Lagneau, la guerre et le devoir de résistance Une lecture des

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La république et la nouvelle démocratie des citoyens
Lagneau, la guerre et le devoir de résistance
Une lecture des Souvenirs concernant Jules Lagneau
Emmanuel Blondel
Les Souvenirs concernant Jules Lagneau sont une méditation sur la Sévérité. Sévérité de
Lagneau à l’égard d’Alain, immédiatement sentie par l’élève rebelle et séduit. Entre les deux, une
opposition, que l’élève se sentira la tâche de développer, mais aussi de comprendre, et dont il
formule ainsi la teneur : « Ayant jugé une fois les pouvoirs réguliers, les ayant condamnés et
redressés, [Lagneau] pouvait-il promettre une obéissance sans condition, bien plus une
obéissance d’esprit sans condition, comme pourtant il me paraît qu’il a toujours voulu faire, à
l’égard de l’ensemble des pouvoirs divinisés en quelque sorte sous le nom de la Patrie ? ».
Réflexions sombres, approfondies pendant les années de journalisme et par l’expérience de la
guerre : « cette volonté de croire et en vérité d’adorer, quels que fussent les chefs, et en prenant
la haute politique comme un mystère impénétrable au bien commun, c’était bien clairement à
mes yeux la cause responsable de ce massacre machinal auquel je participais ». Seules pensées à
avoir fait de son existence « une espèce de drame », ces réflexions se nouent ici une fois de plus
sous la plume d’Alain, et prennent la forme d’un retour sur son passé de journaliste politique et
d’écrivain ; elles confèrent une urgence particulière à la méditation renouvelée de Spinoza et de
Platon, de la religion et du fanatisme, et tendent à faire éclater de l’intérieur, par leur mouvement
propre, la claire architecture du projet initial des Souvenirs. Mais c’est aussi par ce voyage au
cœur de la Sévérité que s’explicite réflexivement la nécessité d’un choix de s’inscrire dans
l’histoire des hommes, choix qui ne pourra jamais prétendre produire sa propre justification.
L’ouvrage
La rédaction des Souvenirs concernant Jules Lagneau commence le 15
juillet 1923, à quelques mois du trentenaire de la mort du maître. Le projet
de quelques anciens, Alain l’évoque dans l’ouvrage, est de rassembler ses
trop rares écrits : articles, discours de distribution des prix, correspondance,
manifestes politiques (les Simples notes). Le résultat dépassera de loin ce
projet initial, puisque cet effort collectif aboutira à la publication de plusieurs
volumes : les Écrits proprement dits, les Célèbres leçons, le Cours sur Dieu,
les Souvenirs concernant Jules Lagneau. Mais cet ensemble s’est constitué
progressivement. Lorsqu’Alain prend la plume, même les Célèbres leçons
n’existent pas en projet. Alain avait projeté, en 1898, de rédiger certaines de
ces leçons. Il y avait renoncé, se résignant à publier dans la Revue de
métaphysique et de morale un ensemble de « Fragments » extraits des notes
préparatoires de Lagneau, rassemblant dans le copieux commentaire qu’il
en livrait les esquisses de rédactions les plus abouties. En 1923, son propos
n’est pas de renouer avec cet effort ; parallèlement à la préparation du
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volume des Écrits, il entreprend la rédaction d’un volume complémentaire,
ce volume de « Souvenirs » dans lequel il se propose de faire resurgir en sa
vérité la figure de son maître, et en particulier de donner, mais de manière
plus synthétique et sans s’en tenir à la lettre, une idée de son enseignement .
Un premier mouvement de composition clair peut être identifié :
l’ouvrage comprendra quatre parties, d’une quinzaine de pages chacune. La
première, qui recevra pour finir le titre de « Souvenirs d’écolier », évoque le
choc de la rencontre, la figure du maître, une première référence au « petit
carnet noir » à partir duquel Lagneau exposait son cours de Psychologie ; la
deuxième revient sur la lecture de Platon, et en même temps sur le contenu
des leçons consacrées à la perception ; la troisième, sur la lecture de
Spinoza, et naturellement sur les leçons consacrées au jugement. La
quatrième nous fait saisir dans la figure de Lagneau celle d’un maître de
liberté.
Ce bel équilibre ne sera pas conservé. L’ouvrage, visiblement écrit tout
d’un trait, s’enrichit de deux ajouts fondamentaux.
Le premier est dû à une circonstance tout à fait heureuse : la réapparition
de Léon Letellier, fidèle entre les fidèles, qui apporte à Alain une rédaction
exemplaire du Cours de psychologie de 1889-90, ainsi qu’une rédaction
intégrale du Cours sur Dieu, qu’Alain ne connaissait qu’indirectement. Cet
événement modifie l’ensemble de la physionomie du projet initial de
restitution ; le Cours sur Dieu sera publié, ainsi que la rédaction par Letellier
du Cours sur le jugement et de la leçon Évidence et certitude. Le Cours sur
la perception paraîtra en même temps, mais dans une rédaction très
éloignée du contenu des notes de Letellier : il est clair qu’Alain ici s’est senti
contraint de renouer avec ses premières tentatives, et que cette dernière
rédaction porte sa marque plus que toute autre. Les Souvenirs eux-mêmes,
et c’est là notre premier « encart », s’augmentent d’une mise au point
qu’Alain juge nécessaire pour que la publication du Cours sur Dieu ne
détourne pas le lecteur d’une juste appréciation du génie de son maître : cet
encart représente, dans la version définitive, toute la fin du premier
« chapitre » (pp. 189-194). C’est la même nécessité, sans doute, qui pousse
Alain à insérer à la fin de la rédaction du Cours sur Dieu, qu’il n’avait pas
entendu, les deux derniers paragraphes, dont il raconte (229) que Lagneau
les improvisa au terme, semble-t-il, d’une leçon consacrée au jugement, et
dont les formules sévères vont hanter la composition des Souvenirs :
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iv
v
vi
vii
La certitude est une région profonde où la pensée ne se maintient
que par l’action. Mais quelle action ? Il n’y en a qu’une, celle qui
combat la nature et la crée ainsi, qui pétrit le moi en le froissant. La
lâcheté, elle, a deux faces, recherche du plaisir et fuite de l’effort. Agir,
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c’est la combattre. Toute autre action est illusoire et se détruit (...). Mais
faut-il (...) faire la vie au lieu de la subir ? Encore une fois ce n’est pas
de l’intelligence que la question relève ; nous sommes libres, et en ce
sens, le scepticisme est le vrai. Mais répondre non, c’est rendre
inintelligibles le monde et soi, c’est décréter le chaos et l’établir en soi
d’abord. Or, le chaos n’est rien. Être ou ne pas être, soi et toutes
choses, il faut choisir.
Le « second encart » est bien plus considérable : dans l’édition la plus
récente, il représente seize pages (173-188), soit l’équivalent de la première
rédaction. C’est d’ailleurs sans doute ce déséquilibre qui justifiera
l’apparition des « titres », et le recours à la division en chapitres : « Souvenirs
d’écolier », « Platon », « Spinoza », « L’Homme ». Mais cette fois, l’encart ne
se justifie pas par un événement extérieur. Il relève d’une nécessité autre.
Alain vient d’évoquer les passions de Lagneau (« Lagneau était de Metz ») ;
il a rappelé la passion antiprussienne du maître (« on m’a conté qu’un
professeur allemand ayant désiré entendre une de ses leçons, Lagneau ne
put prendre sur lui de parler ») et son antisémitisme (« Lagneau avait un fort
préjugé contre les Juifs ») : d’où l’interrogation d’Alain sur ce qu’eût été son
attitude lors de l’affaire Dreyfus :
viii
Il y a une chose dont je suis sûr, c’est qu’il n’aurait nullement
approuvé en aucun cas les passions politiques qui m’y jetèrent moimême, non plus que cette collaboration suivie aux petits journaux qui
datent de ce temps-là. Non plus, je le crains, ce que j’ai écrit de la
guerre et de la paix. De mon côté je n’aimerais guère entendre ce qui
sera dit solennellement à Metz quand on honorera sa mémoire dans la
maison où il est né. J’ai connu de sombres méditations sur la route de
Metz, entre Rambucourt et Flirey ; c’était pendant l’hiver de 1914 ;
mais apaisons ces tristes pensées, qui sont à peine des pensées.
Nous sommes réunis pour évoquer « Alain dans ses œuvres et son
journalisme politique ». La référence ici est précise : il s’agit pour Alain
d’évoquer ce que Lagneau eût pensé de son œuvre de journaliste et de ses
premières œuvres, et en particulier de Mars ou la guerre jugée ; mais aussi
ce qu’il eût pensé de ses « passions politiques ». Or il me semble que ce
mouvement, par lequel Alain s’efforce de se confronter à la supposée
sévérité de son maître, gouverne l’organisation des Souvenirs dans leur
première rédaction, mais aussi, et de manière encore plus frappante, le
surgissement et la forme de ce « second encart » ; et que se manifestent ici
des aspects déterminants de la décision d’écrire et de la pratique de
l’écriture chez Alain.
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Un essai sur la sévérité
Revenons au thème. Car c’est bien sur le thème de la sévérité que s’ouvre
le livre (155) :
Je veux écrire ce que j’ai connu de Jules Lagneau, qui est le seul
grand homme que j’aie rencontré. Il était mieux de livrer au public un
exposé systématique de la doctrine ; mais cela je ne l’ai point pu. Les
raisons s’en montreront chemin faisant ; je puis dire que ce qui me
rendit la tâche impossible ce fut surtout la peur d’offenser cette ombre
vénérée. Nos maîtres, vers l’année 1888 qui est celle de mes vingt ans,
étaient sévères comme on ne l’est plus ; mais ce maître de mes pensées
l’était, en ce qui me concerne, par des raisons plus précises. J’étais déjà
un habile rhéteur, et je ne respectais rien au monde que lui ; ce
sentiment donnait des ailes à ma prose d’écolier ; en écrivant je
combattais pour lui, et je méprisais tout le reste, d’où une audace, une
force persuasive, un art de déblayer qui amassèrent plus d’une fois des
nuages autour du front redoutable.
Cette entrée en matière fait donc retour sur les échecs antérieurs
(rédaction d’un « exposé systématique de sa doctrine »), et présente les
Souvenirs comme l’ouvrage par lequel Alain se propose de transfigurer en
méthode d’écriture ce qui lui avait rendu la tâche « impossible ». Cette
« peur » est sans prise, autre qu’elle-même : aussi écrire de Jules Lagneau
revient-il à penser le sens de cette expérience de la « sévérité », sévérité de
Lagneau envers Alain, sévérité aussi, nous y reviendrons, d’Alain envers son
maître, ce qui est sans doute le sens du passage vers lequel nous nous
dirigeons.
Quelques jalons. On retrouve naturellement le thème de la sévérité dans
ce qui constituait à l’origine la conclusion de la première partie (188),
puisque cette conclusion, dans la première rédaction, s’enchaînait
directement au passage que nous venons de citer :
Lagneau ne traitait jamais de morale. Sans doute se défiait-il des
passions ; mais je ne crois point du tout qu’il eût été en ces matières
hésitant ou indulgent. Bien plutôt je le vois terriblement clairvoyant et
sévère. Mais quoi ? Nous étions des enfants, et il ne nous connaissait
guère.
Beaucoup plus loin, à la fin du chapitre IV, Alain revient sur ces thèmes
désormais solidaires : la sévérité, la rhétorique (cf. « j’étais déjà un habile
rhéteur »), le fait que Lagneau ne traitait pas de morale (239) :
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
Ce qu’il y a de pensée dans notre vie oscille sans cesse entre
l’incrédulité et la Foi, la première se réduisant au fatalisme sous toutes
formes, l’autre consistant d’abord dans ce pouvoir d’oser, sans lequel il
n’y a point d’action ni même de pensée. Mais si je me laissais aller à
expliquer ces idées (...) je craindrais de voir le visage du Juge se couvrir
de nuages (...). Au temps des examens et concours, je savais très bien
adapter l’instrument à un sujet qui m’était nouveau. La rhétorique, qui
transposer, donnait alors des résultats brillants, et même, à
est cet art de transposer
ce que je crois maintenant, sans grave méprise. Mais au retour, et tout
joyeux de raconter mes exploits d’écolier, je trouvais ce front nuageux,
ce regard perçant, et l’expression du plus complet mépris.
