Sémantique : le poids des mots, le choc des idées

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Sémantique : le poids des mots, le choc des idées
Écrit par Alain Kimmel
Dimanche, 01 Février 2009 00:00
A quoi les notions de culture et de civilisation renvoient-elles exactement ? Distinctes, opposées ou
confondues, pensées successivement au singulier et au pluriel, elles n’ont cessé d’évoluer au cours des
siècles.
Que l’on partage ou non ses thèses, une chose est sûre: Samuel Huntington a remis au cœur
du débat intellectuel les notions de civilisation et de culture. Peut-on situer le moment de leur
apparition? Selon Philippe Bénéton, auteur de l’ouvrage pionnier Histoire de mots, culture et
civilisation (1975)
, le mot
culture est né à la fin du XIIe siècle pour désigner une «terre cultivée », alors que son sens
figuré, «culture de l’esprit », n’apparaît qu’au XVIe siècle. Il figure dans le Dictionnaire de
l’Académie française de 1718 et dans le Dictionnaire universel de Furetièrede 1727. Son emploi
métaphorique se répand au XVIIIe siècle par le truchement des philosophes des Lumières ; la
culture signifie désormais « formation de l’esprit », mais aussi résultat de cette formation. Cette
double signification s’imposera à partir du XIXe siècle.
Le mot civilisation, selon le Dictionnaire historique de la langue française, était, au début du
XVIIIe siècle, un terme juridique indiquant un jugement qui transformait un procès criminel en
procès civil. Il perdra rapidement cette acception pour désigner, avec Turgot et ses Deux
discours sur l’histoire universelle (1751), « ce qui rend les individus plus aptes à la vie en
société », puis « le processus historique du progrès […] matériel, social et culturel ainsi que le
résultat de ce processus, soit un état social considéré comme avancé ». Dans le Dictionnaire
de l’Académie française de 1798, la civilisation est présentée comme l’« action de civiliser, c
’est-à-dire de rendre civil, sociable ; de polir les mœurs ».
Le premier théoricien de la civilisation est, cependant, antérieur à ces définitions
lexicographiques. Il s’agit du penseur maghrébin Ibn Khaldoun (1332-1406) qui, dans
l’introduction de son Histoire des Arabes, des Persans et des Berbères, affirme qu’il veut, «
pour écrire l'Histoire […], créer une science nouvelle […], une science sui generis car elle a
d'abord un objet spécial : la civilisation (“Al-‘Umrân”) et la société humaine ». Toutefois, c’est
dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles que les notions de civilisation et de culture évolueront
vers un concept plus global.
L’Italie connaît la civilita et la France la civilité, qui se distingue de l’urbanité. La civilité
s’oppose à la barbarie comme, plus tard, le civilisé au sauvage. Peu après Turgot, Victor de
Mirabeau, le père de « l’orateur du peuple », utilise, à son tour, le terme de civilisation dans
l’Ami des hommes ou Traité de la population (1755). Il parle des « ressorts de la civilisation » et
utilise déjà le pluriel en évoquant « la barbarie de nos civilisations gothiques ». Aujourd’hui, le
lexicographe Alain Rey précise que Voltaire, dans son Essai sur les mœurs et sur l’esprit des
nations, a été celui qui en a « conçu la notion, sans utiliser une seule fois le néologisme ». La
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civilisation, selon lui, est « un état des choses idéal et réel ». Elle place en haut les civilisés, et
en bas les sauvages, y compris les «bons sauvages ». La civilisation est alors la condition à
laquelle sont parvenus les peuples qui ont abandonné l’état de nature, c’est-à-dire la barbarie.
C’est alors qu’en Allemagne, le poète Friedrich Klopstock substitue au mot Zivilisation le mot
Kultur comme synonyme de « débarbarisation ».
Le XIXe siècle confirme la conception européocentriste des Lumières. Le terme civilisation est
utilisé par et pour l’Europe : « D’étonnants progrès des sciences et des techniques dotèrent
alors les Européens d’une telle puissance matérielle qu’ils purent se persuader de l’excellence
et de la supériorité de leur civilisation », souligne Maurice Crouzet dans l’Histoire générale des
civilisations. La civilisation, pour les Européens, c’est «leur » civilisation.
En Allemagne, après que Kant eut déjà distingué culture et civilisation (« Nous sommes
cultivés à un haut degré par l’art et les sciences, nous sommes civilisés à satiété pour exercer
les politesses et les convenances sociales »), les premiers romantiques opposent la culture
allemande (profonde et sincère) à la civilisation française (légère et superficielle). Après Johann
Herder, théoricien de la diversité culturelle, Wilhelm von Humboldt estime que la civilisation est
le premier stade de la construction de l’humanité et la culture le second. « La civilisation, écrit-il,
a pour effet de rendre les peuples plus humains dans leurs institutions et dans leur mentalité,
considérée par rapport à ces institutions ; à cet ennoblissement des conditions sociales, la
culture, elle, ajoute la science et l’art. »
Nietzsche, enfin, dans un aphorisme de la Volonté de puissance (« Kultur contra Zivilisation »),
s’interroge : « Les points culminants de la culture et de la civilisation se trouvent séparés. […] la
civilisation vaut quelque chose d’autre que ce que vaut la culture, peut-être leurs buts sont-ils
opposés ? »
Avec le XXe siècle et la Grande Guerre, la notion de civilisation est remise en cause,
notamment par Georges Duhamel qui, dans son roman Civilisation (1918), dénonce la barbarie
du conflit, tandis que Paul Valéry lance, en 1919, sa fameuse formule : « Nous autres,
civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Mais c’est dans
l’Allemagne vaincue que la civilisation est rejetée le plus violemment. Thomas Mann, dans ses
Considérations d’un apolitique (1918), oppose la culture à la civilisation en ces termes : « La
différence entre l’esprit et la politique englobe celle de la culture et de la civilisation, de l’âme et
de la société, de la liberté et du droit de vote, de l’art et de la littérature; et l’esprit germanique,
c’est la culture, l’âme, la liberté, l’art et non la civilisation, la société, le droit de vote, la
littérature. » Si les Alliés se sont battus pour défendre « la » civilisation, l’Allemagne, selon
Mann, a combattu « pour la possibilité même d’une culture ».
