Pinçon observation

publicité
54
Vrzyage en grande bou1geoisie
furent pas rares où l'entretien a été mis à profit pour entreprendre le
travail, fréquent dans ces familles, de rédaction des Mémoires, en
s'appuyant sur l'enregistrement de l'entretien. C'est là une expérience
assez générale et qui n'est plus spécifique à notre milieu : à la fin de
l'interview, un lien a été créé, ténu certes, mais qui relève de l'échange,
comme si l'écoute attentive de l'enquêteur avait été le contre-don
apprécié du don de la parole de l'enquêté.
Chapitre IV
La pratique de l'observation
Pas plus que l'entretien, l'observation ne saurait constituer le tout de
la méthode et résumer à elle seule les démarches d'enquête. Instrument
parmi d'autres, l'observation est le complément indispensable de
l'entretien. Mais par sa place dans l'histoire des méthodes des sciences
humaines, elle pose la question des rapports entre la sociologie et l'ethnologie, entre les approches quantitatives et les approches qualitatives. « La
reconnaissance du travail de terrain comme démarche de plein droit de
la sociologie ne procède pas seulement de l'exemple de l'ethnologie, elle
résulte également de la réaction de la tradition de Chicago vis-à-vis du
développement en sociologie, après 1940, autour de Stouffer, de Lazarsfeld
et de Merton, de la formule de recherche reposant sur le recueil et
l'exploitation statistique de questionnaires 1• » L'observation constitue un
exemple probant de la non neutralité épistémologique des outils de la
recherche. Ceux-ci engagent les axiomes de la démarche scientifique,
comme ces instruments de mesure qui, dans d'autres disciplines, ne
peuvent apprécier que ce que les théories explicites ou implicites de la
mesure rendent possible. « Le principe de l'erreur empiriste, formaliste
ou intuitionniste réside dans la dissociation des actes épistémologiques et
dans une représentation mutilée des opérations techniques dont chacune
suppose les actes de coupure, de construction et de constat. Le débat qui
s'instaure à propos des vertus intrinsèques de la théorie ou de la mesure,
de l'intuition ou du formalisme est nécessairement fictif, parce qu'il
repose sur l'autonomisation d'opérations qui tiennent tout leur sens et
leur fécondité de leur insertion nécessaire dans une démarche unitaire 2 . »
1. Jean-Michel Chapoulie, « Everett C . Hugues et le développement du travail de
terrain en sociologie», Revue fi·ançaise de sociologie, octobre-décembre 1984, XXV-4, pp. 582608 (p. 590).
2. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le Mêtier de
sociologue, op. cit., p. 89.
56
Vqyage en grande bourgeoisie
Le contrôle de soi
L'observation ne saurait se suffire à elle-même et cela est encore plus
valable dans l'analyse des modes de vie de la haute société. En effet,
comme on l'a vu avec l'entretien, l'une des caractéristiques de ce milieu
social est de maîtriser, plus que dans d'autres milieux, des techniques de
présentation de soi, dans l'ordre du discours ou dans celui de l'hexis
corporelle, qui laissent peu de place à l'improvisation et à la spontanéité,
ou qui, plus exactement, relèvent d'une démarche délibérée et
volontariste. Si l'on peut considérer que, dans tout groupe social, les
apprentissages familiaux et sociaux structurent les individus, il reste que,
dans la grande bourgeoisie et dans la noblesse les inculcations de
l'éducation et l'enseignement des préceptes de vie atteignent une
systématicité et un niveau d'explicitation rares tout en s'appuyant, ce qui
est la condition de leur efficacité, sur les injonctions muettes de
l'exemple, des souvenirs familiaux répétés à l'envie, de l'histoire du
groupe dont les demeures et les institutions, les parents et les amis de la
famille représentent des formes objectivées et incorporées. Leur
omniprésence renforce continûment l'efficacité des explicitations de
l'éducation. S'arrêter à l'observation des pratiques reviendrait, plus
qu'ailleurs, à prendre le risque de ramener l'eflicacité d'une pédagogie
consciente de ses fins et de ses moyens à la qualité des personnes.
Les apprentissages qui permettent ce contrôle de la présentation de
soi sont donc précoces et systématiques. Ils sont liés à la cohabitation
dans l'intimité la plus quotidienne avec du personnel domestique dont
il a toujours été exigé une tenue irréprochable, voire le port de la livrée
aux couleurs de la famille. Une telle cohabitation impose aux maîtres,
en retour, de tenir leur rang et donc de refuser le laisser-aller. Dans les
familles de la noblesse ou de la grande bourgeoise, on ne dîne pas en
pantoufles. « Avec les techniques du corps, écrit François de Négroni,
qui, des premiers rudiments du baisemain aux derniers exercices de
maintien, socialisent les comportements physiques de l'animal mondain,
peu de possibilités sont abandonnées au hasard : car la distinction
s'affiche jusque dans les gestes les plus neutres et les plus solitaires ' . »
De plus la sociabilité familiale est intense. Avec la paysannerie, la
grande bourgeoisie et la noblesse sont les groupes où la cohabitation de
différentes générations dans les mêmes résidences, voire de collatéraux,
!. François de Négroni, Ln France noble, Paris, Seuil, 1974, p. 39.
La pratique de l'obse7Vation
57
est encore fréquente. Il existe à Paris des immeubles dont les
appartements, fruits de la prévoyance d'un ancêtre commun, sont
occupés par les grands-parents, leurs enfants et petits-enfants, les
escaliers étant ainsi animés par les allées et venues des cousins et
cousines. Même sans cette cohabitation, la vie familiale est dynamique
et l'on se reçoit beaucoup, en ville ou au château où les cérémonies
familiales sont l'occasion de grands rassemblements. Mais plus largement
les réceptions et la vie mondaine sont des caractéristiques de ce groupe.
Ainsi donc il est bien rare, même pour des enfants jeunes, que l'existence
domestique la plus quotidienne sc réduise aux parents et à la fratrie . De
plus, très tôt, commencent des apprentissages systématiques qui mettent
les enfants dans des situations quasi mondaines, comme avec leurs
premiers pas dans les rallyes, à partir de douze ans environ.
Les pratiques, saisies à travers l'observation, sont le produit d'un
travail social de présentation de soi qui ne laisse que peu au hasard. On
retrouve donc dans le domaine de l'observation la même question que
celle qui est apparue avec l'entretien. N'observe-t-on pas une mascarade
sociale qui mettrait délibérément en scène une image de soi, socialement
construite, vitrine jugée utile et favorable aux intérêts du groupe ?
La Ill.Îse en scène comme technique sociale
En réalité, comme pour l'entretien, il importe de recueillir ces
observations comme ces discours, pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire pour
le produit d'une interaction qui n'est vraie que comme telle, c'est-à-dire
comme rapport social avec toute sa complexité, ses silences, ses fauxsemblants, ses illusions, aussi, sur l'autre. En cela entretiens et
observations sont d'une grande richesse pour l'analyse, à condition d'en
préciser les limites. Il importe de situer ces documents, discours ct
descriptions, parmi l'ensemble des documents disponibles et construits,
dont les éléments statistiques, de façon à les traiter comme un aspect,
mais un aspect seulement d'une réalité aux facettes multiples. Discours
et pratiques ne sont jamais une objectivation définitive du social, mais,
au mieux, l'objectivation qu'en proposent les agents, à travers ce qu'ils
font et ce qu'ils disent.
Avec les différentes stratégies mises en œuvre dans ces présentations
de soi, chaque groupe social trahit en fait son habitus, les dispositions
qui lui sont propres et qu'il mobilise pour répondre aux situations
d'interaction qu 'il a à affronter. Des pratiques aussi anodines en
58
1:'
....