Alain revient alors sur une anecdote : l’écolier passe le Concours général,
le sujet porte sur la Justice, ce qui n’est pas indifférent. La rhétorique, cette
« diabolique facilité » (210), resurgit aussi : « C’était une question que
Lagneau ne traitait jamais. Toutefois, confiant dans la rhétorique, j’aperçus
aussitôt une méthode de transformation, comme disent les géomètres, qui
me faisait maître du sujet. J’approchai ma plume de mon papier blanc ». Ici
revient la sévérité :
Lagneau se trouvait là parmi les professeurs surveillants. Invoquant ce
Sinaï, plus orageux que jamais, que n’allais-je pas transcrire sur mes
tables de la Loi ? Mais lui me fit un signe plein de force, qui voulait
dire : Vous ne savez rien là-dessus, je vous défends d’improviser. Je fis
deux ou trois sonnets.
Cette sévérité qui refuse l’hommage, et donc la rhétorique , hommage
d’enfant qui désapprendrait de se faire homme, est précisément présentée
comme énigmatique apprentissage de la liberté, ce qui établit le lien entre le
premier et le dernier chapitre :
ix
Qu’y a-t-il en cette sévérité sans complaisance ? (...) Quel est cet art
de décourager, qui donne courage ? Le sujet était de ceux qui veulent
réponse (...). N’est-ce pas se moquer de la justice que disserter de la
justice, bien ou mal, quand le langage même nous avertit qu’un esprit
juste enferme toute la justice qu’il peut tenir, hors de l’action ? C’est
livrer la justice aux hasards. Et il me semble que je tiens ici devant moi
l’esprit des Simples notes, et enfin la véritable raison pour quoi
Lagneau ne traitait jamais de morale. Par opposition essayons ici de
penser au Politique, dont la fin est toujours de déterminer l’autre selon
une règle.
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
Ici s’annonce la conclusion de l’ouvrage, qui s’efforce de penser en cette
sévérité de Lagneau les termes dans lesquels le difficile problème de la
liberté est posé à tout homme :
Celui qui réveille en chacun l’esprit libre, et sur le point d’y réussir, ne
peut rester sans scrupule devant l’incrédulité totale, peut-être
prématurément délivrée, disons même toujours prématurément
délivrée. Car d’un côté il n’y a plus de respect, et de l’autre il n’y a plus
au monde que le respect ; or ce monde humain ne fait pas voir des
apparences respectables. Sur ce point de délivrer l’homme, il vient
aisément une peur. La position de Lagneau est rare, et peut-être
unique, par ceci que l’objet étant déchu de ce rang divin (...), il ne reste
plus que la force nue qui puisse tenir debout l’ordre tel quel (...). Bref il
ne faudrait pas croire que le Mépris assuré pardonne jamais au Mépris
errant (...). Dans l’âge de la liberté, s’il se lève, il faut s’attendre à une
répression plus prompte, plus mécanique, par une vue du nécessaire et
une négation du fatal.
De tels passages rassemblent, comme la strette de la fugue, un nombre
considérable de thèmes qui ont fait la continuité de la démarche des
Souvenirs. La mention de l’ « âge de la liberté » est une allusion à
Renouvier , cité dans la première partie (168) pour introduire à l’idée selon
laquelle il n’est pas de pensée subjective, leçon des leçons, cœur de celles
que Lagneau consacrait à la Perception. Lorsqu’Alain affirme qu’un esprit
juste « enferme toute la justice qu’il peut tenir, hors de l’action », il rappelle
deux formules elles-mêmes solidaires : la première, « Lagneau ne traitait
jamais de morale. C’est assez d’apprendre à penser ». L’identité des
formules (« Lagneau ne traitait jamais de morale ») est frappante. Celle qui
suit ne l’est pas moins, qui affirme « cette vérité amère et forte,
quoiqu’encore préliminaire, que la morale est pour soi et non pour autrui »
(169). La confrontation au Politique, qui justifie d’emblée un certain « refus
du politique », ou du moins une certaine survalorisation du politique, éclaire
en fin de parcours le sens de cette formule, qui a elle-même déjà resurgi au
cœur du deuxième « encart ».
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Vers le second « encart »
Le sens politique de la sévérité de Lagneau n’apparaît pas d’emblée à la
lecture. Il est pourtant ce qui oriente les développements de la première
partie. « 1888, c’était le temps du boulangisme » : le début de ce « premier
chapitre » rappelle que la jeunesse de ce temps n’était pas politique, et le
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
jeune Chartier moins que tout autre . Le premier portrait du maître introduit
une première anecdote : l’affaire Charmet, Lagneau faisant recevoir à l’oral
du baccalauréat son meilleur élève, d’abord recalé « avec une note
inavouable ». Histoire d’un passe-droit, marque d’un mépris des pouvoirs et
de « la chose jugée » qui ouvre d’emblée à une première réflexion sur
l’essence de l’action. Qu’est-ce qu’une action ? Relisons l’avertissement
sévère de la « conclusion » du Cours sur Dieu : « Toute autre action est
illusoire et se détruit » : toute autre action que morale, et la politique en
particulier, bien évidemment. Et ici un nom surgit : « par anticipation, je dis
qu’il faut être spinoziste ». Différons d’expliquer, mais marquons l’identité
des préoccupations. Et aussi que cet « esprit d’exécution » sera appelé dans
la suite « génie » : « Le génie, en toute rencontre, se reconnaît à ce trait qu’il
n’attend pas et qu’il force la nature par l’entreprise réelle » (225). Premier
trait de Lagneau, ce mépris de la chose jugée, qui est mépris des pouvoirs,
et qui s’oppose en apparence à son respect de l’ordre, à « cet avertissement,
qui revenait toujours, de n’entreprendre jamais de le changer, et surtout de
ne point donner au peuple l’idée qu’on pourrait le changer ». Comment
concilier le mépris des pouvoirs et ce « refus de politique » que représentent
les Simples notes ? Ici encore, Spinoza, et ses deux leçons : l’une, que
l’ardeur réformatrice est vue d’enfant, qui pense l’ordre humain moins
mécanique et nécessaire que l’ordre des choses ; l’autre, que nous
n’exerçons à la rigueur notre puissance de penser que dans notre rapport
percevant au monde :
xii
Nous sommes esprits en notre poste, où se rassemble l’immensité des
choses en une existence déterminée, dépendante à la fois, et, en un
autre sens, totale exactement, parce qu’elle est dépendante. C’est où
l’on existe, de sa place enfin, comme Goethe l’avait compris, que l’on
contemple en éternité et que l’on connaît Dieu (...). Et nous serons
guéris de légiférer.
La distinction entre « l’ardeur réformatrice » (ou législatrice) et l’esprit
d’exécution permet la conciliation :
Non point d’agir (...). L’idée de la nécessité extérieure ne peut
détourner un homme d’exercer sa puissance ; ou bien ce n’est que
l’idée abstraite de la nécessité, d’après laquelle nous croyons voir se
dérouler toutes choses en leur ordre (...). Mais cela est imaginaire.
L’homme qui pense ainsi oublie son poste singulier, et sa fonction
singulière. Et il est naturel qu’en cette contemplation de trop haut, dont
les souvenirs sont les soutiens misérables, et qui enchaîne selon le
temps, on croie impossible de changer quelque chose sans changer les
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lois. Or à changer les lois nous ne trouvons point de prise ; au lieu que
la circonstance singulière est appui pour l’homme au contraire, et
instrument d’action. Qui cherche sa puissance, qu’il la cherche là.
Savoir ce que c’est qu’agir, et se savoir esprit, c’est tout un. Se savoir
esprit, ce sera le message de la lecture de Platon et celui des leçons
consacrées à la perception, d’où le chapitre II ; mais la portée est à en
chercher chez Spinoza, et elle est politique : d’où le chapitre III. Mais
achevons la lecture du premier jet de ce premier chapitre. Alain enchaîne
sur la seconde anecdote : la visite de l’inspecteur général Élie Rabier dans la
classe de Lagneau, visite du « Pédant » sur lequel Lagneau lâche pour finir
le jeune Chartier comme un jeune chien sur l’importun. Mépris des
pouvoirs, encore ? Le paragraphe suivant enchaîne de manière abrupte :
« Lagneau était de Metz ». Ce paragraphe nous présente, comme nous
l’avons déjà évoqué, les passions du maître, son nationalisme antiprussien,
son « fort préjugé contre les Juifs ». D’où la question sur l’affaire Dreyfus, et
cette conclusion provisoire :
De mon côté je n’aimerais guère entendre ce qui sera dit
solennellement à Metz quand on honorera sa mémoire dans la maison
où il est né. J’ai connu de sombres méditations sur la route de Metz,
entre Rambucourt et Flirey ; c’était pendant l’hiver de 1914 ; mais
apaisons ces tristes pensées, qui sont à peine des pensées.
Ces « tristes pensées » sont ici, c’est-à-dire dans la première rédaction,
éludées, et la réflexion sur la sévérité de Lagneau et son « refus de
politique » peut se développer selon l’ordre, et de manière dédramatisée. En
un sens tout est dit dès cette première « version ». Il est d’ailleurs à nouveau
question de ce refus de politique à la fin du chapitre intitulé « Platon » (21011) :
Lagneau ne pensait point théologiquement, ni politiquement, ni pour
le bonheur, ni pour la vertu, sans soutien aucun que ce monde, et
toujours tenant la preuve entre ses doigts ; assuré et confirmé en sa
place d’homme, toujours creusant, toujours trouvant, assez riche du
monde autour de soi ; souvent il m’apparut comme le Génie de la
Terre.
De la même manière, la mention de ce qui deviendra la conclusion du
Cours sur Dieu se situe à la fin du chapitre « Spinoza », comme si en chaque
fin de chapitre on en revenait à réaffirmer ce « refus de politique ». Point de
condamnation ici. Mais peut-on aux yeux d’Alain se sentir légitimement
« assuré et confirmé en sa place d’homme » sans assumer comme Alain le fit
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
la dimension politique de notre existence ? La mention des « sombres
méditations » que nous avons évoquées semble indiquer que cet
émerveillement de l’enfant put laisser place à un regard plus inquiet, voire,
après l’expérience de la guerre, à la naissance d’un véritable « drame ».
Le refus du refus
Dans la première rédaction, Alain élude. Mais le développement achevé, il
revient. Le second encart s’ouvre sur le refus de ce refus (173) : « Apaisons.
Mais si je recule aussi devant les seules pensées qui aient fait de moi une
espèce de drame, que dirai-je ? ». Alain justifie ce retour par deux raisons,
dont il importe de marquer la différence :
L’opposition que je sentais en ce temps-là, et que j’ai depuis
développée, peut donner encore une idée du puissant esprit qui ne put,
et de bien loin, me modeler à son image. D’autant qu’il se peut bien
que cette contradiction, qui semble de nature, soit des idées dans le
fond, et qu’elle habitât en cet homme, et qu’elle ait fait en lui cet état
violent dont les lettres qu’on a pu recueillir donnent quelque idée.
Il ne s’agit donc pas ici de réfléchir naïvement sur l’opposition entre Alain
et son maître. C’est en Lagneau que cette opposition est à penser. Alain dira
même que Lagneau la lui prêtait plus qu’il n’aurait dû (185) :
J’ai su qu’il avait prédit quelque chose me concernant. « C’est une
violence, dit-il, qui se tournera contre elle-même ». C’était trop
d’honneur. Mais cela donne une vue sur cette puissante nature et sur le
flux et le reflux de ce sang vif qui colorait ses lèvres de vermillon pur ;
ce signe ne trompe guère.
Il n’est donc pas question ici de régler ses comptes, ou de saisir par
différence ; mais d’atteindre le maître par réflexion sur cette tension qui fit
de l’existence d’Alain, comme à ses yeux de celle de son maître, une
« espèce de drame » dont sa nature heureuse devait lui épargner les
conséquences que Lagneau eut à subir.
xiii
Figures de l’opposition
Penser l’opposition, la différence, voire la résistance, résistance de
Lagneau à Alain, résistance d’Alain à Lagneau, caractérise depuis
l’ouverture du livre (156) l’effort du disciple, mais en des sens apparemment
divers :
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
Pour les commentaires, je dois les prendre pour moi et en porter le
poids ; c’est un développement de sa pensée, ce n’est pas autre chose ;
mais je n’oserais dire que c’est sa pensée. Et pour que toutes ces
différences soient bien en place, comme l’exige une fidélité que j’ose
dire sans alliage, il faut nécessairement que je parle beaucoup de lui et
beaucoup de moi. Ce petit livre que je commence, et dont je ferais des
volumes, si j’osais, est une œuvre de courage ; la piété serait muette.