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Entre 1918 et 1922, Oswald Spengler publie les deux volumes de son maître ouvrage, le
Déclin de l’Occident. Il soutient la thèse que toute société naît et se développe sous la forme
d’une culture, puis décline et dépérit sous forme de civilisation. « La civilisation, écrit-il, est le
destin inéluctable de toute culture. »
En 1929, Ernst-Robert Curtius publie Die französische Kultur qui sera traduit en français sous
le titre Essai sur la France. Dans le premier chapitre, intitulé « L’idée française de civilisation »,
il fait observer que, pour les Allemands, « la culture opère suivant une loi de substitution : elle
ressemble à une succession de constructions spirituelles dont chacune vient prendre la place
de celle qui l’a précédée », alors que pour les Français, la « civilisation entraîne dans ses flots
toutes les richesses accumulées du passé ».
La même année, Freud publie Malaise dans la civilisation, qui a désormais pour titre le Malaise
dans la culture. En 1932, il déclare dans L’Avenir d’une illusion : « Je me refuse à dissocier
culture et civilisation. » Mais c’est avec les sociologues, les historiens et les anthropologues que
les notions de civilisation et de culture vont évoluer, se diversifier, se complexifier. Dans un
texte intitulé « Les civilisations : éléments et formes » (1930), Marcel Mauss observe : « Une
civilisation constitue une sorte de milieu moral dans lequel sont plongées un certain nombre de
nations et dont chaque culture nationale n’est qu’une forme particulière. […] S’il n’existe pas
une civilisation humaine, il y a eu, il y a toujours des civilisations diverses qui dominent et
enveloppent la vie collective propre à chaque peuple. » Mauss amorce ainsi le passage du
singulier au pluriel : dorénavant, on parlera de moins en moins de la civilisation ou de la culture,
mais des civilisations et des cultures.
En Allemagne, Norbert Elias, dans la Civilisation des mœurs (1939), affirme que « le mot
civilisation désigne quelque chose de fort utile, certes, mais néanmoins d’importance
secondaire ». Pour lui, la civilisation universaliserait tandis que la culture différencierait.
A la même époque, les historiens prennent à leur tour position. Lucien Febvre, dans
Civilisation, le mot et l’idée (1930), considère que la civilisation d’un peuple représente
l’ensemble des phénomènes sociaux. En Angleterre, Arnold Toynbee, dans l’Histoire (1934),
décrit la civilisation comme « la tentative de créer un état de société dans lequel tous les
hommes puissent vivre ensemble, en harmonie, tels les membres d’une seule et même famille
». Il énonce la théorie, qui sera très controversée, de cycles des civilisations qu’il emprunte à
Ibn Khaldoun.
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Au sein du monde anglo-saxon, dans la lignée des anthropologues Edward B. Tylor
(1832-1917) et Bronislaw Malinowski (1884-1942), des auteurs comme Ruth Benedict, Melville
Herskovits ou Margaret Mead illustreront, après la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle
discipline : l’anthropologie culturelle. Pour ces «culturalistes », les mots culture et civilisation
possèdent une signification et un contenu identiques ; tous deux représentent un ensemble de
caractères propres à une société donnée, et qui se caractérise par son « unité organique » et
sa « transmissibilité ». L’anthropologie culturelle va imposer le concept de cultures et de
civilisations plurielles.
En France, Claude Lévi-Strauss, notamment dans Race et histoire (1952) et Race et culture
(1971), développe l’idée de pluralisme et de relativisme culturels. A une vision universaliste du
monde qui intégrerait les apports de chaque culture singulière à une civilisation mondiale, il
oppose « l’originalité de chacune d’elles ». En 1963, Fernand Braudel, dans sa future
Grammaire des civilisations (1988), énumère les éléments nécessaires pour que vivent des
civilisations, à savoir des espaces, des sociétés, des économies, des mentalités collectives.
Mais, ajoute-t-il, ces éléments ne sont pas suffisants, des continuités sont indispensables : pour
définir et comprendre une civilisation, il faut définir et comprendre l’histoire de ces continuités.
Dix ans plus tard, Huntington réfute la notion de civilisation universelle au motif qu’il n’y a pas
de langue ni de religion universelles. A rebours de la doxa, il conteste l’idée selon laquelle la
mondialisation « engendrerait une culture mondiale commune », admettant ainsi qu’un « monde
multiculturel est inévitable parce qu’un empire mondial est impossible », et que « la sécurité du
monde ne se conçoit pas sans l’acceptation de la pluralité des cultures ».
Longtemps employés au singulier, comme des absolus auxquels les peuples étaient attachés,
les mots civilisation et culture ont fait l’objet au cours du XXe siècle d’incessants va-et-vient.
Désormais, l’un et l’autre s’utilisent de plus en plus au pluriel et comme synonymes, ce qui n’est
pas le moindre paradoxe dans un monde dominé par une world culture états-unienne, que
l’ancien dramaturge et président tchèque Vaclav Havel nomme « une seule et même civilisation
globale ».
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