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En écho à La philosophie vagabonde d’Alain Guyard
(Film de Yohan Laffort, 2016)
Cette pratique de la philosophe « foraine » d’Alain Guyard me parle tout particulièrement, même si je
n’ai pas abandonné, comme lui, l’enseignement, considérant comme crucial le nœud que constitue la
classe terminale, à la fois la fin et le commencement de quelque chose ; les lisières sont en effet, en
écologie, de très riches biotopes….
Mais en même temps, car cela me semblait indissociable, j’ai pratiqué la philosophie avec des
auditoires semblables à ceux qui apparaissent dans le film : jeunes en grande difficulté, adultes de
toutes sortes et de toutes origines sociales n’ayant eu que peu ou pas de contact avec la philosophie,
soignants divers, détenus, par exemple. J’ai d’ailleurs le projet de faire de la philosophie avec les
migrants (qui ne sont des vagabonds qu’involontaires), dans des lieux dont je n’ose dire qu’ils les
habitent. Mais, outre les satisfactions professionnelles, les plus belles qui m’ont été données dans ma
vie me sont venues des enfants, avec lesquels j’ai travaillé la philosophie, un peu comme le boulanger
travaille sa pâte. Or, curieusement, mais peut-être est-ce un choix, Alain Guyard parait ne s’adresser
qu’à des adultes.
J’ai trouvé le travail et/ou le jeu d’Alain Guyard passionnants mais suis beaucoup plus circonspect visà-vis du film. L’absence de relief du scénario et de la mise en scène, le caractère conventionnel des
décors et des actions, peuvent certes passer pour un parti pris, de manière à laisser la parole au seul
discours philosophique. Mais, par exemple, les longues séquences où le philosophe est
complaisamment filmé au volant de sa voiture n’ont d’intérêt que pour faire passer un seul et unique
message : qu’il sillonne (et le mot lui convient particulièrement bien), en vagabond philosophique, les
routes du Gard…
Le philosophe aux champs, clown sous un chapiteau, ou dans la caverne peu platonicienne de la grotte
des Demoiselles, dans l’Hérault, manie la provocation en maitre. Cette dernière est à la fois « avant
toute vocation », comme il le dit, et à la fois : « ce qui appelle à… ». Elle ne doit jamais être une fin en
soi, gratuite, mais le moyen de la remise en question, de susciter cet étonnement face à la réalité qui
est propédeutique à la philosophie. PLATON affirmait ainsi que la question philosophique
fondamentale était la suivante : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien » ? D’ailleurs, le
tatouage que porte Alain Guyard (« Rien » sur les doigts d’une main, « Tout » sur ceux de l’autre),
sans doute une allusion au personnage de Robert Mitchum dans La nuit du chasseur, nous installe
d’emblée dans le domaine de la métaphysique.
Dans la lignée de son maître, notre maître, Socrate, Alain Guyard hante les marges (c’est en effet la
marge qui nous corrige), c’est pourquoi je regrette qu’une part plus importante n’ait pas été faite dans
le film aux marginaux. Il alterne décapage et percolation. NIETZCHE, lequel constitue en grande partie
l’ossature de ses interventions n’affirmait-il pas, dans le Crépuscule des idoles, qu’« il faut
philosopher à coups de marteau » ? La tâche du philosophe est bien d’un artisan. Sa pratique du coup
de pied dans la fourmilière, doublée d’un humour ravageur, a quelque chose de réellement roboratif,
quoiqu’il lui arrive quelquefois de céder à la facilité. J’ai par exemple beaucoup aimé son « power
point portatif, convivial et anti nucléaire » et les séances de la forêt de Diogène (expression savoureuse
quand on sait que le philosophe cynique était l’homme de la cité).
Cet homme est donc bien un authentique passeur qui, entreprise fort difficile, sait vulgariser, dans le
sens le plus noble du terme, sans trop perdre de consistance théorique. Cela est particulièrement vrai
de NIETZSCHE dont il souligne le rire face à notre décadence et met en lumière le plaidoyer pour
Luc STRENNA, la philosophie vagabonde, 12 03 17.