1
Vtzyage en grande bourgeoisie
apparence que le port de la cravate entrent dans des logiques de mise
en scène de la personne qui n'ont rien de spontané et dont le sens social
est loin d'être négligeable. Les pratiques les plus spécifiques deviennent
emblématiques de la différence et comme telles peuvent être
difficilement reçues par ceux qu'elles déconcertent. Il en est ainsi du
baisemain qui surprend, voire agresse ceux qui n'en ont jamais appris
l'usage. Le baisemain, devant des non initiés, signifie l'émergence brutale
d'un autre monde, dont les manières sont ignorées. Ces façons de faire,
même si elles peuvent paraître guindées ou surannées de l'extérieur, sont
en réalité des signes forts de l'identité du groupe, une manière d'affirmer
son appartenance, comme les poignées de main révélatrices de la francmaçonnerie, ou les cravates du Jockey Club. A ces signes extérieurs,
facilement repérables, il faudrait ajouter tout ce qui relève de signes plus
imperceptibles, comme la manière de prononcer certains noms propres
(dire par exemple « Broille » et non «Broglie»).
Les techniques de gestion et d'accumulation du capital social sont elles
aussi spécifiques. Elles passent par l'art de la conversation, par l'aisance à
gérer les contacts et les rencontres, par l'amabilité et la courtoisie. Tout
ceci se met en scène, avec un grand plaisir apparent, et réel, dans la
mesure où les agents qui appartiennent à cet univers sont socialement faits
pour cette vie de relations, qui pourrait sembler fastidieuse à ceux qui la
découvriraient de l'extérieur. Réalisant les dispositions de leur habitus, les
agents ne peuvent que manifester le plaisir inhérent à la réalisation de ce
que l'on est appelé à faire par toute son éducation, par les inculcations de
la petite enfance et de l'adolescence. Aussi n'est-il pas nécessaire que les
agents aient conscience des enjeux et des stratégies à développer pour que
leurs pratiques soient objectivement adaptées à leurs intérêts. L'habitus en
acte, dont une théorie du complot ne saurait rendre compte, se donne à
voir et à apprécier, puisqu'il est, aussi, une manière de proclamer et de
démontrer, à travers tous les prismes de l'appréciation sociale, l'excellence
des personnes et donc leur légitimité à occuper les positions qu'elles
occupent. On conçoit que la position de l'observateur dans un tel contexte
ne soit pas aisée, car le travail d'objectivation est alors particulièrement
délicat.
La pratique de l'observation
59
même. Il est des conditions qui assurent une posltlon distanciée,
permettant une observation discrète, même si elle n'est pas clandestine.
A cette position de l'observateur en retrait s'oppose celle où il est partie
prenante des pratiques, situation d'observation participante où le danger
réside dans l'empathie qui, en faisant entrer le sociologue dans une
relation forte avec les observés, risque toujours de le conduire à adopter
leur point de vue. Entre ces situations extrêmes, tous les cas de figure
sont possibles'.
Même dans le cas de l'observation participante, c'est-à-dire lorsque
l'observateur se trouve pris dans la pratique dont il a le projet
d'examiner le déroulement, il existe un continuum des situations
concrètes d'enquête. Notre qualité de sociologues a pu être ignorée : ce
fut le cas lorsque nous avons participé à la soirée portes ouvertes des
joailliers de la place Vendôme et de la rue de la Paix. Ailleurs nous
pouvions être connus comme sociologues par une partie de l'assistance
sans que pour autant il soit clairement perçu que nous étions en
situation de travail, observant les us et coutumes de nos hôtes : ce fut le
cas lorsque nous étions en situation d'invités, à un dîner ou à un
cocktail. Enfin, dans d'autres circonstances, lors de certaines invitations
au château, ou à l'occasion de notre participation aux laisser-courre des
équipages de vénerie, il était clair pour tous que notre présence n'était
due qu'à notre activité professionnelle et que nous étions là pour
observer et écouter. Ces différents degrés de publicité de notre activité
définissent des contextes de travail variés qui présentent, les uns et les
autres, avantages et inconvénients.
I. L'observateur incognito
L'observation, même participante, peut être ignorée des agents
sociaux observés. C'est une situation relativement idéale car elle élimine
le problème récurrent, lorsqu'on traite de l'observation participante, des
Les conditions de l'observation
Ce travail d'objectivation connaît des conditions variables en
fonction de la proximité avec les agents dans le travail d'observation lui-
1. Voir Pierre Fournier, <<Des observations sous surveillance», Genèses, 24,
septembre 1996, pp. l 03-119. Dans un centre nucléaire l'auteur, pendant près de dix ans,
a mis en œuvre l'observation sous différentes formes, de l'obsctvation incognito à
l'observation participante. << On distingue [ces différentes formes] selon qu'elles
impliquent ou non la participation de l'observateur aux pratiques de travail indigènes,
mais surtout selon que la qualité d'observateur est connue ou non des enquêtés.>> (p. 113) .
60
V~?Yage
effets induits par la présence d'un observateur connu comme tel, étant
admis que sa présence ne saurait laisser indifférents les agents.
L'obsewation du social of!jectivé
h
La pratique de l'obmvation
en grande bourgeoisie
Toutefois la présence de l'observateur, dûment connu ct perçu
comme tel, est de peu d'effets sur le social objectivé, sur ce social qui
s'est cristallisé dans des objets, des textes ou des institutions. Ce social
figé ne saurait être troublé par l'irruption du sociologue, du moins
jusqu'à ce que ces objets ou ces textes ne soient réanimés par une
pratique, ou un discours, qui prennent appui sur eux. Pour ce social
objectivé, l'observateur reste incognito. Cette observation non
perturbante est l'une de celle qui peut accompagner les entretiens : ceuxci, réalisés au domicile, sur le lieu de travail, ou encore dans un lieu
public fréquenté par la personne interrogée, sont des occasions à saisir
pour rassembler une information parallèle sur le cadre de vie de
l'interviewé. Dans les entretiens réalisés dans la grande bourgeoisie, les
domiciles ainsi aperçus étaient en eux-mêmes riches d'enseignements.
Par le poids des générations antérieures sur le décor contemporain :
meublées dans un style classique, les résidences recèlent des trésors de
l'ébénisterie et des arts décoratifs dont l'ancienneté renvoie aux ancêtres
qui ont accumulé et légué ces trésors.
Ainsi la diversité de lieux dans lesquels se sont déroulés les
entretiens, la qualité des biens qu'ils renferment, du château dans une
campagne reculée à la villa du bord de mer en passant par l'hôtel
particulier ou le vaste appartement parisien, les salons de palaces ou les
établissements d'enseignement suisses, révèlent une richesse dont, de
l'extérieur, il est impossible de deviner l'ampleur. Cette richesse est
multidimensionnelle puisqu'elle revêt des aspects économiques, mais
aussi culturels et, bien entendu, symboliques.
Une constante est apparue qui renvoie au temps : les vies des
membres de la grande bourgeoisie s'inscrivent dans la longue durée,
dans des lignées qui remontent à plusieurs générations et qui sont
appelées à durer. Ces constatations doivent une part de leur force au
contenu des entretiens, mais les observations sont venues les conforter,
en particulier lorsqu'il a été possible de visiter un lieu en compagnie de
son propriétaire. Les discours sur les galeries de portraits des ancêtres
prennent alors une autre saveur, et peuvent mieux être restitués dans
toute leur force lorsqu'ils sont recueillis devant le tableau de David
représentant un arrière-arrière-grand-père. Dans les châteaux, les
archives familiales occupent une partie de la bibliothèque. Y sont
61
pieusement conservés les budgets de la famille, les livres de compte du
domaine, les contrats de mariage et les inventaires après décès, autant
de traces indélébiles de la constitution de la fortune. Ici encore,
l'observation complète de façon décisive l'entretien. Portant sur du social
objectivé, elle n'est pas troublée par. la présence manifeste de
l'observateur.
