Du réalisme naïf au pluréalisme

publicité
Sous la direction de Melika Ouelbani
Le réalisme en perspective
Université de Tunis
Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis
3
DU REALISME NAÏF AU PLUREALISME
Denis Vernant
Université de Grenoble
La notion de « réalisme » s’avère polysémique et fort ambiguë1.
Il convient alors de la conceptualiser précisément. À cette fin,
nous proposerons d’examiner le réalisme naïf2 compris comme
attitude souvent admise, comme habitude de pensée. Après
en avoir opéré une critique dans ses dimensions ontologique,
gnoséologique et sémiologique, nous esquisserons une
définition de ce que nous qualifions de pluréalisme conçu
comme une manière rigoureuse de répondre à la question de
notre relation à ce qu’il est convenu d’appeler le « réel ».
1 Définition du réalisme naïf
Croyance commune, opinion courante, le réalisme naïf
plonge ses racines dans les thèses habituelles de la philosophie
traditionnelle. Par la simple perception, nous avons un accès
direct à la réalité que nous pouvons décrire et connaître. On
sait que selon Pascal « La coutume est une seconde nature »3.
1- Le terme est introduit dans le champ artistique en 1836 par Gustave Planche
pour s’opposer au néo-classicisme et à l’« art pour l’art » du romantisme en
peinture. Gourbet en fait le titre de son exposition de 1855. Le terme s’appliqua
ensuite à la littérature de Balzac à Zola. Après se succèderont le réalisme
socialiste, le surréalisme, le nouveau réalisme, etc.
2 - Il ne sera donc pas question du réalisme métaphysique des idées qui, dans
la querelle des universaux, opposa les Réaux aux Nominaux, puis inspira le
« platonisme » contemporain, notamment des mathématiciens.
3 - Lucide, Pascal justifie cette coutume ainsi : « Lorsqu’on ne sait pas la vérité
d’une chose, il est bon qu’il y ait une erreur commune qui fixe l’esprit des
hommes », Œuvres complètes, Pensée 744, p. 596. Goodman ne dit pas autre
chose : « Pour l’homme de la rue, les versions des sciences, de l’art et de la
5
Face à un tel tropisme intellectuel, l’urgence est d’en opérer
la critique.
1.1 Aspects ontologiques
La dimension première du réalisme naïf est celle ontologique
consistant à adopter un monisme radical selon lequel LE
monde est unique. Ainsi le premier Wittgenstein pose-til au début du Tractatus que : « Le monde est la totalité des
faits », 1.14. Reste alors à définir et analyser les faits et leurs
relations. La réponse traditionnelle, d’Aristote à Leibniz,
consiste à adopter une ontologie substantialiste s’appuyant
sur le principe du parallélisme logico-grammatical. Le monde
s’analyse en substances/accidents et une telle analyse vaut
pour la grammaire, la logique et la métaphysique :
GRAMMAIRE Þ LOGIQUE Þ METAPHYSIQUE
Substantif
Þ
Sujet
Þ
Substance
Adjectif
Þ
Prédicat
Þ
Attribut
Parallélisme logico-grammatical
À cela s’ajoute un postulat absolutiste selon lequel LA réalité
existe en soi, indépendamment de la connaissance que nous
pouvons en avoir. Venons-en alors à cette connaissance que
nous avons du monde.
perception s’écartent de manières multiples du monde familier et commode
qu’il s’est construit de bric et de broc avec des morceaux de tradition
scientifique et artistique, et où il lutte pour sa propre survie », Manières de
faire des mondes, p. 30. Voir aussi p. 165.
4 - Cf, p. 33.
6
1.2 Aspects gnoséologiques
Le réalisme naïf considère que LE monde est toujours déjà
là et que les faits du monde sont donnés. On peut alors les
connaître directement par simple présentation au moyen de
leur perception qui nous fournit une certitude immédiate.
Dans les champs scientifiques, cette conception nourrit un
empirisme qui se contente des données de l’« expérience
première »5 ; dans le domaine artistique, l’illusion de l’« œil
innocent »6 et de la représentation réaliste par ressemblance,
etc.
1.3 Aspects sémiotiques
Dans son aspect sémiotique mettant en jeu le sens, le
réalisme naïf relève du paradigme représentationnel qui
s’appuie sur une sémantique de la dénotation et du reflet.
