Radioprotection bioloqique : du concept à la validation clinique Introduction Depuis la première description des rayonnements ionisants par Roentgen à la fin du XIXème siècle (1), la radiothérapie est devenue un traitement incontournable en oncologie et on estime qu’avec près de 170000 patients traités en France en 2009 (2), c’est 60% des malades qui en bénéficieront dont 50% au moment de la phase initiale de leur pathologie (3). L’efficacité du traitement est directement liée à la dose de rayonnement reçue par la tumeur et est bien souvent limitée par la toxicité sur les tissus sains avoisinants (4). L’utilisation de modèles mathématiques a permis de tenir compte de la relation dose-volume-effet et d’affiner le ratio thérapeutique, finalité des voies de développement de la radiothérapie (5). Les progrès en matière d’ingénierie biomédicale tels que la radiothérapie conformationnelle avec modulation d’intensité et l’utilisation de scanner en temps réel (6) ont permis de limiter au maximum le volume irradié, prévenant ainsi l’apparition d’effets secondaires tout en laissant entrevoir des stratégies d’escalade de dose (7). Cette différenciation anatomique accrue et les progrès de la balistique ont contribué à l’amélioration de la radiothérapie. Basées sur des différences fondamentales de physiologie entre cellules saines et néoplasique, des stratégies ont été envisagées pour moduler l’effet des radiations sur les différents tissus. Des mesures physiques telles que l’hyperthermie ont également été étudiées dans le cadre du contrôle de l’effet des radiations sans grand succès jusqu’à présent (8). La biomodulation de l’effet des rayonnements ionisant apparaît aujourd’hui comme un élément incontournable de la recherche clinique. L’intérêt de ces molécules repose sur leur efficacité en terme de radiomodulation et de spécificité en ce qui concerne le tissu cible. Les radio-sensibilisants agissent sur les tissus tumoraux pour majorer leur sensibilité aux rayonnements ionisants, que cela soit par ciblage direct de leurs voies de signalisation intracellulaire ou plus récemment par modification de leur environnement microcellulaire (angiogenèse tumorale) (9). Agents de chimiothérapie conventionnels ou thérapies ciblées, ces molécules ont fait l’objet de revues exhaustives et de nombreuses évaluations précliniques et cliniques, et se sont imposées dans la pratique clinique. A l’inverse, le ciblage pharmacologique à visée radioprotectrice des tissus sains est resté plus longtemps confidentiel et peu de validations cliniques ont permis leur incorporation en routine. Pourtant, l’utilisation des radioprotecteurs pourrait augmenter l’efficacité de la radiothérapie de façon indirecte. Cette stratégie vise à limiter les effets indésirables sur les tissus sains, ceci permettant d’augmenter la dose reçue par la tumeur sans changer l’équilibre bénéfice/risque. La radioprotection pharmacologique présente également l’intérêt d’être utilisable comme contre-mesure en cas de guerre nucléaire ou de radio terrorisme. Il est imaginable que les recherches effectuées en clinique soient transposables à la protection civile et militaire. Afin de ne pas modifier le ratio thérapeutique, l’agent doit cibler la protection des tissus sains sans en faire bénéficier les tissus néoplasiques, il doit être facilement délivré avec le minimum de toxicité et montrer un réel bénéfice dans l’apparition des effets indésirables précoces et tardifs (10). La classification des radioprotecteurs repose sur leur action au niveau du mécanisme lésionnel des rayonnements ionisants. Cette revue de la littérature a pour objectif d’établir un état des lieux des stratégies de radioprotection biologique et des perspectives qu’elles soulèvent à leur validation clinique. M écanismes de radiotoxicité et cibles potentielles pour les radiomodulateurs Les effets des rayonnements ionisants sur un tissu biologique sont multiples. Les effets mutagènes et carcinogènes représentent l’essentiel des effets stochastiques pour lesquels la probabilité d’apparition augmente avec la dose mais sans notion de seuil (11). Il est très difficile d’objectiver avec certitude le risque de deuxième cancer induit par la radiothérapie mais ceci pourrait concerner 50000 personnes sur les 320000 cancers incidents en France en 2010 (12). Par opposition, les effets déterministes sont caractérisés par l’existence d’un seuil de dose en dessous duquel rien ne se passe et au dessus duquel la sévérité de l’effet est fonction de la dose. Ils constituent l’action thérapeutique et provoquent des effets secondaires précoces et tardifs. Les rayonnements ionisants entrainent la destruction de la cellule par mort mitotique ou bien par apoptose. L’apparition des effets indésirables dépend de l’organisation de l’organe ainsi que de la nature de ses tissus. La sévérité de l’atteinte d’un organe organisé en parallèle (foie, poumon…) est proportionnelle au volume irradié et la fonction est préservée tant que le volume détruit ne devient pas critique. Pour les organes agencés en série (moelle épinière, intestin…), l’irradiation