RevuedesQuestionsScientifiques,2013,184(3):259-284 Le Prix Nobel de Physiologie ou Médecine Desgrenouillesetdeshommes LePrixNobelenPhysiologieouMédecine2012 attribuéàSirJohnB.GurdonetShinyaYamanaka «f or the discovery that mature cells can be reprogrammed to become pluripotent » parJeanVANDENHAUTE, prof. ém. de Génétique, Université de Namur Avant-Propos CePrix2012attribuéconjointementauBritanniqueJohnGurdon,80 ans,etauJaponaisShinyaYamanaka,50ans,n’estpasvraimentinattendu. D’abordpourJohnGurdon,dontlespremierstravauxpionnierssontconnus depuisbienlongtempspuisqu’ilsdatentdéjàdelafindesannées50.Cette circonstancefaisaitplutôtcraindrequelecomitéNobelnel’eûtdéfinitive- JohnGurdon ShinyaYamanaka 260 revue des questions scientifiques ment oublié. Pour Shinya Yamanaka, la situation est bien différente puisque ses travaux décisifs ne datent quant à eux que d’à peine 6 ans. Une attribution aussi précoce du Prix est certes exceptionnelle mais, pour des raisons qui apparaîtront plus loin, les experts du domaine ne doutaient pas que Yamanaka obtiendrait un jour ou l’autre cette consécration. Cependant, le présent Prix a également un caractère inattendu par l’absence au palmarès de Ian Wilmut. Ce chercheur, également Britannique, apporta il y a quelques années une contribution remarquable à ce même domaine ; il est le « père » de la brebis Dolly, première d’une longue série de mammifères à avoir été obtenue par clonage en 1997. Nombre de biologistes ont pu penser que le Prix irait donc aux trois : Gurdon le fondamentaliste qui a ouvert le champ du clonage chez les amphibiens, Wilmut qui réussit le tour de force d’appliquer le principe aux ovins et Yamanaka pour un apport décisif qui permet d’espérer de très prochaines retombées médicales. Bien que le secret des délibérations du comité Nobel soit bien tenu, tout Prix suscite des interrogations sur les motivations de la décision et donc, du même coup, sur l’importance du progrès scientifique célébré. Cette importance est évaluée bien entendu, en premier, au plan de la science, mais peuvent entrer en jeu d’autres considérations d’ordre sociologique, éthique, voire politiques. De plus, lorsque, comme c’est le cas pour la présente édition, il y a plusieurs co-lauréats on s’interroge sur les liens (éventuellement de filiation) entre eux et aussi sur ce qui aurait pu justifier l’exclusion éventuelle de certains appartenant pourtant manifestement au même lignage intellectuel. Quelquefois, du reste, ce sont les évincés eux-mêmes qui soulèvent la controverse en contestant la décision du comité Nobel. C’est sous ces divers aspects que je limiterai dans cette note l’évocation de l’attribution du Prix de Médecine ou Physiologie 2012. Je tenterai de mettre le sujet en perspective du point de vue de la grande histoire de la biologie mais aussi de celle des techniques et en particulier des techniques médicales au service du bien-être humain, sans négliger certains ressorts non scientifiques qui peuvent parfois y avoir leur place. Le lecteur pourra trouver ailleurs, dans les articles de presse consacrés au Nobel et sur le site Nobel (http://www.nobelprize.org/), bien d’autres détails sur les lauréats et leurs découvertes. le prix nobel de physiologie ou médecine 2012 261 La contribution historique de J. Gurdon La plasticité, entre préformation et épigenèse. La citation du Nobel, reprise en titre, précise ce qui a mérité aux lauréats leur distinction : la « reprogrammation » à la pluripotence de cellules « matures ». Le sujet ainsi désigné par 3 termes programme, pluripotence, maturation renvoie à une question fondamentale et qui hante véritablement la biologie depuis ses origines. Comment se réalise un organisme (son « évolution » dans le sens premier de « déroulement d’un programme » qu’on préfère aujourd’hui appeler « développement »1) au départ de l’œuf lequel, à l’évidence totipotent, n’a cependant aucun des caractères distinctifs des multiples types cellulaires « matures » qu’il va engendrer ? C’est là toute la problématique de l’embryologie ou science de la différenciation qui, historiquement, se rattache à deux courants qu’on peut qualifier schématiquement de préformationnisme et d’épigenèse. Le préformationnisme affirme que l’œuf fécondé contient tout le déterminisme de sa destinée. Une caricature se rattache à cette vision. C’est celle des homunculistes (ou animalculistes) selon laquelle le spermatozoïde contient en réduction un petit d’homme lequel à son tour contient son descendant et ainsi de suite, à la manière de poupées russes (l’alternative défendue par les ovistes ou ovulistes voulait que tout soit contenu non dans le spermatozoïde mais dans l’ovule, ce qui semblait soutenu par la parthénogenèse). Pour l’épigenèse, l’œuf n’est pas tout ce qu’il sera et ne peut donc être seul à déterminer son devenir ; au contraire, des facteurs externes (chimiques, physiques) tiennent un rôle essentiel dans l’ontogenèse. Les disputes entre tenants de l’une ou l’autre position baignent l’histoire que nous allons esquisser. Des préjugés idéologiques n’ont pas manqué de les entacher. Le déterminisme génétique étant socialement injuste, certains régimes ont préféré croire en un effet du milieu sur la descendance. Cette façon de voir justifie le sacrifice demandé à une génération au prétexte que son effort pour améliorer les conditions de milieu, le « nid » en quelque sorte, serait versé au bénéfice futur du développement et du bien-être de sa progéniture. Par ailleurs, que toute l’humanité soit déjà en quelque sorte préformée dans Adam 1. "Biological Possibilities for the Human Species of the Next Ten-Thousand Years." J.B.S. Haldane (1963). Conférence où, à propos de l’expérience de Gurdon, est utilisée pour la première fois le terme de clone cf. http://www.transhumanism.org/resources/Haldanebioposs.htm 262 revue des questions scientifiques ou présente à l’état emboîté dans l’ovaire de Ève est plus en harmonie avec certaines conceptions bibliques et a de ce fait trouvé la faveur de religions. Comme l’observe Louis Gallien dans l’aperçu historique qu’il donne au début de son ouvrage classique « Problèmes et Concepts de l’Embryologie Expérimentale » (1956) dont je me suis inspiré ici, les débats nourris d’une part par des observations difficiles avec des moyens d’investigation primitifs et, d’autre part, par des préjugés que nous venons de rappeler, eurent cependant un immense mérite : celui de faire en sorte que les questions, notamment la question cruciale du rôle du noyau soient enfin adressées par des approches expérimentales. C’est ainsi que l’importance du noyau dans l’économie cellulaire, déjà proposée dans la foulée de la théorie cellulaire et renforcée par la cytogénétique naissante trouva par la suite une confirmation directe dans les expériences classiques de Hämmerling (1934) sur une algue unicellulaire et d’autres sur des amibes. Par ailleurs, de nombreuses expériences de fragmentation de l’œuf (principalement d’amphibiens) ont montré le rôle du noyau dans la poursuite du développement et par conséquent aussi de la différenciation. Lorsque j’étais jeune étudiant, soit quelques années seulement après les tout premiers travaux de J. Gurdon, la réponse qu’on nous donnait à la question de la maturation ou la différenciation cellulaire et l’explication du rôle prépondérant (sinon unique) du noyau et de son contenu en gènes étaient assez académiques : les gènes selon Mendel et Morgan étant les