Position de thèse - Université Paris

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Position de thèse
Le but de nos recherches est d'examiner le tragique dans la pensée littéraire française
du XX
ème
siècle (sa nature, les conditions de son apparition, ses différentes manifestations)
autant que la possibilité éventuelle de le surmonter. Les concepts du tragique présentés chez
les théoriciens comme J.-M. Domenach, G. Steiner, H. Gouhier, L. Goldmann, I. Omesco etc.
seront mis en rapport avec le concept du tragique qu'expose dans sa thèse Alexeï Tsourkane,
un philosophe russe contemporain.
La réflexion sur le tragique a presque le même âge que l'humanité même. Les écrits
des premiers philosophes antiques, les premières tentatives de l'humanité d'appréhender
l'univers, autant que les premières œuvres poétiques sont percés par le sentiment tragique sans
qu'il soit encore nommé directement. La tragédie est le premier genre théâtral qui naît en
Grèce antique.
Nous nous sommes engagés dans les recherches de la nature du tragique car depuis
que l'homme existe, il se pose des questions sur sa nature et sa destination, et l'apparition du
tragique dans certaines époques reflète un type particulier des rapports entre l'homme et le
monde, un type particulier de sa perception de ce monde.
Nous partons de l'idée, que partagent la plupart des auteurs de notre corpus, de
considérer le tragique en tant que vision du monde. En rapport avec cela, citons Tsourkane
définissant le tragique comme « sensation du non-sens de l'existence, du caractère occasionnel
de l'histoire mondiale qui apparaît en tant que tentative d'appréhender l'univers dans sa totalité
métaphysique ».1 Nous rejoignons le philosophe affirmant la prédominance de la vision
tragique dans le monde d'aujourd'hui et, par conséquent, son caractère pantragique.
Ce type de vision s'installe au XIXème et surtout au XXème siècle. Tsourkane cite la
définition d'un spécialiste russe de la philosophie existentialiste française, P. Gaïdenko, sur le
pantragique : « le pantragique – c'est la métaphysique du tragique universel ».2 Le pantragique
dans les œuvres philosophiques et littéraires des existentialistes est considéré par Gaïdenko et
Tsourkane en tant que reconnaissance du tragique comme une base dominante de la vision du
monde en Europe aux XIXème - XXème siècles. En règle générale, on associe ce terme avec « la
mort de Dieu » et la perte des repères par l'homme moderne. Ce n'est pas un hasard si
beaucoup de théoriciens d'aujourd'hui refusent l'existence de la tragédie comme genre
littéraire de nos jours et reconnaissent le tragique dans la littérature, dans les différentes
formes d'art et – dans le sens plus large – comme sensation de vie. Pavis écrit : « Plus de
1 Tsourkane Alexeï, Le Tragique dans les traditions littéraires et philosophiques en l'Antiquité et en Europe
occidentale, Moscou, 2000, p. 19 (Nous traduisons).
2 Cf. Tsourkane Alexeï, op. cit., p. 12 (Nous traduisons)
tragédie dans les règles, mais un sentiment tenace du tragique de l'existence ».3 Le tragique,
comme le fait remarquer Tsourkane, est presque devenu le synonyme de l'existence humaine.
L'étude du tragique prend grosso modo deux directions principales : on étudie soit la
nature du tragique qui est propre à la tragédie comme genre, soit le tragique comme
perception du monde. À notre avis, il existe un fil réconciliateur ou plutôt, un nœud
sémantique, qui soit propre à ces deux notions du tragique. Pour nous, il s'agit du conflit
tragique portant un caractère insoluble et touchant aux problèmes métaphysiques. Comme le
montre bien Tsourkane, c'est le sentiment de désaccord entre ce monde et la conscience
humaine. Le philosophe considère le tragique sous l'angle du problème de l'existence humaine
qui cherche à être résolu. Dans sa thèse, il s'efforce à trouver une solution permettant de sortir
du tragique. La constatation de l'opposition entre le tragique et l'esprit rationnel, que font
quasiment tous les théoriciens de notre corpus, provoque chez deux d’entre eux – Domenach
et Tsourkane – une réflexion profonde en les poussant à deux conclusions différentes nous
permettant de voir une certaine divergence de leur attitude vis-à-vis du tragique. Pour
Tsourkane, le tragique manifeste l'insuffisance et la destruction de la vision rationaliste qui
doit être succédée à une nouvelle vision mythologique. Chez Domenach, le tragique est
montré sous un autre angle : le monde d'aujourd'hui a besoin de tragique qui dévoile l'attitude
simpliste de la vision rationaliste. C'est la tragédie qu'il nous faut pour mieux comprendre les
paradoxes de notre existence, les liens complexes et parfois contradictoires entre le Bien et le
Mal, entre la liberté et la fatalité. Mais finalement le but de la démarche de Domenach s'avère
être le même que chez Tsourkane. Dans le traitement du tragique chez Domenach, l'homme
espère pouvoir acquérir, grâce au tragique, une connaissance plus profonde de sa condition
humaine pour partir à la recherche d'une nouvelle vision synthétique.
