première section décision en fait

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PREMIÈRE SECTION
DÉCISION
Requêtes nos 57665/12 et 57657/12
Ioanna KOUFAKI contre la Grèce
et ADEDY contre la Grèce
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant
le 7 mai 2013 en une chambre composée de :
Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de André Wampach, greffier adjoint de section,
Vu les requêtes susmentionnées introduites devant la Cour européenne
des droits de l’homme le 31 août 2012,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. La première requérante, Mme Ioanna Koufaki, est une ressortissante
grecque née en 1967 et résidant à Athènes. Elle est représentée devant la
Cour par Mes I. Adamopoulos, V. Chirdaris et A. Argyros, avocats à
Athènes. La seconde requérante est la Confédération des syndicats des
fonctionnaires publics (ADEDY). Elle est représentée devant la Cour par
Mes M.-M. Tsipra et M. Miliarakis, avocats à Athènes.
2
DÉCISION KOUFAKI ET ADEDY c. GRÈCE
A. Les circonstances de l’espèce
2. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérantes,
peuvent se résumer comme suit.
3. La première requérante est avocate au barreau d’Athènes et, depuis le
2 mars 2001, membre du personnel scientifique du service du Médiateur de
la République. A cette date, elle fut embauchée par contrat de droit privé,
pour une durée initiale de cinq ans puis pour une durée indéterminée, sa
rémunération étant régie par les lois nos 2477/1997 et 3205/2003 relatives
aux « réglementations salariales applicables aux fonctionnaires et employés
du secteur public ». Le 10 avril 2012, elle fut détachée au service central de
la Chambre technique de Grèce (Techniko Epimelitirio Ellados), une
personne morale de droit public.
4. La deuxième requérante est une organisation syndicale représentant
plusieurs syndicats de fonctionnaires (permanents ou engagés par contrat de
droit privé) de l’Etat, des personnes morales de droit public et des
collectivités territoriales. Son but principal consiste à protéger les intérêts
économiques, sociaux et professionnels des fonctionnaires, y compris quant
aux questions de retraite.
5. Le 15 mars 2010, fut publiée au Journal officiel la loi n o 3833/2010
intitulée « Protection de l’économie nationale – Mesures urgentes pour
réagir à la crise financière » (paragraphes 14 et suivants ci-dessous). Cette
loi réduisait d’un pourcentage allant de 12 % à 30 % les rémunérations et
allocations des personnes travaillant dans le secteur public – quelle que soit
la nature de leur lien d’engagement –, nonobstant toute autre loi spéciale ou
générale, toute convention collective, toute décision arbitrale ou tout accord
ou contrat individuel (article 1). Elle fixait un nouveau plafond aux
rémunérations et salaires de tous ceux qui travaillaient dans la fonction
publique (article 2) et établissait la politique gouvernementale des revenus
pour l’année 2010. Les réductions susmentionnées devaient s’appliquer
rétroactivement à compter du 1er janvier et du 1er mars 2010.
6. Le 3 mai 2010, le ministre de l’Economie et le gouverneur de la
Banque de Grèce, représentant la République hellénique, d’une part, et le
commissaire aux Affaires économiques et monétaires de l’Union
européenne, d’autre part, signèrent un texte intitulé « mémorandum
d’entente » (memorandum of understanding) (« le mémorandum »). Ce
texte détaillait les mesures d’un programme triennal établi par les autorités
helléniques après consultation de la Commission européenne, de la Banque
centrale européenne et du Fonds monétaire international. Il énonçait, entre
autres, que « la politique des revenus et la politique de protection sociale
doivent soutenir l’effort d’ajustement budgétaire et de retour à la
compétitivité. L’ajustement des revenus à un niveau viable est nécessaire
pour appuyer la restructuration des finances publiques et réduire l’inflation à
des niveaux inférieurs à la moyenne de la zone euro ainsi que pour
DÉCISION KOUFAKI ET ADEDY c. GRÈCE
3
améliorer la compétitivité en matière de coûts et de prix sur une base
constante ». Le même texte soulignait plus loin :
« Le gouvernement s’engage à une répartition équitable du coût de l’ajustement.
L’engagement pour la protection des plus vulnérables face aux conséquences de la
récession économique est pris en compte dans la planification des politiques
d’ajustement. Ceux qui n’ont pas contribué aux charges fiscales à hauteur de la part
qui leur revient contribueront de manière plus ample à l’assainissement des finances
publiques. Quant à la réduction des salaires et pensions de retraite dans la fonction
publique, les bas salaires ont été protégés ; [en ce qui concerne la] baisse des
pensions : la suppression des 13e et 14e mois de pension est compensée, pour ceux qui
perçoivent moins de 2 500 EUR par mois, par la création d’une prime unique de
800 EUR par an. La réduction est plus lourde pour ceux qui ont des retraites plus
élevées. Baisse des salaires : le versement des 13e et 14e mois de salaire sera supprimé
pour tous les salariés. Pour protéger les populations ayant des bas revenus, ceux qui
perçoivent moins de 3 000 EUR par mois, il sera créé une prime annuelle de
1 000 EUR, financée par la réduction des allocations jusqu’alors calculées sur les
hauts salaires. »
7. Le 6 mai 2010 fut publiée la loi no 3845/2010 intitulée « Mesures de
mise en œuvre du mécanisme de soutien de l’économie hellénique par les
Etats membres de la zone euro et par le Fonds monétaire international », qui
ratifiait essentiellement le mémorandum d’entente en ce qui concernait les
relations entre la Grèce et les Etats membres de la zone euro. L’article 3 de
cette loi réduisait encore de 8 % supplémentaires les rémunérations de ceux
qui travaillaient dans le secteur public. L’article 4 augmentait le taux de la
TVA et des taxes spéciales sur la consommation.