Une illustration flagrante en est la théorie de la propositionimage du Tractatus : « L’image est ainsi attachée à la réalité ;
elle va jusqu’à atteindre la réalité », 2.1511. Lui est liée la
traditionnelle définition correspondantiste de la vérité qui
s’est imposée d’Aristote à Wittgenstein : « Pour reconnaître
si l’image est vraie ou fausse, nous devons la comparer avec la
réalité », 2.2223. La proposition dit le fait et montre sa forme.
La vérité résulte de l’isomorphie structurelle entre la forme de
la proposition et celle du fait.
2 Critique du réalisme naïf
Caractérisant nombre d’attitudes philosophiques, scienti5 - Voir la critique de Bachelard dans La Formation de l’esprit scientifique,
chap. 2 : « Le premier obstacle : l’expérience première ».
6 - Cf. Ernst Gombrich, Art et illusion, psychologie de la représentation
picturale.
7
fiques, artistiques, etc., le réalisme naïf doit faire l’objet d’une
critique argumentée interrogeant chacune de ses dimensions.
2.1 Aspects ontologiques
D’un point de vue ontologique, le monisme du réalisme naïf est
intenable en ce qu’il ne correspond aucunement à ce que l’on
peut constater. À travers le temps se déploie une multiplicité
de cultures, de ce que Cassirer appela des Weltanschauungen
(visions du monde). Et à une même époque pour une même
culture coexistent plus ou moins harmonieusement une
diversité des manières de concevoir notre rapport à nos
mondes : monde de la vie quotidienne (Lebenswelt), de
l’univers scientifique, de la création artistique, de la sphère
religieuse, etc.
À cela s’ajoute le fait que l’ontologie, naguère substantialiste,
devient clairement relationnelle. On sait que la logique
contemporaine tient son originalité et sa fécondité analytique
du calcul des relations inventé par Peirce, Frege et Russell ;
que la physique contemporaine, avec notamment le principe
d’incertitude d’Heisenberg et la dualité onde/corpuscule, ne
saurait se satisfaire d’un univers de substances clairement
individualisables et identifiables ; que la pragmatique évite
l’aporie cartésienne du solipsisme en se fondant sur un
primum relationis rendant compte de l’intersubjectivité et des
processus dialogiques de communication7, etc.
7 - On en trouve l’origine chez Martin Buber, Je et Tu, 1935. Pour un traitement
récent, cf. Francis Jacques, Dialogiques, Recherches logiques sur le dialogue,
1979. Plus généralement, cf. notre Introduction à la philosophie contemporaine
du langage, chap. 3, § 6, p. 128-138.
8
2.2 Aspects gnoséologiques
Du point de vue gnoséologique, la certitude naïve sur laquelle
repose la maîtrise de notre environnement quotidien (Umwelt)
est battue en brèche par les connaissances scientifiques.
D’où l’argument russellien qui prend la forme d’une reductio
ad absurdum : (p ª¬p) ª ¬p :
Nous partons tous du réalisme naïf, c’est-à-dire de la doctrine
en vertu de laquelle les choses sont ce qu’elles paraissent
être. Nous pensons que l’herbe est verte, que les pierres sont
dures, et que la neige est froide. Mais la physique nous assure
que la verdeur de l’herbe, la dureté des pierres et la froidure
de la neige ne sont pas la verdure, dureté et froidure que nous
connaissons par notre propre expérience, mais quelque chose
de très différent …/… Le réalisme naïf conduit à la physique
et la physique, si elle est vraie, montre que le réalisme naïf est
faux. Par conséquent, le réalisme naïf, s’il est vrai, est faux ; par
conséquent, il est faux »8.
Le réalisme naïf est « faux » en ce qu’il n’admet pas la pluralité
des mondes et de leurs modes de connaissance.
S’impose alors un constructivisme selon lequel chaque monde
est un résultat et les faits de ce monde sont construits. Dans
le champ scientifique, en témoigne l’abandon de l’expérience
première au profit d’un procès intersubjectif et social
d’expérimentation qui, au terme, permet de construire le réel
scientifique :
Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse
à une question. S’il n’y a pas eu question, il ne peut y avoir
connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné.
Tout est construit9.
Dans le domaine artistique, ce sont par exemple les analyses
goodmaniennes qui établissent que le réalisme en art est un
effet de reconnaissance et de familiarité avec un procès de
construction partagé à un moment donné :
8 - Russell, Signification & vérité, Introduction, pp. 24-25.
9 - Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, chap. 1. p. 14.
9
Le réalisme est relatif, déterminé par le système de représentation
qui sert de norme à une culture ou une personne donnée à un
moment donné10.