Les théoriciens notent souvent les autres oppositions à la vision tragique – ce sont la
vision marxiste et le christianisme. Cette opposition au même titre que l'opposition du
tragique à l'esprit rationaliste permet de mieux dévoiler la nature de notre objet d'étude.
Malgré tout l'intérêt que le tragique provoque toujours chez les philosophes et chez
tout être humain se questionnant sur sa vie et ses relations avec le monde, il se trouve qu'à
part les multiples ouvrages sur la tragédie ou les différents aspects du tragique, il y a peu de
travaux de caractère synthétique sur le tragique. En plus, il nous paraît indispensable de lier
l'étude du tragique à la réflexion philosophique analysant le tragique en tant que perception du
monde sans laquelle l'essence du tragique ne pourra pas être saisie.
En acceptant la méthode dialectique de Goldmann et Tsourkane en tant que méthode
adéquate pour cette étude, nous poursuivons la démarche de ces penseurs en essayant
d'appliquer les définitions du tragique et les réflexions théoriques autour de cette catégorie
3 Pavis Patrice, Le Dictionnaire du théâtre, Paris : Armand Colin, 2002, p. 392
aux textes littéraires en proposant en même temps une démarche inverse en mettant en
épreuve les concepts des nos théoriciens par une analyse concrète des œuvres littéraires en
avançant au fur et à mesure nos propres hypothèses dictées par le matériel littéraire.
Dans l'Introduction, nous résumons les principaux points des concepts du tragique
chez les différents auteurs de notre corpus sous le regard du concept de Tsourkane.
Le penseur comme Domenach propose de voir la nature du tragique à travers la notion
d'ambiguïté. En analysant cette démarche nous observons sa ressemblance, sur certains
niveaux, avec le concept dialectique du tragique de Szondi. Le fait que Goldmann n'analyse le
tragique que dans l'une de ses formes littéraires – celle qu'il prend dans la tragédie racinienne
– ne nous empêche pas de constater la parenté de la notion de « paradoxe » qu'il emploie pour
caractériser la vision tragique qui a engendré cette forme de la tragédie avec la notion
d'ambiguïté sur laquelle Domenach fonde son concept du tragique. Ainsi, on peut conclure la
parenté des notions-clés du tragique comme ambiguïté (terme de Domenach), dialectique
(terme de Szondi), paradoxe (terme de Goldmann) qui saisissent bien la nature du conflit
tragique. Il nous semble que tous ces termes reflètent la nature ambiguë et contradictoire du
tragique résistant à toute sa définition simpliste et unilatérale. Domenach parle de la mutation
et de l'interpénétration des valeurs, la transformation d'une valeur en son contraire. Pour
Szondi, il s'agit de la même transformation d'une valeur en son contraire. À notre avis, son
concept dialectique du tragique contient déjà cette notion d'ambiguïté : le héros tragique
retrouve son anéantissement sur le chemin qu'il prenait pour son salut. Dans cette unité du
salut et de l'anéantissement Szondi voit « le trait essentiel de tout tragique ».4 L'analyse des
textes littéraires effectuée dans les principales parties de notre thèse montre le caractère
opératoire des notions comme ambiguïté, paradoxe, concept dialectique auxquelles les
théoriciens de notre corpus lient la nature du tragique.
L'étude du tragique dans ses différentes formes nous permet de rejoindre l'avis de
Tsourkane affirmant la destruction du Mythe comme une condition indispensable de
l'apparition du tragique. D'où vient la conclusion de Tsourkane sur la reconstruction du Mythe
comme une éventuelle possibilité de la sortie du tragique.
Dans le déroulement de l'action de la tragédie grecque, nous pouvons constater déjà
cette solitude de la conscience humaine en ressentissant sa séparation du monde, son
incertitude vis-à-vis du futur et du caractère imprévisible de l'histoire. La tragédie grecque
montre ce premier étonnement de la conscience devant l'hostilité du monde qu'elle essaye en
vain d'appréhender par la raison. Le tragique, selon la thèse de Tsourkane, naît dès le moment
de la destruction de l'équilibre entre les principes transcendantaux et le côté immanent,
4
Szondi Peter, Essai sur le tragique, Paris : Circé, 2003, p. 8
comme c'était le cas dans plusieurs époques dans l'histoire de l'humanité. La pensée
européenne post-antique dans son développement reproduit un algorithme du mouvement du
Mythe vers le Logos pour aboutir après à un Mythe reconstruit dialectiquement. Ce nouveau
Mythe, comme l’affirme le philosophe, doit être construit sur l'union du réel et de l'idéal à la
base de l'idéal (le byzantisme). Ce n'est pas un hasard si les visions qui s'opposent à la vision
tragique – la vision chrétienne et la vision marxiste – sont souvent considérées en tant que
Mythes, en tant que tentatives de la sortie du tragique.