responsables des caractères, la différenciation était donc affaire de gènes. Mais toute la question était de savoir si la différenciation était simplement l’expression modifiée d’un génome inchangé ou, au contraire, si elle s’accompagnait d’une perte irréversible (mutation, délétion, inactivation permanente) au niveau de l’arsenal des gènes dans les noyaux des cellules différenciées, cette perte étant responsable de la « qualité » différente – et définitive - acquise par ces cellules. Il fallait trancher entre plasticité cellulaire ou au contraire irréversibilité de la différenciation. Et je me souviens qu’on citait déjà des expériences de Gurdon à l’appui de la première explication, en ajoutant qu’elles soulevaient des controverses. De quoi s’agissait-il dans ces fameuses expériences du futur Nobel ? Avant d’y arriver, on ne peut résister au plaisir de mentionner une anecdote à propos de l’étudiant atypique qu’était Gurdon. C’est avec une espèce de fierté que l’octogénaire exhibe aujourd’hui pour ceux qu’il reçoit dans son bureau un document dont il dit qu’il est le seul qu’il ait jamais encadré. Il le prix nobel de physiologie ou médecine 2012 263 s’agit d’une note d’un de ses professeurs de collège qui qualifie les prestations de l’élève Gurdon de « désastre » et qui ajoute que la prétention de l’élève de devenir un chercheur en biologie est « complètement ridicule » puisqu’il est incapable d’assimiler des savoirs élémentaires de la biologie et que surtout « il ne veut pas écouter » (ce qu’on lui enseigne) et « qu’il s’obstine à vouloir conduire son travail ‘on his own way’ »2. Pour l’élève Gurdon la conséquence en a été qu’il fut réorienté vers des études classiques de latin et de grec mais, par la grâce d’un bienheureux cafouillage dans le service des études, il pourra tout de même suivre les cours de Zoologie. C’est cet étudiant, inscrit finalement en sciences à Cambridge, qui, dès 1958, signera une note dans Nature3, le premier journal scientifique de l’époque, alors qu’il est encore à 3 ans d’obtenir son titre de docteur. Premières indications de pluripotence de cellules de l’embryon Pour comprendre le cadre conceptuel dans lequel les travaux de thèse de John Gurdon s’inscrivent il faut remonter aux travaux de Hans Spemann de la première moitié du XXe siècle et même à August Weismann à la fin du XIXe siècle. Ce dernier avait développé la célèbre théorie de l’hérédité dite du « soma-germen » selon laquelle les cellules reproductrices étaient à l’abri dans l’organisme et séparées des cellules différenciées du corps, ou soma. Elles étaient protégées des atteintes externes, au contraire des cellules somatiques, et donc a fortiori ne pouvaient transmettre à la descendance des caractères que le soma aurait pu acquérir sous l’influence du milieu. Weismann porte ainsi un coup qui allait être fatal à la vision dite Lamarckisme prônant l’hérédité des caractères acquis par l’effort ou l’expérience individuelle. Sur la question connexe de la différenciation, Weismann opte pour l’explication de la perte irréversible de gènes ou du moins de leur inactivation au cours du développe2. 3. Cette condamnation sévère est celle de la créativité. Elle rappelle des jugements aussi péremptoires qui ont frappé d’autres Nobélisés tel Peter Mitchell, père de la théorie chimiosmotique. Il fut refusé à l’entrée au Jesus College de Cambridge et ne dut finalement son acceptation qu’à une lettre appuyée de son professeur du secondaire. On raconte aussi – mais ce n’est qu’une belle légende – que Niels Böhr aurait dit à Rutherford à propos d’un enseignant « j’en ai marre que des professeurs me disent comment je dois penser ». Fischberg M., Gurdon, J. B., Elsdale T.R. Nuclear transplantation in Xenopus laevis. Nature, 181, 424, 1958. 264 revue des questions scientifiques ment : les noyaux de l’œuf et ceux des cellules différenciées sont, selon lui, modifiés qualitativement. Et pour Weismann et d’autres, tel Roux, le destin d’une cellule dans son chemin de différenciation dépendait strictement de la « qualité » du noyau qui lui était échu4. L’idée sous-jacente était qu’au cours de la division (ou segmentation) de l’œuf, il y avait ségrégation de noyaux différenciés. Mais en 1901 lorsque Spemann entre en scène et entreprend ses expériences sur l’embryon de salamandre, cette hypothèse va rapidement paraître douteuse. D’abord sur base des découvertes de la génétique et de la cytogénétique avec respectivement la redécouverte des lois de Mendel et l’élucidation progressive des processus de la mitose et de la méiose : on ne voit pas comment deux cellules-filles d’un œuf doté lui-même du lot de chromosomes reçu pour exacte moitié de chacun des parents, pourraient hériter de noyaux différents. Ce que la mitose, au contraire, révélait au microscope était un partage parfaitement équationnel ou équitable du matériel génétique représenté par les chromosomes. D’autre part, croire que le développement harmonieux de l’embryon était obtenu par des mutations modifiant le potentiel génétique des cellules allait aussi apparaître tout aussi invraisemblable. En effet, le généticien Morgan avait éprouvé la difficulté qu’il y avait à obtenir un mutant dans un élevage de drosophiles puisqu’il fallut plus d’un an à ses élèves pour découvrir le premier mutant « white » (en 1910) : les mutations génétiques sont à l’évidence rares et aléatoires. Comment la mutation aléatoire pourrait-elle expliquer le développement embryonnaire qui est un processus strictement coordonné ? Mais ce n’étaient là qu’arguments qui ne constituaient pas une preuve et on ne pouvait pas exclure formellement que des changements nucléaires se produisent à un moment ou un autre de la différenciation en cours 4. La question n’est en fait que déplacée puisqu’il faudra se demander ensuite si ce qui différencie les noyaux est leur contenu en gènes ou, alternativement, quelque facteur de leur environnement tel, par exemple, la nature de la part de cytoplasme de l’œuf initial avec laquelle les noyaux individuels vont s’isoler chacun dans une cellule-fille. Morgan qui était au départ un embryologiste avant d’être le généticien qu’on connaît, était luimême partisan d’effets globaux du cytoplasme local sur le noyau, lequel ensuite influerait de manière « différenciante » sur le cytoplasme (T. H. Morgan, 1934, « Embryology and Genetics ». Columbia Univ. Press cité dans Briggs R., King T. J. (1952) « Transplantation of living nuclei from blastula cells into enucleated frogs’ eggs » PNAS, 38, 5, 455–46). Nous verrons qu’il y a lieu de revenir sur ces spéculations – à l’époque assez obscures – d’une possible réciprocité de la relation entre génome (les gènes du noyau) et phénome (les caractères) à la lueur des apports de nos deux lauréats Nobel à ce qui a pour nom « l’Épigénétique ». leprixnobeldephysiologieoumédecine2012 265 dedéveloppement.Commentsavoirsilenoyaudetoutecelluledemeureou nontotipotentcommel’estceluidel’œuflui-même ? C’estàSpemannquel’ondoitunesériedetravauxcommencésvers1901 apportant les premiers éléments de preuve expérimentale en faveur de la constance du potentiel génétique des noyaux aux premiers stades de l’embryon.Grâceàuneconstrictionentrelesdeuxpremièrescellulesaumoyen d’une boucle de cheveu il montre qu’on peut obtenir – à partir de chaque celluleainsiisolée–desembryonsjumeauxcomplets,bienquepluspetits.Les cellulesdescendantesdel’œufnesontdoncpasdéfinitivementdéterminéeset