Dès lors, loin d’être immédiate et directe, la connaissance du
« réel » s’avère indirecte et conditionnelle. Comme l’a montré
Carnap, les questions d’existence et de réalité sont internes et
ne prennent sens que dans un cadre linguistique particulier11.
La connaissance n’est plus absolue, mais relative à un système
qui lui assigne signification et assure sa capacité référentielle :
Les réalistes répondent par l’affirmative [à la question de la
réalité du monde des choses], les idéalistes subjectifs par la
négative, et la controverse se poursuit depuis des siècles sans
être jamais résolue. Et elle ne peut l’être parce qu’elle est mal
conçue. Être réel au sens scientifique veut dire être un élément
du système ; ce concept ne peut donc être appliqué de manière
sensée (meaningfully) au système lui-même12.
Ainsi, si « réalisme » il y a, il ne peut être qu’interne13.
2.3 Aspects sémiotiques
La rupture la plus importante avec le réalisme naïf est sans nul
doute celle sémiotique qui consista à substituer le paradigme
actionnel14 à celui représentationnel. C’est ce qui a conduit
le « second » Wittgenstein à critiquer l’approche logiciste du
Tractatus et à affirmer péremptoirement que le sens, distingué
10 - Goodman, Langages de l’Art : une approche de la théorie de symboles,
chap. 1 : « Refaire la réalité », § 8, p. 61.
11 - Carnap donne les exemples du « langage des choses habituel », du « système
des nombres », du « système des propositions ».
12 - Carnap, Signification et nécessité, Supplément : « Empirisme, sémantique
et ontologie », p. 316.
13 - Cf. Putnam. Le réalisme à visage humain, chap. 7, pp. 264-265 : « Le réalisme
métaphysique fait valoir qu’une mystérieuse relation de “correspondance” est
ce qui rend possible la référence et la vérité ; le réalisme interne, en revanche,
est prêt à penser que la référence est interne aux “textes” (ou à des théories),
pourvu que nous reconnaissions qu’il y a des “textes” meilleurs que d’autres ».
14 - Cf. notre article « Le paradigme actionnel en philosophie du langage ».
10
de la signification lexicale, gisait dans nos actions et non notre
parole :
Ce que nous disons reçoit son sens du reste de nos actions15.
Cela produit ce que j’appelle un « renversement praxéologique »16 qui impose d’abandonner l’impossible définition
correspondantiste de la vérité17 au profit d’une définition résolument actionnelle de la véridicité. Pour le dire en quelques
mots18, il convient de reprendre la stratégie goodmanienne qui
assigne à chaque version de monde une forme particulière de
correction :
Accepter, comme le font les pluralistes, des versions autres
que la physique n’implique nullement d’avoir une conception
atténuée de la rigueur ; mais cela implique de reconnaître que les
différents standards, non moins exigeants que ceux appliqués
en science, sont appropriés pour estimer ce qu’apportent les
versions perceptuelles, picturales ou littéraires19.
Nous distinguons donc des régimes de véridicité –
scientifique, artistique, politique, etc. – chacun pourvu de
son procès d’établissement de sa véridicité. On conçoit
aisément que la validité en sciences formelles n’est pas la
vérité des sciences physiques, que le vrai en art n’est pas le
vrai en politique, etc.
3 Pour un pluréalisme
Au terme de notre critique du réalisme naïf, il convient
de nous interroger sur l’attitude nouvelle qui se dessine.
Nous le ferons dans ce qui suit en caractérisant d’abord
15 - De la Certitude, § 229.
16 - « Le renversement praxéologique ou l›intelligence du Renard ».
17 - Pour une critique du correspondantisme, cf. notre Discours & vérité, chap.
XI, § 1 & 2, pp. 212-217.
18 - Pour une analyse détaillée et stratifiée (logique, pragmatique, dialogique et
praxéologique) de la véridicité, cf. notre Discours et vérité.
19 - Manières de faire des mondes, chap. 1, p. 13.
11
négativement, puis positivement ce que nous nommerons :
pluréalisme 20.
3.1 Définition négative
Critiquer une attitude si fortement ancrée que le réalisme naïf
soulève inévitablement des réticences, voire des oppositions, et
en tout cas crée des mécompréhensions. C’est pourquoi nous
commencerons par préciser ce que n’est pas le pluréalisme.