L'obsemateur mêlé au public populaire
L'observation peut être anonyme et rester ignorée de ceux qui en
ont été l'objet. L'observateur peut se retrouver mêlé aux spectateurs, aux
invités, ou se fondre dans la foule, sa présence étant indécelable. Il s'agit
de situations où les pratiques observées ont un caractère public, de telle
sorte que l'observation peut s'effectuer sans qu'il soit question de
prévenir qui que ce soit, ce qui résout le problème déontologique de
«l'observateur masqué ». Il en est ainsi dans toutes les cérémonies et
tous les rituels que suscite la vie mondaine. Les agents qui participent à
ces cérémonies sont en représentation de manière maîtrisée et
consciente. Les grands prix hippiques, comme celui de Deauville à la fin
du mois d'août, ou les galas divers et variés, comme le gala des Courses 1,
dans la même station balnéaire, sont des occasions de mise en scène de
la position sociale dominante à travers les toilettes, les automobiles et
l'apparat qui entoure l'arrivée des heureux élus . sur les lieux des
festivités. On a alors, curieusement de la part d'un groupe social qui
cultive la discrétion, un étalage ostentatoire des « bonnes » manières, de
techniques de la sociabilité mondaine (pour beaucoup de spectateurs ce
sont les seules occasions qu'ils ont de voir pratiquer le baisemain), de
richesses aussi, qui transparaissent dans la qualité des vêtements, de leurs
accessoires ct dans l'éclat des bijoux. Chaque groupe, dans ces
circonstances particulières, assume sa position, regardeurs et regardés, si
bien que l'observation peut se dérouler d'une manière qui passe
maperçue.
Le 29 août 1993, jour du Grand Prix de Deauville, qui est le
sommet de la saison dans la station, la firme Lance! (bagagerie de luxe)
a fait installer des tentes et un buffet en plein air à côté des tribunes.
Les invitées, robes de cocktails et capelines, et les invités, costumes clairs
et panamas, arrivent à pied d'un parking peu éloigné où ils ont
l . Sur ces deux manifestations mondaines, voir Grandes Fur/unes, op. cil., pp. 170-171,
et <<L'aristocratie et la bourgeoisie au bord de la mer. La dynamique urbaine de
Deauville», Genèses, 16, juin 1994, pp. 69-93.
62
Vtzyage en grande bourgeoisie
abandonné leur véhicule. De temps à autre un hélicoptère y dépose
quelques personnalités. De nombreux badauds sont arrivés avec deux
heures d'avance sur le départ de la première course pour pouvoir
profiter du spectacle gratuit de cette mondaine assemblée. Sous leur
regard amusé ou admiratif, parfois critique, les invités se dirigent avec
assurance vers le buffet et grignotent en bavardant et en buvant le
champagne qui leur est généreusement offert.
Ceci au son d'un orchestre qui déverse des flots de musique de caféconcert, et au vu de tout un public ravi de ce spectacle gratuit. «Ça fait
huit ans que l'on vient, dit un couple très modeste. On s'arrange pour
venir le dernier week-end d'août pour le prix Lance!. Notre but, ce n'est
pas les courses, ce sont les toilettes. » L'épouse d'un petit agriculteur
breton déclare aimer « le défilé de ces dames, les grandes toilettes, les
chapeaux. Pour moi c'est un bonheur de spectacle. Deauville, c'est
quand même une renommée. Mais hier soir, c'était 1 400 francs l'entrée
[il s'agit du Gala des Courses]. Nous n'étions pas de la fète, ça ne
pouvait pas être des nôtres. »
De simples barrières de bois blanc, d'un mètre de haut environ,
délimitent l'espace sacré, celui où le commun ne peut entrer. Mais les
heureux élus, loin d'être à l'abri des regards, paraissent au contraire en
représentation, offrant le spectacle rare d'une réunion mondaine et d'un
déjeuner, abrité sous de grands dais largement ouverts. Tout se passe
comme si on était là pour être vu. On sc laisse photographier et filmer
par la presse, mais aussi par les badauds qui profitent de l'aubaine pour
faire quelques images qui leur paraissent exotiques. Le contraste accusé
entre les deux publics ne semble pas poser de problème. Aux complets
veston de bonne coupe correspondent les chemisettes à carreaux, aux
silhouettes épaisses et fatiguées, les maintiens sveltes et élancés,
soigneusement mis en valeur par les tenues ajustées : le monde du prêtà-porter s'oppose à celui du sur mesure. Mais tout cela se passe dans
une ambiance détendue, comme si le fait de se retrouver ensemble, bien
que de chaque côté de la barrière, exprimait une connivence plus forte
que les divisions sociales, autour de la fète et du goût partagé pour cette
atmosphère si particulière des champs de courses, où, malgré ce
marquage social de l'espace, chacun ayant ses tribunes, ses lieux propres,
existe une sorte de communauté, temporaire mais réelle.
L'observateur peut sans difficulté se mêler aux spectateurs fascinés
par les richesses étalées, richesses matérielles, mais aussi culturelles et
sociales puisque ce qui se donne à voir, c'est un milieu cohérent dont
on peut sentir la densité des liens, l'étendue du réseau dans lequel
chaque membre s'insère. Ce que l'observation peut alors apporter, c'est
cette mise en évidence d'une relation entre des agents sociaux très
La pratique de l'obse1vation
63
distants, du rôle objectivement joué par ces réunions dans le maintien
de l'ordre social, dans la reproduction des rapports de domination. Ces
moments sont aussi des moments de rêve dans les existences souvent
grises, en tout cas difficiles, qui côtoient ainsi l'espace d'un instant des
vies qui sortent de l'ordinaire. L'analyse de tels rapports ne saurait faire
l'économie d'entretiens complémentaires qui peuvent être réalisés sur
place, sans avoir à prendre de rendez~vous et sans difficulté pour obtenir
des réponses, puisque l'anonymat est garanti par les circonstances
mêmes de la rencontre. On a alors une situation favorable à la
démarche d'enquête puisque l'on peut, «à chaud», interroger sur la
pratique en train de se faire. On peut ainsi appréhender la signification
sociale d'une cohabitation contre nature ct d'ailleurs provisoire entre des
groupes habituellement séparés. C'est le constat répété de ces
conjonctures improbables qui nous a conduits à faire l'hypothèse que
celles-ci avaient pour effet de fonder des moments de « vie par
procuration», de ces moments de rêve éveillé qui autorisent le constat
que la vie vaut tout de même d'être vécue pour certains. Le rêve d'une
autre vie, non pas ailleurs, mais ici et maintenant permettrait donc de
supporter les vicissitudes quotidiennes, d'en prendre son parti, sur un
mode fantasmatique, mais sans illusion. Ces mises en scène de l'opulence
auraient des vertus importantes dans le domaine de l'ordre social, de son
maintien et de sa reproduction. Observations et entretiens se mêlent ici
pour comprendre cc qui se joue, du point de vue des classes dominées
dans ces mises en scène qui n'ont que les apparences de là provocation.
L'obseroateur fondu dans la foule mondaine
Toutes les situations mondaines permettent au chercheur de
rassembler une masse considérable d'observations dans de très bonnes
conditions. Encore faut-il que le sociologue fasse l'effort de maîtriser le
flot d'informations qui ainsi déferlent devant ses yeux. Le carnet de
notes, l'appareil photographique, le magnétophone sont alors de
précieux auxiliaires. Rien n'interdit de photographier les scènes qui se
présentent, de noter ses observations. Mais il importe d'être en éveil, de
pratiquer cette « attention flottante » que Freud recommandait à
l'analyste, de façon à être en mesure de saisir les éléments pertinents,
ceux qui font sens par rapport aux questions posées.
Toutefois le risque est grand de se laisser submerger par une
multitude d'éléments parmi lesquels l'insignifiance apparente de
l'information qu'ils peuvent véhiculer ne permet pas de faire le tri sur le
terrain même. Mais il ne faut pas non plus vouloir épuiser le réel en ne
,.,
64
V!zyage en grande bourgeoisie
laissant rien hors des moyens d'enregistrement que l'on s'est donnés.