Alain le réaffirme dans le troisième chapitre :
Je suis le témoin, j’oserais dire le seul témoin, le seul bon témoin, et
voici pourquoi. Quand je fus assis à mon banc d’écolier devant cet
homme vénéré et évidemment vénérable, je l’écoutai d’abord avec une
extrême défiance, m’attendant à de belles phrases et à quelque
doctrine vertueuse (...). En ce temps-là, assez et trop nourri de discours
vraisemblables, et n’ayant encore trouvé de pensée à me satisfaire que
dans la géométrie d’Euclide, je me trouvais placé dans un état
d’indifférence qui n’est point en général celui des jeunes, avides
d’admirer et d’imiter. J’ai souvent pensé à ce Polémon couronné de
fleurs, et qui entre par hasard aux leçons d’un sage. Couronné moi
aussi de jeunesse, et nullement inquiet des grands problèmes (...), je me
trouvais ici comme au spectacle, sensible au plaisir de combiner, mais
bien résolu à n’être pas dupe. Aussi ne le fus-je point.
Alain se peint souvent par contraste avec ceux qui, tels Léon Letellier,
« l’homme de Dieu », trouvant ou pensant trouver en Lagneau ce qu’ils
avaient toujours cherché, lui semblent avoir précisément manqué la
rencontre, la double révélation de la nature du maître et de celle, réelle, du
disciple, par la culture de la différence réfléchie et cultivée. Il reviendra en
ses derniers mots sur la grandeur de Lagneau, « dont il est resté peu de
témoins, tous s’accordant sur la force et sur la grandeur, tous arrêtés en
respect et religion ». Mais cette différence qui ouvre à la grandeur de l’autre
est toute de lumière. Rappelons-nous ces mots qui ouvrent les Onze
chapitres sur Platon, et qui s’appliqueraient si bien à la rencontre de
Lagneau et Alain :
Il y eut entre Socrate et Platon une précieuse rencontre, mais, disons
mieux, un choc de contraires, d’où a suivi le mouvement de pensée le
plus étonnant qu’on ait vu. C’est pourquoi on ne saurait trop marquer
le contraste entre le maître et le disciple.
Dans les Souvenirs, ce n’est sans doute pas hasard si Lagneau est souvent
évoqué sous la figure de Socrate. Lorsque Lagneau écrit (211) « Souvent il
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
m’apparut comme le Génie de la Terre » (le nom de Socrate est apparu
quelques lignes au-dessus), on ne peut s’empêcher de faire le
rapprochement avec ce portrait du Platon, d’autant qu’il y est bien question
de ce « parfait discours du rhéteur » qui roule à terre, comme l’offrande du
discours bien fait sur la justice que refuse le Juge au quatrième chapitre des
Souvenirs :
Le Phèdre nous donne une idée de la poésie propre à cet homme
sans élégance . Assurément ce n’est pas peu. Mais concevez ce poète
les pieds dans l’eau, enivré de parfums, de lumière, des bruits de
nature, et formant de son corps noueux le cortège des Centaures et des
Œgipans. Mythologie immédiate, qui fut sans paroles, dans ce moment
sublime où le parfait discours du rhéteur roula dans l’herbe, où le jeune
Phèdre, tout admirant, participa à ce grand baptême du fils de la terre.
xiv
Différence réfléchie et cultivée, avons-nous dit : c’est bien ce que va
affirmer le début du second encart, revenant sur « l’opposition que je sentais
en ce temps-là, et que j’ai depuis développée ». Pourquoi sentie dès alors ?
Précisément par ce refus d’accepter une certaine sévérité de Lagneau, une
réticence que l’expérience de la guerre ne fera que confirmer. La sévérité de
Lagneau est ici rappelée, mais pour être retournée. Saisissons bien l’enjeu :
car tout ce que développera Alain, y compris « contre » son maître, n’est, il
nous l’a dit en ses premières lignes, « qu’un développement de sa pensée, et
pas autre chose ».
La sévérité retournée
Alain, dans ce second encart, recommence, à proprement parler : il revient
sur sa personnalité d’écolier, sur son goût pour la géométrie, sur le sujet de
la Rhétorique, fouettée par l’aiguillon de Lagneau : « Ce vif mouvement et
ce départ sans précaution durent effrayer le maître, pour des raisons dont
j’ai déjà fait paraître quelques-unes, et qui sont de morale et de politique ».
De politique surtout : car lorsqu’Alain évoque la dimension proprement (ou
étroitement) « morale » de la sévérité de Lagneau, on sent bien que l’enjeu
n’est pas le même (178-79) :
Lagneau avait la sévérité du saint, mais il ignorait nos existences
aventureuses. Il était seulement en défiance de ce que nous pouvions
faire, laissés à notre seul caprice ; et il n’avait pas tort. Il n’est pas une
de nos actions qui ne l’eût indigné (...). Mais ce n’était pas une raison
de ne pas vénérer et craindre le maître (...). Comme je ne me pardonne
pas aisément de manquer de courage dans la spéculation théorique, je
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
voudrais bien aussi n’avoir jamais été lâche dans le sentiment et dans
l’action. Ainsi, les vertus dont le Maître donnait l’exemple, je puis les
enseigner sans aucune hypocrisie. Ma piété serait donc sans aucun
mélange, si je n’avais cru discerner en ce Maître de Liberté une
disposition étonnante à confondre les écarts de la vie privée et les
hardis jugements de la vie politique comme résultant d’un même fond
de diabolique révolte.
Alain va travailler précisément là où l’impulsion donnée par le maître
semble faire en l’ancien écolier « une espèce de drame » : « Que j’aie saisi le
commencement et comme l’esquisse de ce mouvement dans le seul homme
que j’aie vénéré, cela ne peut point aller sans quelque examen des causes.
Après des années de méditation là-dessus, et celles-là non sans tristesse,
j’aperçois que tous les problèmes de la pratique, et exactement de la
politique, sont ici rassemblés. Il faut, en d’autres termes, que ces pages
enferment aussi les aveux d’un radical impénitent ». Si donc il y a drame, et
si précisément c’est la sévérité supposée de Lagneau à l’égard des « passions
politiques » d’Alain et de sa participation aux « petits journaux » qui
provoque cet examen, c’est qu’il semble y avoir eu ici injonction
contradictoire : ce à quoi Alain ne peut consentir en Lagneau, ce maître de
liberté qui sut si bien le renvoyer à sa tâche d’homme, c’est cette
« disposition étonnante à confondre les écarts de la vie privée et les hardis
jugements de la vie politique comme résultant d’un même fond de
diabolique révolte ». L’énigme revient : comment concilier le mépris des
pouvoirs qu’atteste l’anecdote Charmet avec cette condamnation de
principe ?
La chose jugée n’était rien à ses yeux. Petit exemple, je le répète,
mais qui n’était pas petit pour l’écolier. Il est impossible que devant
cette conscience scrupuleuse le problème des pouvoirs ne se soit pas
posé (...). Ayant jugé une fois les pouvoirs réguliers, les ayant
condamnés et redressés, pouvait-il promettre une obéissance sans
condition, bien plus une obéissance d’esprit sans condition, comme
pourtant il me paraît qu’il a toujours voulu faire, à l’égard de
l’ensemble des pouvoirs divinisés en quelque sorte sous le nom de la
Patrie ?
La révolte est encore fidélité, du moins se pense comme telle : car c’est
bien à la leçon de Lagneau, à ce devoir de résistance d’esprit qu’il lui a
communiqué comme définitive « mesure de grandeur » (242), qu’Alain fait
référence pour refuser l’apparent renoncement de son maître :
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
J’admets qu’il faut finalement obéir ; mais qu’il faille encore plier ses
pensées, et approuver pleinement ce que l’on fait, c’est ce que je ne
puis recevoir (...). Dans le fait je reconnaissais bien le Fanatisme,
quoique la Religion fût autre. Quand l’esprit a repoussé de croire à
l’existence comme à un absolu, il faut se résoudre, tout au moins, à
penser pour le mieux et tout dire, et enfin à tuer la formule creuse dès
qu’elle paraît . Sauver cette puissance de penser, ne la soumettre à
rien, ne la déshonorer par aucun genre d’ivresse, n’est-ce point la
morale, ô mon maître ?
xv
Plus dur que Mars...
Recommencement encore. Alain ne fait ici, dans cet encart, que
développer des analyses qu’il a déjà rédigées, même si elles figurent, pour
nous, à la fin du livre : ce jeu est à méditer. Ce qui est même étrange, c’est
que le passage du chapitre IV auquel celui que nous venons de citer fait
écho était précisément celui dans lequel Alain semblait trouver, et trouvait
sans doute à vrai dire, les éléments d’une réconciliation . Mais le ton ici est
dur, plus dur que dans Mars même. On connaît le violent chapitre de Mars
intitulé Lâches penseurs :
xvi
Mes maîtres ont bien gagné leur argent. Je dis tous. Il est vrai que le
seul qui ait eu de la grandeur laissait voir un beau secret ; mais il le
cachait trop, à lui-même aussi, d’où l’empire qu’il laissa prendre à sa
propre fatigue ainsi qu’à des passions militaires, ce qui fut scandale
pour moi enfant ; mais impénétrable. Paix sur celui-là qui, dans la
réflexion du moins, ne s’avilit pas. Mais les autres furent lâches,
travaillant de pensée à accepter tout et à s’accepter eux-mêmes dans
leur être immédiat. O mon mépris de jeunesse, enfin je te reconnais.
xvii
On voit qu’en ce chapitre, Alain mentionne déjà ce sentiment de
« scandale » qui saisissait les élèves de Lagneau devant sa revendication de
« l’apathie politique ». La formule est extraite des Simples notes. Lagneau y
affirmait : « nous professons l’apathie politique et religieuse ». Ce
« manifeste » de Lagneau est tout sauf une doctrine de l’engagement
politique au sens où le pensera Alain. On y lit en particulier : « le levier de
l’action morale c’est la sainteté, l’égoïsme assujetti et pacifié, la nature
assouplie jusqu’à son fond par un vouloir supérieur. Celui qui veut élever les
autres doit faire sentir en lui-même quelque chose qui le passe, quelque
chose de plus qu’humain ». On reconnaît la leçon de la « conclusion » du
Cours sur Dieu. Lagneau se retirera de l’Union pour l’Action morale à cause
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
de deux événements : l’offre d’alliance de Desjardins en direction du pape
Léon XIII, qui avait invité en février 1892 les catholiques au ralliement à la
République. Desjardins allait jusqu’à qualifier l’Union de « corps de
collaborateurs de l’Église dans l’ordre social, à la fois indépendant et
respectueux » ; certains textes de Lagneau figuraient dans le bulletin qui
rendait publique cette correspondance, illustrant cette déclaration de
Desjardins : « nous pouvons enfin compter sur la plus grande partie de la
jeune école philosophique française, dont le Vatican doit suivre le réveil
idéaliste avec une joie paternelle ». Et de citer les Simples notes ! On
comprend que Lagneau se soit quelque peu raidi contre le procédé. Il
adresse alors à Desjardins des lettres assez sévères : « la grande politique
serait je crois de n’avoir pas de politique, de laisser là les Juifs et d’aller droit
aux Gentils sans s’occuper publiquement des autres ; c’est le vrai moyen de
les amener et de les changer ».
Le refus de politique éclate avec l’affaire de Carmaux : en août 92,
Cavaignac, ouvrier et militant socialiste, est chassé des houillères : 3000
ouvriers en grève. L’Union est plutôt favorable à la grève, et Lagneau
s’insurge : « Qui dira la vérité à ceux que l’on trompe et corrompt, si nous
ne la disons pas même entre nous ? Et quel bien pouvons-nous pour ces
pauvres gens, si nous ne pouvons pas même ce minimum là ? Il me semble
qu’en ces temps d’abandon général, le premier exemple que nous devrions
donner est d’oser être justes ; y a-t-il rien en soi de plus antichrétien, de plus
moralement faux, que de pousser, même indirectement, par voie
d’approbation même tacite, les pauvres à la révolte ? ».
« Scandale à mes yeux, scandale à nos yeux, que l’amour ne doive
jamais emprunter le détour politique » (Souvenirs, 182). Ici Alain ne
pardonne plus à Lagneau, ou du moins va plus loin dans la réflexion sur le
douloureux dialogue entretenu avec « la Grande Ombre ». Le ton est plus
dur que dans Mars, puisqu’ici la position de Lagneau est dénoncée comme
une complicité de fait : « Cette volonté de croire et en vérité d’adorer, quels
que fussent les chefs, et en prenant la haute politique comme un mystère
impénétrable au commun, c’était bien clairement à mes yeux la cause
responsable de ce massacre machinal auquel je participais » (180). « Tuer la
formule creuse », tuer le règne des formules creuses qui mènent à la guerre,
n’est-ce pas la fonction même de l’action politique ? De quel côté dès lors
est la paresse, et ce coupable consentement à soi, bien différent de celui,
tout de bonheur et de générosité, qu’Alain puisera dans la sévérité de son
maître ?