8. Les 8 et 10 mai 2010, le ministre de l’Economie signa deux accords
intitulés « Loan Facility Agreement between certain Euro Area Member
States and KfW (as Lenders) and the Hellenic Republic (as Borrower) and
the Bank of Greece (as the Borrower’s Agent) » et « International Monetary
Fund Stand-by Arrangement ».
9. En application des lois nos 3833/2010 et 3845/2010, la première
requérante, qui percevait un salaire mensuel brut de 3 339 euros (EUR) (lui
laissant 2 435,83 EUR de salaire net), vit son allocation spéciale réduite de
20 % à partir du 1er janvier 2010, et son allocation de « Pâques » réduite de
30 % – cette dernière ayant été par la suite totalement supprimée, avec
l’allocation de « Noël » et l’allocation de congés. Plus particulièrement, son
salaire brut était composé d’un salaire de base d’un montant de 2 311 EUR,
d’une allocation de famille d’un montant de 53 EUR, d’une allocation
d’études supérieures d’un montant de 45 EUR et d’une allocation spéciale
d’un montant de 752,93 EUR. Cette dernière allocation était fixée au
1er janvier 2008 à 930 EUR, mais fut réduite le 1er janvier 2010 de 12 %,
puis le 1er juin 2010 de 8 % supplémentaires. Avec l’entrée en vigueur de la
loi no 3845/2010, les allocations de Noël, de Pâques et de congés de la
requérante furent supprimées, car le total de sa rémunération dépassait
3 000 EUR par mois (paragraphe 16 ci-dessous).
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DÉCISION KOUFAKI ET ADEDY c. GRÈCE
10. La loi no 3847/2010 diminua le montant de ces dernières allocations
pour les retraités de la fonction publique. Elle les supprima pour ceux qui
avaient moins de 60 ans.
11. Le 26 juillet 2010, avec d’autres personnes, les requérantes saisirent
le Conseil d’Etat : la première, d’un recours en annulation de son bulletin de
paye ; la seconde, d’un recours en annulation contre les conséquences que
les lois précitées engendraient au détriment de la situation économique de
leurs membres. Les auteurs des recours alléguaient que les lois précitées
étaient contraires à la Constitution ainsi qu’à différents textes
internationaux, dont l’article 1 du Protocole no 1.
12. Le 20 février 2012, le Conseil d’Etat, siégeant en formation plénière,
rejeta les recours (arrêt no 668/2012, mis au net le 2 mars 2012). Il se
prononça ainsi en ce qui concernait le moyen relatif à la violation de
l’article 1 du Protocole no 1 :
« (...) par l’effet de l’adoption des lois no 3833/2010 et no 3845/2010, plusieurs
mesures ont été adoptées, entre autres la réduction des rémunérations de ceux qui
travaillent dans la fonction publique (...) et [la réduction] des pensions de retraite aux
fins, d’une part, de réagir immédiatement à la crise aiguë des finances publiques
constatée par le législateur, laquelle avait selon lui rendu impossible la satisfaction par
les marchés internationaux des besoins du pays en matière de crédit et [fait naître]
l’éventualité d’une faillite, et, d’autre part, d’assainir les finances publiques par la
réduction du déficit (...). Plus particulièrement, les mesures prévues par la loi
no 3845/2010, qui comprennent entre autres la réduction des rémunérations et
pensions de retraite (...) ont été jugées nécessaires par le législateur compte tenu du
fait que celles adoptées antérieurement par la loi no 3833/2010 se sont avérées
insuffisantes pour faire face à la situation économique défavorable du pays, de sorte
qu’il était nécessaire de recourir au fonds européen de stabilité financière créé pour
l’économie grecque par les pays membres de la zone euro (...).
La réduction des rémunérations, allocations et pensions de retraite de ceux qui
travaillent dans la fonction publique, décidée par les lois précitées, fait partie d’un
programme plus large d’adaptation des finances publiques et de réalisation de
réformes structurelles de l’économie grecque qui vise, s’il est appliqué dans son
intégralité, à combler le besoin urgent de financement du pays et à améliorer la
situation économique et financière future de celui-ci. Or, ces buts visent à servir
l’intérêt général et en même temps coïncident avec ceux des Etats membres de la zone
euro, compte tenu de l’obligation de discipline budgétaire et de préservation de la
stabilité de la zone euro instituée par la législation de l’Union européenne. De par leur
nature, ces mesures contribuent à la réduction immédiate des dépenses publiques.
(...) Ces mesures ne sont manifestement pas inadéquates pour atteindre les buts
poursuivis et ne sauraient être considérées comme non nécessaires, compte tenu par
ailleurs du fait que l’appréciation du législateur quant aux mesures à prendre pour
faire face à l’état critique des finances publiques n’est sujette qu’à un contrôle
juridictionnel limité. Par conséquent, le moyen selon lequel les motifs invoqués pour
réduire les rémunérations et allocations (...) ne seraient pas justifiés (...) et les mesures
litigieuses auraient pour seul but de servir les besoins en liquidités de l’Etat est mal
fondé. (...)