– Le pluréalisme n’est pas un subjectivisme. Dire que chaque
monde est une construction soumise à un régime de véridicité
ne conduit en rien à en faire le résultat d’une fantaisie ou
d’un délire individuels. Il est patent que les procédures
véridictionnelles sont intersubjectives et instrumentées. Il
suffit de se souvenir que Bachelard parlait dans le champ
scientifique de l’« union des travailleurs de la preuve »21. Cela
vaut mutatis mutandis pour les autres champs.
– Le pluréalisme ne conduit pas à l’antiréalisme idéaliste. Dire
que les mondes sont construits et donc qu’ils dépendent de
systèmes discursifs assurant leur signification et référence
n’a rien à voir avec le refus de reconnaître une quelconque
réalité en dehors de nos représentations langagières et/ou
idéelles. Il ne produit pas non plus un irréalisme linguistique
dans la mesure où, selon les régimes en cause, les procédures
20 - Goodman qualifie sa position de « relativisme radical sous contraintes
de rigueur, lequel débouche sur quelque chose d’apparenté à de l’irréalisme »,
Manières de faire des mondes, Avant-propos, p. 7. L’étiquette d’« irréalisme »
me paraît dangereuse dans la mesure où elle pourrait laisser croire à un
antiréalisme (idéaliste ou non). Or, il en s’agit aucunement de nier la « réalité »
des mondes.
21 - L’Activité rationaliste de la physique contemporaine, titre du chap. 3, p. 82.
Voir aussi Peirce, Collected Papers, vol. 5, § 407 : « L’opinion sur laquelle sont
destinés à s’accorder finalement tous ceux qui cherchent (la communauté des
savants) est ce que nous entendons par vérité et l’objet représenté dans cette
opinion est le réel. C›est bien ainsi que j›expliquerais la réalité ».
12
de référenciation assurent un ancrage extra-linguistique du
sens. La sanction véridictionnelle se joue non pas seulement
au niveau des interactions discursives, mais aussi et surtout
à celui des transactions praxéologiques intersubjectives et
intramondaines22.
– le pluréalisme ne relève d’aucun irrationalisme. Accepter la
diversité des mondes n’est en rien récuser toute construction
scientifique, ou même simplement rationnelle, de mondes :
Le pluraliste, loin d’être anti-scientifique, accepte les sciences
dans leur pleine valeur23.
– Enfin, une critique souvent formulée consiste à soutenir
que le pluréalisme, affublé du vocable qui se veut injurieux de
« relativisme », ouvre la porte au laxisme le plus débridé parce
qu’il prônerait que « tout se vaut ». Un tel « argument », à
fonction principalement idéologique, a souvent été formulé
par l’Église24. Ainsi par Benoît XVI lors de Homélie du 18
avril 2005 :
Posséder une foi claire, selon le Credo de l’Église, est souvent
défini comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme,
c’est-à-dire se laisser entraîner « à tout vent de la doctrine »,
apparaît comme l’unique attitude à la hauteur de l’époque
actuelle. L’on est en train de mettre sur pied une dictature du
relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne
comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs.
Il est aisé de rappeler que chaque monde, chaque
Weltanschauung contient ses propres critères de correction.
Et chaque société fait ses choix en fonction des contraintes
praxéologiques auxquelles elle se trouve soumise. Il n’est
donc pas question d’avoir un point de vue surplombant, un
22 - Une telle approche sonne le glas de l’opposition entre réalistes et idéalistes.
23 - Cf. Goodman, Manières de faire des mondes, chap. 1, p. 13.
24 - Il est généralement utilisé par les fondamentalistes religieux et les
philosophes fondationnistes qui admettent des formes d’accès direct à une
vérité absolue et universelle.
13
« point de vue de Dieu » et de s’en laver les mains. Dès lors,
les questions éthiques et politiques ne disparaissent pas, mais
se posent à l’intérieur de mondes spécifiés.
3.2 Définition positive
Débarrassés des critiques habituelles, nous pouvons enfin
caractériser positivement le pluréalisme.
– Il admet une irréductible pluralité des mondes et donc la
relativité et la régionalisation des ontologies :
Ce n’est pas la peine de se lamenter, le monde n’existe bel et bien
plus, et avec lui les stéréotypes ridicules de l’absolutisme, ces
idées absurdes qui font de la science un effort pour découvrir
l’unique réalité prête à consommer (malheureusement on ne
l’a jamais découverte) et de la vérité l’accord avec cette réalité
inaccessible. Ont disparu elles aussi les notions de donné pur,
de nécessité inconditionnelle, d’unique perspective correcte,
d’unique système possible de catégories.
