FERRARI (Emiliano) et G ONTIER (Thierry), « Introduction », L’Axe Montaigne-Hobbes. Anthropologie et politique, p. 9-19 DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6079-1.p.0009 La diffusion ou la divulgation de ce document et de son contenu via Internet ou tout autre moyen de communication ne sont pas autorisées hormis dans un cadre privé. © 2016. Classiques Garnier, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. INTRODUCTION Depuis quelques années, les spécialistes de Hobbes, et plus généralement de la pensée moderne, ­conviennent que la formation intellectuelle du philosophe anglais a été fortement marquée par la c­ ulture européenne1. Dans cette perspective historiographique, attentive aux sources ­continentales de la philosophie hobbesienne, s­’inscrivent les travaux de Anna Maria Battista, de Quentin Skinner et de Gianni Paganini, qui ont montré ­l’importance des Essais de Montaigne dans la gestation de la politique et de la morale hobbesiennes, ainsi que de sa théorie de la c­ onnaissance2. Les études que nous présentons ici se situent d ­ ’emblée dans cette orientation historiographique, avec une 1 Cette attitude ne fait néanmoins pas ­l’unanimité, si ­l’on en croit Noel Malcolm : « Anglophone scholars still tend to discuss not only the intellectual c­ ontext of H ­ obbes’s work, but also its influence and the responses it aroused, in a largely Anglocentric way » (N. Malcolm, Aspects of Hobbes, Oxford, Clarendon Press, 2002, chap. 14, « Hobbes and the European Republic of Letters », p. 457). 2 Pour la morale et la politique, voir A. M. Battista, « Psicologia e politica nella ­cultura eterodossa francese del Seicento », Politica e morale nella Francia ­dell’età moderna, Gênes, Name, 1998, p. 221-247 ; Q. Skinner, Reason and Rhetoric in the Philosophy of Hobbes, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 128, p. 340 ; Id., « Hobbes on rhetoric and the ­construction of morality », Visions of Politics. Volume 3 : Hobbes and Civil Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 87-141 (notamment p. 111-113) ; R. Tuck, Philosophy and government, 1572-1651, New York-Victoria, Cambridge University Press, 1993, p. xvii, 285, 346 ; D.-L. Schaefer, The Political Philosophy of Montaigne, Ithaca, Cornell University Press, 1990, p. 192-193, 285-286, 341-342 et passim ; J.-J. Hamilton, « Pyrrhonism in the Political Philosophy of Thomas Hobbes », British Journal for the History of Philosophy, no 2, 2012, p. 217-247 ; E. Ferrari, Montaigne, une anthropologie des passions, Paris, Classiques Garnier, 2014, en particulier p. 153-174 (De la ­connaissance de soi à la ­connaissance de ­l’homme. Hobbes, Montaigne et le nosce te ipsum) ; et (dans une perspective plus littéraire) David L. Sedley, « Nastie, brutish, and long : the life of ­Montaigne’s Essais in ­Hobbes’s theory of ­contract », Montaigne After Theory / Theory After Montaigne, éd. Z. Zalloua, Washington, University of Washington Press, 2009, p. 161-179. Sur ­l’importance du scepticisme montanien pour la ­constitution de la gnoséologie et de la métaphysique hobbesiennes, voir G. Paganini, Skepsis. Le débat des modernes sur le scepticisme (Montaigne, Le Vayer, Campanella, Hobbes, Descartes, Bayle), Paris, Vrin, 2008, en particulier p. 31-52, 192-199 ; Id., « Montaigne, Sanchez et la c­ onnaissance par phénomènes », © 2016. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 10 EMILIANO FERRARI ET THIERRY GONTIER double ambition : il ­s’agit ­d’une part, ­d’élargir la ­connaissance des sources ­continentales (françaises) de la philosophie hobbesienne ; ­d’autre part, il s­’agit ­d’évaluer les rapports entre Montaigne et Hobbes, dans les domaines de ­l’anthropologie et de la politique, tant pour ce qui est de leurs similitudes que de leurs différences. Nous ­n’avons pas de certitude absolue que Hobbes ait jamais lu les Essais de Montaigne. Cette lecture reste néanmoins très probable. Comme le remarque Gianni Paganini, il est difficile d­ ’imaginer c­ omment Hobbes aurait pu ignorer « ce grand classique de la nouvelle ­culture humaniste ­qu’ont été les Essais1 ». Il faut par ailleurs tenir c­ ompte de ­l’impact intellectuel ­considérable que la traduction de John Florio, publiée à Londres en 1603 sous le titre The Essayes or Morall, Politike and Millitarie Discourses, a pu avoir sur le milieu intellectuel anglais2 – on sait q­ u’elle a été en particulier lue par Shakespeare3. Nous savons aussi a­ ujourd’hui, grâce aux recherches de Noel Malcolm, que dans un livre de ­comptes (account-book) de la famille Cavendish, au sein de laquelle Hobbes a travaillé c­ omme précepteur et secrétaire, l­’achat de « Monntains essaies, 1613 » est notifié, cette date de 1613 étant celle de la seconde édition de la traduction de Florio4. 