire Essayons avec Alexis Lavis de comprendre ce
que veulent dire « tao » ou compassion pour la Chine, et d'entendre par la les
richesses qu'elle offre a l'Occident moderne
Nicolas d'inca • Une question essentielle se pose : en quoi la Chine nous
mteresse-t-elle ?
Alexis Lavis Fondamentalement et comme l'indique l'etvmologie du mot, les
choses nous intéressent en tant qu'elles nous concernent dans notre être
iiieme L'intérêt qui nous porte a nous mettre a l'école des Chinois doit donc
s'envisager dans cet ordre et non dans celui plus routinier de l'économie, de la
curiosité ou même de l'instinct de découverte Ce qui est en jeu, de la façon la
plus essentielle, dans cette rencontre entre la Chine et l'Occident, touche a une
question urgente pour nous et a laquelle les premiers penseurs chinois ont
consacre leurs efforts celle de l'habitation Comment nous est il possible
d'habiter humainement ct ai thentiquement le monde tout comme notre
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propre existence ' La detresse de notre temps provient en tres grande partie
de notre manque de rapport reel aux choses et aux êtres Comment retrouver
un rapport au monde qui soit a même de decouvrir la dignite propre de l'être
humain ' Comment trouver sa place au sein d'un ordre qui nous préexiste et
dont nous avons la charge de préserver la sacralite ' Telle est la question fondamentale de la pensée chinoise Or cette question, nous nous la posons
aujourd'hui en Occident
Les Trois Ecoles que sont le confucianisme, Ie taoïsme et le bouddhisme medi
tent chacune a leur maniere, une façon particulière d'habiter son être
Comment habiter sa propre Histoire et trouver place au sein d'un monde cru
lise et traditionnel est la preoccupation des confucéens Comment hibiter la
nature (l'ordre qui préexiste a l'ordonnancement des hommes) est le problème
des taoïstes , et enfin comment habiter son piopre esprit pour les héritiers du
bouddhisme indien Nous avons la, de façon certes sommaire, les axes des
trois voies que sont confucianisme, taoïsme et bouddhisme C'est un creuset
dans lequel la civilisation occidentale peut se métamorphoser Non pas en se
changeant, ou se travestissant en Orient, maîs en se réinventant a partir d'elle
même \oila ce qui est réellement intéressant, parce que cela nous concerne
dans notre etre d'Occidentaux Car notre detresse provient tres précisément
d'un triple oubli celui de l'Histoire comme lieu d'enracinement et non pas
simplement comme objet d'étude scientifique , celui de la nature qui n'est pas
un stock de matières premieres maîs le lieu d'émergence d'une vitalite qui nous
est de plus en plus étrange, pour ne pas dire étrangère , et enfin l'oubli de l'es
prit qui a des conséquences bien connues des psv chiatres et dcb psychologues
Ce triple oubli génère ce que Confucius appelait tres justement des « douleurs
insensées » - signifiant par la certes l'intensité de cette souffrance maîs aussi
Eléments de recherche : OXUS ou EDITIONS OXUS : toutes citations
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son caractère dément et abjssal Maîs jc croîs tres
profondement que de cette detresse issue dc l'ou
bb peut naître une pensée qui se souvient, ct que
porter son regard sur la pensée chinoise peut nous
rappeler a l'essentiel C'est une des plus magni
flques aventures de la pensée que nous permet
notre temps
NDI : Voire livre s'ouvre sûr une citation de
Kukai, moine bouddhiste japonais, auteur du
Sango Shiki (« La finalité des trois enseignements ») qui comme votre ouvrage tente de penser les trois grandes écoles chinoises : confucianisme, taoïsme et bouddhisme. Les deux premières voies méditent une question commune, en
y apportant des réponses différentes. Confucius
et Laoqi s'interrogent sur la place de l'Homme
suivant l'ordonnancement dll Monde. Le bouddhisme, lui, porterait sur une autre question ?