La réduction des rémunérations et pensions de retraite tend à limiter les dépenses du
gouvernement, ce qui contribuera à réduction du déficit budgétaire du pays. Les
DÉCISION KOUFAKI ET ADEDY c. GRÈCE
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dépenses du gouvernement incluent celles des organismes de sécurité sociale,
indépendamment du fait que ces organismes constituent des personnes morales de
droit public ayant une autonomie financière. Compte tenu du fait que la réduction de
la rémunération des fonctionnaires et plus largement des travailleurs du secteur public
tend à atteindre le but susmentionné, la question de savoir si cette réduction peut
entraîner aussi celle des salaires de ceux qui travaillent dans le secteur privé n’a
aucune incidence sur l’opportunité de cette mesure. En fait, une réduction éventuelle
des salaires de ceux qui travaillent dans le secteur privé conduira, comme le
législateur s’y attend, à une réduction du coût de production des produits grecs, à un
ajustement des prix des produits et des services, à une baisse de l’inflation, à une
augmentation de la compétitivité de l’économie grecque, à un renforcement de
l’emploi et, en définitive, à une augmentation du produit intérieur brut.
Les allégations selon lesquelles il y aurait violation du principe de la
proportionnalité sont mal fondées, notamment quant à l’omission [prétendue] du
législateur d’examiner, avant de prendre les mesures litigieuses, la possibilité de
trouver des solutions alternatives plus douces (...). L’assainissement des finances
publiques du pays ne dépend pas seulement de la réduction des dépenses relatives aux
salaires et des dépenses des organismes de sécurité sociale, mais [aussi] de l’adoption
des mesures économiques, financières et structurelles dont l’application intégrale et
coordonnée contribuera à sortir le pays de la crise et à améliorer les données
budgétaires de manière viable, c’est-à-dire après l’écoulement de la période de trois
ans visée par le mémorandum.
Certaines des mesures précitées ont été établies par les dispositions des lois
nos 3833/2012 et 3845/2010 (augmentation des recettes publiques par l’augmentation
de la TVA et des taxes spéciales sur la consommation et par l’imposition de taxes
extraordinaires). D’autres lois ont introduit des mesures pour rétablir la justice fiscale
et pour faire face à l’évasion fiscale, pour réformer le système de sécurité sociale et le
système de mise à la retraite des fonctionnaires, pour revoir les procédures de
vérification et de contrôle des finances publiques (...), pour ouvrir certaines
professions fermées, pour assainir les entreprises publiques, pour restructurer et
développer l’organisme ferroviaire grec (...).
Il convient aussi de rejeter l’allégation selon laquelle il y aurait eu violation du
principe de la proportionnalité en ce que les mesures litigieuses ne revêtent pas un
caractère seulement provisoire. (...) Le législateur, en adoptant un ensemble de
mesures, dont les mesures en cause, tend non seulement à remédier à la crise
budgétaire aiguë mais aussi à assainir les finances publiques de manière durable.
Les mesures litigieuses (...) assurent un équilibre entre les exigences de l’intérêt
général et le besoin de protéger les droits patrimoniaux des salariés et des retraités, eu
égard à l’ampleur limitée des réductions et au fait que les allocations de fête et de
congés ont continué à être versées à ceux dont la rémunération ou la pension ne
dépassent pas 3 000 ou 2 500 EUR, même si elles sont réduites par rapport aux
montants antérieurs (...). Compte tenu de ce qui précède, la législation litigieuse n’est
pas contraire à l’article 1 du Protocole no 1 ni au principe de proportionnalité garanti
par l’article 25 § 1 d) de la Constitution (...). Il n’y a pas non plus violation du
principe de la sécurité juridique car le droit à recevoir une rémunération ou une
pension d’un montant déterminé n’est garanti par aucune disposition constitutionnelle
ou autre et il n’est pas exclu de les faire varier en fonction des circonstances du
moment. Par ailleurs, le fait que le législateur ait établi une baisse obligatoire des
allocations pour tous les salariés et des pensions pour tous les retraités, sans autoriser
l’administration (...) à apprécier, sous le contrôle ultérieur des tribunaux,
[l’opportunité] d’appliquer ou non la réduction établie à chaque cas particulier ne
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DÉCISION KOUFAKI ET ADEDY c. GRÈCE
méconnaît aucune disposition constitutionnelle ou d’une autre nature. Cela d’autant
plus que le but des mesures litigieuses est de faire face à un besoin budgétaire urgent
(arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, no 8793/79, § 68). De plus,
compte tenu du but poursuivi par ces mesures et de leur nature, ainsi que du fait qu’il
s’agit d’une réglementation des droits de propriété et non d’une privation de ceux-ci,
le législateur n’avait pas à prévoir une indemnité (arrêts ex-Roi de Grèce et autres c.
Grèce du 23 novembre 2000 no 25701/94, § 89, Saints Monastères c. Grèce du
9 décembre 1994, § 71, James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, § 54. (...)