1 2 3 4 Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, éd. V. Carraud et J.-L. Marion, Paris, PUF, 2004, en particulier p. 132-135. « È difficile ­d’altra parte immaginare che gli fosse ignoto un grande classico della nuova ­cultura umanistica ­come gli Essais » (G. Paganini, « Hobbes e lo scetticismo ­continentale », Rivista di Storia della Filosofia – Numéro spécial ‘New critical perspectives on ­Hobbes’s ­Leviathan’, éd. L. Foisneau et G. Wright, vol. LIX, 2004, p. 314). Comme ­l’écrit Frances A. Yates, « La traduction fut sans doute ­l’un des livres les plus influents jamais publiés dans ce pays. Elle fut immédiatement assimilée par les lecteurs anglais » ( John Florio. The Life of an Italian in ­Shakespeare’s England, Cambridge, Cambridge University Press, 1934, p. 240, nous traduisons). Yates rappelle que la troisième édition de cette traduction (1632), ­contient, dans les pages introductives, des vers qui témoignent de ­l’immense influence que ce texte a eu et ­continuait à avoir à ­l’époque des Stuarts : « For, he that hath not heard of Montaigne yet, / Is but a novice in the schooles of wit » (p. 242). Voir sur ce point P. Desan, « Translata ­proficit. John Florio, sa réécriture des Essais et ­l’influence de la langue de Montaigne-Florio sur Shakespeare », Actes du ­congrès de la Société française Shakespeare : Shakespeare et Montaigne : vers un nouveau humanisme, no 21, 2004, p. 79-93 ; voir aussi P. Mack, « Montaigne and Florio », The Oxford Handbook of English Prose 1500-1640, éd. A. Hadfield, Oxford, Oxford University Press, 2013, chap. 5, p. 77-90. Voir N. Malcolm, Reason of State, Propaganda, and the Thirty ­Years’ War. An Unknown Translation by Thomas Hobbes, Oxford, Clarendon Press, 2007, p. 4. Voir aussi Id., Aspects of Hobbes, op. cit., p. 458 : « the evidence of the earliest Hardwick library catalogue – c­ ompiled by © 2016. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 11 ­ ’autres circonstances historiques, plus biographiques, doivent D être prises en c­ onsidération. Après avoir obtenu le degré de Bachelor of Arts à Magdalen Hall (Oxford), Hobbes entre au service de William Cavendish I c­ omme précepteur de son fils ainé, William Cavendish II. Hobbes y fait la ­connaissance de Francis Bacon, ami du jeune William et auteur des Essayes (1597)1 – ouvrage influencé à plusieurs titres par ­l’œuvre de Montaigne2 –, et dont le frère, Antony Bacon, a entretenu un ­commerce épistolaire avec le Bordelais. Plusieurs années durant (notamment entre 1622-1626), le philosophe de Malmesbury se liera au Lord Chancellor et exercera pour lui des activités de secrétaire et transcripteur, ­l’aidant en particulier dans la traduction latine des certains de ses Essayes3. On ne saurait non plus sous-estimer de ce point de vue l­ ’importance des fréquents voyages en France de Hobbes et de son long exil parisien (1641-1651), pendant lequel le philosophe se lie ­d’amitié avec Marin Mersenne et les membres du cercle intellectuel q­ u’il anime, notamment Samuel Sorbière et Pierre Gassendi. Ce cénacle d­ ’érudits réunissait des figures hétérogènes (scientifiques, philosophes, lettrés, médecins) dont Hobbes – suggests that his reading in the 1620s and 1630s included Machiavelli, Bodin, Botero, Boccalini, Huarte, Montaigne, Sarpi, de Dominis, and Grotius ». 