En analysant le tragique chez Dostoïevski, que nous considérons comme l'auteur
tragique par excellence, on remarque que le tragique fait vraiment partie de sa vision du
monde. Le christianisme, chez Dostoïevski, prend une de ses variantes tragiques comme c'est
le cas chez Racine. Dans l'interprétation de Berdiaev, la foi chrétienne dans la version que
nous retrouvons dans les œuvres dostoïevskiennes représente la foi chrétienne authentique. Le
problème du tragique chez Dostoïevski est lié au problème du mal et de la liberté. « L'esprit
euclidien », l'esprit rationaliste ne peut pas comprendre la nature du mal dans ce monde. Les
origines de ce mal, d'après le philosophe, se trouvent aussi dans la liberté. « Dans le monde, il
y a beaucoup de mal et de souffrance car le monde est basé sur la liberté ».5 C'est la vérité qui
se découvre dans la quatrième dimension inaccessible pour l'esprit euclidien. L'existence du
mal et des souffrances dans le monde, comme le montre Berdiaev, est la preuve de l'existence
du Dieu. Si le monde était bon, il n'y aurait pas besoin de Dieu, car il serait Dieu lui-même :
« Le Dieu existe, car il y a le mal. Cela signifie que le Dieu existe, car il y a la liberté. ».6
Paradoxalement, la sortie du tragique que nous propose l'écrivain, est la foi orthodoxe qui est
basée elle-même sur la tragique perception du monde, sur la reconnaissance du conflit
tragique entre, d'un côté, l'homme avec ses valeurs et, de l'autre, l'existence du mal et des
souffrances dans le monde. La foi orthodoxe dans la variante que nous retrouvons chez
Dostoïevski et que nous décrivons dans la troisième partie de la présente thèse, fait penser au
byzantisme auquel Tsourkane lie la possibilité de surmonter le tragique. Il s’agit de la foi
réconciliée avec l’amour pour la vie terrestre, avec l’esprit dionysien.
L'étude de la philosophie des existentialistes, plus précisément, de la philosophie de
Camus, prouve son caractère profondément tragique. Le tragique est une perception du monde
dont l’œuvre de cet écrivain est profondément marquée. Dans son livre L'Homme Révolté,
Camus affirme que c'est bien dans la Révolte ou dans l'Art qui peuvent être comprises en tant
que nouveau Mythe, qu’on pourra retrouver une nouvelle synthèse du réel et de l'idéal. La
Révolte, selon Camus, est une protestation permanente de l'homme contre son destin en tenant
5
Berdiaev, Nicolas, L’Esprit de Dostoïevski. Disponible sur :
(http://www.krotov.info/library/02_b/berdyaev/1923_018_03.html)
(Nous traduisons)
6 Ibid. (Nous traduisons) (En italique dans l'originaal).
compte, en même temps, des valeurs éternelles et intransigibles. La Révolte, comme
l'Absurde, sont deux caractéristiques du destin humain.
Comme nous avons vu dans la métaphysique de Dostoïevski, la sortie même du
tragique que propose Camus est contradictoire en soi. C'est peut-être un nouveau témoignage
du côté ambigu du tragique. L'homme cherche à sortir ou à surmonter le tragique en
reconnaissant en même temps que c'est le tragique qui lui permet de rester l'homme en lui
rappelant sa nature humaine. La Révolte est donc une protestation éternelle de l'être humain
contre son destin et en même temps la meilleure partie de l'homme. Il n'y a pas de victoire
absolue sur le destin, chaque victoire est relative. Voilà pourquoi la Révolte, comme
l'Absurde, sont deux caractéristiques permanentes de l'existence humaine. En gardant la
fidélité à la Révolte, à la protestation, l'homme ne doit oublier que toute sa victoire portera un
caractère limité. Ici L'Homme Révolté rejoint, comme nous le croyons, Le Mythe de Sisyphe.
La seule sortie du tragique – ce n'est que la Révolte, l'acceptation volontaire de ce tragique au
même titre que la lutte permanente contre lui.
À cet égard, la réflexion faite sur les rapports entre la catégorie du tragique et des
catégories comme « pessimisme-optimisme », n'est pas sans intérêt. Le tragique, comme nous
essayons de montrer dans ces pages, est une catégorie qui sort du cadre « pessimismeoptimisme ». En montrant le caractère hostile du monde par rapport à l'homme, le tragique est
en même temps l'affirmation de la force et de la grandeur de l'homme qui faire face à son
destin.
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