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l’enfance et son innocence consubstantielle. Il en va de même quand il évoque par exemple
HERACLITE, PLATON, SPINOZA, JANKELEVITCH, HEGEL, SOREL ou DEBORD. J’ai beaucoup aimé son
analyse de la liaison Ulysse-Circé qui évoque le « on peut mourir d’être immortel » de NIETZSCHE,
même si sa vision de PLATON me semble parfois réductrice.
A la manière de tout bon philosophe, ainsi ZENON D’ELEE, Alain Guyard excelle à jouer des
paradoxes, comme on joue des coudes, avec par exemple la reprise de l’idée pascalienne des Pensées,
selon laquelle toute la philosophie consiste à renoncer à la philosophie ou selon laquelle la conscience
ne peut être ni dans, ni en dehors de l’action (je ne peux me regarder pédalant en pédalant). C’est
d’autant plus amusant qu’il se situe aux antipodes de PASCAL, en proposant une éthique de la joie, et
en proclamant la préséance du corps sur l’esprit (voir son interprétation de la célèbre formule
d’HERACLITE : « les dieux sont aussi dans la cuisine »).
Si « faire de la philosophie» à des détenus (centre de détention de Marche en Fammeure en Belgique)
ou des patients d’hôpital psychiatriques (accueil psychiatrique à Uzès) se révèle si crucial, c’est bien
parce que toutes les formes d’enfermement, et plus généralement d’exclusion, replient la pensée sur
elle-même (ALAIN affirmait que « penser sa pensée, c’est proprement philosopher »). L’on peut y
mettre le feu, pourvu que l’on fasse jaillir la bonne étincelle quand et là où il faut. N’oublions pas que
Socrate a connu la prison avant d’être condamné à boire la cigüe et que, selon le Criton de PLATON, il
aurait refusé de s’évader, choix proprement incompréhensible au départ pour les détenus mais
qu’Alain Guyard semble leur faire comprendre in fine.
Alain Guyard évoque la distinction classique entre docere (enseigner, faire apprendre) et placere
(plaire, « ensucrer les viandes » aurait dit MONTAIGNE) qui, en termes platoniciens, recouvre, en gros,
l’opposition entre la rhétorique et la philosophie. Toute la difficulté consiste, bien sûr, à régler le
curseur. Peut-être est-il possible, dans cette perspective, de lui reprocher une fréquentation douteuse
du placere, au risque de par trop adopter la position du séducteur. Le culte de la personnalité
s’approche alors à grands pas.
Mais la principale critique que j’adresserai, je ne sais si c’est au film ou au philosophe lui même,
réside dans le trop peu de dialogue entre lui et ceux auxquels il s’adresse. Cela est singulier pour qui se
place, plus ou moins implicitement, sous l’ombre tutélaire de Socrate, inséparable du dialogue. De
plus, l’absence d’opposition frontale à la philosophie ou au personnage qui la véhicule est choquante
au regard du recul, du décalage et de la distorsion qu’elle implique. Jamais Alain Guyard n’est mis en
difficulté. Sans aller jusqu’à reprendre ceux qui le considèrent, malgré son refus d’être prescripteur,
comme un gourou vampirisant ses auditeurs, ce film manque d’esprit critique et n’évite pas une forme
d’hagiographie qui, même si elle ne pouvait être complètement extirpée, aurait pu, pour le moins, être
combattue davantage et mieux.
Cela dit, le film, qui retrace une authentique aventure philosophique, est fort bien venu et nécessaire,
en ces temps où la philosophie, mise à toutes les sauces, représente un phénomène de mode
cosmétique, invoqué par ceux qui précisément créent les conditions pour qu’elle ne puisse s’exercer.
Le propre du capitalisme libéral est bien de transformer l’homme en marchandise des marchandises
qu’il convoite dans la consommation, ce qui l’empêche de penser. Alain Guyard, qui ne cache pas son
esprit libertaire, en opère la critique radicale. MARX affirmait d’ailleurs qu’ « être radical, c’est
prendre les choses à la racine », ce qui pourrait être plus qu’un commencement de définition de
l’attitude philosophique.
Luc STRENNA
Luc STRENNA, la philosophie vagabonde, 12 03 17.
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