Un résumé de la conférence du Pr. Yadh Ben Achour1 (par Gh. Djelloul) : L'orthodoxie sunnite, face aux révoltes et aux révolutions arabes (le cas de la Tunisie). Il a été initialement demandé au Prof. Y. Ben Achour d’exposer son travail autour du concept d’orthodoxie de masse (cf. son ouvrage de 2008) en le mettant en regard avec les évolutions récentes que traversent les sociétés majoritairement musulmanes de la rive sud de la méditerranée, notamment la Tunisie. Orthodoxie de masse sunnite… Le conférencier a tout d’abord parcouru quelques siècles d’histoire politique et religieuse musulmane, utile pour mettre en lumière les racines profondes d’élaboration de l’« orthodoxie de masse » sunnite2 au fil des siècles. Composée d’un ensemble de théories des sources religieuses et du droit depuis la mise sur pieds de recueils de traditions prophétiques, cette orthodoxie sunnite aboutit à une triple affirmation d'auto-qualification polémique de l’islam : (1) qui se positionne par rapport à l'hérésie, (2) qui se légitime historiquement par rapport à toute innovation, et (3) se légitime institutionnellement, dans le temps, par rapport à l'émergence d'institutions religieuses concurrentes. Le Prof. Ben Achour souligne aussi les spécificités propres au contexte islamique qui ont rendu possible une telle orthodoxie de masse, à savoir l’absence d'église, malgré l’existence de gestionnaires du sacré, c’est-à-dire de corps, corporations et métiers chargés de gérer la doctrine, les activités et l'ensemble des pratiques sociales attachées d'une manière plus ou moins directe au fait religieux. Cela aboutit à un individualisme métaphysique faisant de la religion "islam" le plus grand bien personnel de l'individu. Ainsi, chaque personne, par le jeu de la frayeur et de l'espérance métaphysiques qui lui sont inculquées dès sa prime enfance, constitue en elle-même un « orthodoxe »-né, chargé de la défense de sa religion personnelle. 1 Juriste tunisien, spécialiste de droit public et des théories politiques islamiques, il est un ancien doyen de la Faculté des sciences juridiques de Tunis et membre de l'Institut de droit international. Il a été président de la Haute commission de la réforme politique en Tunisie. 2 Dont il situe l’instauration définitive au moment de la prise du califat Abbasside par la dynastie turque Seljoukide d'obédience sunnite, après que cette dernière a triomphé sur la dynastie iranienne Bouyide qui était d'obédience chiite. 1 De ce fait, l'islam, dans ses formulations dogmatiques comme dans son expérience concrète, est aussi proche de la politique que de la religion. Il constitue bien une religion civile, au sens de religion sans « église », comme le reconnaissent eux-mêmes les partisans de l'islamisme politique. Le principe premier, fondamental, de l'Islam va impliquer directement, dans l'organisation sociale de la religion, l'intervention concomitante de la masse du peuple des croyants, du pouvoir politique et du corps des gestionnaires du sacré. Autrement dit, l'orthodoxie ne peut plus être l'apanage des seuls gestionnaires du sacré, les oulémas, mais elle va résulter d'une sorte de « sainte alliance » entre les trois composantes de l'ordre social et religieux, « la sainte alliance des gens du livre, du sabre et du pain quotidien ». … face aux révoltes et aux révolutions arabes Si la constitution d’une orthodoxie est un phénomène historique qui consacre le poids d’une majorité politique et religieuse, comment lire les phénomènes parfois contradictoires que nous voyons apparaitre dans les sociétés qui se sont récemment soulevées, comme la Tunisie ? Le prof. Ben Achour interprète l’intégrisme, la montée en puissance du salafisme (prosélyte ou combattant) et du radicalisme religieux (Daech, al Qada, et leur essaimage), en Tunisie et ailleurs, comme un refus de voir cette orthodoxie disparaître alors qu’elle est extrêmement menacée. La perception de cette menace remonte au 19ème siècle et démarre avec le processus de colonisation qui cause une rupture majeure dans l’évolution « naturelle » des sociétés majoritairement musulmanes (entre autres l’émergence de mouvements réformistes internes, le découpage géographique, l’affaire palestinienne, etc.). Une partie des musulmans perçoit que son intégrité historique est menacée dans sa formulation orthodoxe ; ce danger de perte de sens et de perdition mène à la reformulation d’une nouvelle revendication d’orthodoxie dans laquelle l’élément externe –l’occident-, en négatif, est omniprésent, et revitalise les éléments radicaux. Face à ce monde agressif à l’égard de l’islam, aliéné et acculturé, tout doit être mis en œuvre (production littéraire et geste sacrificiel) pour faire triompher sa cause ou nuire à l’adversaire (ex. du terrorisme). Ainsi, défendre une foi et une orthodoxie, revenir au Coran, au Prophète, s’en tenir à la lettre, serait le seul moyen de défendre l’intégrité du système religieux orthodoxe sunnite. A l’occasion des récentes révoltes arabes, on a assisté à la revitalisation de cette orthodoxie de masse. Or, comment comprendre ce décalage, pour ne pas dire ce divorce vécu en Tunisie, entre le peuple de la révolution et celui des élections ? D’autant que la révolution tunisienne a jailli du peuple de manière endogène et ne constitue pas un « article d’importation ». En effet, si la Tunisie a réussi à aboutir à une constitution démocratique, c’est grâce à la force de la société civile et de ses idées démocratiques. C’est elle qui a arraché une Constitution démocratique à une assemblée constitutionnelle, malgré une majorité islamiste qui voulait faire figurer la Chari’a comme source de législation, l’islam comme religion d’Etat ou encore pénaliser l’atteinte au sacré. A défaut d’avoir un effet global sur la société, la révolution tunisienne semble même avoir aggravé certaines de ses contradictions. En effet, une révolution libère tout le monde, les religieux et les antireligieux, les « modernes » et les « anti-modernes », etc. Cependant, face aux négateurs de la révolution, 2 le Prof. Ben Achour soutient que le véritable changement se situe sur le plan culturel, et que si l’orthodoxie de masse fait son retour aujourd’hui, c’est selon d’autres termes, selon une autre dialectique. Il développe pour l’illustrer l’exemple de la communauté LGBT qui, par l’effet de la révolution, a eu le droit d’existence dans un pays musulman. Si auparavant ces personnes étaient acculées à une dialectique clandestinité/tolérance, aujourd’hui, grâce à leur droit juridique à l’existence, elles sont passées à une dialectique reconnaissance/non-reconnaissance. Or, un tel débat n’aurait pu avoir lieu dans la Tunisie prérévolutionnaire. Les termes du débat ont donc beaucoup changé et c’est d’ailleurs l’un des effets de la révolution : « même si elle n’apporte pas de progrès dans l’immédiat, elle mène au moins à la clarification de nos contradictions ». Posées sur la table, on peut en discuter, en délibérer officiellement, elles deviennent une affaire d’Etat. La société tunisienne, comme toute société musulmane, a ses critères, son identité, sa majorité, et on ne peut lui imposer des comportements révolutionnaires ou gagner en un coup et sur tous les plans. Et, bien que la révolution ait réanimé l’orthodoxie de masse, elle a également réanimé l’ensemble des forces présentes dans la société. C’est pourquoi, le Prof. Ben Achour estime que le principal effet bénéfique de la révolution réside dans le fait d’avoir mis la société face à ses contradictions, ce qui constitue à son sens un immense progrès. 3