d’un très petit volume sera susceptible d’entrainer des lésions très graves aboutissant à une perte de fonction de l’organe. La nature et la vitesse du renouvellement cellulaire conditionnent également la tolérance d’un tissu aux radiations. Un tissu compartimental (épiderme, moelle osseuse…) est constitué d’un compartiment germinatif contenant des cellules souches, un éventuel compartiment de maturation ainsi qu’un compartiment de cellules différenciées responsable de la fonction de l’organe. En considérant un modèle simplifié basé sur la mort mitotique, seules les cellules ayant des capacités de division des compartiments germinatifs et de maturation seront sensible à l’action des rayonnement ionisants. Dans le cadre d’une destruction totale de l’ensemble du compartiment germinatif, l’organe disparaîtrait au terme d’un délai dépendant de la durée de vie des cellules différenciées. Dans les tissus non compartimentaux (rein, foie…) , il n’existe pas de cellules souches individualisées et chaque cellule peut jouer ce rôle en remplaçant les cellules manquante de son voisinage. Dans les suites d’une irradiation, la destruction cellulaire n’a lieu que lors de son entrée en mitose et on assiste à une destruction progressive des cellules nobles de l’organe. Ces lacunes sont souvent très bien tolérées par l’organisme jusqu’à que le nombre de cellules fonctionnelles devienne critique. Un message est alors envoyé enjoignant l’ensemble des cellules à se diviser, ce qui a pour effet au niveau des tissus lésés de provoquer une mort mitotique et une destruction brutale de l’organe (13). En excluant les brûlures liées au pouvoir calorique des radiations à très fortes doses, ces différences structurelles permettent de séparer les effets précoces survenant dans les six premiers mois dans les tissus compartimentaux à renouvellement rapide (radiomucite, radioépidermite…) des effets tardifs aux mécanismes plus complexes. Ils surviennent dans les tissus compartimentaux à renouvellement lent et dans les tissus non-compartimentaux dans lesquels le phénomène d’avalanche peut se produire plusieurs années après l’exposition. Mais des lésions tardives directement corrélées à des réactions de nécrose précoces décrites sous le nom d’effets consécutifs entrent également en jeu (14). On décrit également l’apparition tardive d’une fibrose radio-induite, constituée d’un tissu paucicellulaire capable de s’autoentretenir, provoquant une baisse de l’élasticité tissulaire (organes pleins) et des sténoses (organes creux) et résultant d’une véritable cascade de cytokines (15). Pour comprendre l’action des divers radiomodulateurs, il faut étudier les effets spécifiques des rayonnements ionisants au niveau moléculaire, cellulaire et tissulaire et la cinétique de leurs dommages. L’énergie est quasi instantanément absorbée par le milieu et provoque une excitation des molécules en particulier de l’eau qui est la principale constituante des êtres vivants. Ce changement d’état aboutit à la formation de radicaux libres qui vont à leur tour ioniser les molécules au contact ou à distance après une diffusion dans la cellule (16). Au niveau de l’ADN, ces lésions vont être principalement constituées par des lésions doubles brins, d’emblée létale et par des dommages d’intensité moindre (cassure simple brin, oxydation de base ou destruction de site) qui pourront être réparés par des phénomènes d’exision-réparation. Lorsque ces dégâts sont trop nombreux ou trop rapprochés (phénomène lié à l’intensité de l’irradiation), leur correction est impossible et mène à des lésions double brin qui sont responsables de la mort cellulaire (17). Mais l’ADN n’est pas la seule cible de ces radicaux libres, ils peuvent également altérer les protéines, les lipides à longue chaine, et les molécules complexes. Ainsi en plus de la mort mitotique, la radiothérapie inflige une série de lésions tissulaires minimes qui conduisent à une accumulation des phénomènes inflammatoires. Le premier d’entre eux est l’activation du système de coagulation. Cette réaction est commune à tous les traumatismes mais elle s’effectue dans ce cas précis dans des vaisseaux intacts. La mort mitotique des cellules endothéliales est responsable d’une ambiance pro-coagulation de surface et des thrombus microvasculaires participent à l’initiation du processus inflammatoire. C’est ainsi qu’on assiste à une vasodilatation et à une augmentation de la perméabilité capillaire. Les radiations déciment les populations de leucocytes circulant ainsi que les cellules de la membrane basale des zones concernées. C’est ainsi que malgré des phénomènes de repopulation cellulaire, un déséquilibre subsiste entre les phases « réactive » et « réparative » de l’inflammation. Les effets non-léthaux sur les fibroblastes et les cellules épithéliales qui peuvent persister des années participent à la spécificité de la fibrose radioinduite. Ces manifestations fibrotiques incontrôlées sont amplifiées par une sclérose vasculaire et l’apparition de télangiectasies (18). Au sein de ces évènements complexes encore peu connus, il convient d’isoler