possèdentdesnoyauxéquivalentsquin’ontrienperdudeleurpotentielgénétique.Uneexpérienceen1928,(voirencart1)vaconfirmerdirectement,par uningénieuxsystèmedetransfertnucléaire,latotipotencedunoyaudecellulesissuesdes3ou4premièresdivisionsdel’œuflorsquecesnoyauxsont introduitsdansuncytoplasmed’oocyte. SPEMANN est un des fondateurs de l’embryologie cau- sale. Elle fera des émules éminents dont J. Gurdon au Royaume Uni et elle aura ses heures de gloire aussi dans l’école belge à l’ULB avec A. Brachet, A. Dalcq et J. J. Pasteels. Dès 1902 Spemann avait mis au point une technique de ligature (au moyen d’un cheveu pris à un de ses enfants !) pour séparer les premières cellules (blastomères) d’un jeune embryon de batracien ce qui lui permit d’observer le développement normal de chacune d’elles, première indication que ces cellules étaient bien toujours totipotentes comme l’œuf dont elles dérivent. Par cette même technique il isola en 1928 deux parties d’une seule cellule œuf : l’une petite comprenant le noyau, l’autre équivalant à l’œuf énucléé. Après avoir laissé se multiplier la partie cellulaire nucléée jusqu’au stade 8, Spemann délie le nœud permettant à un noyau de rejoindre alors la partie cytoplasmique (cf fig.1 B). Cet œuf ainsi reconstitué - mais avec un noyau de stade 8 - est dissocié du reste de l’embryon par constriction à l’aide de la boucle de cheveu. Spemann observe qu’il se développe en un embryon normal de salamandre démontrant qu’au stade 8 le noyau gardait la totipotence du stade œuf (cf. fig.1 C). C’est Spemann qui suggéra (en 1938, semblet-il, pour la première fois) le « fantastical experiment » que Gurdon réalisera (cf. texte). 266 revue des questions scientifiques Illustration schématique de l’expérience de ligature transitoire qui permet à Spemann (1928) de réaliser un transfert de noyau de stade 8 dans une cellule à cytoplasme de zygote. A. La ligature avec un cheveu sépare la partie nucléée de l’œuf et une partie cytoplasmique. B. Après le développement jusqu’ à 8 blastomères à partir de la minicellule nucléée, le nœud coulant est relâché ce qui permet à la partie cytoplasmique initialement isolée de regagner un noyau (de stade 8). C. Le nœud est ensuite resserré pour séparer complètement l’embryon de la cellule cytoplasme à noyau ‘transplanté’. Celle-ci donne une salamandre normale. De façon assez étonnante, Hans Spemann proposa quelques années plus tard ce qu’il appela « a fantastical experiment » qui consisterait à « cloner »6 un animal en utilisant le même principe de transfert de noyau, mais avec cette fois un noyau de cellule adulte. À son école de Fribourg, il ne disposait pas de la technique nécessaire. Spemann allait continuer à se consacrer à l’analyse 5 5. 6. Le livre de Hans Spemann « Experimentelle Beiträge zu einer Theorie der Entwiclung », 1936, Springer, Berlin est basé sur des leçons (Silliman lectures) données en 1933 à Yale et est connu en traduction à travers de nombreuses rééditions depuis à partir de 1938 sous le titre « Embryonic Development and Induction ». C’est à propos de cette expérience de Spemann que J.B.S. Haldane utilise le terme « clone » pour la première fois en 1963 dans une conférence sur « Biological Possibilities for the Human Species of the Next Ten-Thousand Years ». On en trouvera le texte étonnant et à plusieurs égards provocant, comme pouvait l’être le grand biologiste, sur http://www. transhumanism.org/resources/Haldanebioposs.htm le prix nobel de physiologie ou médecine 2012 267 expérimentale de la morphogenèse en exploitant la technique de micromanipulation et des greffes de territoire. C’est ce travail qui le conduisit au Nobel en 1935 «for his discovery of the organizer effect in embryonic development». Ce que cette embryologie expérimentale naissante allait montrer était que la place de cellules, du moins les plus précoces, de l’embryon pouvait être modifiée sans conséquence pour la suite du développement, que leurs noyaux étaient équivalents et, ensuite, qu’il existait des facteurs responsables de l’orientation différenciée des cellules dans divers territoires présomptifs de l’embryon. L’École de Bruxelles avec A. Brachet et ses prestigieux successeurs que furent Dalcq et Pasteels apporta sa contribution à l’exploration des gradients morphogénétiques qu’on suspectait parcourus par des substances diffusantes (Dalcq proposera le terme d’« organisine ») et des forces physiques. Malgré ces conceptions intéressantes, l’embryologie causale n’avait pas les outils pour analyser ce qu’il se passait intimement au niveau intra- et intercellulaire si bien qu’on continuait à balancer, si l’on peut dire, entre les positions génétiques et épigénétiques. Pour preuve, rappelons avec J.J. Pasteels7 ce que pensait Dalcq, pourtant un de ceux qui avaient discrédité le préformationnisme : « (Il faut) en toute logique, faire la juste part d’un minimum de préformation dans la structure initiale de l’œuf qui puisse diriger la succession des enchaînements causaux ». Et au delà de l’œuf initial ? La différenciation est-elle la conséquence de l’effet du milieu et peut-elle être inversée ou bien y a-t-il des mutations génétiques définitives qui interviennent ? Il faudrait décidément pouvoir réaliser le « fantastical experiment » pour trancher la problématique. « The fantastical experiment » La tentative de Briggs et King C’est exactement cette expérience « fantastique » que Robert Briggs et Thomas King8 se proposent de faire dans les années 50 mais ils n’ont pas pris connaissance encore à ce moment des travaux de Spemann. Ils veulent adresser l’hypothèse de la perte de totipotence de Weismann et Roux et ce de ma7. 8. Pasteels , J.J. (1957). « Notice sur Albert Dalcq ». Académie Royale de Belgique Briggs , R., King, T. J. (1952) op. cit. King T.J., Briggs, R. (1955) « Changes in the nuclei of differentiating gastrula cells, as demonstrated by nuclear transplantation » PNAS, 41, 5, 321-325. Briggs R., King T. J. (1957). « Changes in the nuclei of differentiating endoderm cells as revealed by nuclear transplantation ». Journal of Morphology, 100, 2, 269–311. 268 revue des questions scientifiques nière directe, c’est-à-dire par la méthode du transfert nucléaire qui leur avait été suggérée par J. Schultz. Dans un premier temps, ils vont s’employer à en maîtriser les aspects techniques ; à l’époque la technique de manipulation sous microscope avec des micropipettes et divers outils de microchirurgie était disponible9. Leur publication de 1952 est un galop d’essai puisque, comme ils le disent en introduction, ils testent la faisabilité de l’expérience (un contrôle préliminaire « positif » comme on dit dans le métier10) avec des noyaux réputés non différenciés de cellules d’embryons de la grenouille Rana pipiens (au stade blastula11). La taille comparable des cellules de blastula tardive avec les cellules différenciées (d’intestin p.ex.) qu’ils comptent utiliser par la suite et leur facilité d’obtention justifient ce choix. Les résultats sont probants puisqu’un nombre significatif d’œufs ayant reçu un noyau de blastula donne lieu à des embryons normaux qui iront jusqu’au stade têtard ; ils montreront en 1960 que de tels têtards peuvent donner des grenouilles normales. Forts de ce contrôle positif qui valide la méthode, ils testent des noyaux de cellules d’un stade de post-gastrula : c’est l’échec en ce sens que le développement est incomplet et ne s’observe que de façon très sporadique. Leur conclusion publiée en 1955 et 1957 ira donc dans le sens de Weismann : les noyaux perdent de leur potentiel génétique avec l’âge de l’embryon donneur. À leurs yeux il paraît dès lors inutile de tenter le « fantastical experiment ». C’est pourtant ce que le promoteur de thèse de Gurdon, M. Fischberg, va proposer comme travail à son doctorant. 