1 Nous tirons ces donnés biographiques de N. Malcom, « A summary Biography », Aspects of Hobbes, op. cit., p. 5-7 et K. Schuhmann, Hobbes : une chronique. Cheminement de sa pensée et de sa vie, Paris, Vrin, 1998, p. 23-32. Rappelons ici que William II publiera des ouvrages anonymes à imitation du style des Essayes de Bacon (A Discourse against Flatterie, 1614 ; Horae subsecivae, 1620). William II publiera également une traduction italienne des Essayes de Bacon en 1618, à laquelle il ­commence à penser sans doute durant son séjour à Venise, en c­ ompagnie de Hobbes (hiver 1614-1615). 2 Cette influence littéraire et philosophique ne se limite pas, c­ ontrairement à ce que ­l’on pourrait croire, aux Essayes, mais touche également les œuvres de Bacon c­ onsacrées à la reforme de la méthode scientifique, tout particulièrement ­l’Instauratio Magna (1620) et le Novum Organum (1623) : voir P. Villey, Montaigne et François Bacon, Paris, Revue de la Renaissance, 1913, passim ; Th. Gontier, « Bacon, Françis », Dictionnaire de Michel de Montaigne, éd. P. Desan, Paris, Champion, 2004, p. 89-90 et Id. « Les idoles, de Montaigne à Bacon », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, Actes du Colloque International « Montaigne et ­l’erreur » (Bordeaux, 3-5 décembre 2014), à paraître dans le Bulletin de la Société Internationale des amis de Montaigne. Sur le rapport entre Montaigne et Antony Bacon, attesté notamment par une lettre de Pierre de Brach envoyée au frère du célèbre philosophe (datée 10 octobre 1592), voir P. Villey, Montaigne et François Bacon, op. cit., p. 10-13 ; W. Boutcher, « Montaigne et Antony Bacon : la familia et la fonction des lettres », Montaigne Studies, vol. 13, 2001, p. 241-276. 3 Voir N. Malcom, « A summary Biography », art. cité, p. 6 ; K. Schuhmann, op. cit., p. 32 (avec les témoignages de John Aubrey et Samuel Sorbière). © 2016. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 12 EMILIANO FERRARI ET THIERRY GONTIER les problématiques intellectuelles étaient marquées entre autres par la critique sceptique de Montaigne et par la crise ­qu’elle avait provoquée dans tous les domaines du savoir1. Le réseau intellectuel dans lequel évolue la pensée hobbesienne, ainsi que le succès éditorial de la traduction anglaise des Essais, sont ainsi autant ­d’indices ­d’une lecture probable des Essais par Hobbes. Ces questions ­d’archives nous paraissent cependant secondaires dans notre perspective, en regard de ce que nous voulons ici interroger, à savoir les points de ­convergence (et de divergence) théorique entre les deux penseurs. ­L’existence même de ces point de recoupement ­constitue sans doute ­l’indice le plus important ­d’une influence de Montaigne sur Hobbes : mais surtout, elle permet de mieux éclairer certains traits spécifiques de la pensée des deux auteurs, et, à travers eux, certains traits caractéristiques de la pensée moderne dans son rapport au scepticisme. Nous avons fait le choix ­d’articuler cet ouvrage autour de deux grandes thématiques : la question anthropologique et la question politique. LA QUESTION ANTHROPOLOGIQUE ET L­ ’HUMANITÉ DE L­ ’HOMME Tout en manifestant un intérêt profond pour la vie humaine dans sa dimension individuelle et collective, Montaigne et Hobbes ont ceci de c­ ommun ­qu’ils ­n’ont jamais proposé une définition théorique de 1 Sur l­ ’influence du « nouveau pyrrhonisme » inauguré par Montaigne sur le milieu intellectuel du xviie siècle, voir R. Popkin, Histoire du scepticisme, ­d’Érasme à Spinoza, tr. fr. de C. Hivet, Paris, PUF, 1995, en particulier les chapitres V (« Les libertins érudits », p. 133-157) et VIII (« Le scepticisme c­ onstructif ou modéré », p. 179-202) ; voir aussi l­ ’ouvrage classique de R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du xviie siècle, Genève, Slatkine Reprints, 1983 (1re éd. 1943). Sur les liens entre Hobbes et le scepticisme au xviie siècle, voir R. Popkin, The Third Force in Seventeenth-Century Thought, Leiden etc., E. J. Brill, 1992, notamment l­ ’étude « Hobbes and scepticism, I » (p. 9-26) ; G. Paganini, « Hobbes e lo scetticismo ­continentale », art. cité ; A. Pacchi, Convenzione e ipotesi nella formazione della filosofia naturale di Thomas Hobbes, Florence, La Nuova Italia, 1965. Sur la réception de Montaigne à ­l’âge classique on pourra voir A. M. Boase, The Fortunes of Montaigne. A History of the Essays in France, 1580-1669, Londres, Methuen, 1935, en particulier les chapitres XVII (« Gassendi and his friends », p. 238-259) et XVIII (« La Mothe le Vayer : la divine Sceptique », p. 260-276). © 2016. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 13 ­l’humanité1 et ont l­’un et l­’autre refusé la ­conception aristotélico-scolastique de l­’homme ­comme « animal raisonnable2 ». Cette méfiance à ­l’égard de la détermination métaphysique d ­ ’une nature ou forme substantielle de l­’être humain, aboutit à une autre ­conception de la spécificité humaine, ­conduisant à une reconfiguration des cadres traditionnels formés par les « facultés humaines » (physiques, psychiques et affectives) et les paramètres éthiques de la « bonne vie ». À ­l’encontre ­d’une tradition anthropocentrique qui a glorifié la supériorité humaine sur les autres créatures, Montaigne et Hobbes veulent ­l’un et ­l’autre repenser les fondements naturels de l­’anthropologie en réhabilitant l­ ’animalité de ­l’homme. Dans le Léviathan, Hobbes développe une psychologie ­comparative et différentielle, à partir ­d’une ­comparaison des opérations humaines et des opérations animales, ­conduisant à soustraire à la nature humaine tous les privilèges que la philosophie classique, depuis Platon et Aristote, lui avait accordés : entendement, volonté et délibération. Le fait que ces c­ onsidérations c­ omparatistes ne se trouvent que dans les œuvres de Hobbes qui suivent son séjour en France (1641-1651) est un indice supplémentaire ­d’une influence de la 1 Pour Montaigne, voir M. Conche, Montaigne et la philosophie, Villers-sur-mer, Éditions de Mégare, 1985, chap. 2, « ­L’homme sans définition », p. 1-25 ; A. Tournon, « Le grammairien, le jurisconsulte, et ­l’“humaine ­­condition’’ », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, no 21-22, 1990, p. 107-118 ; Th. Gontier, « Pourquoi l­’homme n ­ ’est-il plus un animal raisonnable ? Montaigne, Descartes, ou les raisons ­d’un refus », Animal et animalité dans la philosophie de la Renaissance et de l­’Âge Classique, éd. Th. Gontier, Louvain-la-Neuve, Peeters, 2005, p. 107-128. Pour Hobbes, voir G. Paganini, « Thomas Hobbes e la questione ­dell’umanesimo », ­L’umanesimo scientifico dal Rinascimento a­ ll’Illuminismo, éd. L. Bianchi et G. Paganini, Liguori Editore, Naples, 2011, p. 135-158. 2 Si Montaigne le fait directement, en affirmant la supériorité de la c­ onnaissance immédiate donnée dans les faits sur l­ ’obscurité du langage métaphysique et de la définition par genre et différence spécifique (« On eschange un mot pour un autre mot, et souvent plus incogneu. Je sçay mieux que c­ ’est q ­ u’homme que je ne sçay que c­ ’est animal, ou mortel, ou raisonnable », Essais, III, 13, 1069), pour Hobbes la question est plus ­complexe, car elle repose sur le lien étroit entre son nominalisme ontologique et son matérialisme métaphysique (mais la position montanienne est elle aussi liée à une approche nominaliste du langage). De façon générale, ­l’on peut dire que pour Hobbes la définition traditionnelle de ­l’homme ­comme « animal rationnel » ­n’a ­qu’une valeur nominale, le langage étant un artifice qui signifie nos c­ onceptions et lie les noms dans un discours, sans aucunement saisir ­l’essence abstraite des choses qui ­n’est ­qu’une fiction de l­ ’esprit. Voir à ce propos M. Malherbe, Hobbes, Paris, Vrin, 2000 (1re éd. 1984), p. 50 sq. ; Y.-C. Zarka, La décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique, Paris, Vrin, 1987, 2e partie ; G. Paganini, « Thomas Hobbes e la questione ­dell’umanesimo », art. cité. © 2016. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 14 EMILIANO FERRARI ET THIERRY GONTIER tropologie sceptique de Montaigne, dont « ­l’equalité et correspondance de nous aux betes » ­constitue l­ ’un des points essentiels (Gianni Paganini). Cette réflexion c­ omparatiste c­ onduit les deux penseurs à ressaisir à nouveaux frais la spécificité de ­l’homme vis-à-vis de ­l’animal. Malgré leurs différences de méthode et de langage philosophique, Montaigne et Hobbes proposent une nouvelle ­conception de ­l’humanité, fondée sur un certain nombre de caractères ­communs aux hommes : langage, activité mentale, curiosité, peur de la mort, désir, inquiétude, etc. Cette redéfinition