Où vivons-nous si le monde n’existe pas ? On pourrait répondre
« dans un monde », ou mieux « dans plusieurs mondes ». De
même qu’on peut nier l’existence du nombre entre 2 et 7 sans
nier qu’il y ait des nombres entre 2 et 7, on peut nier l’existence
du monde sans nier qu’il y ait des mondes. Vouloir décrire le
monde est aussi sans espoir que de vouloir trouver le nombre
entre 2 et 725.
Dans le champ logique, ce pluralisme se manifesta par
l’abandon de l’universalisme logique de Frege et Russell selon
lequel les valeurs des variables individuelles pouvaient se
trouver dans l’ensembles des choses composant la « réalité »
au profit d’une conception restrictive fondée sur le concept
d’« univers de discours » introduit par de Morgan26.
– il soutient la multiplicité et l’internalité des modes de
connaissance et de compréhension. Définie de façon actionnelle,
25 - Goodman & Elgin, Esthétique et connaissance, p. 50.
26 - Cf. notre Introduction à la logique standard, p. 143 et 231.
14
la véridicité propre à chaque régime de connaissance est
établie de façon interactionnelle et dialogique27. Dès lors la
sanction véridictionnelle se déploie sur un double registre à
la fois intersubjectif où les agents coopèrent au but cognitif et
intramondain où ils co-construisent un monde partagé28.
– Il opère un constructivisme actionnel des mondes.
Subordonnant les jeux de langages aux formes de vie, le
« second » Wittgenstein ancrait le sens et la finalité de notre
dire dans notre faire commun :
Le terme, ce n’est pas que certaines propositions nous
apparaissent à l’évidence comme vraies immédiatement, donc
ce n’est pas, de notre part, une sorte de voir ; le terme, c’est notre
action qui se trouve à la base du jeu de langage29.
De même façon, Cassirer renvoyait la construction des formes
symboliques à leurs conditions praxéologiques :
C’est de l’activité commune dirigée vers un but commun, c’est
du travail archaïque de nos aïeux qu’ont jailli le langage et la vie
de la raison30.
In fine, la construction de nos mondes est sanctionnée
pratiquement par leur effectivité (Wirklichkeit).
4 conclusion
« Seconde nature », le réalisme, plus ou moins naïf, s’est
imposé depuis belle lurette. Il est donc difficile de s’en départir,
d’où la nécessité d’en opérer la critique à partir du constat
de ce que nous disons et faisons lorsque nous construisons
27 - Cf. notre « The Dialogical Logic of Veridicity » où nous construisons un
jeu dialogique rendant compte aussi bien de la validité formelle que de la vérité
matérielle et notre « Pour une logique dialogique déductive » rendant compte
des inférences déductives co-construites au cours d’un dialogue.
28 - Cf. notre Discours et vérité, chap. XI : « De la véridicité ».
29 - De la certitude, § 204.
30 - Philosophie des formes symboliques, le langage, chap. 4, p. 256.
15
nos mondes. Au terme, nous pouvons positivement dégager
une attitude opposée – que nous nommons pluréalisme – apte
à vaincre toutes les objections que ne manquent pas de lui
opposer les zélateurs du réalisme naïf.
Note sur une critique formelle du relativisme
On aura remarqué que ce que nous appelons pluréalisme
contient la thèse de la relativité des mondes construits. On
pourrait donc nous objecter parmi les critiques possibles
celle, qui se veut dirimante parce qu’apparemment formelle,
de l’autoréfutation de l’expression du relativisme. Voyons
donc ce qu’il en est.
Il s’agit en fait de la réutilisation de la critique traditionnelle,
tout aussi usuelle que fallacieuse, du scepticisme.
– Argument de l’autoréfutation du scepticisme
En disant qu’il ne sait rien, le sceptique ne peut pas ne pas
savoir quelque chose. D’où :
« Je ne sais rien » Þ « Je sais (que je ne sais rien) » Þ « Je sais ».
On a une application de la consequentia mirabilis sous la
forme :
(¬p ª p) ª p.
En fait, les sceptiques n’étaient pas assez naïfs pour affirmer
quoi que ce soit. Tel Montaigne, ils se contentaient de douter :
« Que sais-je ? » et recouraient à une Autorelativisation
énonciative : « Pour autant que je sache, je ne suis sûr de rien »31.
– Solution pragmatique En dehors d’une réfutation historique, on peut facilement
proposer une solution pragmatique appuyée sur le paradoxe
31 - Sur cette stratégie, cf. Frédéric Cossutta, Le Scepticisme, p. 103.