9. Pierre de Fontbrune (1901-1963), initialement technicien de cinéma aux usines Pathé de Vincennes, avait mis au point un micromanipulateur pneumatique qu’il utilisa avec son patron J. Comandon à l’Institut Pasteur de Paris (http://www.pasteur.fr/infosci/archives/fnb0.html). Un appareillage analogue « Singer » était utilisé par Gurdon (cf. fig. 1). Ce type d’instruments est toujours en usage. 10. Le test est dit « contrôle positif » parce qu’il « doit » marcher pour autant que - entre les mains de l’expérimentateur - tout se passe bien, c’est-à-dire qu’il laisse le noyau transplanté en bon état et de même pour la cellule énuclée receveuse. 11. Les divisions successives (ou segmentation) de l’œuf donnent les stades dits 2, 4, 8 etc. jusqu’à un amas de dizaines de cellules disposées en sphère ( stade « morula » ainsi nommé d’après l’image de la mûre). La morula devient ensuite blastula. Chez les grenouilles et oursins les cellules se disposent en périphérie formant une sorte de ballon creux lequel va s’invaginer ensuite en doigt de gant pour donner une gastrula à 2 puis 3 feuillets embryonnaires futurs endo-, exo- et mésoderme (respectivement à l’origine notamment de l’intestin, de la peau et du tissu de soutien). Chez les mammifères (et donc l’homme) la blastula, appelée blastocyste, contient en son creux un amas cellulaire (ICM ou Inner Cell Mass). C’est exclusivement à partir de ces cellules internes que la suite du développement de l’embryon se fera, raison pour laquelle elles sont appelées ESC ou cellules souches embryonnaires. le prix nobel de physiologie ou médecine 2012 269 La preuve de la possible pluripotence de cellules différenciées Gurdon utilisera comme matériel biologique expérimental les œufs et embryons d’une espèce de batracien d’Afrique du Sud, Xenopus laevis. Ce choix était déterminé sur base d’une série d’avantages pratiques avérés du modèle, en particulier le fait que Xenopus se développe beaucoup plus rapidement (12 mois pour atteindre la maturité en conditions d’élevage) que les grenouilles du genre Rana (parfois plus de deux ans) et surtout qu’on peut obtenir la ponte toute l’année (au lieu de deux mois seulement pour Rana) et sur commande, par simple injection d’hormones gonadotropes12. Le cycle de vie relativement court devait permettre éventuellement une approche génétique (mais ce ne sera que peu après que les premiers mutants, très utiles pour les expériences de Gurdon, seront découverts13). Un inconvénient était que l’aspiration du noyau de l’oocyte14 receveur au moyen du micromanipulateur n’était pas praticable (en raison d’une gangue gelatineuse entourant l’œuf de X. laevis). Gurdon utilisera avec succès comme méthode de substitution l’irradiation aux UV qu’il découvre par hasard en utilisant un microscope à éclairage UV nouvellement acquis par son patron (Gurdon, 2009). L’irradiation du noyau donne le même résultat que l’énucléation mécanique sans autre dommage apparent, et modifie en outre la résistance de l’enveloppe de l’œuf, rendant possible les aspirations et injections ultérieures avec une micropipette. 12. Cette réponse très sensible de la femelle de Xénope à des hormones (hCG ou hormone gonadotrophine chorionique) présentes dans l’urine de femme enceinte en fait un bioessai qui, à l’époque, a été utilisé pour des tests de grossesse (“frog test” similaire au “rabbit test” ou test de Ashheim Zondek). 13. Une souche mutante possédait des noyaux cellulaires morphologiquement reconnaissables possédant un seul nucléole (mutation 1-nu) au lieu de deux. La présence de cette marque chez une grenouille issue d’une expérience de transfert d’un noyau à un nucléole (hétérozygote pour la mutation) dans un oocyte normal à 2 nucléoles énucléé permettra d’attester de son origine véritable au départ du noyau transplanté (plutôt que suite à un échec de l’énucléation). 14. Œuf et oocyte dans ce contexte sont souvent utilisés indistinctement pour signifier l’ovule non fécondé. 270 revue des questions scientifiques Figure 1. Montage expérimental pour le transfert nucléaire utilisé par Gurdon en 1958. A. Microscope (ou « loupe ») binoculaire au centre avec les deux outils de micromanipulation (contention et injection ou aspiration via une microseringue) de part et d’autre. B. Photographie du champ du binoculaire avec les œufs et le capillaire de microinjection. L’échelle est en haut à droite. (« A Description of the Technique for Nuclear Transplantation in Xenopus laevis » T. R. Elsdale, J. B. Gurdon, and M. Fischberg. (1960) J. Embryol. exp. Morph. 8, 4, 437-44) L’expérience initiale de Gurdon avec le Xénope reproduisait avec des résultats comparables celle de Briggs et King avec Rana pipiens : dans environ un tiers des cas elle donnait naissance à des adultes féconds. La démonstration par la suite que les noyaux de divers types différenciés (notamment des cellules de l’intestin) étaient aussi capables de donner lieu à un développement complet, c’est-à-dire pouvaient remplacer – au moins dans un certain nombre de cas – le noyau totipotent de l’œuf fécondé était, par contre, une découverte nouvelle. Elle démontrait de manière définitive que ces noyaux « tardifs » – différenciés – contenaient encore, eux aussi, tout l’arsenal génétique. le prix nobel de physiologie ou médecine 2012 271 Figure 2. Schéma du « fantastical experiment » suggérée par Spemann en 1938 et réalisée par Gurdon en 1962. Le résultat obtenu sera désigné pour la première fois du terme « clone » en 1963 par J. B. S. Haldane15.(cf note 6) Quelle leçon d’une saga d’un demi-siècle de transferts nucléaires ? De l’ensemble des travaux de Spemann au début du siècle jusqu’aux expériences de Gurdon dans les années 50-60 il ressort que deux principes gouvernent le développement, le premier concerne le rôle du noyau, le second le cytoplasme. Le rôle central du noyau dans l’économie cellulaire était déjà apparu dans les expériences anciennes d’énucléation chez des unicellulaires et il fut confirmé par des évidences cytogénétiques. Il fut enfin montré expérimentalement que le potentiel génétique du noyau, même d’une cellule différenciée dont on sait qu’elle l’est de manière extrêmement stable, est équivalent à celle de l’œuf puisqu’il est possible de réorienter (reprogrammation) la différenciation. Les noyaux demeurent donc – en principe – pluripotents. C’est bien un 15. cf. note infrapaginale 6. 