Pour éviter ces écueils il faut interroger les pratiques observées en raison
des questions posées, de la problématique définie a p1iori, ce qui
n'interdit pas d'en modifier l'organisation au fur et à mesure de la
progression de la recherche. Ainsi les journées portes ouvertes organisées
par des comités des beaux quartiers offrent un spectacle dont les
spectateurs sont aussi les acteurs. Peu de personnes étrangères à la haute
société le soir où le comité Vendôme organise une soirée chez les
joailliers de la place éponyme et de la rue de la Paix, à part le personnel
de service qui remplit les coupes de champagne et fait circuler les
plateaux de petits fours. Il est alors pertinent de noter l'enjouement qui
préside aux retrouvailles, qui ne doivent rien au hasard, de ce petit
monde ainsi rassemblé, de mesurer à quel point le niveau
d'interconnaissance est élevé à en juger par le nombre de chapeaux
soulevés pour saluer un collègue ou un ami. Ce qui permet de classer
ce type de cérémonie parmi d'autres pratiques collectives, celles qui ont
vocation à célébrer le groupe dans le plaisir intense d'un entre-soi bien
différent de la promiscuité assumée des grands prix. Or, même dans
cette situation, il nous était possible d'être présents sans avoir à nous
faire accepter : il suffisait d'être dans une tenue vestimentaire
comparable à celle des membres de la haute société, qui allaient de
buffet en buffet, pour ne pas attirer l'attention et donc pouvoir noter
tout à notre aise les comportements et les conversations. Ce qui
permettait d'observer que, dans ces situations où il y a un entre-soi de
fait, les seules barrières opposées à la présence de membres d'autres
groupes sociaux sont d'ordre symbolique. Le promeneur ordinaire ne
franchit pas la limite invisible qui, au bas des Champs-Élysées, interdit
au tout-venant de se risquer avenue Montaigne, surtout quand a lieu la
Soirée des Vendanges, qui est pourtant une soirée «portes ouvertes»,
ni à pousser la porte d'un antiquaire du Carré Rive Gauche le soir de
mai où, exceptionnellement il y a entrée libre dans toutes les boutiques.
Le chercheur peut et doit se saisir de toutes ces circonstances qui
autorisent l'observation d'une vie sociale habituellement beaucoup plus
secrète.
Le travail en couple
Il est vrai que le fait de travailler en couple ajoute à la facilité de
l'observation dans ces circonstances publiques. Que ce soit à l'occasion
des journées portes ouvertes des comités des beaux quartiers, réservées
de fait à une certaine élite sociale, ou à l'occasion de ces mises en scènes
La pratique de l'obseroation
65
que sont les grands prix hippiques, l'observation en couple permet de se
fondre autant qu'on le souhaite dans la foule des grandes familles ou
dans celle des curieux. Sans compter l'avantage important que constitue
la mobilisation de deux mémoires au moment de la mise en forme du
travail de la journée. Cette mise en forme ne saurait attendre et elle
gagne beaucoup à la stimulation réciproque qui permet de passer audelà de la lassitude d'une journée remplie et même épuisante. Or le
travail d'observation ne doit pas être handicapé par une sollicitation trop
tardive de la mémoire. Celle-ci est toujours beaucoup plus volatile qu'on
ne le pense et notre expérience montre la difficulté à se remémorer ce
qui paraissait ne devoir jamais être oublié, dès lors que quelques jours,
voire quelques heures, se sont écoulés.
Dans la noblesse et dans la grande bourgeoise, se présenter en
couple, voire en famille, c'est se conformer aux règles implicites du
groupe qui valorise l'institution familiale, comme institution centrale
dans les processus de reproduction dç la position sociale. Le recours
systématique au Bottin Mondain, pour savoir qui est qui, est tout à fait
significatif de cette disposition d'esprit qui accorde une importance
décisive à la dimension familiale de l'identité personnelle. Vous êtes
toujours d'abord un représentant de votre lignée. Que cette lignée soit
modeste, dans le cas du chercheur, n'interdit pas une présentation de soi
qui intègre la dimension familiale et qui autorise une connivence plus
immédiate. Le chercheur n'est plus alors seulement perçu comme un
travailleur intellectuel, voire un fonctionnaire, dont l'absence de référent
familial inciterait les interlocuteurs à une certaine réserve. Dans ces
milieux, pour ne pas être perçu comme une fonction mais comme une
personne, il faut au moins être deux . Le fait de travailler en couple
permet donc de s'insérer dans l'univers habituel des relations fondées sur
la famille et de bénéficier d'invitations qui, en prenant un caractère plus
familier, conduisent à une plus grande proximité entre enquêteurs et
enquêtés. Cocktails, dîners et parfois week-ends au château deviennent
autant d'occasions d'observations qui ne sont pas toujours accessibles
pour un sociologue travaillant seul.
Cette forme de collaboration autorise un partage du travail et des
niveaux de participation à la pratique étudiée. Non seulement le couple
facilite l'intégration dans les activités d'un groupe où la famille est
essentielle, mais encore la présence de deux observateurs permet une
division du travail en fonction des circonstances, des implications de
chacun dans tel moment ou dans tel aspect de la pratique. Il est alors
possible de se laisser prendre au jeu, de participer pleinement, par
exemple, à la poursuite de l'animal chassé, avec tout le plaisir qu'il est
possible de prendre à ce type de traque. Mais encore faut-il que
66
VI!Jage en grande bourgeoisie
parallèlement l'autre chercheur continue à observer et noter. La
confrontation des deux témoignages à l'issue de la journée est alors très
suggestive sur les distorsions de la perception en fonction des degrés
d'implication dans une pratique qui n'est pas la même en fonction des
rapports affectifs et des représentations que l'on entretient avec elle. Sans
compter que le travail en couple permet de ressentir différemment les
péripéties d'une pratique en fonction des sensibilités, des représentations
et des intérêts masculins ou féminins.
Toutefois le travail d'enquête en couple présente un biais, beaucoup
moins présent dans le simple travail d 'équipe. C'est à deux que sont
assumées les angoisses inhérentes à l'observation participante, angoisses
qui, ainsi affrontées, tendent à se muer en plaisir de la découverte. Le
couple autorise une insertion heureuse dans des conjonctures où la
plupart des personnes sont aussi en couples : il s'agit d'une dimension
de la présentation de soi. Le couple fonctionne en complément de la
tenue vestimentaire et de l'hexis corporelle pour confirmer une
conformité avec les normes du groupe. Que ce soit pour l'un à la
présentation des trophées organisée par l'Oflice national des Forêts ct
par l'équipage de Bonnelles, ou pour l'autre à un cocktail offert par la
maison Saillard, l'une des plus cotées dans le vêtement et l'accessoire de
chasse haut de gamme, se retrouver seul(e) changea sensiblement le
regard porté sur la pratique. Être en couple autorise de se fondre dans
l'activité et de la voir de l'intérieur. Beaucoup plus en tout cas que la
solitude au sein d'un groupe animé, au niveau d'interconnaissance élevé.
Il est alors plus diflicile de se mêler aux conversations : le fait d'être venu
seul vous fait ressentir votre extériorité et votre situation d'observateur
que la venue en couple gomme partiellement, puisque le couple n'est pas
perçu comme structure de travail.
Cette situation exceptionnelle ne peut être généralisée en tant que
précepte méthodologique, sauf à recommander aussi l'homogamie
scientifique. Toutefois notre expérience plaide en faveur du travail
d'équipe sur le terrain qui multiplie les observations et les angles d'où
elles sont réalisées et qui facilite le travail de reconstruction et de
description, après coup, des pratiques observées.
2. L'observateur invité
Il est d'autres situations où votre présence est justifiée par une
invitation en bonne et due forme . Invité à un dîner ou à un cocktail,
La pratique de l'obseroation
67
votre qualité de sociologue est connue de tous ou au moins d'une partie
importante de l'assemblée. Mais le contexte interdit que votre venue soit
perçue comme motivée par une activité professionnelle. Invité, il vous
suflit de jouer le jeu de la sociabilité pour que l'idée même que vous
soyez en train de travailler devienne impensable.