AL : Le bouddhisme en Chine va nécessairement
se poser cette question dc la place de l'homme, du
fait qu'il va devenir chinois Maîs ce n'est pas le
problème des Indiens Même si en tant qu'êtres
humains nous nous interrogeons tous sur notre
place, cette question ne fait pas civilisation en Inde
comme elle l'a fait en Chine Ce que le Bouddha
découvre, c'est F « esprit » Cela parait facile a dire,
maîs c'est une decouverte qui mente bien un item
blement de terre ' Les Chinois ne se posaient pas
cette question de l'esprit avant l'arrivée du bond
dhisme Ils se demandent plutôt, quant a la situa
aon de l'homme, comment fait on pour etre
humain en accord a un ordre du monde C'est tres
hiérarchique L'humanité dc l'homme ravonnc
d'autant plus qu'il est en rapport a la terre, au ciel,
aux elements, aux saisons, aux ancêtres, aux
dieux Donc la place de l'homme dans l'ordre du
monde fait sens pour eux de façon tres determi
nante Dans le confucianisme, l'homme institue,
par sa place symbolique, un monde, dont il a a
charge de maintenir la cohesion en veillant au
maintien de sa dignite et de son humanite - ceci
explique le souci sl poétique bien que scrupuleux
des formes chez les confucéens Les taoïstes
reagissent par rapport a cette pensée et montrent
que le monde n'a pas besoin d'être institue, que
l'homme authentique dent sa place par son tetrait,
en laissant etre le monde C'est l'extrême oppose a
partir de la même question, du même lieu de ques
tionnement
Or le bouddhisme arrive en Chine dans cet horizon, et, poumons nous dire, sur un malentendu
Les Chinois sont fascines par les exercices médita
nfs indiens, qu'ils comprennent comme des tech
niques de longévité taoïstes basées sur la maîtrise
du souffle (qi) L'incompréhension est complète
maîs ll y a des malentendus fertiles, parce que les
Chinois se mettent tout de même a pratique et a
entrer presque malgre eux dans Ic dharma
L'avènement d'un bouddhisme authentiquement
chinois va, par contre, prendre du temps
NDI : Et qu'en est-il selon vous de la situation
entre le bouddhisme et l'Occident ?
AL : Rn ce qui nous concerne, le dialogue entre
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bouddhisme ct Occident est encore trop récent
pour que nous puissions déjà parler de bouddhis
mc occidental Toute veritable rencontre exige du
temps Les siècles qu'a pris l'implantation réelle
ment chinoise du bouddhisme, nous apprennent la
patience Le bouddhisme est arrive en 51 de notre
ere (date traditionnelle), puis a connu l'âge d'or en
Chine sous la dynastie Tang (618 907), plus de
cinq siècles apres ' II ne faut pas vouloir des solu
lions toutes faites et rapides Une civilisation aussi
impressionnante que la Chine a commis bien des
contresens sur le dharma, ce qui devrait aussi nous
apprendre l'humilité dans la reception du boud
dhisme en Occident
NDI : Qu'elle est, en ce sens, l'importance du
maître indien Kumarajiva, dont vous souligne^
la figure exemplaire pour la traduction ?
AL : C'est le traducteur, le passeur entre Inde et
Chine ll connaît tres bien la langue chinoise, ct se
trouve embarque, contre son gré, dans une situa
non absurde ou ll doit expliquer le bouddhisme a
des gens qui ne veulent qu'appbquer ses techniques dans un cadre strictement taoïste II est au
cœur du malentendu dont je parlais II a vu comme
personne avant lui les points d'incompréhension
qui se cristallisaient et se perpétraient au travers de
mauvaises traductions des textes indiens Les Ira
ducteurs avant lui cherchaient des équivalents tout
fait aux notions bouddhiques dans le corpus taoïs
te ou confuciamste C'est absurde ' Ce qu'entre
prend Kumarajiva — ce qui est la tache de toute tra
duction réelle -, est de faire parler le Bouddha
directement en chinois ' Ses traductions sont un
e\ enemcnt au sens le plus considérable du terme
et il cst essentiel pour nous qui sommes intéresses
par le bouddhisme d'en méditer la portée
NDI. Un éminent traducteur, comme le grand
helléniste Wolfgang Schadeivaldt, disait à Jean
Eeaufret que le mot tao ne se traduit pas, qu'en
pensez-vous ?