272 revue des questions scientifiques principe qui est démontré car, dans les faits, les transferts nucléaires de cellules différenciées ne conduisent que rarement (de l’ordre du pourcent) à des adultes complets féconds. C’est là qu’intervient le facteur cytoplasmique. La réorientation du développement dans un sens différent par réversion ou rétrodifférenciation, comme dans les expériences de clonage de Gurdon que nous avons rapportées, mais aussi la transdifférenciation16 c’est-à-dire l’orientation d’un type cellulaire vers un autre stade (switch) dépendent du cytoplasme dans lequel on plonge le noyau. Remarquons au passage que ce concept de reprogrammation opérée sous l’influence du cytoplasme lors du transfert nucléaire ne devrait pas apparaître comme révolutionnaire en soi. Le noyau du spermatozoïde transféré dans l’ovule lors de la fécondation ne change-t-il pas complètement de rôle puisque, venant d’une cellule tout à fait singulière et à la différenciation extrême (le spermatozoïde ne ressemble à aucune autre cellule !), son potentiel génétique une fois dans l’œuf va servir au développement de celui-ci en un organisme spécifique complet ? Rappelons encore certaines idées anciennes telle celle de Morgan (voir note 3), suspectant l’intervention de facteurs autres que de déterminisme génétique dans le développement de l’œuf fécondé et proposant qu’il y avait un dialogue entre le noyau et le cytoplasme, lui-même subissant l’influence du milieu et en particulier des agents trophiques. Mais au delà de l’idée de principe, il est difficile de connaître la nature de ce dialogue, de savoir lesquels parmi les facteurs innombrables que l’on trouve dans le ‘plasme’ cellulaire (protéines, ARN dont les petits ARNs nouvellement découverts, d’autres agents chimiques) sont concernés et comment le milieu externe (conditions physicochimiques dépendant ou non de la présence d’autres cellules) peut à son tour intervenir. Des données ont montré que la sur-expression (induite par génie génétique) de certaines protéines (des facteurs de transcription) pouvait effectivement reprogrammer des cellules différenciées (on reviendra sur cet aspect quand nous présenterons Yamanaka). D’autres expériences de fusion de types cellulaires différents ou d’incubation de cellules dites « perméabilisées » dans des extraits cytoplasmiques provenant 16. T. Graf propose de désigner globalement ces phénomènes du terme de « transdifférenciation ». Graf, T. (2011) « Historical Origins of Transdifferentiation and Reprogramming ». Cell Stem Cell, 9, 504 – 514. le prix nobel de physiologie ou médecine 2012 273 d’un autre stade de différenciation essaient de préciser les facteurs échangés et les manifestations de reprogrammation que ces échanges provoquent17. Ce serait donner une image fausse que de laisser penser que la programmation et la reprogrammation dont on parle se déroulent comme du papier à musique ; les résultats de Briggs mais aussi de Gurdon montrent, répétons-le, une large part d’insuccès (arrêt du développement, anormalités, mort prématurée), part qui semble augmenter dans certains cas avec l’avancement de l’état différencié de la cellule donneuse. C’est cet aspect du problème qui intéressera Gurdon par la suite. Ces insuccès sont-ils le reflet d’un manque de maîtrise expérimentale ou au contraire dénotent-t-ils aussi une complexité inhérente et ignorée des mécanismes biologiques sous-jacents18 ? La question à résoudre pour Gurdon et beaucoup d’autres biologistes devient donc : « Comment a lieu la reprogrammation ? ». Des prolongements dans les domaines fondamental et appliqué Le chemin de la révolution épigénétique Les travaux que Gurdon a poursuivis sur les facteurs de la reprogrammation ne seront pas développés ici : le Nobel lui est en effet revenu pour ses premiers travaux dont nous avons parlé, même si la suite de sa carrière, jusqu’à ce jour, n’a rien à envier à ses débuts. Disons qu’en substance ils ont conduit à étendre ses observations (transferts nucléaires entre espèces différentes, switch d’un type cellulaire en un autre, dissection des paramètres intervenant dans la reprogrammation,...). Mais comme il arrive souvent en science, le corpus de connaissances issu des travaux de transferts nucléaires et un domaine venant d’une tout autre approche, allaient se rencontrer. 17. Ces diverses expériences (fusion, surexpression, incubation), complémentaires de celle de transfert nucléaire sont mentionnées dans Gurdon J.B., Byrne, J. A., Simonsson, S. (2003) « The first half-century of Nuclear Transplantation ». PNAS, 100, 14, 8048–8052. 18. Outre l’âge ou l’état de différenciation de la cellule donneuse de noyau, l’importance du stade du cycle cellulaire auquel le noyau de transfert est prélevé avait été reconnue. Des caractéristiques de la cellule receveuse peuvent également interagir subtilement avec le noyau injecté. Les différences de résultat entre les travaux avec Rana et avec Xenopus étaient également interpellants. 274 revue des questions scientifiques Dans une expérience de 2008, Ng et Gurdon19 étudient des blastulas obtenues à partir d’œufs à noyau transplanté. Ils analysent l’activité génique (la transcription) dans divers territoires présomptifs (dont on connaît donc le devenir normal) de ces blastulas. De manière inattendue ils trouvent outre les transcrits ARN attendus, c’est-à-dire correspondant à la nature du territoire embryonnaires qu’ils étudient, d’autres transcrits correspondant à l’identité de la cellule différenciée qui avait servi de donneuse pour la transplantation nucléaire. Selon que le noyau initial donneur provenait d’une cellule nerveuse ou musculaire par exemple, ils trouvaient dans 50% des tests, respectivement une surabondance de transcrits typiques de la cellule nerveuse ou de la cellule musculaire. Il s’agit là d’une surprise totale, d’autant que les divisions qui conduisent de la cellule œuf jusqu’au stade 12 de la blastula se font en absence complète d’activité des gènes ! Donc un génome, reçu par copies (identiques faut-il le rappeler) successives du génome initial et jusque là resté muet, se met à transcrire de façon préférentielle des gènes qui étaient actifs dans la cellule donneuse du noyau avec le génome initial : une mémoire a été conservée. Cette mémoire non inscrite dans les gènes, non génétique est donc proprement épigénétique. On n’avait pas idée claire à l’époque de ce qui pouvait être l’explication de ce phénomène. Bien entendu Gurdon fait le lien entre cette mémoire et les insuccès rencontrés dans la reprogrammation. La reprogrammation imparfaite serait due à la persistance d’un programme, d’une ‘empreinte’ ou d’une mémoire, non ADN mais épigénétique. Ce serait une des causes des échecs et autres anomalies observées dans le développement après transfert de noyau différencié. Quelles sont ces modifications non génétiques qui ont la faculté de modifier l’expression génétique et qui, bien que non inscrites dans la séquence d’ADN, sont transmissibles à travers les mitoses, c’està-dire héritées par les cellules-filles ? Cette transmission mitotique est évidemment ce qu’on observe lorsqu’on suit la croissance de cellules issues d’une cellules-mère progénitrice d’un tissu épithélial, conjonctif, musculaire etc. jusqu’à donner un tissu : les descendantes formant le tissu gardent les caractères différenciés (sauf accident) ! On connaît parmi les modifications épigénétiques la méthylation de l’ADN (qui consiste à l’addition de groupes méthyles sur des résidus de l’ADN 19. Ng RK, Gurdon JB. 2008. « Epigenetic memory of an active gene state depends on histone H3.3 incorporation into chromatin in the absence of transcription ». Nature Cell. Biol. 10: 102–109 cité in Gurdon J.B, Wilmut, I. 2011. « Nuclear transfer to Eggs and Oocytes », Cold Spring Harb. Perspect. Biol. 3 :a002659 (www.cshperspectives.org ) le prix nobel de physiologie ou médecine 2012 275 sans changer le contenu informatif de la séquence) mais il en existe d’autres. Des modifications peuvent aussi affecter les protéines immédiatement dans l’environnement de l’ADN, c’est-à-dire les histones de la chromatine (les histones pouvant être spécifiquement méthylées, ubiquitinilées, phosphorylées