Il convient aussi de rejeter le moyen tiré de la violation de l’article 2 de la
Constitution (respect et protection de la valeur humaine) car ni cette disposition ni
l’article 1 du Protocole no 1 ne garantissent le droit de percevoir un salaire ou une
pension d’un montant déterminé, sauf si le seuil de subsistance digne pour la personne
concernée était mis en danger (...). Or, les requérants ne soutiennent pas de manière
concrète que les réductions litigieuses de leurs salaires et pensions, de par leur
ampleur, entraînent une telle mise en danger pour les affiliés que les personnes
morales représentent ou pour les personnes physiques ayant introduit le présent
recours (décisions Budina c. Russie du 18 juin 2009, no 45603/03, Larioshina c.
Russie du 23 avril 2002, no 56869/00 et Florin Huc c. Roumanie et Allemagne du
1er décembre 2009, no 7269/05).
(...) »
13. Le 28 février 2012, une nouvelle décision administrative, adoptée en
vertu de la loi no 4024/2011 (portant réglementation relative aux pensions, à
l’échelle des traitements, à la notation, à la mise en réserve des effectifs et
autres dispositions d’application du plan stratégique pour les finances
publiques à moyen terme 2012-2015), réduisit le salaire de la requérante de
700 EUR supplémentaires, de sorte que son salaire mensuel net se trouva
ramené à 1 885,79 EUR.
B. Le droit et la pratique interne pertinents
14. L’article 1 de la loi no 3833/2010 intitulée « Protection de
l’économie nationale – Mesures urgentes pour réagir à la crise financière »
portait sur la réduction des rémunérations dans le secteur public. En son
paragraphe 2, il prévoyait que les allocations, indemnités et salaires de toute
nature des fonctionnaires de l’Etat, des personnes morales de droit public,
des pouvoirs locaux, des forces armées, de la police, des pompiers et de la
gendarmerie maritime étaient réduits de 12 %. Les allocations de Noël, de
Pâques et de congés étaient réduites de 30 %.
15. L’article 2 de la même loi prévoyait que les allocations, indemnités
et salaires précités ne pouvaient pas dépasser ceux des secrétaires généraux
des ministères.
16. L’article 3 de la loi (politique des revenus pour 2010) prévoyait qu’à
compter de l’entrée en vigueur de la loi et jusqu’au 31 décembre 2012, il
était interdit de conclure ou d’allouer, sous quelque prétexte que ce soit, des
augmentations de toute sorte aux rémunérations des fonctionnaires précités.
Etaient exclues de cette interdiction les augmentations résultant de
DÉCISION KOUFAKI ET ADEDY c. GRÈCE
7
modifications de la situation familiale et de l’évolution salariale ou
hiérarchique de ces fonctionnaires prévues par la loi, les actes
réglementaires, les conventions collectives du travail, les décisions
arbitrales ou les règlements du travail.
17. Le rapport introductif de cette loi précisait entre autres ce qui suit :
« Le projet de loi qui est soumis à l’Assemblée pour être voté suivant la procédure
d’urgence constitue l’action coordonnée du gouvernement pour faire face aux
difficultés économiques défavorables sans précédent et à la plus grande crise des
finances publiques des dernières décennies, qui a ébranlé la crédibilité du pays, a mis
à mal l’effort pour satisfaire les besoins de crédits du pays et menace sérieusement
l’économie nationale.
La situation difficile des finances publiques, en raison du déficit public et de la dette
publique, qui ont atteint le niveau le plus élevé dans l’histoire des finances publiques
du pays, combinée avec la crise monétaire qui a restreint les liquidités des marchés
internationaux, mais aussi [avec] le déficit de crédibilité du pays face aux attaques des
spéculateurs, rendent nécessaire la prise de mesures immédiates afin d’économiser des
ressources par la réduction des dépenses publiques et l’augmentation des recettes
fiscales.
(...)
Affronter la crise et s’en sortir, de sorte que le pays retrouve le chemin du
développement et de la prospérité, constitue une responsabilité historique et un devoir
national.
Les mesures proposées s’imposent de par la Constitution. L’Etat a le droit et même,
dans les conditions difficiles actuelles, le devoir d’exiger de tous les citoyens de faire
ce qu’il faut pour la solidarité sociale et nationale (article 25 § 4). Il a l’obligation de
prendre des mesures pour assurer la paix sociale et la protection de l’intérêt général
(...). La réalité de l’état des finances publiques du pays que le gouvernement est
appelé à gérer après les élections du 4 octobre 2009 est en termes généraux la
suivante :
a) le déficit budgétaire s’élève à 12,7 % du PNB (30 milliards d’EUR) ;
b) la dette du gouvernement central dépasse 120 % du PNB (300 milliards d’EUR)
tandis que la dette du gouvernement général dépasse 113 % du PNB (plus de
270 milliards d’EUR) ;
c) les dépenses annuelles pour le paiement des intérêts, qui s’élevaient à 99,5 milliards d’EUR pour la période 2000-2008, dépassent maintenant 12 milliards
d’EUR ;
d) les dépenses primaires du budget ordinaire ont été augmentées de 50 %
(20 milliards d’EUR) pendant les trois dernières années du gouvernement précédent.
Cette situation budgétaire difficile doit être réglée immédiatement, par des coupes
considérables et des initiatives, tout en respectant les principes de l’égalité, de la
proportionnalité et de la justice sociale. Chaque citoyen est appelé à participer à cet
effort national et contribuer aux charges publiques en fonction de ses capacités.