Lagneau a-t-il donc bien cédé à « l’empire qu’il laissa prendre à sa propre
fatigue ainsi qu’à des passions militaires » ? Alain ne peut en rester là. Ce
serait comprendre par négation, et passion contre passion. Comprendre est
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
encore comprendre par l’idée, et c’est en quoi la seconde raison
qu’invoquait Alain pour justifier le second encart se révèle ici déterminante.
Il y a ici encore leçon à trouver. Et à nouveau par cet argument selon lequel
« la morale n’a pas pour fin première de juger les autres, mais de se
contrôler soi. Et qu’enfin c’est le fond de l’injustice si l’on exige paix et
justice des autres en n’apportant au fond commun que mauvaise foi,
fantaisie et guerre » (180). On reconnaît encore une fois la leçon de la
conclusion du Cours sur Dieu : le danger est bien de « décréter le chaos et
l’établir en soi d’abord ». Mais comment comprendre cet argument ? En le
rapprochant, mais tout fait ici énigme, de la leçon du mythe d’Er, de « ce
gris de la justice, sans agrément, mais sans confusion aucune, que j’ai
imaginé dans cette grande prairie où Platon nous invite à choisir notre
paquet ». C’est d’ailleurs également la leçon des trois derniers livres de la
République, que Lagneau leur lisait « comme une bible », et dont Alain nous
fait ici pressentir l’énigmatique unité : « à mesure que l’on approche de la
fin, et par cette implication des caractères et des constitutions, par le tableau
final de la tyrannie, se règle peu à peu le compte de l’homme par la Somme
Intégrale de ses pensées d’aventure ». Que le paquet soit fait signifie,
poursuit Alain, « dans le fond qu’une pensée est toute la pensée ». Or
qu’est-ce que cette pensée qu’est le refus de la guerre, sinon le refus de ce
que nous avons choisi ? « Mener la vie comme une guerre, et faire ce qui
plaît, on se jette sur ce paquet-là ; on y trouve guerre enfin à découvert ».
Ainsi la guerre réelle manifeste-t-elle notre décision fondamentale, et réaliset-elle en nous un accord qui nous attache à elle : « j’ai souvent remarqué, et
non sans impatience, un mélange étonnant, dans mes rudes compagnons,
de révolte et d’enthousiasme, je dirais presque de pitié, comme si d’un côté
ils réprouvaient, et comme si, de l’autre, ils reconnaissaient une destinée
enfin égale, enfin commune, des pensées en clair, un accord des volontés
seulement tardif, après cette paix énigmatique ».
« Voilà le tour que je puis faire à l’intérieur de la Sévérité » (183) : Alain
peut désormais distinguer deux charités, dont la première, « hautaine »,
« jure de ne point changer l’ordre, parce que l’ordre, tel quel, n’est que
l’exacte expression de ce qui manque en nos actions réelles ». Cela juré, et
garanti par mouvement de police, le jugement peut s’exercer, et son essor
être accueilli avec bonté et grâce, comme Lagneau faisait au milieu de son
peuple d’enfants. Kant, et Goethe contre Fichte, Proudhon, Auguste Comte
sont invoqués ici. Toute autre conception s’efforce de changer l’intérieur par
l’extérieur : et c’est à partir de l’idée socialiste qu’Alain s’efforce de penser
cette « autre charité », dont le principe est « de subordonner la vertu aux
situations », ou de « regarder d’abord au droit », ce qui est « la même chose
que de diviniser l’objet ». Ces deux idées de la charité peuvent être lues
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
comme deux spinozismes, mais la seconde est un « Spinozisme mal
entendu, et c’est peut-être le spinozisme ». Philosophie du jugement
(s’exercer sur la situation maintenant perçue et faire ordre de tout) contre
philosophie d’entendement (changer l’objet selon la règle, pour trouver à
appliquer la règle) ; esprit métaphysique contre esprit psychologique et
sociologique, comme l’indique Alain vers la fin du chapitre consacré à
Spinoza (224) : d’où encore le primat des leçons consacrées à la perception
chez Lagneau, leçons où la pensée trouve la révélation de sa dignité
démiurgique. Mais entre le Timée et la République, c’est le détour par la
méditation du spinozisme qui doit nous renvoyer à notre tâche d’homme, et
au nécessaire exercice du jugement.
Nature et idées
Premier signe de cette présence de Spinoza au cœur du travail d’écriture
d’Alain : la distinction entre l’intérieur et l’extérieur. « Cet avertissement, qui
revenait toujours, de n’entreprendre jamais de le changer, et surtout de ne
point donner au peuple l’idée qu’on pourrait le changer », cette attitude
n’était chez Lagneau « ni apprise, ni imitée ». Le refus de l’extérieur (« ni
apprise, ni imitée ») est mise au défi de comprendre ce refus de politique
comme vérité de Lagneau, là précisément où le disciple éprouve au plus
haut le besoin de résister. Résister n’est pas comprendre. Mais on ne
comprend pas sans penser la résistance, ce qui n’est pas l’abolir, mais peutêtre la rendre plus douloureuse encore, plus « dramatique ».
Aussi Alain ne fait-il aucune allusion à ce qui pourrait « expliquer »,
comme de l’extérieur, la présence en Lagneau de telles passions. Nous
portons notre histoire, qui modèle nos passions : mais ceci relève de la
détermination extérieure. Prenons un exemple. L’anecdote rappelée dans
les Souvenirs fait référence à la visite chez Lagneau d’un professeur
prussien, devant lequel le maître « ne put prendre sur lui de parler ». Alain le
lui reproche, ou rappelle qu’il alla « parfois jusqu’au reproche, il me
semble ». Il semblerait nécessaire de rappeler quelques éléments d’histoire.
En 1869, bachelier ès-lettres et ès-sciences, Lagneau entre comme boursier
à Charlemagne, continuation d’une évolution par laquelle sa famille s’est
progressivement affranchie d’une condition qu’on peut dire misérable. Le
grand-père de Lagneau était vigneron, et bien pauvre vigneron. Son père,
ancien domestique, devient par labeur acharné coresponsable, puis
responsable du commerce de chandelles où il avait trouvé un emploi.
Lagneau lui-même sera protégé par le descendant de l’entrepreneur,
Charles de Woirhaye, qui sera son parrain et le protègera à Paris. La famille
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
de Lagneau est en pleine ascension sociale, et Lagneau l’assume ; premier
enfant, il monte à Paris, ses études, suivies de près par la famille demeurée à
Metz, sont couronnées de succès, même s’il n’est pas admissible dès la
première année à l’École Normale Supérieure. Et en plein concours, la
guerre éclate. En quelques mois tout bascule. Lagneau revient
précipitamment : la guerre le surprend à Paris en juillet, mais le 20 août il est
enfermé dans Metz, où il s’est enrôlé avec son frère dans une unité de
francs-tireurs. La typhoïde frappe sa maison. Lui-même tombe malade, son
père et son frère également ; son père meurt le 22 novembre des suites de la
maladie. Bazaine capitule le 27 octobre, Lagneau doit s’enfuir, la chasse aux
francs-tireurs est ouverte ; il rejoint l’armée de Faidherbe à Lille, et mène
campagne jusqu’à l’armistice (le 28 janvier). Démobilisé début mars, il se
retrouve à dix-neuf ans chef de famille, son pays natal passé aux mains de
l’ennemi, obligé de prendre en mains les destinées de sa famille, qu’il fait
venir à Paris. Commence une vie qui pour un jeune homme au sortir de
l’adolescence, a de quoi marquer. Comment s’étonner dès lors, et en allant
« jusqu’au reproche, il me semble », de ce fait que « bien des années après,
Lagneau se hérissait encore en présence de l’ennemi » ?
Il faudrait ici marquer l’importance des développements que consacre
Alain dans l’ouvrage à la distinction spinoziste des deux nécessités, qu’il est
sans doute ici en train d’appliquer à la lettre. Sous le rapport de l’étendue,
notre existence dépend de ce qui n’est point nous. Être corps, c’est exprimer
cette dépendance à l’égard d’un tout, jamais donné pourtant. Mais il y a
deux nécessités. Celle qui m’explique l’existence de Pyrrhus me jette à
l’extérieur de Pyrrhus, et se réduit à la pensée des circonstances qui ont
provoqué, modelé, anéanti son existence. Mais comprendre Pyrrhus est
autre chose.
Tout est fortuit dans l’événement, à l’égard de nos pensées ; et la
raison qui prouve que rien ne peut être dit contingent est tirée
directement de la nature de Dieu. C’est pourquoi l’existence est
irrationnelle dans le fait.
Dans les Souvenirs, Alain ne cherche donc pas de ce côté-là. Sa méthode,
il l’a évoquée dans le chapitre « Platon » :
Seulement alors j’ai vu un Homme. Si je ne sais pas faire toucher du
doigt cette rare grandeur, à quoi me sert cette plume ? Mais attention,
je suis soumis à la commune condition ; il faut que mon Philosophe
existe de nouveau par l’idée ; et si je manque de courage, je
n’évoquerai qu’une Ombre plaintive, comme Ulysse (...). Il est vrai que
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
si j’hésite à vouloir, aussitôt l’ombre s’éloigne et se fond ; cela fait bien
voir à la fois qu’il faut aimer et qu’il ne suffit pas d’aimer.
Faire « exister par l’idée » : ce projet fonde un certain type de recherche,
un certain type d’exigence et d’écriture. Sa première caractéristique est le
recours au souvenir revivant, l’attention portée au sentiment de la présence
renaissant à la conscience. On en a un bel exemple dans le dernier chapitre,
lorsqu’Alain rappelle l’épisode du Concours Général, en un passage qui
nous livre le sens profond du recours systématique aux « Souvenirs
d’écolier » :
Il faut bien pourtant que je saisisse encore une action dans ce signe
énergique, auquel j’obéis si promptement et si docilement. Quand je ne
ferais qu’imiter, par l’affection toujours présente, ce mouvement
d’obéir, j’y retrouverais déjà cette foi d’enfance, tout allégée, et jetant
tout fardeau par terre, assurée sans rien d’assuré, vers l’avenir
seulement ; c’est l’Espérance nue (...). Mais ici encore regardons :
regardons puisque le souvenir revit.
Imiter, par l’affection, le mouvement passé, et retrouver par là la foi
d’enfance… Comment retrouver cette méthode dans l’écriture ? Que nous
offrira ce regard ? Un certain contenu, c’est certain ; un certain nombre
d’idées, de concepts. « Saisir encore une action » : c’est ce qu’Alain a déjà
fait en évoquant l’ « affaire Charmet » : c’est encore saisir ce que c’est
qu’agir, ou plus précisément ce en quoi Lagneau lui a appris ce que c’était
qu’agir, qui est la fonction de l’homme, sa vocation, tout ce par quoi
Lagneau va apparaître comme la figure de l’Homme , ou, ce qui est le
même, du génie (225) :
xviii
xix
Le génie, en toute rencontre, se reconnaît à ce trait qu’il n’attend pas
et qu’il force la nature par l’entreprise réelle, ce qui fait souvent une
œuvre et toujours un homme. Ce qui se voit, il me semble, à trois traits
principaux. D’abord une connaissance qui ne se détourne jamais de
l’objet. Secondement et par réflexion, le sentiment que l’esprit est ici
dans son propre domaine (...). Un autre trait que j’y vois encore
concerne ses semblables. D’un côté il les voit comme ses frères en
esprit ; mais, par cette adhérence de l’esprit à la chose, qui est le
moment du jugement, il les voit singuliers, différents, inimitables, et
égaux par cela même, pourvu qu’ils n’imitent pas.