etc.). Les mécanismes biochimiques par lesquels ces ornements chimiques de la chromatine sont reproduits trans-générationnellement sont connus. Pour faire percevoir intuitivement les conséquences de telles modifications chimiques, disons que l’accessibilité des séquences géniques est modifiée et que, en conséquence, leur expression peut être affectée. Des gènes et des régions chromosomiques plus ou moins étendues peuvent être éteintes ou activées selon l’accessibilité qu’elles offrent aux encombrantes machineries cellulaires de la transcription. Ces modifications sont réversibles : il existe des déméthylases, désubiquitinilases etc. La différenciation dépend en large part de l’état chromatinien plus ou moins ouvert ou fermé qui distingue épigénétiquement – mais pas génétiquement – l’œuf totipotent de cellules différenciées dans telle ou telle direction. Le problème de la reprogrammation se situe à ce niveau. La contribution de Gurdon s’inscrit donc au plan fondamental dans un chapitre de la biologie qui concerne – au-delà de la génétique – la place de l’épigénétique dans la détermination du phénotype. L’hérédité ou science de la transmission des caractères dépend de l’ADN mais aussi d’autres facteurs. Le clonage de mammifères Le clonage de Xénopes adultes par Gurdon entraîna bien vite l’intérêt des media. Il raconte dans un « Commentary » publié à la suite du Prix Lasker qu’il reçut en 200920 comment il fut interrogé par un célèbre auteur de fiction américain, Walter Cronkite, sur le temps qu’il faudrait pour cloner un humain et la réponse qu’il fit : « Entre 10 ans et un siècle ». Si on regarde la figure ci-dessous (extraite d’un article de revue de Gurdon) qui s’est retrouvée en couverture de livres sur le clonage mais aussi à la une de périodiques de grande diffusion, on ne sera pas étonné de l’impact obtenu sur l’imaginaire des lecteurs : le meilleur des mondes de Huxley, avec une société de clones plus ou 20. Le Prix Lasker est considéré par beaucoup comme annonciateur d’un futur Nobel. Il fut d’ailleurs décerné conjointement à Gurdon et Yamanaka. Le ‘Commentary’ fut publié en octobre 2009. Gurdon, J.B (2009) « Nuclear reprogramming in eggs ». Nature Medicine 15, 10, 1141-1144. | 276 revue des questions scientifiques moins inquiétants semblait se profiler à l’horizon. Et le premier clonage de mammifère que certains avaient prédit être impossible allait encore nourrir ces craintes. Figure 3. Grenouilles ( Xenopus laevis) clonées par transfert nucléaire (les noyaux donneurs provenant d’un Xenope albinos) dans des oocytes énuclées d’une femelle « wild-type » c’est-à-dire pigmentée, en haut au centre. Les clones, génétiquement identiques, se présentent comme des individus albinos jumeaux. (Gurdon, J.B. (2009) « Nuclear reprogramming in eggs » Nature Medicine 15, 1141-1144). Le clonage reproductif d’une brebis Le transfert de noyau somatique à la manière de Gurdon a été appliqué aux mammifères. Le premier clonage qui ait abouti à un adulte, appelé pour cela clonage reproductif, fut l’œuvre de Ian Wilmut en 199721. Curieusement dans les essais infructueux précédant cette expérience réussie, Wilmut injectait le noyau donneur dans un œuf fécondé énuclée et non dans un oocyte 21. Le travail parut dans un de journaux phares de la science mais il fut d’abord annoncé à grand renfort de medias. Wilmut I, Schnieke AE, McWhir J, Kind AJ, Campbell KH (1997). « Viable offspring derived from fetal and adult mammalian cells ». Nature, 385 (6619): 810-3. le prix nobel de physiologie ou médecine 2012 277 comme préconisé par Gurdon. Selon Gurdon, la cause des échecs enregistrés pourrait être là ; le pouvoir de « réversion » du cytoplasme d’un oocyte peut être différent de celui d’un œuf. Mais encore une fois, la brebis Dolly n’est qu’une réussite sur des centaines d’essais, ce qui souligne que la reprogrammation n’est pas parfaite. D’ailleurs on releva certaines anomalies chez Dolly. Quoi qu’il en soit, le résultat de Wilmut eut un écho fantastique. C’était réellement une prouesse qui, un temps, laissa espérer des applications zootechniques vite oubliées au vu principalement des anomalies plus ou moins graves constatées sur Dolly et d’autres clones. Le principe de la reprogrammation d’un noyau adulte était bien confirmé, mais la réalisation de la reprogrammation se révèlait imparfaite. L’application que Wilmut avait faite des travaux fondamentaux des précurseurs, en particulier de Gurdon, montrait à l’évidence que la question fondamentale de la nature exacte et précise du processus et de son contrôle était toujours à résoudre. Le clonage thérapeutique humain L’insuccès relatif du clonage reproductif de mammifères dont il a été question ci-dessus se manifeste (des anomalies, ou la mort) à des stades plus ou moins avancés du développement. Gurdon lui non plus n’obtenait que quelques pourcents seulement d’adultes de Xénope dans ces expériences de transfert avec des noyaux différenciés. Il est évidemment hors de question de donner suite, dans de telles conditions, à tout projet de clonage reproductif d’un humain. Éthiquement, l’interdit est unanime. Mais pour comprendre le clonage dit thérapeutique il faut se souvenir que Wilmut et ses successeurs (avec diverses autres espèces de mammifères) avaient, comme Gurdon avec ses Xénopes, un nombre élevé d’embryons d’aspect normal au stade blastula (ou blastocyste chez les mammifères). Rappelons que dans ce blastocyste se trouve une masse cellulaire (« inner cell mass ») avec toutes les cellules dont l’embryon futur va tirer son origine (voir note 11). Ces cellules sont logiquement appelées les ESC ou cellules-souches embryonnaires et elles sont bien entendu pluripotentes. On a appris à dériver d’elles les divers tissus de l’organisme non seulement in vivo (par transfert nucléaire ou greffes) mais aussi en culture in vitro. De tels tissus ou précurseurs de tissus peuvent être préparés à 278 revue des questions scientifiques partir de cellules dotées de noyaux d’un donneur, c’est-à-dire que ces cellules sont autologues au donneur. Et on voit tout de suite l’usage thérapeutique que cette approche offre. Des cellules obtenues de la sorte en culture sont parfaitement compatibles avec le donneur du noyau initial et donc idéales pour une greffe qui sera, en fait, une auto-greffe. Potentiellement il s’agit d’un moyen de choix non seulement pour les greffes réparatoires, mais aussi pour les tests de nouveaux médicaments,... d’où le qualificatif de « thérapeutique » donné à ce type de clonage d’embryons humains. Mais il ne s’agit en aucun cas de « clonage d’humains » ! On verra que le clonage thérapeutique humain n’a pas échappé à certaines condamnations éthiques pour la raison essentielle que les ESC étaient prélevées dans un embryon qui, de ce fait, était tué. C’est ici qu’intervient le Nobel de Yamanaka qui est attribué pour les ipSC (ou iPS) c’est-à-dire des cellules souches humaines pluripotentes obtenues par induction. Voyons de quoi il s’agit. La contribution surprenante de Yamanaka Une vision résolument appliquée Yamanaka reçoit donc son Nobel pour les iPS dont la découverte remonte à 6 ans ce qui est évidemment extrêmement rapide. Au rang des anecdotes on apprend de sa biographie que c’est un sportif de très bon niveau (ceinture noire de judo 2° dan, coureur de Marathon en un temps tout à fait honorable etc.). On apprend22 aussi qu’il s’est détourné de la chirurgie parce qu’il comprit assez vite