C'est à force de partager des repas avec des membres du groupe
enquêté que nous avons pu comprendre le sens social d'une telle
profusion de réceptions, d'une telle abondance de cérémonies où se
répètent des rituels qui n'ont pas du tout cette place dans d'autres
groupes sociaux. Pouvoir analyser l'étiquette mondaine, son formalisme
et ses codes, suppose un minimum de familiarité avec ces manières de
faire. Si l'étiquette mondaine reste incompréhensible aux membres des
couches moyennes intellectuelles qui la perçoivent comme un peu
ridicule et surannée, comme de vieilles manies sans raison, autant elle
parle aux initiés, ne serait-ce qu'en tant que signe de reconnaissance
fiable entre membres d'une même minorité. On peut parler d'une
véritable étiquette au sens où Norbert Elias emploie ce mot pour décrire
les règles de sociabilité dans la société de cour. «Toute cette machinerie
[étiquette et cérémonial] nous semble inepte, écrit Elias, parce que sa
motivation objective nous échappe, que nous ne voyons pas l'avantage
ou la finalité extérieure auxquels elle se rapporte, nous qui avons
l'habitude de considérer toute personne selon sa fonction objective [ ... ].
Leur être [celui des hommes de cour], la manifestation de leur prestige,
la distance qui les séparait des inférieurs, la reconnaissance de cette
distance par les supérieurs, tout cela était pour eux une fin en soi. Or
c'est dans l'étiquette que cette distance en tant que fin en soi trouvait son
expression la plus parfaite. Elle était un argument scénique de la société
de cour où s'alignaient des chances de prestige hiérarchisées [ ... ]. Par
l'étiquette, la société de cour procède à son autoreprésentation, chacun se distinguant
de l'autre, tous ensemble se distinguant des personnes étrangères au groupe, chacun et
tous ensemble s'administrant la preuve de la valeur absolue de leur existence'· »
Prendre la mesure de l'importance sociale d'une pratique comme
celle du cocktail suppose d'en acquérir un minimum d'expérience. Le
cocktail est une situation typique de mise en scène et de gestion du
capital social. Un buffet autour duquel les invités, debout, vont de l'un
à l'autre. Peu importe ce qui est échangé entre eux, ce qui compte, c'est
le bonheur du groupe réuni. C'est le plaisir d'être ensemble, un peu
comme au comptoir d'un café populaire. Il n'est pas nécessaire de
l. Norbert Elias, Ui Société de cour, Paris, flammarion, coll.
et 97.
<<
Champs », l985, p. 93
68
V~ryage
La pratique de l'obsetvation
en grande bourgeoisie
développer un argumentaire jusqu'à son terme. Chacun coupe la parole
à chacun, au gré des déplacements d'un point à un autre de l'assemblée
et des rencontres, dans l'euphorie croissante et la chaleur, matérielle et
morale, auxquelles la qualité des buffets n'est pas étrangère. Il est très
important que le groupe puisse ainsi se donner en représentation. En de
telles circonstances le travail social opéré est surtout à usage interne. Il
peut concerner les professionnels d'un champ et les acteurs qui lui sont
proches. Par exemple la réception offerte chaque année par la Cour de
cassation rassemble, outre les membres et le personnel de cette
institution, le monde judiciaire, y compris le Conseil d'État, mais aussi
les experts auprès des tribunaux. Dans d'autres circonstances, ce seront
les chasseurs qui seront réunis par une maison comme Saillard.
L'assemblée est alors éclectique quant aux secteurs professionnels
représentés, mais une grande unité sociale est donnée par l'appartenance
de chaque invité à la haute société. L'observation est incontournable si
l'on veut pouvoir appréhender ce qui se joue dans de telles rencontres,
en apparence anodines. D'abord il importe au grand bourgeois d'en
être, et pour cela il convient de faire savoir que l'on est là. Il est hors
de question de demeurer à bavarder dans son coin avec une personne
proche, en perdant ainsi le bénéfice principal de la soirée, à savoir celui
d'avoir la possibilité de se faire voir comme appartenant à l'univers des
pairs. Le capital social se valorise aussi dans ces circonstances
mondaines, et cela n'a pas de prix : ne pas être là revient à ne pas en
être, c'est-à-dire revient à ne pas appartenir de plein droit au meilleur
monde, en tout cas des absences trop répétées incitent à le faire penser.
Avant tout il faut éviter que l'on vous oublie.
L'observateur remarque des pratiques qui, ailleurs, seraient
considérées comme choquantes, y compris par les mêmes personnes. Il
en est ainsi de l'impolitesse apparente avec laquelle les uns coupent la
parole aux autres, pour présenter tel nouvel arrivant ou pour s'immiscer
dans un petit groupe déjà constitué. Cela ne peut être admis que parce
que tout le monde sait bien que ce qui est en jeu est d'une toute autre
importance que les propos des uns et des autres sur ceci ou cela. Depuis
le plus jeune âge chacun a intériorisé ces manières de faire et les
procédures à suivre, le classement des situations en fonction de la
possibilité ou de l'impossibilité d'avoir recours à de telles pratiques. Si
bien qu'on pourra vous planter là, avec votre coupe de champagne,
votre interlocuteur ayant profité d'une légère bousculade, d'un
mouvement de foule pour s'éclipser en vous laissant avec la fin de votre
anecdote. Car ce qui fait la qualité du réseau, c'est son extension, si bien
qu'il faut multiplier les liens. Ce qui est échangé c'est du capital social
et la richesse des échanges se résume à cela.
69
Mais si nous avons été invités à des dîners, thés ou cocktails chez
certains de nos interviewés, ceux-ci ne nous ont jamais invités à déjeuner
ou à dîner dans un cercle, la transgression sociale ayant donc ses limites.
De la même façon, nous n'avons jamais été invités à venir observer les
pratiques in situ dans les rallyes. Il est vrai que par autocensure nous ne
l'avions jamais demandé. Cc qui est regrettable : notre expérience des
dîners et autres réceptions nous a convaincus en effet de l'importance
décisive de la participation observante : on ne peut ressentir le sens pris
par certaines pratiques sans en être. Le principe de leur existence réside
en partie dans le vécu qu'elles suscitent, par les gains symboliques mais
aussi affectifs et existentiels dont elles sont les sources.
3. L'observateur observé
Il est d'autres situations, enfin, où le sociologue est connu comme tel
et où, en outre, il est clair pour tous les participants que sa présence est
motivée par le recueil d'informations et d'observations nécessaires à sa
recherche. L'observation participante répétée facilite une compréhension,
en situation, des systèmes de dispositions qui caractérisent le milieu
enquêté, parce que cette démarche d'enquête permet d'observer un
habitus en acte avec la réalisation des dispositions qui le constituent.
Sans cette méthode, qu'aurions-nous pu comprendre d'une pratique
comme celle de la chasse à courre ? Pendant trois années nous avons
suivi l'équipage de Bonnelles, qui chasse le cerf en forêt de Rambouillet,
mais aussi d'autres équipages d 'Ile-de-France, d'Aquitaine, de
Normandie, du Berry, de Touraine, de Sologne ou de Picardie. C'est
donc à partir d'expériences vécues sur le terrain de 1989 à 1991 que
nous avons étudié la grand vénerie du cerf, du chevreuil ou du sanglier,
mais aussi la petite vénerie du lièvre et la vénerie sous terre.
La présence des suiveurs a été un élément décisif dans la réalisation
de notre enquête. Le plus souvent avec le groupe des cyclistes, parfois
en voiture ou à pied, nous nous sommes mêlés à l'action et aux
péripéties de nombreuses journées de chasse. Les membres des
équipages et la plupart des suiveurs connaissaient la raison de notre
présence. Mais l'activité est telle que nous n'interférions pas dans la
pratique : la chasse à courre est un spectacle, elle a donc des spectateurs
auxquels nous étions très vite assimilés. En outre, l'intensité, le désordre,
la cohue, la fébrilité font que notre présence passait vite inaperçue. À
70
1 ~111
1
V~?J~age
La pratique de l'obsen;ation
en grande bowgeoisie
Bonnelles, où elle était régulière, ce fut différent : peu à peu nous fûmes
cooptés par les suiveurs, puis par les veneurs, à force de partager avec
eux les intempéries, les attentes, les sandwiches, les déceptions et les
émotions intenses.