Par le Programme de stabilité et de développement (PSD) approuvé par le Conseil
européen du 16 février 2010, le pays s’est engagé vis-à-vis de ses citoyens et de ses
partenaires européens à réussir l’assainissement budgétaire avec des objectifs et un
8
DÉCISION KOUFAKI ET ADEDY c. GRÈCE
calendrier précis. Les mesures proposées par le présent projet de loi mettent en œuvre
une partie du plan du PSD et renforcent la possibilité de le faire exécuter.
(...)
Les facteurs de risque nationaux, la probabilité d’une récession plus grande de
l’économie hellénique, mais aussi les taux d’intérêt élevés et les risques liés aux
emprunts de l’Etat mettent en danger la réalisation de ces buts et rendent urgent le
besoin de faire exécuter de manière inflexible le programme gouvernemental
d’adaptation budgétaire et les réformes pour le renforcement de l’économie, par la
prise des mesures nécessaires supplémentaires.
(...) »
18. L’article 3 de la loi no 3845/2010, intitulée « Mesures de mise en
œuvre du mécanisme de soutien de l’économie hellénique par les Etats
membres de la zone euro et par le Fonds monétaire international »,
prévoyait que les allocations, indemnités et salaires des fonctionnaires
étaient réduits d’un pourcentage supplémentaire de 8 %. Les allocations de
Noël, de Pâques et de congés étaient désormais plafonnées respectivement à
500 EUR, 250 EUR et 250 EUR. Ces allocations n’étaient en outre versées
que si la totalité de la rémunération mensuelle du fonctionnaire ne dépassait
pas 3 000 EUR.
19. L’article unique de la loi no 3847/2010, intitulée « Réajustement des
allocations des fêtes de Noël et de Pâques et de l’allocation de congés
concernant les retraités de la fonction publique », prévoyait que ces
allocations étaient accordées si le titulaire avait dépassé 60 ans et à
condition que le montant total de sa pension de retraite mensuelle ne
dépasse pas 2 500 EUR. Ces allocations étaient dorénavant fixées à
400 EUR pour celle de Noël, à 200 EUR pour celle de Pâques et à 200 EUR
pour celle de congés. Si le montant mensuel de la pension dépassait
2 500 EUR, ces allocations étaient réduites de manière à ce que le montant
total perçu soit de 2 500 EUR.
GRIEFS
20. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1, les requérantes se plaignent
de la baisse des salaires et des pensions opérée par les lois n os 3833/2010,
3845/2010 et 3847/2010. La deuxième requérante invoque de surcroît des
violations des articles 6 § 1, 8, 13, 14 et 17 de la Convention.
EN DROIT
21. Les requérantes se plaignent d’une violation de l’article 1 du
Protocole no 1, qui se lit ainsi :
DÉCISION KOUFAKI ET ADEDY c. GRÈCE
9
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut
être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions
prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats
de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des
biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou
d’autres contributions ou des amendes. »
22. Les requérantes soulignent que le droit de tous ceux qui travaillent
dans la fonction publique de percevoir leur salaire fait partie de leur
propriété et tombe sous la protection de l’article 1 du Protocole no 1. Elles
soutiennent que la réduction des rémunérations et des pensions prévue par
les lois nos 3833/2010, 3845/2010 et 3847/2010, qui introduisent des
mesures d’un caractère constant et permanent, suppriment les allocations de
Noël et de Pâques et l’allocation de congés et baissent de 20 % le montant
de leur allocation spéciale, constituent une privation de propriété.
23. Les requérantes affirment que la notion d’ « utilité publique »
mentionnée au deuxième alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 ne couvre
pas le simple intérêt de trésorerie de l’Etat, la disparition du déficit
budgétaire ou la stabilité des finances publiques. L’invocation de l’utilité
publique présuppose une démonstration approfondie au moyen d’une étude
économique technique qui examine au préalable toutes les solutions de
rechange et toutes les mesures plus souples au niveau des conséquences. Le
recours à la privation de propriété ne devrait pouvoir être envisagé que
comme ultime solution.
24. Les lois précitées ne sont pas des lois de réception, dans l’ordre
juridique interne, de règles de droit international. La réglementation qu’elles
mettent en place est anticonstitutionnelle car en contradiction avec des
principes constitutionnels fondamentaux (égalité devant les charges
publiques, principe de la proportionnalité) et avec les droits sociaux garantis
par la Constitution. L’invocation de la conjoncture budgétaire défavorable
risque, tout comme l’invocation de l’utilité publique, de saper l’ordre
juridique interne et notamment la force juridique supérieure de la
Constitution et de la Convention par rapport aux lois ordinaires. La
contrariété de cette réglementation avec la Constitution et la Convention ne
sape pas seulement certains aspects protecteurs des droits sociaux et du
travail mais toute la politique sociale de l’Etat grec.
25. Quant au principe de proportionnalité, il impose au législateur
l’obligation d’examiner avant l’adoption des mesures litigieuses si leur effet
est de caractère permanent ou provisoire, si l’étendue et la durée des
restrictions imposées sont compatibles avec le but poursuivi et si elles sont
accompagnées de mesures compensatoires (par exemple, la baisse des
impôts directs et indirects et la baisse des prix des produits de première
nécessité).