trois temps principaux qui permettront de séparer les radiomodulateurs en trois catégories. Tout d’abord, la phase d’attaque pendant laquelle agiront les radioprotecteurs. Ils devront être présents au moment de l’irradiation et serviront de cible aux radicaux libres qui épargneront l’ADN par inhibition compétitive, limitant ainsi le stress oxydatif sur les cellules d’intérêt. Les mitigeurs réduisent les dégâts causés aux tissus après l’irradiation. Ils limitent la mort cellulaire et interrompent les cascades inflammatoires responsables des dommages tissulaires. Ils peuvent être administrés avant ou immédiatement après l’exposition, ce qui fait d’eux une thérapeutique d’avenir concernant le risque radiologique. Les antifibrotiques préviennent le risque de fibrose et les dommages structurels sur les organes, notamment ceux responsables de colonisations bactériennes ou fongiques (19). De nombreuses molécules on été testées in vitro et in vivo lors d’essais précliniques avec parfois de résultats très prometteurs. Néanmoins, peu d’entre elles ont démontré un réel bénéfice lors d’essais cliniquement validés. Cet article ayant pour but de renseigner le clinicien sur les applications futures de radiomodulateurs biologiques, seules celles en voie d’être introduites dans la pratique courante seront décrites ici. Les radioprotecteurs, une théarapeutique d’avenir ? Les radioprotecteurs réduisent le stress oxydatif en entrant en compétition avec les composants des cellules pour être la cible des radicaux libres. Ces sont généralement des molécules de bas poids moléculaire capables de donner un atome d’hydrogène. Mais tous les antioxydants ne peuvent être utilisés comme radioprotecteur car les molécules provoquant le stress oxydatif radio-induit sont très spécifiques (20). On soupçonne notamment l’action de radicaux secondaires plus complexes (comme l’ADN) qui seraient insensibles aux antioxydants classiques. L’Amifostine (WR-2721, Ethyol, Medimmune Inc, Gaithersburg, MD) est le chef de fil des radioprotecteurs et est depuis longtemps connu comme protégeant contre la mort mitotique les cellules soumises à un rayonnement ionisant (21). Après un bolus en intra veineux, l’élimination urinaire de l’Amifostine et de ses métabolites actifs est rapide. On parvient pourtant à en retrouver des traces dans les tissus à partir de 5 à 15 minutes (22). Dès l’arrivée dans le plasma, la prodrogue est rapidement déphosphorilée par une phosphatase alkaline présente au niveau de l’endothélium sain. L’environnement tumoral hypovasculaire et acide ainsi que la diminution de l’expression de la phosphatase alkaline contribuent à la une cytoprotection sélective (23). L’entrée dans la cellule se fait sous la forme de son métabolite actif, le WR-1065 qui va capter les radicaux libres, protéger et accélérer la réparation de l’ADN et induire une hypoxie cellulaire. C’est de cette concentration intracellulaire que va dépendre l’efficacité de la radioprotection (24). La biodisponibilité semble être meilleure par voie sous cutanée par rapport à la voie intra veineuse (25). De plus, des études préliminaires semblaient suggérer une plus grande facilité d’utilisation de la voie sous cutanée (26) mais les dernières études ne retrouvent aucune différence en terme d’efficacité et d’observance. Il semblerait au contraire que la forme intra veineuse soit mieux tolérée sur le plan des effets secondaires (27). Parmi eux, on retrouve principalement la douleur au point d’injection (30%), les nausées/vomissements (15%) et l’asthénie (10%) (28). L’utilisation topique au niveau rectal de l’amifostine a montré de réels bénéfices chez le rat (29) mais les essais cliniques n’ont pas permis trancher radicalement en faveur de ce mode d’administration (30). De nombreux essais ont été conduits et tendent à prouver que l’amifostine pourrait agir comme protecteur des effets secondaires des traitements par radiothérapie ou radiochimiothérapie dans le cadre de cancers ORL. L’adjonction de cette molécule augmente la production de salive (31) (32), diminue la durée de la mucite (33) (34) ou son intensité (33) (35) (36) (37). On retrouve également des bénéfices sur le plan des œsophagites (38), des pneumopathies (39), des colites (35) (40), des cystites (41) (42), des dermatites et de la toxicité hématologique (36). Ce faisceau d’arguments a conduit l’« American Society of Clinical Oncology » (ASCO) a recommander l’utilisation de l’Amifostine en prévention uniquement de la xérostomie dans le cadre d’une radiothérapie fractionnée pour des cancer ORL (44). L’AMM en France reprend exactement les mêmes indications (45). Bien que de nombreuses études aient exclues la radioprotection de la tumeur, des doutes subsistent et le débat reste ouvert quant à la systématisation de la molécule (46). (1) Cancer Res. 2009 Jan 15;69(2):383-92. Advances in radiotherapy and implications for the next century: a historical perspective. Connell PP, Hellman S. Department of Radiation and Cellular Oncology, University of Chicago, Chicago, Illinois, USA. 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