Sans cette participation active nous aurions pu passer à côté d'une
des principales conclusions de cette recherche. La chasse à courre est un
«fait social total » qui met en branle «la totalité de la société et de ses
institutions», ses différents éléments «juridiques, économiques, religieux
et même esthétiques, morphologiques », comme l'écrivait Marcel
Maussl. Parce qu'il s'agit d'une mise en scène sur un mode symbolique
de la manière dont les individus se représentent le fonctionnement
social, la vénerie suscite des engagements passionnels, positifs ou
négatifs. La chasse à courre est en procès de façon latente ou manifeste :
à intervalles réguliers des associations zoophiles lancent des campagnes
qui visent à obtenir son interdiction. Aussi, dans les premiers entretiens
les propos recueillis tenaient plus d'une défense et illustration d 'une
pratique menacée que de l'explicitation des significations de cette
pratique pour ses adeptes. Au cours de ces entretiens «défensifs »,
produits dans le style de la langue de bois propre à tout discours militant
effectué dans une situation incertaine, rien ne venait rendre compte de
la passion pour la chasse, de la fascination par la nature, du rapport
enchanté et ambigu à la faune sauvage, de la place du tragique de la
mort animale.
Heureusement, dans le cas de la chasse à courre, la pratique s'offre
volontiers aux regard extérieurs. L'hospitalité des veneurs qui accueillent
durant les laisser-courre de nombreux suiveurs, amis appartenant au
même milieu social, ou gens modestes des villages autour de la forêt,
permet au chercheur de se mêler à cette foule qui assiste en spectatrice
aux péripéties de la chasse. Cette dimension de la vénerie, très originale
dans l'univers cynégétique, fait que la participation obscrvante elu
chercheur va presque de soi. Pour autant nous n'avons jamais travaillé
incognito. Nous nous sommes toujours présentés au maître d'équipage
en tant que sociologues au travail. Comme dans la situation d'entretien,
nous avons toujours été attentifs à nous vêtir à la façon des suiveurs,
c'est-à-dire dans des tons marrons ou kakis, classiques dans le monde de
la chasse. Il s'agissait de nous fondre au mieux parmi eux, sans pour
autant avancer masqués puisque, de toute façon, notre statut était
connu. Mais cette situation d'observateur en position d'être observé a
1. Marcel Mauss, << Essai sur le don
universitaires de France, pp. 273-275.
>>,
dans Sociologie et anlhropologie, Paris, Presses
71
exigé de nous beaucoup de tact et d'engagement personnel : il a fallu
gagner la sympathie et le respect des autres participants en bravant,
comme eux, le froid et les intempéries, en surmontant la fatigue, en nous
faisant accepter.
L'enquête de terrain, c'est d'abord la présence sur ce terrain, un
effort parfois difficile pour accéder à cette possibilité irremplaçable d'une
observation directe. Il ne s'agit pas seulement de vérifier le contenu de
ce que d'autres sources, Mémoires, ouvrages, films ... , donnent comme
descriptions ct informations sur les pratiques. Mais l'observation
participante met en jeu tout autre chose, à savoir la possibilité d'une
approche compréhensive des pratiques, de l'intérieur.
4. Une approche compréhensive des pratiques
Participer pour comprendre
Par empathie, on peut comprendre les raisons et les passions
d'agents qui, outre les difficultés qu'ils peuvent avoir à exprimer ce qu'ils
ressentent, ne sont pas toujours disposés à exposer leurs motivations
lorsque celles-ci prennent un caractère personnel ou intime. Ainsi, dans
le cas de la chasse à courre, les veneurs et les suiveurs masquaient
volontiers l'émotion profonde ressentie au moment de la mort de
l'animal chassé. D'où des discours euphémisant ce moment de la chasse,
déniant même tout intérêt réel pour cet instant devant un interlocuteur
que l'on pouvait supposer, venant d'un milieu professionnel intellectuel
et parisien, plutôt mal disposé envers cet aspect de la pratique
cynégétique. Or, non seulement le fait de participer à des laisser-courre
permet d'assister à l'émotion des veneurs et des suiveurs au moment de
l'hallali et de la mise à mort, mais il permet de ressentir cette émotion
ambiguë devant la disparition d'un animal qui a été poursuivi, perdu et
retrouvé parfois au fil de longues heures. Sans cette présence, comment
comprendre la valeur symbolique des rituels qui accompagnent cette
mort, depuis les veneurs se découvrant en entendant la sonnerie de
trompe qui l'accompagne, jusqu'au cérémonial long et toujours quelque
peu solennel de la curée. La dimension religieuse de la pratique resterait
incompréhensible sans cette familiarité acquise avec ce qui était étranger
au chercheur.
Mais cet exemple ne doit pas restreindre la pertinence de
l'observation participante aux seuls objets quelque peu exotiques ou
72
il iii
l ~i l l
1
•
VfD!age en grande bourgeoisie
traditionnels, ou encore ésotériques par leur caractère relativement
fermé . Loger pendant plusieurs mois dans le grand ensemble du Sillon
de Bretagne à Nantes a permis de mieux évaluer les résultats d 'une
politique du logement social qui mêlait dans un même immeuble des
ouvriers spécialisés maghrébins à de jeunes médecins français, des
employés, des techniciens et des manœuvres. Seule une patiente pratique
de terrain a pu mettre en évidence comment la proximité physique
pouvait accroître la distance sociale au lieu de la diminuer comme
l'auraient souhaité les militants chrétiens de gauche qui étaient à
l'origine de cet ensemble de logements sociaux. De la même façon vivre
dans un hôtel plus que modeste à Nouzonville, petite localité industrielle
de la vallée de la Meuse, pour observer au plus près la vie des ouvriers
métallurgistes confrontés à la déqualification et au chômage a permis de
côtoyer les familles dans leur quotidien le plus ordinaire. Or la
connaissance de ces situations est enrichie de façon décisive par ces
observations que permet seule la présence longue, assidue, auprès des
enquêtés.
Cette démarche pose toutefois le problème de l'écriture. Car
l'observation ne devient un complément utile et efficace des autres
formes de recueil et de construction des données que si elle peut être
restituée de façon à donner à voir, à vivre, à sentir des modes et des
cadres de vie.
Expérimenter le vécu des agents
Les sciences sociales ne disposent pas de la possibilité de mener des
expérimentations. Encore faut-il que le chercheur s'efforce d'expérimenter
ce dont il va tenter de rendre compte. Ce qui a ses limites car cela
suppose une vigilance continue quant aux effets possibles de l'empathie,
qui ne sont pas toujours heuristiques. Mais expérimenter dans toute la
mesure du possible ce dont parlent les discours recueillis permet de
s'émanciper des problématiques a priori, de relativiser le point de vue
intellectuel sur les pratiques concrètes et d'avoir un rapport moins
distancié, donc moins abstrait aux enjeux et aux rapports sociaux du
monde réel.
Ce va-et-vient entre la participation très impliquée ct l'observation
distanciée, avec tous les stades intermédiaires, évolue tout au long de
l'enquête. Au début il apparaît très heuristique de prendre la posture de
l'attention flottante dans un sens similaire à celui que les psychanalystes
donnent à cette expression. « Elle consiste en une suspension aussi
L'entretien et ses conditions spécifiques
73
complète que possible de tout ce qui focalise habituellement l'attention :
inclinations personnelles, préjugés, présupposés théoriques même les
mieux fondés 1• » En sociologie comme en psychanalyse une telle
disposition ne va pas de soi, ne serait-ce que parce que le risque est
grand que des dispositions non clairement perçues prennent le relais de
présupposés et d'hypothèses déjà formulés et donc plus facilement
écartés. Il reste que cette attention ouverte, gouvernée par une empathie
décisive, est indispensable pour aborder un terrain neuf dont on ne
saurait a priori avoir décidé de ce qui y était pertinent et de ce qui y était
insignifiant. Ce n'est qu'après un contact prolongé avec le terrain, après
une imprégnation patiente et attentive mais sans vouloir dans un
premier temps tester les hypothèses, interroger systématiquement les faits
à partir de la problématique de départ, que l'on pourra revenir aux
éléments élaborés dans la phase de préparation de la recherche pour les
confronter aux expériences rassemblées.