16
de Moore selon lequel l’on ne peut asserter p sans croire que p :
p Þ « Je crois que p ».
D’où :
« Je ne sais rien » Þ « Je crois que je ne sais rien »
L’assertion de ne rien savoir n’engage pragmatiquement à
qu’une croyance. Il n’y a donc pas à déplorer de contradiction.
Venons-en maintenant à l’application au relativisme.
– Argument de l’autoréfutation du relativisme
« Tout est relatif » Þ
« Je sais de façon absolue que tout est relatif » Þ
« Tout n’est pas relatif ».
(p ª ¬p) ª ¬p.
– Solution pragmatique :
« Tout est relatif » Þ
« Je crois (relativement à mon système de croyance) que tout
est relatif » Þ
« Tout est relatif ».
Une fois de plus, on ne déplore aucune contradiction et
l’argument de l’autoréfutation s’effondre.
Denis Vernant, professeur de philosophie à l’université de
Grenoble.
17
bibliographie
Bachelard Gaston :
– L’Activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF,
1965.
– La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1967.
Buber Martin, Je et Tu (1935), Paris, Aubier-Montaigne, 1992.
Carnap Rudolf, Signification et nécessité, une recherche en
sémantique et logique modale, (1948), trad. fr. F. Rivenc & Ph. de
Rouilhan, Paris, Gallimard, 1997.
Cassirer Ernst, La Philosophie des formes symboliques, (1923),
Tome 1. Le langage, trad. fr. Ole Hansen-Love & Jean Lacoste,
Paris, Éd. de Minuit, 1972.
Cossutta Frédéric, Le Scepticisme, « Que sais-je ? », PUF, 1994.
Gombrich Ernst, Art et illusion, psychologie de la représentation
picturale, trad. fr. Guy Durand, Paris, Phaedon, 2002.
Goodman Nelson :
– Langages de l’Art : une approche de la théorie de symboles, (1968),
trad. fr. Jacques Morizot, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990.
– Manières de faire des mondes, (1978), trad. fr. M.-D. Popelard,
Paris, Jacqueline Chambon, 1992.
Goodman Nelson & Elgin Catherine, Esthétique et connaissance,
trad. fr. Roger Pouivet, Combas, Éd. de l’Éclat, 1990.
Jacques Francis, Dialogiques, Recherches logiques sur le dialogue,
Paris, PUF, 1979.
Pascal Blaise, Œuvres complètes, Lafuma éd., Paris, Seuil, 1963.
Peirce Charles Sanders, Collected Papers, C. Hartshorne & P. Weiss
(éds.), Cambridge, Mass., Harvard U.P., 1960.
Putnam hilary, Le Réalisme à visage humain, trad. fr. Claudine
Tiercelin, Paris, Seuil, 1994.
18
Russell Bertrand, Signification & vérité, trad. fr. Philippe Devaux,
Paris, Flammarion, 1969.
Vernant Denis :
– Introduction à la logique standard, Paris, Flammarion, Champs
Université, 2001.
– « Le paradigme actionnel en philosophie du langage », Entre
connaissance et organisation : l’activité collective, R. Teulier & Ph.
Lorino éds., Paris, Éd. de la Découverte, coll. Recherche, 2005, p.
25-53.
– Discours et vérité, analyses pragmatique, dialogique et
praxéologique de la véridicité, Paris, Vrin, 2009.
– « The Dialogical Logic of Veridicity », Logical Properties of
Dialogue, A. Trognon, M. Batt, J. Caelen, D. Vernant éds., Presses
Universitaires de Nancy, Coll. Langage, Cognition, Interaction,
2011, p. 123-145.
– Introduction à la philosophie contemporaine du langage, Paris,
Armand Colin, 2011.
– « Pour une logique dialogique déductive » Al-Mukhatabat, Milka
Hamdi dir., Université de Kérouan, Tunisie, n°4, 2012, p. 8-26.
- « Le renversement praxéologique ou l›intelligence du Renard », Le
langage comme action, l’action par le langage, Recherches sur la
philosophie et le langage, Anna Krol dir., n°31, Paris, Vrin, 2014.
Wittgenstein Ludwig :
– Tractatus logico-philosophicus, trad. fr. Gilles Gaston Granger,
Paris, Gallimard, 1993.
– De la Certitude, trad. fr. Jacques Fauve, Paris, Gallimard, Coll.
Tel, 1976.
19
Téléchargement