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
Spinoza, le « premier radical »
Qu’il nous suffise ici d’avoir marqué le rapport, qui resterait évidemment à
approfondir, entre cette méditation du spinozisme et la nécessité si
particulière qui se fait jour dans le travail d’écriture d’Alain. Sur le rapport à
la politique, on le voit, c’est encore Spinoza qui revient , comme il revient
d’une manière plus synthétique dans Histoire de mes pensées :
xx
xxi
« La pensée est la mesureuse » : cette formule de Lagneau (...) me
préservait de l’idéalisme vulgaire ; car la mesure est l’étoffe du monde ;
et c’est justement par la mesure que le monde cesse de dépendre de
moi. Elle n’est subjective, elle n’est moi, qu’autant qu’elle saisit la
relation de mes mesures à mon poste d’homme, ce qui est encore
percevoir un objet dans le monde (...). J’arrivais quelquefois à penser
que si je n’avais pensé en Dieu de quelque manière, je n’aurais pas
pensé du tout. Cela est spinoziste (...). [Mais] je n’attends pas que le
système de toutes les vérités soit fait (...) ; je suis assuré au contraire
que toutes les vérités périraient dans le système des vérités. C’est le
monde qui se tient ainsi une partie portant l’autre, ce n’est point la
pensée (...). J’avoue que j’ai toujours été en flèche, et toujours hasardé
et hasardeux. Autant j’ai été sûr de ce que j’enseignais, parce que
chaque mouvement me faisait sentir la résistance, autant j’étais
incertain des effets, dans la supposition que la pensée aurait à refaire
l’ordre humain selon elle-même. Mais je crois aussi que cette
supposition n’a pas de sens. L’ordre existe terriblement ; et la pensée la
plus audacieuse ne peut le changer, selon la formule fameuse, qu’en lui
obéissant. On remarquera que cette position ferme et instable du
réformateur (toujours recommencer !) définit la politique radicale telle
que je l’entends, je veux dire telle qu’elle est.
Plus tard encore Alain reviendra sur ce même tissu thématique qui lui
permet de faire resurgir dans le même mouvement la vérité du spinozisme et
celle de son maître, et de dissiper, d’une certaine manière, ses scrupules
(« cette supposition n’a pas de sens ») :
xxii,
Qu’y a-t-il dans Spinoza ? Une vue de Dieu dans l’expérience, c’està-dire une perception de la nécessité de percevoir Dieu dans le monde
et Dieu dans nos pensées, et l’unité des deux (...). Ce monde apparaît.
Qu’est-ce que c’est ? Une unité, un tissu sans déchirures, un ajustement
inflexible de circonstances ; et cela même n’est nullement un fait de
matière (...). Si donc il y a des lois du monde, il y a un Esprit qui assure
cette unité et qui rassemble les immenses distances en un point du
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
centre qui est partout, et toujours pense. Voilà premièrement comment
les idées se séparent des faits et comment l’Être est indivisible, quoique
divisible. Nous connaissons donc deux attributs du monde, l’étendue et
la pensée (...). Aux yeux de Spinoza l’individualité n’est nullement
éternelle ; elle est un fait du monde mais considéré d’après l’étendue
divine. Par l’éternité de Dieu, l’individu, tenu par son idée en Dieu, se
ramasse sur lui-même, et refuse de périr autrement que par des causes
extérieures (chocs d’atomes, frottements, etc.). L’individu est donc plus
qu’un fait ; il se compose avec d’autres non moins que lui éternels.
Sans quoi nous ne serions pas assurés de trouver Dieu dans notre
semblable (...) ; il n’y aurait ni société, ni science, ni civilisation, ni
république. Spinoza comme on sait est le premier des radicaux ; il a
fondé l’État sur l’égalité des hommes raisonnables. Et voilà comment
Dieu éclaire la politique.
On ne peut que renvoyer à ces textes dans lesquels, une dernière fois
peut-être de manière aussi systématique, Alain reprend cet effort qui
nourrissait déjà la rédaction des Souvenirs, entretenant ce culte en quoi la
pensée vient rejoindre et approfondir sa dimension métaphysique, c’est-àdire sa nature propre.
Spinoza et l’écriture
On voit, encore une fois, que ce n’est pas par nécessité extérieure que les
Souvenirs doivent également enfermer « les aveux d’un radical impénitent »
(176). Ici encore le lien ne prétend pas parvenir à totale explicitation. Alain
nous en prévient lorsqu’il évoque l’aventure de l’Union pour l’Action
Morale (217) :
Je dois citer ce mot que j’entendis de lui, parlant de ce groupe dont il
se trouvait, par un manifeste célèbre, le chef spirituel. Ne voulant point
conseiller ce genre d’action aux deux disciples qui l’écoutaient, ni non
plus les en détourner, discours assez tâtonnant et que je n’ai point
gardé exactement dans ma mémoire, il se tut un moment et exprima la
plus sévère attention ; puis il dit seulement ceci : « il y manque la
pensée ». Ce jugement me parut amplement justifié dans la suite et plus
d’une fois. Mais attention ici. N’allez pas croire que les partis que je
pris, je dis sur la politique, et notamment sur la paix et la guerre, me
donnent quelque titre de penseur au-dessus de ces honnêtes gens.
D’abord je suis bien loin d’apercevoir en ses détours le lien qui unit la
philosophie première à cette philosophie seconde ou troisième. Et bien
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
plus je voudrais espérer que mes commentaires les plus assurés ne
fassent point gronder le Juge s’il revenait ; je suis loin d’en être sûr.
Mais revenons à l’Éthique ; c’est le mouvement vrai, en de tels
embarras.
Nous voici revenus au départ du second encart, avec cette question :
qu’est-ce que comprendre ? À quelle entreprise avons-nous donc affaire ?
Faire exister par l’idée, n’est-ce pas donner sens au souvenir, en manifester
le sens, expliciter ce lien entre une forme de sévérité, donc de jugement
politique, et cette « philosophie première » à laquelle Lagneau initia le jeune
Chartier ? Ce serait confondre architecture intellectuelle et présence de
l’idée. La « doctrine » n’est guère que le sillage de ce qui fut saisi sur les
bancs d’écolier. Là où Alain va le plus loin, vers la fin de ce second encart,
on assiste à un effort de méditation convergente qui semble viser un terme
que l’analyse renonce à expliciter. Lorsqu’Alain a établi le lien entre la
méditation de Spinoza, l’idée directrice de l’analyse réflexive (retrouver dans
toute pensée toute la pensée) et le mythe d’Er, il ne peut poursuivre que par
fulgurances plus ou moins explicitées :
Il est clair que celui qui nie la guerre et qui la refuse veut diviser le
paquet (...). J’apercevais des liens de ce genre dans les Mémoires du
cardinal de Retz, œuvre de fer (...). De plus près encore, regardons à ce
mépris pour les femmes, qui réduit l’amour à un jeu sans conséquence
(...). Je comprends un peu mieux d’après cela ces femmes si
promptement durcies au feu de la guerre, si légères à parler, à chanter,
à célébrer. J’y vis toujours comme une vengeance, mais bien au-dessus
de tout projet ; ce n’est que la dureté masculine renvoyée à ses œuvres,
la guerre paraissant alors, non point du tout comme la punition de cette
autre guerre contre les faibles, et de tout ce mépris, mais plutôt comme
une sorte d’excuse et de justification, par une nécessité d’obéir auprès
de laquelle celle où se trouvent les femmes n’est presque que douceur.
La tendresse était comme délivrée et rendue ; l’amour baisait ces mains
sanglantes. L’amour trouvait à être selon une certaine justice qu’il exige
toujours. Cet exemple en éclaire d’autres, quoique le détail nous passe.
J’ai souvent remarqué, et non sans impatience, un mélange étonnant,
dans mes rudes compagnons, de révolte et d’enthousiasme, je dirai
presque de piété, comme si d’un côté ils réprouvaient, et comme si, de
l’autre, ils reconnaissaient une destinée enfin égale, enfin commune,
des pensées en clair, un accord des volontés seulement tardif, après
cette paix énigmatique.
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
Le dernier « exemple » sera précisément le refus de politique de
Lagneau :
xxiii
Qu’est-ce que le détour politique, sinon un essai de recevoir plus
qu’on ne donne, et enfin d’assurer la paix sans que chacun y sacrifie
autre chose que ce à quoi il ne tient pas ? « Vivons en paix, voulezvous ? Mais sans rien changer ». D’où, par cette réflexion, une charité
hautaine, j’entends qui jure de ne point changer l’ordre, parce que
l’ordre, tel quel, n’est que l’exacte expression de ce qui manque en nos
actions réelles. Et si cet ordre est médiocre de toutes façons et terrible à
un moment, par son inhumaine structure, ce n’est que notre faute
exactement renvoyée.
Sévérité, Justice : on voit que les thèmes n’étaient pas liés par hasard au
terme du quatrième chapitre, lorsqu’Alain raconte l’anecdote du Concours
Général . Car cette conception de la Justice, manifestation morale de l’idée
même de l’analyse réflexive, n’est en ce cas, si elle éclaire les « autres
exemples », qui sont des faits de l’homme, et dont Alain fait la pénible
expérience au cœur de la guerre, que le fond de la conscience commune de
la justice, péniblement reconquise par l’analyse, et toujours imparfaitement.
xxiv
Et le reste aux Dieux...
Que la tâche soit à jamais inachevée, cela est également annoncé, si l’on
veut lire, dans ce qu’Alain revendique comme « son » spinozisme. « Sans
doute ne connaissons-nous aucune des essences affirmatives qui sont l’être
de chaque être ; car l’âme humaine ne se connaît point elle-même » (221) ;
aussi ne reste-t-il que le travail du souvenir, souvent recommencé, toujours
à refaire, prolongement authentique de ce travail auquel Lagneau initia ses
élèves : « le travail d’analyse que je suivais à mon banc d’écolier me paraît
maintenant encore principalement critique, j’entends de valeur objective,
mais humain. Et peut-être l’esprit métaphysique se borne-t-il à cette
participation de l’éternel (...). Je définirais l’esprit métaphysique par cette
conscience de participer à l’esprit créateur par la seule perception des
choses ».
Que la rédaction des Souvenirs nous conserve la trace d’un tel effort, c’est
ce que j’ai essayé d’indiquer. Le plan initial peut nous laisser une trompeuse
illusion de clarté. Mais conformément à l’enseignement du maître, cette
clarté doit nous reconduire à l’obscurité. Ce qui travaille à l’intérieur de cette
œuvre, et plus qu’ailleurs en ce second encart où Alain revient sur ce que «
paresse et lâcheté » (pour reprendre les termes de Kant) lui ont fait différer
xxv
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
d’approfondir, c’est un travail d’écriture tout à fait déconcertant, fait au fond
à tout moment de retours, de corrections, de mises en correspondances,
impliquant la présence et le retour sur soi du témoin ; c’est par ce travail
qu’Alain s’efforce de faire passer ce qu’il peut de cette « pensée par-dessus
l’idée » qu’il définit comme l’esprit métaphysique. Il serait dès lors trompeur,
même s’il faut en passer par là, de réduire ce livre, comme le plan semble y
inviter, à une mise en correspondance de souvenirs et de contenus de cours.
Ce n’est pas ainsi que les Vies des philosophes illustres nous donnent une
idée de la grandeur des premiers philosophes. « Même une idée n’est pas un
fait de pensée ; une idée n’est qu’un objet ; et aussi l’idée de l’idée ; mais la
réflexion même nous fait esprit. Ce qu’on exprime en disant que Dieu est
intérieur, non extérieur (...). La vraie foi n’a donc d’autre objet qu’ellemême » (241) « J’avais mon culte, et je l’ai », avait déjà affirmé Alain (239) :
et que transmettre, mais en rectifiant tout ce qui pourrait nous orienter vers
le contresens, sinon ce « feu d’admirer » ?
Sur le sujet de la politique enfin, et puisque nous sommes partis de cette
interrogation d’Alain sur ce qu’eût pensé Lagneau de sa participation à la
vie politique, il faudrait indiquer que la méditation renouvelée sur le
radicalisme de Spinoza ne fera avec le temps que réconcilier toujours
davantage Alain avec la sévérité de son maître, et l’amener, en des temps
sombres où la question politique se pose évidemment avec une urgence
nouvelle, à un regard tout aussi tourmenté, mais pour d’autres raisons, sur
le sens de son activité passée. Dans ce dernier texte que nous avons
évoqué, rédigé en 1941 , il revient en effet sur ce refus de politique, et en
particulier sur la fureur de Lagneau au moment des grèves de Carmaux :
xxvi
Nous aurions bien mieux fait de méditer cette rude leçon (...) que de
chercher des excuses au cortège ; car sûrement du côté de Lagneau se
tenait une vérité métaphysique de la chose ; cherchons dans Spinoza et
nous la trouverons. Car tout est divin, mais tout est humain aussi dans
nos malheurs, et c’est par là qu’il faut chercher, dans un respect total de
l’homme pensant, si ignorant qu’il soit ; sentiment avec lequel nous
avons trop rusé ; oui, nous avons trop divinisé l’homme ; nous avons
cru que l’assemblée ouvrière aurait des pensées de Dieu ; or nul ne
nous a rien promis de tel. Ce qui est difficile dans le problème politique
c’est qu’une assemblée d’hommes honnêtes n’aura nullement plus
d’honnêteté ni même plus de raison que n’importe qui (...). Et voilà
mon Lagneau qui se dessine, de vraie grandeur, comme on voit, et
représentant la Pensée dans notre existence difficile, et mise en
demeure de tout résoudre, j’entends ce mal des hommes qui vient des
hommes, je dirais même des hommes vertueux. Cette opposition est
xxvii
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
des plus irritantes. Il y a pourtant une nécessité de ce paradoxe ; et le
regard spinoziste n’y devait pas trouver de défaut. Certes ce mécanisme
est partout et sans reproche, qui nous conduit du droit à la guerre.