10
DÉCISION KOUFAKI ET ADEDY c. GRÈCE
26. La première requérante soutient en particulier qu’en dépit du fait que
sa rémunération a été réduite de manière permanente, elle n’a reçu aucune
indemnisation pour cette privation de propriété, ni aucune promesse
d’indemnisation ou de compensation sous une autre forme – comme par
exemple une réduction du temps de travail, ou une baisse des taux d’intérêt
ou du montant de remboursement des prêts. Il n’a par ailleurs été ménagé
aucune mesure qui lui permette de suppléer à cette privation de propriété –
comme la possibilité d’exercer, en même temps que ses fonctions auprès du
service du Médiateur de la République, la profession d’avocate. Tout au
contraire, sa situation financière a été aggravée par l’imposition de mesures
fiscales insupportables : taxe professionnelle d’un montant de 753,43 EUR,
taxe immobilière exceptionnelle, impôt supplémentaire d’un montant de
1 731 EUR sur le revenu 2012. A cela s’ajoute l’augmentation des prix des
produits de première nécessité, du carburant et des tarifs des services
publics. Toutes ces mesures ont entraîné une baisse dramatique de son
niveau de vie.
27. Plus particulièrement, la requérante recevait initialement un salaire
mensuel brut de 3 339 EUR (son salaire net s’élevant à 2 435,83 EUR), dont
2 311 EUR comme salaire de base, 53 EUR comme allocation de famille,
45 EUR comme allocation d’études supérieures et 930 EUR comme
allocation spéciale. A cela s’ajoutait l’allocation de Noël, l’allocation de
Pâques et l’allocation de congés, pour des montants non précisés dans la
requête. Après l’entrée en vigueur des lois nos 3833/2010 et 3845/2010 la
requérante a vu son allocation spéciale ramenée de 930 à 752,93 EUR et ses
allocations de Noël, Pâques et de congés d’abord diminuées puis
supprimées. De plus, postérieurement à l’adoption des lois précitées, le
28 février 2012, une nouvelle décision administrative, adoptée en vertu de la
loi no 4024/2011, a réduit le salaire de la requérante de 700 EUR
supplémentaires, de sorte que son salaire mensuel net s’est trouvé ramené à
1 885,79 EUR.
28. La seconde requérante se plaint que la législation litigieuse introduit
les mêmes réductions pour tous les fonctionnaires indépendamment du
niveau de leur salaire. En particulier, la diminution des allocations des
fonctionnaires et la suppression du 13e et du 14e mois de salaire frappent
indistinctement les hauts et les bas salaires. De même, la diminution du 13 e
et du 14e mois de pension de retraite des fonctionnaires frappe aussi bien
ceux qui ont de petites pensions que ceux qui reçoivent 2 500 euros par
mois. De plus, ces pensions sont totalement supprimées pour les retraités de
moins de 60 ans.
29. Compte tenu de la similitude des affaires quant aux faits et au
problème de fond qu’elles posent, la Cour estime nécessaire de les joindre et
décide de les examiner conjointement dans une seule et même décision.
30. D’emblée, la question se pose de savoir si la seconde requérante a la
qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention. Cependant,
DÉCISION KOUFAKI ET ADEDY c. GRÈCE
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la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de se pencher sur cette question,
car, à supposer même que la requérante ait la qualité de « victime », les
griefs qu’elle soulève sont de toute manière irrecevables pour les raisons
exposées ci-après.
31. La Cour rappelle que les Etats parties à la Convention jouissent
d’une marge d’appréciation assez ample lorsqu’il s’agit de déterminer leur
politique sociale. L’adoption des lois pour établir l’équilibre entre les
dépenses et les recettes de l’Etat impliquant d’ordinaire un examen de
questions politiques, économiques et sociales, la Cour considère que les
autorités nationales se trouvent en principe mieux placées qu’un tribunal
international pour choisir les moyens les plus appropriés pour parvenir à
cette fin et elle respecte leurs choix, sauf s’ils se révèlent manifestement
dépourvus de base raisonnable (Terazzi S.r.l. c. Italie, no 27265/95,
17 octobre 2002 ; Wieczorek c. Pologne, no 18176/05, 8 décembre 2009 ;
Jahn et autres c. Allemagne [GC], no 46720/99, 72203/01 et 72552/01,
CEDH 2005-VI ; Mihaieş et Senteş c. Roumanie, (déc.), nos 44232/11 et
44605/11, 6 décembre 2011 et Frimu et 4 autres requêtes c. Roumanie
(déc.), nos 45312/11, 45581/11, 45583/11, 45587/11 et 45588/11, § 40,
7 février 2012, § 42). Cette marge d’appréciation des autorités nationales est
d’autant plus ample lorsque les questions en litige impliquent la fixation des
priorités pour ce qui est de l’affectation des ressources limitées de l’Etat
(O’Reilly et autres c. Irlande (déc.), no 54725/00, 28 février 2002 ;
Pentiacova et autres c. Moldova (déc.), no 14462/03, 4 janvier 2005 et Huc
c. Roumanie et Allemagne (déc.), no 7269/05, § 64, 1er décembre 2009).
32. En vertu de la jurisprudence bien établie de la Cour, les principes qui
s’appliquent généralement aux affaires concernant l’article 1 du
Protocole no 1 gardent toute leur pertinence en matière de salaires ou de
prestations sociales (voir, mutatis mutandis, Stummer c. Autriche [GC],
no 37452/02, § 82, 7 juillet 2011). L’article 1 du Protocole no 1 exige, avant
tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du
droit au respect des biens soit légale et poursuive un but légitime « d’utilité
publique ». Une telle ingérence doit aussi être proportionnée au but légitime
poursuivi, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre les exigences de
l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des
droits fondamentaux de l’individu. Un tel équilibre n’est pas respecté si la
personne concernée a dû subir une charge individuelle excessive
(Khoniakina c. Géorgie, no 17767/08, § 70, 19 juin 2012).