AL : On peut le traduire, maîs on est toujours un
peu a cote Je pense que la notion de « cours »
(d'un flem e) ou de « courant » (au sens du courant
oceanique par exemple) est une bien meilleure tra
cluction de Tao (ou dao) que « voie » Cela dit
mieux le fait que le chemin chemine en soi, qu'il
nous porte une fols qu'on a mis le pied dessus Le
Tao nous chemine bien plus que nous cheminons
dessus en quelque sorte
C'est d'ailleurs un peu ce qu'il s'est passe avec le
bouddhisme en Chine Les Chinois ont ete tra
vailles de l'intérieur, et peut-être un peu malgre
eux, par ce courant Ils ont mis un pied dedans ct
se sont faits cc embarquer » en quelque sorte
Encore une fois, il faut prendre la mesure du
temps Dans cette haute LU ilisation, la reception
du bouddhisme a mis plusieurs siècles et s'est faite
de façon assez souterraine, malgre leur intelligence
ct leur sophistication Les Chinois avaient déjà une
pensée extrêmement fine et mùre, Laozi et
Confucius étant contemporains du Bouddha Les
grands courants de la pensée chinoise sont appa
rus ensuite durant la période des Ro\ aumcs com
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battants, autour du IVe siecle avant notre ere Au
fond, ils n'avalent pas besoin du bouddhisme, en
apparence du moins En réalité, poumons nous
dire, ce qui manquait au taoïsme et au confucianis
me est essentiel au bouddhisme, et c'est justement
la decouverte de l'esprit Cette decouverte est, au
fond, la plus primordiale de toute Le bouddhisme
va en ce sens beaucoup influencer les deux autres
voies, c'est évident Puis tous les grands penseurs
chinois qui viendront ensuite seront formes aux
trois enseignements, peu importe leur ecole d'elec
lion
NDI : Vous donne^ lin exemple de traduction,
avec karuna, qui a été traduit du mahajana
indien en Chine selon les époques par deux
vocables, rend puis abel, qui n'ont pas vraiment le même sens .
AL : C'est un bon exemple du travail dc traduction
entrepris par Kumarajiva et qui va révolutionner
l'entente, jusqu'alors imprécise pour ne pas dire
fautive, du bouddhisme Rend est un mot
emprunte au confucianisme, et signifie la compassion au sens ou nous l'entendons habituellement
Ftre bon, plein de commisération C'est une
notion de type relationnel, une vertu sociale La
tendresse du cœur envers autrui, le fait de ressen
tir ce que ressent l'autre (cam patior, souffrir avec)
en se mettant a sa place c'est un des fondements
qui rend possible la vie en commun Dans cibei, on
perd le cote purement relanonnel, parce que l'ex
penence de karuna est d'abord le fait d'être atteint
par les choses Le mot chinois « ci » dit la luxu
nance du cœur, quelque chose d'accueillant, de
riche Le cœur a des bras qui s'ouvrent, pourrait
on dire, a l'image du bodhisama Avalokitcsvara
(Guanyin en chinois) Maîs on n"> entend pas la
dimension de souffrance que karuna recelé Or elle
se retrouve dans le mot « bel » qui dit le conflit,
voire presque l'inconfort, le fait que cela tie tourne
pas rond, presque dans le sens intimement indien
du mot sanskrit duhkha Le cœur est ouvert et
atteint, dans les deux sens, ouvrant et pénètre, il va
v ers et ll reçoit Le terme abel est beaucoup plus
proche que rend de l'expérience de karuna telle
qu'elle se déploie dans l'espace de la méditation II
est plus proche de la demarche du bouddhisme qui
trouve ses ventes dans et par la pratique meditati
ve, dont elle fait une tres fidèle description On se
relie au coeur dans la méditation, et alors on le sent
aimant et en même temps atteint, perméable a la
souffrance Le cœur aime et souffre Le mot cibei
exprime cela parfaitement, aussi bien que karuna,
et d'une façon entierement chinoise C'est un indice qui montre le degré d'innmite qui a existe entre
la Chine et le bouddhisme et comment cc pays a
su, a sa maniere, reprendre le flambeau du dharma
(A suivre) B
Propos i?cu?dhspar Nicolas d'Iftca
A lire :
Alexis LAVIS, L'espace de la pensée chinoise, OXHS,
2010, 20 €
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