Lagneau, le soldat de 1870, a-t-il prévu ces choses ? Hélas, il était le
seul qui pût écrire Mon combat en français. Il n’est pas trop tard ; il
n’est jamais trop tard (...). Et certes la réponse à Mein Kampf sera
écrite. Mais tout retard fera une catastrophe.
« Ouvrage naïf, où il n’y a rien pour la parure », disait Alain des Souvenirs
dans sa dédicace du 15 août 1925 à Marie-Monique Morre-Lambelin. Cet
ouvrage m’est toujours apparu, par quelque bout qu’on le prenne, comme
une de ces énigmes qui promettent des lumières, mais par retour indéfini,
confiant par ceci que ce mouvement de retour est précisément celui, propre
à Alain cette fois au regard de son maître, dont il nous conserve une trace
privilégiée. La question politique nous renvoie à ce centre, peut-être au fond
plus que toute autre, et si Alain avoue longtemps son impuissance à établir
un lien rigoureux entre la philosophie première et cette philosophie
« seconde, ou même troisième », il reste que c’est dans le sentiment de cette
liaison que s’affirme une pensée particulièrement profonde du politique, et
du radicalisme comme seule politique à hauteur de l’homme.
Sillages
ROBERT BOURGNE : « La question politique nous renvoie à ce centre, peutêtre au fond plus que toute autre, et si Alain avoue longtemps son
impuissance à établir un lien rigoureux entre la philosophie première et cette
philosophie "second", ou même " troisième", il reste que c’est dans le
sentiment de cette liaison que s’affirme une pensée particulièrement
profonde du politique, et du radicalisme comme seule politique à hauteur
de l’homme. »
Cette conclusion me semble devoir être confrontée au jugement de
Raymond Aron (Alain et la politique p.163 Hommage à Alain NRF 1952) :
« La confusion entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel frappe à mort la
liberté. L’hostilité entre ces deux pouvoirs, érigée en principe, frappe à mort
l’Etat. ».
EMMANUEL BLONDEL : Il faudrait répondre longuement. Cela me semble
presque impossible, en particulier parce que cela impliquerait de revenir de
manière approfondie sur la tragédie de la seconde Guerre Mondiale, et sur
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
la manière dont cet événement fausse, à mon sens, mais de manière quasi
nécessaire, tout rapport objectif au analyses d'Alain. Nous savons tous à
quel point ces questions, toute mauvaise foi mise à part, suscitent de
passions. Quelques lignes seraient mal venues.
Que dire brièvement ? Depuis son article de 1941 dans La France
librexxviii, Aron a plusieurs fois réitéré cette critique, fondamentale à ses yeux,
à l'égard d'Alain. Mais sa portée, et en particulier dans cet article de 1952,
me demeure difficile à apprécier. L'attitude de Raymond Aron par rapport à
Alain est ambiguë à plusieurs titres, mais elle l'est ici d'une façon particulière.
Dissipons les ambiguïtés les plus manifestes. Aron a toujours affirmé sa
fascination pour l'homme, pour son attitude, en particulier pendant la
première guerre mondiale. « Encore aujourd'hui, écrit-il dans ses
Mémoiresxxix parus en 1983, quand je relis les derniers propos d'Alain avant
son engagement, ou son appel aux ennemis, en 1917, je tremble de respect
devant la grandeur ». Aron, qui n'était pas élève d'Alain, nous dit clairement
dans ces mêmes Mémoires qu'il est allé, jeune normalien, et sans doute
introduit par Georges Canguilhemxxx, à sa rencontre comme à la rencontre
d'un maître, et qu'Alain fut pour lui ce que Brunschvicg ne pouvait êtrexxxi ;
les rares entretiens qu'il évoque témoignent de la familiarité qu'il eut à coeur
d'entretenir avec lui ; et même dans ces années trente où, étudiant en
Allemagne, il se confirme peu à peu dans son opposition à l'attitude
politique des collaborateurs des Libres Propos, c'est encore dans ces mêmes
Libres Propos qu'il publie ses analyses.
Aron n'a jamais dissimulé la force de cet ascendant, mais il n'a jamais
dissimulé non plus son immédiate, et de plus en plus résolue, résistance
intellectuelle. Résistance à l'idée du refus du galon, alors même que
l'ascendant d'Alain le détourne de préparer sérieusement l'examen qui lui
aurait permis d'écourter son service en intégrant le corps des officiersxxxii.
Résistance au pacifisme d'Alain, à l'égard duquel il se montrera de plus en
plus sévère jusqu'à son article de 1941 dans La France libre. Résistance à la
« conception » alinienne des rapports du citoyen aux pouvoirs, puisque c'est
de cela qu'il est question ici. Lorsque je parle d'ambiguïté, ce n'est pas de
celle-là qu'il s'agit, même si on peut se demander si l'on peut juxtaposer en
soi sans drame intellectuel une telle admiration et de telles réticences.
Il y a une seconde ambiguïté, propre à l'article qu'Aron écrit en 1952 pour
le numéro d'hommage de la Nouvelle revue française. La phrase que cite
Robert Bourgne est la conclusion d'un développement assez obscur, non en
lui-même, mais à cause de la manière dont Aron l'introduit. Une lecture
rapide pourrait laisser croire qu'Aron se contente de rappeler, dans cet
article de 1952, le contraste que nous avons évoqué. Il commence en effet
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
par rappeler l'ascendant d'Alain : « Nous jugions nos aînés d'après leurs
actes et leurs paroles, entre 1914 et 1918. Ceux d'Alain nous semblaient
marqués de grandeur ». Sentiment jamais démenti, comme on l'a vu, et
plutôt magnifié dans les Mémoires. « Et pourtant, poursuit Aron, même à ce
moment, j'hésitais à souscrire aux principes de la politique d'Alain ».
Grandeur de l'homme, faiblesse théorique : le mouvement est clair. Et
comme toujours, Aron rappelle un des aspects de la pensée d'Alain qui
suscite sa réticence : « est-il vrai que cette limitation des pouvoirs par la
résistance morale soit la tâche unique du citoyen, du radical, du penseur, du
pouvoir spirituel (toutes ces notions mystérieusement confondues) ? »
Comme toujours encore, il revient sur sa rupture progressive avec ces
opinions, et en des termes proches de ceux de son article de 1941 :
« Résister aux pouvoirs, lorsque ceux-ci sont modérés, excellente méthode,
en vérité, pour en accélérer la ruine et frayer la voie à d'autres pouvoirs qui,
en cas de besoin, se passeront de l'assentiment des gouvernés et forceront
l'enthousiasme des masses. »
Lourde responsabilité. Cet article ne fait-il donc que reproduire la position
qu'Aron a exprimée en 1941 ? Précisément non. Aron ne la réitère pas, mais
il est en train de l'évoquer, et il le marque par son incise : « Il fallait un grand
penseur, me disais-je avec rage, pour donner un semblant de justification à
une telle sottise ». Pourquoi « me disais-je » ? Parce que Aron est en train de
rappeler ces analyses de 1941, et non de livrer sa position présente (1952).
Si donc on veut lire fidèlement cet article de 1952, il faut, mais cela le rend
quelque peu plus difficile, entendre que jusqu'ici, Aron évoque non ce qu'il
pense, mais ce qu'il a pensé. Et l'intention de l'article de 1952 est énoncé à
la page suivante : « je juge ma sévérité récente (celle de 1941 ?) aussi
excessive, plus injuste que l'admiration sans limites de ceux qui mettent les
Propos sur la Politique auprès de la politique d'Aristote ».
Faut-il alors penser que l'article de 1952 a pour objet de revenir sur cette
excessive sévérité, et de la corriger ? Mais cela nous renvoie à une nouvelle
difficulté : En quoi la sévérité d'Aron est-elle ici, le ton mis à part, moindre
qu'elle n'était en 1941 ? Certes, il reconnaît que la mise en garde contre la
divinisation des pouvoirs s'est révélée à nouveau, en ce début des années
50, plus pertinente politiquement qu'il n'avait su dire : « Le spectacle des
ouvriers ou des intellectuels français, venant en procession apporter leurs
offrandes à un potentat oriental, nous rappellerait, s'il en était besoin, les
conseils d'Alain : ne pas adorer le « Roi Pot » ou « le bâton blanc de
l'agent », ou les planificateurs de l'existence collective ». Mais la conclusion
revient toujours à l'ironie : « Sans doute aurait-on eu tort d'adorer Poincaré,
Clemenceau, Joffre ou Foch. Mais le danger était-il si grand ? ». La réponse
est dans la question. Cela revient à réitérer, en conclusion, la critique de cet
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
appel d'Alain à la vigilance, contre les pouvoirs, mais d'abord contre soi et la
fureur de croire. Cet appel était-il, ou non pertinent ? Et pourquoi, si Aron
entendait dans cet article relativiser sa propre sévérité, finir sur ces lignes
ironiques, comme le passage sur le rapport du citoyen aux pouvoirs
s'achève sur cette phrase qu'on me demande de commenter ?
On pourrait dire qu'une considération de fond explique ces apparentes
hésitations elles-mêmes : il y a des périodes où certains appels à la vigilance
sont politiquement pertinents, et d'autres où les mêmes appels sont funestes.
Aron n'a cessé de dire que l'attitude d'opposition d'Alain par rapport aux
pouvoirs lui avait été dictée par les luttes postérieures à l'Affaire Dreyfus
(absence de personnel républicain dans l'administration et particulièrement
dans la hiérarchie militaire) ; que le maintien de cette attitude, peut-être utile
un temps, s'était révélé funeste, au moins dans la seconde partie de l'entredeux-guerres, parce qu'elle avait entretenu une suspicion systématique à
l'égard d'un personnel politique qui aurait eu bien besoin d'un soutien de
cette importance dans les luttes déilcates qu'il avait à mener ; Alain se serait
donc, après 1918, trompé d'urgence politique, comme il se serait trompé à
l'approche de la guerre de 1940, en croyant qu'il s'agissait d'éviter une
répétition de celle de 1914-1918. Ces critiques sont celles de l'article de
1941.
Mais que dire aujourd'hui ? En 1952, on pourrait presque dire que le
rappel d'Alain à la vigilance, et particulièrement le rappel du danger de
l'adoration des pouvoirs, se montre utile au regard des mirages extérieurs (le
« potentat oriental »), et funeste au regard de la « décomposition actuelle de
l'Etat français ». Mais alors, il ne s'agit plus de dire qu'Alain a manqué de ce
sens historique qui lui aurait fait mesurer la pertinence de ses appels à l'aune
de ce qui se jouait d'essentiel (l'avènement du nazisme, à son époque) : car
aujourd'hui, que dire ? La perplexité même de Raymond Aron, le fait qu'il
affirme avoir été trop sévère, lors même que sa conclusion reproduit les
termes de cette sévérité, tout nous renvoie à la difficulté de la réponse.
Je dirais tout de même deux choses. D'une part, il me semble qu'Aron
reproche à Alain une attitude qui ne fut pas la sienne. L'appel à la vigilance
se trouve trop facilement sous sa plume transformé en appel à la critique
systématiquement hargneuse de tous les personnels dirigeants. Ce n'est
certes pas le ton des Propos. Alain ne nous laisse pas le choix « entre la
soumission et la révolte », ne nous invite pas à être « tour à tour grognards
et sujets, et jamais citoyens de bonne volonté ». La caricature est grossière,
et Aron ne peut l'ignorer. A lire aujourd'hui les Propos rédigés par Alain
dans l'entre-deux-guerres, infiniment moins caustiques, pour beaucoup de
raisons, que ceux d'avant-guerre, on voit mal comment de tels écrits
illustrent une telle hargne, et moins encore comment elles auraient pu
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
contribuer à discréditer le politique, ni même le personnel politique. Sans
doute Alain en privé se permettait-il davantage, et Aron a pu l'entendre ;
mais ce qui passe dans ses écrits d'entre-deux-guerres est d'une singulière
hauteur, et s'adressait d'ailleurs à un public bien plus choisi que les propos
d'un Normand. La critique d'Aron peut prendre un sens si l'on considère,
comme il semble le penser, qu'Alain a, et peut-être malgré lui, cultivé et
entretenu, et ce dès les Propos d'un Normand, des tendances bien françaises
à la décomposition du lien politique et social ; il est vrai que si l'on peut lire
davantage dans ses textes une invitation à les redresser en chacun, rien
n'empêche de mal lire. Il arrive qu'Aron distingue les lecteurs et le maître, et
on pourrait penser que les critiques d'Aron visent davantage une
simplification caricaturale d'Alain qu'Alain lui-même ; mais les attaques
semblent bien dirigées contre l'auteur même. Alors que dire ?