Ainsi l'opposition qui allait de soi entre école publique et école
privée, les enfants de la grande bourgeoisie paraissant a priori devoir ne
fréquenter que la seconde, a volé en éclats avec une observation
attentive des rapports sociaux dans une école publique de Neuilly. Les
observations ont mis en évidence que le contrôle des parents sur le
fonctionnement de l'établissement, fréquenté quasi exclusivement par
des enfants de la haute société et les enfants des personnes au service de
leurs parents. Un établissement public apparaissait soumis aux
desiderata des familles de la grande bourgeoisie autant que peuvent
l'être ceux ayant un statut privé. Mais pour arriver à cette remise en
cause, il fallait une disponibilité qui, après quelques indications
recueillies au cours d'entretiens, nous a incités à aller voir de plus près
ce qui se passait dans cette école laïque et républicaine, mais néanmoins
inféodée aux désirs de parents sachant très bien cc qu'ils attendent d'un
établissement scolaire.
L'observation participante peut prendre des formes très variées et
entraîner tous les niveaux d'implication personnelle. Ainsi Anne Tristan,
pénétrant les organisations de base du Front national, devenant membre
de cette organisation, est allée au plus loin dans le double jeu et dans le
risque personnellement encouru. Un tel engagement ne va pas de soi,
mais il apporte une possibilité de compréhension que des analyses
menées de l'extérieur ne pourront jamais atteindre. Loïc vVacquant, sans
avancer masqué, s'est impliqué dans la pratique pour devenir lui-même
1. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la jJsychana[yse, Paris, Presses
universitaires de France, 1967, p. 39.
74
Vqyage en grande bourgeoisie
boxeur et participer à des combats réguliers, premiers échelons pour
atteindre aux premiers titres de la discipline. C'était sans doute le prix
à payer pour pouvoir accéder au monde clos du ghetto noir de Chicago.
Loïc Wacquant parle d'« ethnopraxie »,forme d'observation qui consiste
à « pratiquer en temps et en situation réels avec les indigènes de sorte à
acquérir, comme eux, par la routine, les savoirs tacites et les catégories
de perception qui composent pour partie leur univers». Jean Peneff s'est
fait brancardier bénévole pour observer le service des urgences à
l'hôpital. «Je cherchais à connaître non ce que les agents disent qu'ils
font, écrit-il, mais ce qu'ils font effectivement, les implications du travail
réel et non pas simplement représenté, les faits et non leur image. » Pour
Louis Pinto, l'observation participante, dans un régiment durant son
service militaire, fut une exploitation heureuse d'une situation non
choisie et quelque peu frustrante. Toutes ces démarches, dont les points
de départ sont très variables, ont toutes un caractère extrême : il s'agit
par la force des choses, parce qu'il n'y a pas d'alternative à un
engagement personnel très impliquant, de pouvoir avoir accès à un
univers (un parti extrémiste, un ghetto noir, une institution fermée)
inabordable autrement que par la médiation imparfaite de l'entretien.
Univers social fermé, peuplé d'agents habiles à contrôler leur parole, la
haute société relève elle aussi d'une telle approche. Sans mettre le
chercheur dans des situations aussi difficiles que celles qui viennent
d'être évoquées, l'observation peut être mobilisée et mise en œuvre à un
coût personnel plus faible tout en permettant de recueillir une
information de première main. Quelle que soit la difficulté de
l'entreprise, elle reste toujours une démarche d'une grande efficacité
dans la recherche de la compréhension des processus mis à l'étude!.
5. Ethnométhodologie, ethnologie, sociologie
Les techniques qualitatives, et en particulier l'observation, voire
l'immersion dans le milieu de la grande bourgeoisie, paraissent
l. Voir Anne Tristan, Au Front, Paris, Gallimard, coll. <<Au vif du sujet», 1987 ; Loïc
J.D. Wacquant, <<Corps et âme. Notes ethnographiques d' un apprenti boxeur», Acles de
la recherche en sciences sociales, 1989/80 ; Jean Pene fT, L'Hôpital en urgence. Étude par obse~vation
participante, Paris, Métailié, 1992 ; Louis Pinto, << Expérience vécue et exigence scientifique
d'objectivité>>, dans P. Champagne, R. Lenoir, D. Merllié, L. Pinto, Initiation à la pratique
sociologique, Paris, Dunod, 1989.
L'entretien et ses conditions spécifiques
75
incontournables pour appréhender les habitus des dominants et les
techniques sociales d'inculcation qui finissent par faire vivre les privilèges
comme allant de soi, comme les avantages légitimes liés à l'excellence
des personnes. Les techniques d'observation sont heuristiques pour
cerner la formation des dispositions par les apprentissages en douceur
qui s'appuient sur l'exemple des parents et du milieu et qui permettent
de vivre la position dominante que l'on est appelé à occuper de manière
naturelle. Par contre les techniques de l'entretien sont sans doute mieux
à même de mettre en évidence les techniques d'inculcation délibérées
qui, passant par le langage, sont déjà prêtes à être explicitées à nouveau
pour le sociologue. Les discours sur la transmission du patrimoine et les
devoirs de l'héritage sont aisément formulés, alors que des techniques
plus implicites, comme celles ayant trait aux manières et comportements
dans les situations de sociabilité, seront mieux mises à jour à travers des
observations, comme celles qui peuvent avoir la vie familiale pour cadre
avec toutes ces techniques qui vont sans dire et sont néanmoins apprises,
qui vont de la manière de saluer, de s'habiller, à celles de se tenir à table
ou de parler. En prenant en compte la nécessité d'un important
travail documentaire et statistique, on voit qu'ont été convoquées des
méthodes qui relèvent de l'ethnologie et de la sociologie, voire de
l'ethnométhodologie.
Intégrer les structures sociales dans l'analyse
Nous avons toujours mis en œuvre les techniques qualitatives dans
le cadre d'une analyse en termes de positions dans une structure sociale.
Cette démarche compréhensive a été mise au service d'une sociologie
des classes sociales. Même si nous voulons bien admettre que l'homme
n'est pas réductible aux seules logiques économiques, sociales et
culturelles, il n'en demeure pas moins que notre travail vise à contribuer
à épuiser le sens qui peut advenir de ces logiques. Notre posture permet
d'interpréter les interactions comme le produit de rencontres de formes
incorporées du social. Cc qui nous différencie des ethnométhodologues
qui, dans un empirisme exacerbé, analysent les interactions comme le
début et la fin du social en acte sans référer la genèse des pratiques à
l'antériorité de la formation de dispositions.
Les ethnométhodologues s'efforcent en effet de décrire les actions et
interactions des enquêtés en se tenant à ce qui peut être directement
observé sur le lieu même de l'observation. « L'ethnométhodologie, écrit
Alain Coulon, est la recherche empirique des méthodes que les individus
utilisent pour donner sens et en même temps accomplir leurs actions de
76
Vqyage en grande bourgeoisie
tous les jours : communiquer, prendre des décisions, raisonner. Pour les
ethnométhodologues, la sociologie sera donc l'étude de ces activités
quotidiennes, qu'elles soient triviales ou savantes, considérant que la
sociologie elle-même doit être considérée comme une activité
pratique'.» Cette approche n'accorde pas de place à la socialisation qui
forme les agents en amont des situations d'interaction, ce qui renvoie au
concept d'habitus.
L'idée que le social est toujours en train d'être produit dans les
interactions est fructueuse pour l'observation des rites de sociabilité.
Mais il y a une rémanence de l'interaction dont les effets se prolongent
au-delà de son effectuation, ce qui prend la forme concrète du carnet
d'adresses et de toutes les techniques d'enregistrement et de
mémorisation des structures sociales.
La pratique de l'obse1vation
77
Une certaine démarche ethnologique renvoie aux mêmes lacunes .
La sociologie s'est constituée en France, dans les limites de ce qui
s'appelait la métropole, depuis le milieu du xrxe siècle. Parallèlement,
l'ethnologie se développait dans les colonies. Avec les indépendances
nationales, on assista à un retour des ethnologues sur leurs terres
d'origine. Les banlieues et les entreprises de l'hexagone furent et restent
leurs lieux de prédilection, avec toutefois un certain intérêt pour le
monde rural. Si bien que sociologues et ethnologues se retrouvèrent sur
les mêmes terrains. Or les deux disciplines, non seulement se sont
constituées sur des bases sociales, politiques et géographiques différentes,
mais elles se sont opposées aussi par leurs méthodes.