qu’il n’était pas doué et, en outre, il jugeait que sa pratique de chirurgien, même s’il avait été excellent pour cela, ne pourrait jamais bénéficier qu’à un petit nombre d’individus ; la recherche médicale lui semblait avoir un potentiel bien plus grand au bénéfice de l’humanité. Il a donc dès le départ une vision utilitariste de la science. Bien que sa femme l’incita à ouvrir un cabinet médical, il entreprend une thèse doctorale en pharmacologie chez le professeur Miura puis fait un postdoc au Gladstone Institute à San Francisco où, bien que son laboratoire-hôte étudie les fonctions cardiaques, des circonstances hasardeuses le font travailler sur un oncogène qui le conduira à en découvrir une cible qui était un facteur responsable de la pluripotence des cellules embryonnaires. Rentré au Japon à son corps 22. http://en.wikipedia.org/wiki/Shinya_Yamanaka le prix nobel de physiologie ou médecine 2012 279 défendant (il raconte avec humour dans son exposé Nobel23 qu’il fit une maladie qu’il désigna de PAD : Post America Depression) il postula en 2009 un poste de chercheur au Nara Institute of Science and Technology, poste qu’il décrocha semble-t-il parce qu’il affirma qu’il voulait et pourrait clarifier le problème des ESC. Lesquelles parmi les innombrables interactions pouvant survenir entre les cibles que sont les gènes du noyau à reprogrammer et les facteurs de nature inconnue – protéines, ARN, conditions physico-chimiques... – exercent-elles un rôle dans la redéfinition du phénotype d’une cellule ? Les expériences jusque là, que ce soient les transferts nucléaires, les fusions cellulaires, les incubations apportaient des données d’ordre descriptif mais peu analytiques. On peut dire que la contribution que Yamanaka allait apporter au domaine a constitué une percée inattendue et a soulevé des espoirs immenses pour les applications biomédicales. La liste des Prix qu’il obtint, avant la consécration du Nobel, est d’ailleurs absolument exceptionnelle. Des ESC aux iPSC Rappelons que jusque là les cellules souches devaient être dérivées d’embryons jeunes (blastocyste). Les utiliser pour des greffes, par exemple, posait un double problème. D’abord un problème important au plan technique puisque pour obtenir ces blastocystes avec les ESC désirés il fallait utiliser une procédure de type « Dolly » pour chaque patient à traiter. Mais ensuite il y avait une difficulté d’ordre éthique. Par ailleurs, depuis peu de temps on avait découvert avec surprise qu’il existait des cellules pluripotentes dans des tissus différenciés comme le muscle ou le système nerveux. Et la découverte de telles cellules permettait d’espérer que la réparation de tissus différenciés deviendrait possible. Techniquement cependant on n’avait pas le moyen d’obtenir aisément ces cellules pluripotentes à partir du patient. Si on arrivait à réaliser la réversion de cellules somatiques ‘ordinaires’ d’un individu humain adulte cela lèverait l’ensemble de ces difficultés et problèmes. Cependant a priori il n’y avait pas de piste rationnelle prometteuse pour atteindre un tel objectif. Sauf peut-être les données de surexpression que nous mentionnions plus haut (p.9) montrant que dans des cellules en culture in vitro certains facteurs en haute concentration produi23. On peut suivre son exposé sur http://www.nobelprize.org/mediaplayer/index. php?id=1866 280 revue des questions scientifiques saient des reprogrammations, dans certains cas. Yamanaka va suivre une piste analogue puisqu’il décide de surexprimer dans des cellules en culture une série de gènes considérés comme bons candidats à un rôle dans la réversion. Son raisonnement était que les gènes – dont on savait que l’extinction d’activité accompagnait des étapes de la différenciation s’ils étaient maintenus en activité et mieux, s’ils étaient suractivés – pourraient peut-être accomplir la réversion de l’état différencié vers un stade pluripotent. L’originalité de l’approche de Yamanaka et son équipe a été de surexprimer en bloc des dizaines de protéines (24) dont les gènes étaient transfectés plutôt que de les tester une à une pour leur effet potentiel de reprogrammation. Une fois un effet significatif obtenu, il a progressivement réduit ce nombre pour démontrer finalement que 4 protéines suffisaient (Sox2, Oct4, Klf4, c-Myc). Comment elles exercent leur rôle reste une vaste question bien loin d’être comprise dans le détail24. Mise en œuvre de deux grands types d’applications Concrètement, ce résultat remarquable conduit à des applications biomédicales in vivo et in vitro. Les applications in vivo sont ce qu’on appelle la médecine régénérative (ou « cell therapy »). À partir, par exemple, d’une biopsie de peau du patient on peut cultiver ses cellules et produire leur reprogrammation en cellules pluripotentes qui seraient ensuite différenciées de manière dirigée vers le type cellulaire souhaité (obtenues en quantité illimitée) et utilisées comme greffon (parfaitement autologue) pour la thérapie spécifique que demande la pathologie particulière du patient (Parkinson, lésions de moëlle, myopathies, grands brûlés, rétinopathies, etc.). In vitro, l’utilisation de cellules en culture offre une alternative précieuse pour obtenir des modèles sur lesquels tester de nouvelles drogues (« drug screening »). C’est le cas, par exemple, pour des maladies affectant le contrôle musculaire par des motoneurones pour laquelle aucun modèle souris n’est satisfaisant. Des cultures de motoneurones obtenus à partir de iPSC de ces malades montrent un phénotype caractéristique consistant en des prolongements neuronaux raccourcis. 24. Mentionnons que Myc, par exemple, est un facteur de transcription ‘classique’ mais il exerce aussi un effet typiquement épigénétique puisqu’il modifie la structure de la chromatine. Myc affecte plus de 10% de l’ensemble des gènes. Une version mutée de ce gène est impliquée dans de nombreux cancers (Lymphome de Burkitt, cancers du côlon, du sein, du poumon,…) le prix nobel de physiologie ou médecine 2012 281 Une drogue qui restaurerait le phénotype normal en culture serait un excellent candidat pour une thérapie (cf. fig.4) Fig.4. Le principe de l’utilisation thérapeutique des cellules iPSC. Les cellules prélevées sur un patient sont cultivées en cellules pluripotentes qui sont ensuite reprogrammées (par ‘ induction’) en cellules différenciées selon les besoins du patient à greffer ou pour réaliser des tests en vue de rechercher par exemple des substances capables de traiter une cytopathologie particulière (par exemple responsable d’une myopathie). Bien entendu, les iPSC sont également un outil incomparable pour les progrès de la biologie fondamentale. Du reste les études fondamentales sont bien évidemment indispensables même dans le contexte strict des applications thérapeutiques évoquées ; des cellules greffées à un malade qui sont issues de cellules manipulées doivent donner toutes les garanties non seulement d’être acceptées, et de donner leurs effets bénéfiques de manière durable et efficace, mais aussi de ne pas induire des effets non désirés25. Il s’agit donc de comprendre le mieux possible le modèle avant de l’exploiter à des fins thérapeutiques. 