Il me semble, pour faire vite, qu'il y a entre les deux hommes une
différence qui faisait que, si Alain a pu accueillir et apprécier l'engagement
de Raymond Aron dans son effort d'ancrer le jugement politique dans une
analyse rigoureuse des ressorts de l'histoire immédiate, cet accueil ne
pouvait être réciproque. Je crois qu'il y a place dans la pensée d'Alain pour
ce que cherche Aron, mais peut-être pas à l'inverse. Aron l'évoque lui-même
lorsqu'il explique que son centre de résistance fut l'exigence de toujours se
placer dans la situation de celui qui aurait la décision à prendre. Pour le dire
rapidement, il me semble qu'il y a chez Alain une forme naturellement
utopique de la pensée politique (et économique) qui se situe aux antipodes
de la démarche de Raymond Aron. Alain le dit d'ailleurs, et en assume les
conséquences. La référence constante à la « cité des besoins » de la
République de Platon en est un exemple : car l'idée de cette « cité de
pourceaux » doit éclairer la cité humaine, comme la « Structure paysanne »
servir d'idée régulatrice à la pensée des sociétés modernes. La conséquence,
c'est que tout demeure à penser, et que le jugement ne peut attendre. Or
l'idée éclaire, mais ne dicte pas. L'usage régulateur de l'idée exigerait sans
doute, en droit, l'élaboration d'un effort comparable à celui qu'entreprit
Raymond Aron. Alain ne l'a pas accompli. Par mépris de l'histoire ? Il
faudrait nuancer ce terme de mépris. Il y a un refus d'Alain de se consacrer,
en ce sens, à l'histoire, refus constitutif de l'élaboration de son oeuvre
propre. Mais alors, pourrait-on dire, il faut réserver au philosophe le rappel
des idées régulatrices, mais lui interdire le jugement. Et il est vrai que le
penseur se trouve renvoyé consciemment à la position réelle du citoyen,
ignorant de l'histoire, et sommé de se prononcer alors qu'il ignore tout ou
presque des forces et des enjeux réels.
Je vois une illustration de cette difficulté dans un curieux passage de
l'article de 1941. Aron y évoque Rousseau et sa « mauvaise » lecture par
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
Alain. Et il me semble précisément qu'ici encore, il ne mesure pas le
caractère utopique de la pensée de Rousseau – caractère utopique qui, cela
va sans dire, n'altère en rien sa totale et évidente pertinence. Et cela l'amène
à de curieux contresens, fréquents sous d'autres plumes, étranges sous la
sienne. « Lorsque Jean-Jacques Rousseau évoque les citoyens réunis en
assemblée du peuple, il imagine non pas que chacun arrive sur la place
publique prisonnier de ses intérêts, de sa profession, de sa situation
particulière, mais bien que tous oublient leurs soucis privés et se
préoccupent uniquement de la chose publique. Certes, il s'agit là du citoyen
idéal, de même que la volonté générale à laquelle Rousseau attribue une
valeur absolue est l'expression idéale du peuple. Mais l'idée n'en est pas
moins nette. Selon la véritable théorie de la démocratie, les membres d'une
collectivité accomplissent véritablement leur devoir dans la mesure où ils
s'élèvent au niveau de l'intérêt général et, jugeant selon leur conscience,
prennent les mesures ou formulent les lois, impératives pour tous et
orientées vers le salut commun ». Singulière lecture du Contrat social (II, 3),
quoique très répandue. Car Rousseau dit bien : « Il importe donc pour avoir
bien l'énoncé de la volonté générale qu'il n'y ait pas de société partielle dans
l'Etat et que chaque citoyen n'opine que d'après lui ». D'après lui, c'est-à-dire
d'une part sans influence (encore une utopie) et d'autre part pour lui seul,
comme l'indique la note consacrée à Machiavel, qui dit bien que l'on ne
saurait supprimer les rivalités, mais que le tout est de les empêcher de se
constituer en factions. « Chaque intérêt a des principes différents », disait M.
d'Argenson, que Rousseau cite dans la note précédente. L'intérêt « privé »
ne se substitue à l'intérêt commun que lorsque des partis se forment, c'est-àdire quand l'électeur ne vote plus pour soi, mais pour un parti, c'est-à-dire se
prononce en fonction d'une certaine idée de l'intérêt commun. Le problème
n'est pas que chacun vote pour son intérêt propre, mais bien qu' « on veut
toujours son bien, mais [qu']on ne le voit pas toujours ». Non, le citoyen
n'arrive pas, comme le dit Aron, « prisonnier de ses intérêts, de sa
profession, de sa situation particulière », ou plutôt il en perd le sentiment lors
du vote, et c'est bien pour cela que la volonté qui s'exprime ne sera pas
générale, parce qu'elle empêche les différences (qui de ce fait ne s'expriment
pas) de se compenser réellement. Si chacun voyait son bien, et votait en
fonction de son bien seul, la volonté serait toujours générale. Le risque des
partis se nourrit précisément de ce rêve d'exprimer par son vote particulier
l'intérêt commun. Il faut donc bien dire que la vérité générale est une utopie,
mais évidemment régulatrice, et la lecture qu'en fait Aron pour s'opposer à
Alain ne fait que mettre en évidence la bien plus grande fidélité du maître à
l'égard de Jean-Jacques. Mais c'est que la famille de pensée est ici la même.
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
Reste à savoir si le développement de cette pensée utopiste s'accommode
bien du passage à l'inscription effective dans le débat public, là où il s'agit,
non seulement (ce qu'Alain fait d'une manière qu'on ne saurait, me semblet-il, lui reprocher légitimement) pour rappeler des valeurs fondamentales,
mais pour influer directement sur le cours des événements. Ici Alain
rappellerait l'image du navigateur, l'opacité de l'ordre politique, et l'idée que
je ne peux mesurer le possible que par la résistance. Mais on peut reprocher
au navigateur, surtout quand d'autres le suivent, de ne pas s'être renseigné
sur la météo, et d'avoir ignoré un avis de tempête, certes suspect, mais qui
implique un type particulier de prudence. Alain a choisi de parler comme
l'électeur, sans se targuer d'un regard sur l'histoire immédiate plus aigu que
celui de quiconque. Fallait-il alors parler ? Et c'est ici que le renversement
me paraît difficile et nécessaire : oui, il faut parler, en particulier parce que
s'il faut se taire, l'idée même de République est atteinte en son coeur ; car
assumer l'utopie, c'est reconnaître qu'un citoyen a le devoir de juger sans
savoir, puisqu'il faut qu'il juge, et qu'il ne peut savoir ; et que tout discours
public doit être pris à ce titre comme moment de ce débat toujours
renouvelé dans lequel se forme, en chacun comme il l'entend, et comme il le
peut, la conscience politique. Le tout est de ne plus croire aux maîtres. Mais
il faut reconnaître alors que cette prise de parole même, celle d'Alain en
particulier, est « utopique » en un sens, parce qu'elle semble présupposer ce
à quoi elle invite, le refus de diviniser le discours. Aron s'interrogera toute sa
vie sur le sens de la « boutade » qu'Alain lui lança un jour que le jeune
normalien le raccompagnait du lycée Henri-IV à son appartement de la rue
de Rennes et lui faisait part de ses projets d'études en Allemagne : « Ne
prenez pas trop au sérieux mes propos sur la politique ». Le problème, c'est
que la tentation du sérieux est universelle, et la tentation de la confusion des
pouvoirs spirituel et temporel active et présente en chacun. Alain ne cesse, à
mon sens, de travailler à la défaire, et elle ne cesse pourtant de le rattraper.
On appelle à la libre pensée, et on crée des « aliniens ». Alain développe une
politique d'entendement, et on l'interprète comme une politique de cette
synthèse impossible, que rêvait Aron, entre politique de l'entendement et
politique de la Raison. La forme même du Propos, l'art du paradoxe,
l'ellipse, tout voudrait créer la distance ; mais toutes ces formes peuvent
engendrer un fanatisme d'un autre type, une nouvelle figure du « maître ».
L'enjeu de la tension en Aron à l'égard d'Alain me semble être de cet
ordre : quel discours peut prétendre éclairer l'homme ? Quel discours peut
réunir ces deux exigences, renvoyer l'homme à l'idée de sa condition, et en
même temps à sa réalité ? Peut-être l'idée des Libres Propos fut-elle de
réaliser une image de cette synthèse impossible par la juxtaposition et le jeu
des discours, au risque de l'antagonisme. Au fond on ne créait qu'un jeu de
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
plus, renvoyant au lecteur la responsabilité de penser. Il me semble qu'Aron
ressentit comme une limite, une insuffisance, voire comme une souffrance,
de ne pouvoir réaliser cette synthèse qu'Alain savait ne pouvoir se réaliser
en aucun discours. Il semble que la tragédie ait rendu encore plus difficile
d'accepter que le discours ne puisse être plus que ce qu'il est, et résorber
l'inhumanité du monde, en particulier celle du monde humain. Ici la
sérénité, le très profond refus du « sérieux » d'Alain font injure à beaucoup.
Aussi j'arrête ; mais il me paraît que cette question était plus lourde qu'elle
pouvait paraître.
Notes
i
Nous les citerons, par le seul numéro de page, dans la réédition récente de Robert Bourgne :
Alain, Spinoza suivi de Souvenirs concernant Jules Lagneau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996.
ii
Ce commentaire a été réédité dans les bulletins 38 à 40 de l’Association des Amis d’Alain.
iii
« La rédaction de nos cours, que j’avais entreprise autrefois comme un monument de piété, ne
m’a pas paru mériter l’attention des philosophes. Je ferai mieux connaître l’Homme par ces
détours et digressions auxquels je m’abandonne, et cette manière indirecte et errante donnera
une idée assez exacte de ces leçons surchargées, interminables, propres à scandaliser le Pédant »
(169). Cf. p. 200 : « Si j’avais pour fin de coordonner les documents qui nous restent, j’arriverais
trop aisément à résumer une philosophie idéaliste qui ressemblerait à beaucoup d’autres. Ce
genre d’erreur serait le pire ; et c’est pour n’y point tomber que j’ai pris cette méthode libre et
tâtonnante, sans autre prétention que d’avertir ». La nécessité s’en fera d’autant plus sentir
lorsque la réapparition de Letellier aura rendu inévitable la publication du Cours sur Dieu.
iv
Voir les indications données par Robert Bourgne concernant le manuscrit des Souvenirs, in
Alain, Spinoza suivi de Souvenirs concernant Jules Lagneau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996,
pp. 267-268.
v
Retour tardif, puisqu’Alain avait visiblement déjà achevé la rédaction de la « première version ».