La sociologie s'est voulue volontiers déductive, ayant une forte
propension à interroger les faits à partir d'une problématique constituée,
un système conceptuel lui fournissant le plus souvent le corps
d'hypothèses à partir desquelles elle entendait interroger le réel. À
l'inverse l'ethnologie relève de la méthode inductive. Le terrain et ses
matériaux, l'enregistrement des protocoles des relations entre les
individus, sont le point de départ de toute recherche ethnologique. Pour
Robert Cresswell, «le déroulement de la recherche scientifique en
quatre étapes observation des faits, analyse des observations,
interprétation de l'analyse, élaboration d'hypothèses - doit se faire dans
un ordre immuable si l'on veut atteindre l'objectivité, mais le point de
départ est libre. Or la recherche scientifique comprend toutes les étapes
mais ne part pas du même point que l'ethnologie. De l'interprétation,
elle passe à l'élaboration d'hypothèses, puis à l'observation et à l'analyse.
L'ethnologue prend son départ dans l'obsetvation pour aboutir à
l'interprétation, mais hélas elle omet souvent l'étape de la formulation
d'hypothèses, ou n'en fait pas le prolongement conceptuel du travail de
terrain I ». Mais par rapport à l'ethnométhodologie, l'ethnologie
n'entend pas limiter son apport à l'enregistrement des méthodes mises
en œuvre dans la production de la vie sociale. L'ethnologie élabore, à
partir du travail de terrain, le système symbolique des sociétés et analyse
le social objectivé dans les techniques, les rituels, les cérémonies et toutes
les interactions qui renvoient alors à autre chose qu'elles-mêmes. Les
rapports entre ethnologie ct sociologie peuvent être lus comme les
termes d'une discussion sur cette question de la bonne distance. La
discussion revient souvent aux accusations croisées de la trop grande
proximité de l'ethnologue, immergé et donc submergé par son objet, ou,
à l'inverse, de la trop grande distance du sociologue plaquant les
résultats de sa modélisation théorique a priori sur une réalité modelée
selon les besoins de la cause. Or, pour arriver à la compréhension des
pratiques, il est nécessaire d'être à la bonne distance, c'est-à-dire de
saisir et ressentir le sens du jeu des agents, les dimensions affectives
investies dans ce jeu, et la place que ce jeu occupe dans les structures
sociales et leur reproduction.
En réalité l'opposition entre ethnologie et sociologie est plus
institutionnelle que réelle : elle renverrait non à des enjeux scientifiques,
mais à des questions relatives aux positions dans le champ universitaire,
aux crédits disponibles et aux postes à pourvoir. En pratique les
approches, dans leurs spécificités relatives quant à la manière de
travailler sur le terrain sont plus complémentaires que concurrentes ou
exclusives l'une de l'autre.
Notre travail sur la chasse à courre a pu, grâce aux références
sociologiques aux milieux sociaux, aux divisions globales de la société,
insérer les rituels dans des rapports que la seule appréhension à partir
du terrain n'aurait pu mettre en évidence. Ainsi les hommages rendus
au courage de cerf, le respect qu'inspirent ses ruses et son habileté à
se mer ses poursuivants, ont été interprétés dans le cadre d'une analyse
symbolique de la société et des luttes dont elle est le lieu. En même
l. Alain Coulon, L'Ethnométhodologie, Paris, Presses universitaires de france, coll.
<<Que sais-je?, 11° 2393, 1987, p. 26.
l . Robert Cresswell, << Ethnologie et . sociologie. Problèmes de collaboration>>,
L'Homme, VII, l, pp. 72-84, p. 81.
Ethnologie, sociologie
78
Vq)!age en grande bourgeoisie
temps qu'une représentation symbolique de la société cette pratique est
aussi une mise en scène de la disparition et un rappel du caractère
éphémère de la vie, y compris de celle des veneurs. La curée est
l'occasion de faire revivre la mémoire des disparus, à travers les fanfares
de trompes qui leur sont dédiées. L'analyse sociologique des enjeux
sociaux et l'analyse ethnologique des manifestations symboliques ne sont
pas exclusives l'une de l'autre et selon nous elles se complètent!. Rendre
compte d'une pratique dans ses différents aspects suppose la
combinaison de ces approches.
Mais la réimportation de l'ethnologie dans la métropole risque fort
d'y réintroduire, à la faveur de la revendication de l'originalité de la
méthode, un insidieux ethnocentrisme de classe. Comme le dit
P. Bourdieu, «le refus de l'ethnocentrisme qui interdit à l'ethnologue de
mettre en relation ce qu'il observe avec ses propres expériences [... ]
conduit, sous apparence de respect, à instituer une distance
infranchissable, comme au plus beau temps de la "mentalité primitive".
Et ceci peut valoir aussi bien lorsqu'on fait de "l'ethnologie" des paysans
ou des ouvriers2 ». Et aussi des bourgeois.
Explication et compréhension
La pratique de l'obseroation
79
l'objectivation c'est s'objectiver et, par là, surmonter les passions, y
compris les passions intellectuelles que le sujet connaissant doit à sa
position spécifique. Pour caractériser cette posture paradoxale qui est
celle de l'objectivation compréhensive, Pierre Bourdieu a récemment
repris à son compte, comme libéré des censures pesant sur l'intellectuel
libéré, les termes d'"amour intellectuel" et même d"'exercice spirituel",
issus d'horizons intellectuels bien différents de celui, positiviste, de la
sociologie. Une fois abolies les fausses distances de l'objectivisme, l'autre
peut être reconnu comme un autre je [ ... ] 1. »
Certes les affects peuvent être tout à fait différents lorsque l'objet de
la recherche est la grande bourgeoisie. Il reste que mettre à plat les
enjeux affectifs de l'observateur et de l'observé est une condition
indispensable pour qui veut tenter de mettre en évidence les logiques du
social. Il s'agit à la fois de comprendre les enjeux du chercheur, objectifs
ct affectifs, et ceux de l'objet de la recherche, de façon à ne pas être
victime de ses propres a priori, en traitant par la dérision la vie
mondaine, et à pouvoir restituer le vécu improbable de grands bourgeois
si persuadés d'être à leur place, c'est-à-dire dominante, que cela va de
soi et qu'ils peuvent vivre dans la plus parfaite sérénité les privilèges les
plus insensés, dont singulièrement ceux qui leur donnent l'assurance
d'être ce qu'ils sont à la place qui leur est due.
La combinaison des approches ethnologiques et sociologiques
permet aussi de mettre fin à une dichotomie peut-être plus pernicieuse
encore, celle qui consiste à distinguer la compréhension et l'explication3.
L'observation permet une objectivation d'un ordre supérieur à celui
qu'autorise l'enquête statistique ou par questionnaire, et même
l'entretien. Lorsqu'elle est suffisamment participante, l'observation
permet en effet d'avoir accès aux affects des agents. Démarche décisive
dans la mesure où elle autorise le dépassement de « la vieille distinction
diltheyenne » entre comprendre et expliquer, contre laquelle il faut
poser que « comprendre et expliquer ne font qu'un 4 ». Cette démarche
compréhensive a été mise en œuvre dans La Misère du monde dont les
entretiens et les descriptions s'efforcent de restituer le vécu des agents.
« Condition pour laisser apparaître l'autre, écrit Louis Pinto, objectiver
1. Notre enquête sur la chasse à courre a été financée par la mission du Patrimoine
ethnologique du ministère de la Culture.
2. Pierre Bourdieu, «De la règle .aux stratégies, entretien avec Pierre Lamaiso n »,
Te1rain, n° 4, mars 1985, p. 98.
3. Sur les fondements de la sociologie compréhensive, voir Patrick Pharo, Le Sens de
l'action et la compréhension d'autrui, Paris, L'Harmattan, 1993.
4. Pierre Bourdieu, La Misére du monde, op. cil., p. 910.
1. Louis Pinto, <<La théorie en pratique», Critique, N° 579/580, août-septembre
1995, p. 622.
Téléchargement