33. En outre, l’article 1 du Protocole no 1 ne saurait être interprété
comme donnant droit à une pension d’un montant déterminé (voir
notamment Skorkiewicz c. Pologne (déc.), no 39860/98, 1er juin 1999 ;
Jankovic c. Croatie (déc.), no 43440/98, CEDH 2000-X ; Kuna
c. Allemagne, (déc.), no 52449/99, CEDH-2001 ; Blanco Callejas
c. Espagne (déc.), no 64100/00, 18 juin 2002 ; Maggio et autres c. Italie,
nos 46286/09, 52851/08, 53727/08, 54486/08 et 56001/08, § 55, 31 mai
12
DÉCISION KOUFAKI ET ADEDY c. GRÈCE
2011 ; Valkov et autres c. Bulgarie, no 2033/04, 25 octobre 2011 ; Frimu et
4 autres requêtes c. Roumanie, § 40, précitée) ou à un salaire d’un montant
déterminé (Panfile c. Roumanie (déc.), 13902/11, § 18, 20 mars 2012).
34. La Cour considère que les restrictions introduites par les lois
litigieuses ne sauraient être considérées comme une « privation de
propriété », comme le prétendent les requérantes, mais plutôt comme une
ingérence dans la jouissance du droit au respect des biens au sens de la
première phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1
(Kjartan Ásmundsson c. Islande, no 60669/00, § 40, CEDH 2004-IX ;
Wieczorek, précité, § 61 ; Valkov et autres c. Bulgarie, no 2033/04,
19125/04, 19475/04, 19490/04, 19495/04, 19497/04, 24729/04, 171/05 et
2041/05, § 88, 25 octobre 2011, ainsi que, mutatis mutandis, Maurice c.
France [GC], no 11810/03, §§ 67-71 et 79, CEDH 2005-IX ; Draon c.
France [GC], no 1513/03, §§ 70-72, 6 octobre 2005 et Hasani c. Croatie
(déc.), no 20844/09, 30 septembre 2010).
35. La Cour note que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir les lois
os
n 3833/2010 et 3845/2010.
36. Pour apprécier le caractère d’utilité publique des mesures litigieuses,
la Cour attache un poids particulier au rapport introductif de la loi
no 3833/2010 ainsi qu’aux motifs de l’arrêt no 668/2012 du Conseil d’Etat.
37. La Cour note d’abord que l’adoption des mesures litigieuses a été
justifiée par l’existence d’une crise exceptionnelle et sans précédent dans
l’histoire récente de la Grèce. Comme le souligne le rapport introductif de la
loi no 3833/2010, il s’agit de « la plus grande crise des finances publiques de
dernières décennies », crise qui « a ébranlé la crédibilité du pays, a mis à
mal l’effort pour satisfaire les besoins de crédits du pays et menace
sérieusement l’économie nationale ». Le rapport affirmait que sortir de la
crise constituait « une responsabilité historique et un devoir national » et
que la Grèce s’était engagée à « réussir l’assainissement budgétaire avec des
objectifs et selon un calendrier précis » (paragraphe 17 ci-dessus).
38. Le Conseil d’Etat a par ailleurs relevé, dans son arrêt no 668/2012,
que la réduction des rémunérations, allocations, primes et pensions de
retraite des personnes travaillant dans la fonction publique, décidée par les
lois précitées, faisait partie d’un programme plus large d’adaptation des
finances publiques et de réalisation de réformes structurelles de l’économie
grecque qui, pris dans son intégralité, visait à combler le besoin urgent de
financement du pays et à améliorer sa situation économique et financière
future. Ces buts étaient d’intérêt général et coïncidaient par ailleurs avec
ceux des Etats membres de la zone euro, compte tenu de l’obligation de
discipline budgétaire et de préservation de la stabilité de la zone euro
instituée par la législation de l’Union européenne. De par leur nature, ces
mesures contribuaient donc à la réduction immédiate des dépenses
publiques (paragraphe 12 ci-dessus).
DÉCISION KOUFAKI ET ADEDY c. GRÈCE
13
39. A cet égard, la Cour rappelle que la notion d’« utilité publique » est
ample par nature. Comme elle l’a déjà relevé, la décision d’adopter des lois
portant sur l’équilibre entre les dépenses et les recettes budgétaires de l’État
implique d’ordinaire l’examen de questions politiques, économiques et
sociales et le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une
politique économique et sociale. La Cour respecte donc la manière dont il
conçoit les impératifs de l’« utilité publique », sauf si son jugement se
révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (Jahn et autres, précité,
§ 91 ; Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, § 67 in fine,
CEDH 2002-IX et Mihaieş et Senteş, précitée, § 19). Lorsque des questions
de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences
peuvent raisonnablement exister dans un Etat démocratique, il y a lieu
d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (James
et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, p. 32,
§ 46, ainsi que Valkov et autres, précité, § 92).