On trouve en effet, vers la fin de l’ouvrage (232), la phrase suivante : « Je n’ai pas entendu cette
célèbre leçon sur Dieu, mais j’en connais le sommaire, et même plus que le sommaire ». Ces
derniers mots « et même... » sont surajoutés, sans doute après l’insertion de l’encart du premier
chapitre, qui les rend nécessaires. Ce passage de la p.232 représente donc paradoxalement une
première approche, si l’on veut, de ce qui se trouve développé au premier chapitre.
vi
« J’espère qu’une partie s’éclairera par l’autre » (191).
vii
Lagneau, Cours sur Dieu, in Célèbres leçons et fragments, Paris, Presses Universitaires de
France, 1964, p.358.
viii
Cf. n.4.
ix
C’est aussi le sens d’une autre anecdote, laquelle une fois de plus stigmatise la rhétorique, aide
à comprendre le sens de l’entreprise réflexive et justifie l’entreprise d’écriture d’où sortiront les
Souvenirs : « La philosophie de Lagneau était premièrement et je dirais peut-être uniquement
une théorie de la perception. Il semble que la nature même l’avait averti au sujet de cette
connaissance qui semble immédiate. Un jour, comme je lui faisais visite, en cette chambre où la
fatigue le retenait souvent, il me fit voir par la fenêtre un treuil qui servait à des maçons. « Ce
n’est pas, me dit-il, un petit avantage d’avoir une mauvaise vue ; les moindres objets sont alors
des énigmes ; ainsi ce n’est qu’après des heures d’attention que j’ai bien saisi ce que c’est qu’un
treuil ». J’avais la vue bonne et j’ai toujours deviné très vite le secret des mécaniques. Le treuil est
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
une des plus simples, et c’est l’élément de toutes ; je l’aurais toujours supposé assez connu, et je
me serais amusé aux composés sans cet oracle. Depuis je n’ai jamais vu un treuil sans y faire
grande attention, et à chaque fois j’ai découvert quelque chose (...). Sans cet oracle j’étais perdu,
je crois bien, par la diabolique facilité ; je vois qu’elle en a perdu d’autres. C’est peu de chose
que comprendre le treuil ; toutefois cette méditation, extérieure encore, mais du moins délivrée
des signes, avait certainement contribué à éveiller cette réflexion percevante, dont j’ai voulu
retracer ici quelque chose. Cette méditation n’avait d’autre objet que les choses mêmes, et c’est
pourquoi elle était naturellement si éloignée de la forme écrite ; c’est pourquoi aussi, je ne puis
que la raconter ». On peut noter le parallèle avec la version définitive de la fin du chapitre I :
« Cette aurore de l’esprit émerveille. On ne s’en lasse point. Elle m’est neuve encore à chaque
fois. Mais on voudrait croire que c’est chose faite, et courir aux conséquences ; journée de
manœuvre. En cette classe, comme sur ce visage architectural, c’était toujours matin » (194). Cet
avertissement revient, très logiquement d’ailleurs, au terme d’une « nouvelle » (puisque rédigée
ensuite) évocation de « cette leçon sur la perception, qui ne finissait point », évocation qui
constitue l’essentiel de la « réponse » d’Alain à la publication du Cours sur Dieu et explicite la
formule déjà citée : « j’espère qu’une partie s’éclairera par l’autre » (191).
x
Elle est explicite p.200 : « A mes yeux tout cet effort de pensée de Lagneau, et presque tout
perdu, représenterait, si l’on voulait des âges, le dernier âge, auquel Renouvier n’a pas été tout à
fait étranger, la liberté ne pouvant se conquérir, soit dans la réflexion, soit dans l’action, qu’en
repoussant à elle-même la nécessité purement mécanique ; et c’est cette pensée en acte qui
efface tout à fait le Destin ».
xi
On y trouve d’ailleurs indirectement rétabli le sens de la sévérité à l’égard de la rhétorique, par
la réapparition du terme significatif de « diabolique » : il s’agit bien de s’expliquer chez Lagneau
cette « disposition étonnante à confondre les écarts de la vie privée et les hardis jugements de la
vie politique comme résultant d’un même fond de diabolique révolte » (177-8). L’énigme de
cette intrication thématique que fait surgir le souvenir me semble être l’objet même autour duquel
s’ordonne la démarche, effectivement particulièrement sinueuse, si l’on se rend sensible à ce jeu,
des Souvenirs concernant Jules Lagneau.
xii
C’est peut-être pourquoi Alain rappellera, en ce second encart du premier chapitre, à quel
point Lagneau pouvait, face à ce peuple d’enfants, être sans scrupules et tout à la joie de sa
tâche de libération : « Dans ce mouvement de la réflexion, il n’était que bonté et grâce, en ce
monde d’écoliers, fermé à la politique, ouvert au monde ; c’était le moment de l’incrédulité et de
l’innocence. Il est vrai aussi que cette enfance du monde n’est possible un moment que par
l’ordre sévère autour. » Ces quelques lignes constituent à leur tour une explicitation de celles qui
figurent p.240 : « Celui qui réveille en chacun l’esprit libre, et sur le point d’y réussir, ne peut
rester sans scrupule devant l’incrédulité totale, peut-être prématurément délivrée, disons même
toujours prématurément délivrée ».
xiii
On retrouve ici le sens des constantes références d’Alain au souvenir du visage et des gestes de
Lagneau. Sur Spinoza : « l’on saisit ce que j’entendais par cette défiance et ce soupçon au
premier degré qui armaient le visage du maître dès qu’il lisait dans le livre à reliure rouge »
(215) ; « je pense à ce geste de Lagneau qui retirait sa main ouverte, au lieu de prendre » (216) ;
et dans la conclusion du second encart : « Il y a du secret dans toutes les grandes âmes, et ce qui
est le plus secret, est par le jeu des passions, ce que nous voudrions savoir d’abord. D’où cet
amour qui refuse pitié. Je ne puis expliquer mieux les nuages circulant autour de ce front
sublime. Et ce n’est pas trop dire que dire qu’il fuyait et haïssait le clair. Clarum per obscurius, ce
fut sa devise. Car la clarté est comme un refus. Mais la Pensée est justement le refus du refus. Ici
je revois son visage et son geste. Assurément je ne me trompe pas d’un cheveu. Mais aussi ce
visage est sans doute le seul signe auquel j’aie fait réellement attention » (183-4).
xiv
Rappelons le portrait de Lagneau au début des Souvenirs : « Le vêtement était celui des
Universitaires en ce temps-là, sans aucune élégance, mais non sans beauté ».
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
xv
C’est ainsi par fidélité au rude avertissement de Lagneau à l’égard de la rhétorique qu’Alain
définira le spectre de l’Idolâtrie : « l’attention portée au cours fortuit des choses, et l’impossibilité
où nous sommes radicalement d’en former une connaissance rationnelle, définit tous les genres
de prophètes et l’idolâtrie elle-même, qui n’est que le culte des signes » (220 : voir aussi n.8).
C’est le sens de l’appréhension de Lagneau à l’égard de cet élève qui, disait-il précisément,
« manquait de rhétorique » (175) : car manquer de rhétorique, c’est aussi risquer à terme d’en
devenir dupe. « Comme Lagneau me parlait au sujet d’un camarade plus jeune, et que j’ai
toujours aimé, plein d’élan et de feu, enfin tel qu’on se représente le jeune philosophe en ses
premières effusions, le Maître trouva à dire, après un éloge de cœur, que ce garçon manquait de
rhétorique. Le son de cette parole m’étonna. J’en ai vu depuis les suites, et comment, après avoir
trop espéré, on revient à l’Idolâtrie, c’est-à-dire à prendre les discours mal faits comme ils sont et
l’Apparence comme elle n’est point. Nous ne sommes pas si loin de la route de Metz ; car plus
d’un y est entré avec gloire, mais moi j’en suis encore à regarder cette route sinistre, m’attachant
à bien penser, à complètement penser cette simple question : « Que faisais-tu là ? ».
xvi
« La position de Lagneau est rare (...) par ceci que l’objet étant déchu de son rang divin, non
pas d’après de petites remarques, non plus d’après un doute léger et badinant, mais au contraire
d’après les plus solides pensées, il ne reste plus que la force nue qui puisse tenir debout l’ordre
comme tel ». (240)
xvii
Voir ce thème du secret dans le passage cité n.12.
xviii
« J’ai vu l’Homme » (224)
xix
Cf p.197 & 200-201 : « C’est toujours d’après l’image du Démiurge que je me représente le
philosophe véritable, ou si l’on veut le Métaphysicien. Non pas isolant les idées et les produisant
dans l’abstraction, comme s’il se détournait du spectacle des choses, mais au contraire revenant
de ces abstractions faciles, allant toujours du clair à l’obscur, épaississant le nuage jusqu’à lui
donner la consistance de la chose (...). Platon était déjà à sa tâche d’homme (...). Dans une note
que je fis passer aux journaux après la mort de Lagneau, j’avais employé le mot génie sans
aucune épithète ; mais les philosophes d’institut écrivirent une périphrase assez plate : « Un
véritable génie philosophique » ; ainsi dirent-ils. Je veux gagner ce procès-là ».
xx
« Cette dernière idée est dans Spinoza. Elle est la vie et comme l’âme de ce puissant système »
(226)
xxi
Alain, « Lagneau », Histoire de mes pensées, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1958, pp. 15-17.
xxii
« La philosophie de Jules Lagneau » : texte rédigé entre août 1940 et le solstice d’hiver 1941,
édité par Maurice Savin en 1961 dans Portraits de famille, réédité par Robert Bourgne in Alain,
Spinoza suivi de Souvenirs concernant Jules Lagneau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996,
pp.253-262.
xxiii
D’autres suivent, en fait : la référence sibylline à Mr de Saint-Louis chez Saint-Simon, la
lecture par Lagneau de la République, l’analyse du socialisme. Mais on va ainsi de nouveau vers
le clair, dont le développement est vivifié par le contact avec ces obscurités sur lesquels Alain
revient « buter ».
xxiv
Il faudrait suivre le sens des références récurrentes à Minos, Éaque et Rhadamante, la
première p. 182 : « Il serait commode d’attendre que mademoiselle de Chevreuse, madame sa
mère et les autres, rendissent justice contre injustice ; mais elles rendent injustice et folie, et c’est
la justice de Minos, Éaque et Rhadamante » ; la seconde p.229 (à la fin du chapitre « Spinoza ») :
« Je me souviens qu’un jour, après qu’il eut fait revivre l’esprit de Descartes solitaire, il se
déchargea soudain de nos âmes, improvisant cette sublime pensée que j’ai retrouvée dans ses
notes : « Être ou ne pas être, soi et toutes choses, il faut choisir. » (...) La sévère condition est
celle-ci, que chacun éprouve dans les moindres choses, c’est que si l’on oublie le principal, il faut
de proche en proche oublier beaucoup et même tout. Ainsi cet homme bon avait souvent ce
La république et la nouvelle démocratie des citoyens
mouvement sévère de se retirer. « Je ne puis penser pour vous ni décider pour vous », voilà ce
que disaient Minos, Éaque et Rhadamante ensemble dans ce regard réfléchissant ». On retrouve
ici la leçon du livre X de la République, « où, à mesure que l’on approche de la fin, et par cette
implication des caractères et des constitutions, par le tableau final de la tyrannie, se règle peu à
peu le compte de l’homme par la Somme intégrale de ses pensées d’aventure ». À ces
développements fait écho ce passage des Dieux : « Minos, Éaque et Rhadamante, ces arbitres
sans recours, sont bien d’anciens rois, mais qui n’ont pas été élevés au rang des dieux. On
demande justice aux dieux, qui ne la donnent point ; on ne la demande point à l’homme, parce
qu’on sait qu’il la donnera (...). Quand vous saurez que les dieux sont sans faute, vous saurez
tout. » (Les Dieux, Livre III, ch.8, dernières lignes).
xxv
Bien plus tard (en 1941), Alain pourra écrire : « Lagneau (...) commençait par voir Dieu, en
l’Univers, ce qui signifiait qu’il aimait les deux d’un même amour, immense et suffisant. Et par ce
grand préjugé, il attaquait l’Univers à la Descartes, prenant pour vrai ce que lui proposait l’Esprit.
Voilà ce que c’est qu’un métaphysicien. J’ai écrit quelque part que je ne comprenais pas bien la
Méthode expérimentale de Spinoza. À présent je juge que Lagneau visait précisément cela. Il
voulait dire que si on ne juge pas l’Univers légitime (aimable), on ne peut l’attaquer avec sécurité
et l’on n’est pas capable de la moindre expérience ; par exemple prendre comme centre un treuil
en travail ou bien retrouver un homme dans la définition d’une passion (...). Seulement comment
annoncer cela ? On ne peut ; il faut l’oublier justement quand on essaie ; c’est ce que j’ai fait
quelquefois, et ce que Lagneau faisait toujours, emporté par un enthousiasme d’amour dont les
élèves de Michelet étaient bien dignes. C’est ainsi que ce génie se communiquait ». Cité in Alain,
Spinoza... p.251.
xxvi
« La philosophie de Jules Lagneau » in Alain, Spinoza suivi de Souvenirs concernant Jules
Lagneau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996, pp.256-58.
xxvii
Ici un retour sur la mort du camarade d’Alain, Chédorge (cf. Souvenirs, p.216) et sur Barrès
(cf. Souvenirs, p.238).
xxviii
« Prestige et illusions du citoyen contre les pouvoirs », in Raymond Aron, Chroniques de la
guerre, Gallimard, Juin 1990, pp.492-504. L'ouvrage rassemble plus de soixante études publiées
à Londres dans la revue La France libre et sept autres parues à Paris au lendemain de la
Libération.
xxix
Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1983, p.43
xxx
Mémoires, p.45
xxxi
« Pour nous inspirer d'un maître, pour le mettre à mort ou pour prolonger son oeuvre, nous
n'avions le choix qu'entre Léon Brunschvicg, Alain et Bergson » (mémoires, p.38). Sur Alain, voir
en particulier les pp.41-45.
xxxii
Mémoires, p.50.
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