25. Le premier usage thérapeutique de iPSC vient d’être approuvé en février 2013 pour traiter des patients atteints de dégénérescence maculaire de la rétine (groupe de Takahashi au Japon) cf. http://blogs.nature.com/news/2013/02/embryo-like-stem-cells-enter-first-human-trial.html. 282 revue des questions scientifiques Quelques réflexions liminaires Nous disions au début de cette note que tout Nobel interpelle : pourquoi ces lauréats-là et pourquoi pas tel autre? Pourquoi maintenant (seulement, déjà) ? Et le « progrès » que suppose ce prix est-il important, pose-t-il des problèmes éventuels ? Quelle prospective ouvre-t-il ? Dans le commentaire présenté ici, l’ensemble de ces interrogations ne peut être couvert. Dans ce qui suit j’aimerais ajouter pour le lecteur quelques réflexions, souvent personnelles, qui pourraient peut-être rencontrer ses propres questions. Disons d’abord que le sujet est loin, très loin d’être épuisé. Au contraire, même s’il est banal de répéter qu’une découverte ouvre plus de questions qu’elle n’en clôture, dans le cas présent, d’une certaine manière, rien ou presque rien n’est « expliqué », c’est-à-dire « déplié » au point qu’on y voie clair. Le travail séminal de Gurdon a révélé la question à creuser, et c’est ce qu’il continue à faire avec passion : Qu’est-ce qu’il se passe entre le noyau et le cytoplasme ? Qu’est-ce que la résistance du noyau (la stabilité de la différenciation) et comment, sous le jeu de quelles interactions, entre quels partenaires moléculaires, celle-ci peut-elle basculer (en rétro- ou transdifférenciation) ? Mais la question de Gurdon n’est pas résolue, ce qui n’est pas étonnant tant le champ est vaste et central à toute la biologie : elle rejoint une série d’autres questions connexes et fondamentalement liées entre elles parce que relevant de mécanismes non pas génétiques mais épigénétiques, c’est-à-dire tirant leur source hors du noyau (et des gènes). Rappelons qu’il s’agit de l’influence reprogrammatrice du cytoplasme de l’oocyte démontrée par Spemann et Gurdon, du rôle déterminant des facteurs de Yamanaka, d’autres effets physicochimiques potentiels ou encore des forces résultant du milieu extracellulaire... Parmi ces questions connexes réunies par le ‘fil’ de l’épigénétique citons encore les « maternal effects » qui avaient été étudiés chez la drosophile par Christiane Nüsslein-Volhard (Nobel en 1995). Celle-ci a montré que, indépendamment du génome de l’œuf fécondé, le cytoplasme de l’ovule reçu de la mère peut effectivement avoir un rôle déterminant, non génétique, sur l’orientation du développement phénotypique. Un autre phénomène resté longtemps obscur et appelé « empreinte génomique », est le fait qu’une mutation (par exemple dominante) transmise à l’œuf puisse se manifester ou non selon qu’elle est transmise via le spermatozoïde ou l’ovule. Il s’explique en fait le prix nobel de physiologie ou médecine 2012 283 par des modifications épigénétiques de la chromatine au locus de la mutation. Les modifications d’empreinte peuvent rendre la chromatine localement inactive (voir plus haut ce que nous avons dit de la chromatine « ouverte » ou « fermée ») ; affectant l’allèle transmis par le père ou au contraire par la mère on observe en conséquence une expression monoallélique qui n’est pas de type mendelien. Chez l’homme le syndrome de Prader-Willi est en rapport avec de tels phénomènes. Loin d’être épuisé, l’« épigénétique » est un thème de recherche en plein progrès touchant à des domaines divers comme on l’a vu. Il s’agit de comprendre mieux la reprogrammation imparfaite lors d’essais de clonages, ou encore comment les chromosomes du spermatozoïde (ou d’ovule) deviennent (par une reprogrammation normale) des chromosomes d’œuf et puis de cellules différenciées. Outre le développement et la différenciation avec ses accidents pathologiques, la transformation cancéreuse, la dédifférenciation ou la réorientation d’un phénotype par infection virale ou parasitaire, toute les problématiques de la cicatrisation ou encore de la régénération, de la métamorphose... sont d’autres situations qui relèvent pour une part de cette épigénétique en sus de la génétique. On reste dans le problème crucial et fascinant de la relation entre génotype et phénotype. Après la publication du génome humain voici 10 ans, jour pour jour au moment où j’écris ces lignes, l’ère postgénomique sera celle de l’épigénétique y inclus l’épigénomique. En conclusion, il me paraît que le Prix Nobel de Médecine 2012 est un particulièrement « beau » Nobel en ce sens qu’il représente l’alliage remarquable de la recherche « gratuite », fondamentale et celle « productive » et appliquée. Il salue les mérites du pionnier que fut Gurdon et ceux de Yamanaka qui a mis la main sur une technique opératoire « qui marche » (en laissant toutefois pendantes les explications) et l’un et l’autre ont donc fourni des contributions essentielles. Peut-être sont-ce les perspectives d’application ouvertes par le second qui ont permis d’accorder au premier une distinction que le comité Nobel ne lui avait pas, jusque là, accordé (pas plus qu’à Ian Wilmut). On peut se demander si Wilmut ne fut pas une victime du préjugé négatif, voire hostile qui frappe le clonage. Celui-ci est controversé comme l’est aussi la transgénèse des OGM, par exemple. Dans ce dernier domaine, on ne peut s’empêcher de penser que malgré le travail superbe que les pionniers tels les chercheurs de Gand – Van Montagu et Schell – ont accompli, c’est la prévention dans beaucoup d’opinions publiques vis-à-vis des OGM 284 revue des questions scientifiques qui leur a coupé la voie du Nobel. La prévention vis-à-vis de tout ce qui touche à l’amélioration du vivant qu’il soit humain ou autre, est souvent liée à la conception toujours vivace d’une nature jugée bonne, soit qu’on la sacralise en elle-même soit qu’elle soit le fait d’un Créateur. Les pratiques scientifiques ou techniques qui modifient l’ordre naturel seraient dès lors transgressives. Rappelons la désapprobation par le Vatican (qui s’est dit ‘consterné’ 26) de l’attribution du Nobel en 2010 à Robert Edwards27 «for the development of in vitro fertilization» (la FIV qui a conduit à ce qu’on a appelé les « bébés éprouvettes ») et le fait que l’administration Busch a coupé les crédits à la recherche sur les cellules souches humaines parce qu’elles impliquaient la mort d’un embryon. On voit que les iPSC contournent cet obstacle éthique puisque, grâce au travail de Yamanaka, il n’est nul besoin de passer encore par le clonage d’un embryon humain qui serait sacrifié par la suite. Même le Vatican qui était en accord avec l’administration Busch se félicite à présent de cette possibilité offerte par la science de rester en accord avec ses règles comme en témoigne le texte suivant publié à propos d’une conférence organisée à Rome en avril 2013 (en présence de Gurdon) sur les cellules souches et la médecine régénérative : « Because of this plasticity, your own adult stem cells are the perfect ethical and moral alternative to stem cells derived from other donors or from embryonic stem cells ». Espérons que la recherche se développera à présent en toute liberté et permettra, grâce notamment aux iPSC, les progrès fondamentaux nécessaires que le gel des crédits américains pour l’étude des cellules souches (ESC) n’a pas permis. 26. cf. http://www.christiantoday.com/article/vatican.official.objects.to.ivf.scientists.nobel. prize.win/26837.htm 27. Robert Edwards est mort le 10 avril 2013. On a pu lire à cette occasion dans la presse : «Peu de biologistes ont eu un tel impact sur l’humanité... Il a changé la vie de millions de personnes» (http://adultstemcellconference.org/about/adult-stem-cells/)