40. La Cour note aussi qu’en sus des mesures de nature salariale prévues
dans les lois nos 3833/2010 et 3845/2010, d’autres mesures avaient été
introduites par d’autres lois pour, entre autres, rétablir la justice fiscale et
faire face à l’évasion fiscale, réformer le système de sécurité sociale et le
système de mise à la retraite des fonctionnaires, réviser les procédures de
vérification et de contrôle des finances publiques, ouvrir certaines
professions fermées et assainir les entreprises publiques.
41. Eu égard à ce qui précède, la Cour n’a pas de raisons de douter qu’en
décidant de réduire les rémunérations et les pensions des fonctionnaires, le
législateur servait une cause d’utilité publique.
42. Il reste à déterminer si un juste équilibre a été maintenu en l’espèce
entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs
de la sauvegarde des droits fondamentaux de la première requérante et des
affiliés de la seconde requérante.
43. La Cour relève que la loi no 3833/2010 a réduit de 12 % les
rémunérations et pensions de toutes les personnes qui travaillaient ou
avaient travaillé dans la fonction publique. La loi no 3845/2010, adoptée
deux mois plus tard, a encore réduit les rémunérations et les pensions de
8 % supplémentaires et a ramené les allocations de Noël, de Pâques et de
congés à 500, 250 et 250 EUR respectivement, en les subordonnant en outre
à la condition que la somme totale perçue par mois ne dépasse pas
3 000 EUR. Les mesures prévues par la loi no 3845/2010 ont été jugées
nécessaires par le législateur, compte tenu du fait que celles adoptées
antérieurement par la loi no 3833/2010 s’étaient avérées insuffisantes pour
faire face à la situation économique sinistrée du pays.
44. La Cour attache aussi un poids particulier aux motifs du Conseil
d’Etat qui, dans son arrêt du 20 février 2012, a rejeté plusieurs moyens tirés
de la prétendue violation du principe de la proportionnalité par les mesures
litigieuses. Plus précisément, le Conseil d’Etat a estimé que l’absence de
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DÉCISION KOUFAKI ET ADEDY c. GRÈCE
caractère seulement provisoire de la réduction des salaires et pensions était
justifiée, car le but du législateur était non seulement de remédier à la crise
budgétaire aiguë du moment, mais aussi d’assainir les finances publiques de
l’Etat de manière durable. Il s’est aussi référé à la jurisprudence de la Cour
en matière de baisse des salaires ou des pensions, baisse à laquelle ont
procédé plusieurs Etats dans le même contexte général de crise économique.
Il a, en outre, observé que les requérantes devant lui n’avaient pas prétendu
de manière concrète que leur situation s’était dégradée à un point tel que
leur subsistance serait mise en danger.
45. La Cour note que la première requérante a fourni des informations
détaillées sur ses revenus avant l’entrée en vigueur des lois nos 3833/2010 et
3845/2010, après cette entrée en vigueur, ainsi qu’après celle de la nouvelle
décision administrative adoptée en vertu de la loi n o 4024/2011. Elle est
ainsi passée d’un salaire net de 2 435,83 EUR à un salaire net de 1 885,79
EUR (paragraphes 9 et 13 ci-dessus).
46. La Cour estime que la diminution du salaire de la première
requérante n’est pas d’un niveau tel qu’elle risque d’exposer la requérante à
des difficultés de subsistance incompatibles avec l’article 1 du Protocole
no 1. Eu égard à ce qui précède et au contexte particulier de crise dans lequel
elle intervient, l’ingérence litigieuse ne saurait être considérée comme ayant
fait peser une charge excessive sur la requérante.
47. Quant à la proportionnalité des mesures litigieuses en ce qui
concerne les salaires et pensions des fonctionnaires affiliés à la deuxième
requérante, la Cour ne peut se référer qu’au texte du mémorandum luimême. Selon ce texte, d’une part, la suppression du 13e et du 14e mois de
pension est compensée, pour les personnes percevant moins de 2 500 EUR
par mois, par la création d’une prime unique de 800 EUR par an. D’autre
part, si le versement des 13e et 14e mois de salaire est supprimé pour tous les
salariés, il est prévu une prime annuelle de 1 000 EUR, financée par la
réduction des allocations jusqu’alors calculées sur les hauts salaires. Cette
prime a été créée dans le souci de protéger les couches de population ayant
de bas revenus (les personnes qui perçoivent moins de 3 000 EUR par mois)
(paragraphe 6 ci-dessus).
48. Quant à des solutions de rechange, leur existence éventuelle ne rend
pas à elle seule injustifiée la législation en cause. Tant que le législateur ne
dépasse pas les limites de sa marge d’appréciation, la Cour n’a pas à dire
s’il a choisi la meilleure façon de traiter le problème ou s’il aurait dû exercer
son pouvoir différemment (James et autres, précité, § 51, et J.A. Pye
(Oxford) Ltd c. Royaume-Uni, no 44302/02, § 45, 15 novembre 2005).
49. Par conséquent, la Cour estime que le grief relatif à l’article 1 du
Protocole no 1 est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application
de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
50. En ce qui concerne les griefs tirés des articles 6, 8, 13, 14 and 17 de
la Convention soulevés par la deuxième requérante, compte tenu de
DÉCISION KOUFAKI ET ADEDY c. GRÈCE
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l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est
compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève
aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par ces articles.
La Cour conclut donc que cette partie de la requête est manifestement mal
fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la
Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Joint les requêtes,
Déclare les requêtes irrecevables.
André Wampach
Greffier adjoint
Isabelle Berro-Lefèvre
Présidente
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