va de pair avec une transformation de ­l’anthropologie philosophique et morale. À la différence de l­ ’animal, qui vit dans un éternel présent et est absorbé par ses appétits naturels, ­l’homme de Montaigne et de Hobbes est un être en mouvement, désirant et inquiet, agité par la crainte des maux qui le menacent (et en particulier la crainte de la mort) et par le désir de ­s’assurer de la suite future de son bien-être présent. Cette ­condition existentielle, qui dépend de la capacité spécifique à ­l’homme de se détacher du présent pour se projeter dans ­l’avenir, détermine une mutation décisive au niveau de la théorie du bonheur, aboutissant à la négation d­ ’un souverain bien fondé sur ­l’idéal antique de la tranquillitas animi (Emiliano Ferrari). ­L’étude des anthropologies de Montaigne et de Hobbes permet aussi de poser de façon neuve la question de la généalogie de la subjectivité moderne en mettant au jour une tradition moins explorée que ­d’autres (celle initiée par Descartes, par exemple) de la ­connaissance de soi. Contrairement à une tradition qui remonte à Socrate, et qui a articulé la réflexion sur la subjectivité à ­l’idée ­d’une essence rationnelle propre à ­l’homme, Montaigne et Hobbes placent la c­ omposante sensible et imaginative au fondement de la vie mentale de l­ ’homme, ouvrant ainsi la voie à une anthropologie « baroque » des facultés, qui exclue la transparence de soi à soi et qui, du fait de l­’exposition du caractère ambigu des représentations, expose le rapport à soi au risque de la ­confusion entre le soi et le monde (Arnaud Milanese et Didier Ottaviani). La parenté intellectuelle entre les psychologies des facultés de Montaigne et de Hobbes touche aussi la question de la puissance de juger. Les deux auteurs ­s’accordent à penser l­ ’égalité des hommes à partir de ­l’égale distribution du jugement individuel : cette idée, qui trouve sa source dans le chapitre « De la praesumption » des Essais, trouve un prolongement original chez Hobbes, avec ­l’affirmation de ­l’égalité © 2016. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 15 de tous les hommes dans leur capacité homicide. Cette égalité dans la capacité de juger ouvre une perspective politico-morale caractéristique de la modernité, reconnaissant à chaque homme le droit de juger de ce qui est bon pour lui. Ce primat du jugement individuel chez Montaigne et Hobbes modifie aussi en profondeur la ­conception classique de la « gloire », distinguant la vraie gloire, fondée sur le jugement intime de soi, de la vaine gloire qui provient de ­l’importance que nous accordons au jugement d­ ’autrui et à la réputation extérieure (Luc Foisneau). Le scepticisme montaniste est prolongé par Hobbes en un matérialisme anthropologique. Si les deux auteurs tentent de repenser la philosophie hors des voies tracées par ­l’humanisme anthropocentrique (empruntées aussi, quoique sous des modalités diverses, par Raimond Sebond, Thomas White et John Bramhall), cet effort fait fonds sur un naturalisme philosophique, qui marque leur vision de l­’homme et de sa place dans le cosmos. La critique de la c­ onception substantielle de la raison, la primauté accordée aux passions, la vision déterministe de la nature et, en particulier chez Hobbes, ­l’approche matérialiste de la psychologie humaine vident de leur portée métaphysique les catégories traditionnelles de volonté et de libre arbitre (Marco Sgattoni). Les retombées anthropologiques de ce naturalisme touchent également la religion, dont les fondements naturels sont réinterrogés par les deux penseurs dans une perspective héritée de la tradition épicurienne et lucrécienne. Se met ainsi en place une anthropologie de la croyance religieuse, dont les ressorts psychologiques et affectifs sont la peur, ­l’ignorance et ­l’imagination. Et si ni Montaigne ni Hobbes ne souhaitent détruire la religion, la mise au jour de ses racines cognitives et affectives aboutit, en dernier ressort, à c­ onserver sa fonction sociale et morale, tout en bornant son pouvoir de division politique (Nicola Panichi). Avec Montaigne et Hobbes se dessine ainsi une généalogie alternative – tout du moins en regard des schémas ­contemporains fondés sur ­l’étude, quelquefois superficielle, du cartésianisme – de ­l’anthropologie moderne, mettant en valeur la dimension de vulnérabilité attachée à la subjectivité, la dépendance permanente du moi vis-à-vis des passions, son caractère opaque et changeant, qui fonde tout en la menaçant la possibilité ­d’une existence c­ ommune. © 2016. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 16 EMILIANO FERRARI ET THIERRY GONTIER LA QUESTION POLITIQUE ET LA SOCIABILITÉ DE L­ ’HOMME Les vies de Montaigne (1533-1592) et de Hobbes (1588-1679) ont été marquées par une expérience ­jusqu’à un certain point ­commune : celle des bouleversements politiques, moraux et religieux produits par les guerres civiles qui ont sévi dans leurs pays respectifs1. Quoique les ­contextes historiques et géographiques diffèrent, on ne saurait négliger ­l’influence c­ onsidérable que cette expérience a eue sur leur réflexion politique. C ­ ’est sur le fond des violences et des hostilités produites par la guerre civile que les deux auteurs mettent en question le modèle aristotélicien, repris par ­l’humanisme civique de la Renaissance, de la ­communauté politique ­comme « naturelle » à ­l’homme au sens où elle ­constitue le seul milieu dans lequel les facultés humaines peuvent arriver à leur perfection. Parce ­qu’elle menace la ­conservation biologique et la jouissance de la vie, la guerre civile prend chez les deux penseurs le caractère ­d’un experimentum crucis, démontrant que la nécessité du politique va de pair avec son caractère artificiel. Les justifications « transcendantes » et « naturalistes » du pouvoir et de ­l’obéissance sont abandonnées par Montaigne et Hobbes, les institutions et les lois politiques se fondant pour eux sur la nécessité de garantir et protéger les besoins les plus fondamentaux des individus : la vie, la sécurité et la paix. Si Montaigne et Hobbes partagent une anthropologie « négative », fortement influencée par les événements politiques et sociaux de leur époque, cette anthropologie représente en même temps une tentative pour ­comprendre les règles qui président à la violence meurtrière pouvant saisir les individus ­d’une même ­communauté. Une approche de ces règles peut être faite en utilisant les catégories c­ ontemporaines de mimétisme et de crise sacrificielle, telles q­ u’elles ont été mises en place par René Girard. Pour Montaigne c­ omme pour Hobbes, l­ ’un des traits les plus manifestes de la dissolution civile est l­’effondrement de toute 1 Nous rappelons que les guerres civiles de religion qui ont opposé les catholiques et les protestants en France, se poursuivent sur une période qui va de 1562 (massacre de Wassy) ­jusqu’à 1598 (Édit de Nantes). En Angleterre, la lutte de plus en plus âpre qui oppose le parlement et le Roi Charles Ier à partir des années 1630, débouche sur une guerre civile qui ­s’étend de 1641 à 1651. © 2016. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 17 hiérarchie, ­d’où résulte une tendance des belligérants à ­l’imitation réciproque, aboutissant à un état de violence intestine dans lequel les vengeances réciproques mettent en péril l­’ordre religieux et social (Gianfranco Mormino). Mais, si l­’homme est un « loup » pour l­’homme, il peut aussi, sous certaines ­conditions, être un « dieu » pour ­l’homme. Montaigne et Hobbes sont les premiers à opérer un rapprochement entre les deux formules classiques, jusque là citées séparément : Homo homini deus et Homo homini lupus. Ils soulignent ­l’un et ­l’autre le caractère ambigu de leur c­ ontiguïté, annonçant ainsi le thème kantien de « ­l’insociable sociabilité de l­’homme1 ». Le paradoxe fait cependant signe chez les deux auteurs vers des perspectives politiques différentes : pour Hobbes ­l’insociabilité de ­l’homme naturel trouve une forme de résolution dans la divinisation sociale procurée grâce au Léviathan, tandis que pour Montaigne ­l’institution politique ne saurait éliminer l­’entrelacement des actes solidaires et hostiles qui sont c­ onstitutifs des institutions humaines (Jean Terrel). Le scepticisme montanien trouve un prolongement dans la redéfinition des fondements et de la nature de ­l’autorité politique – nous sommes ici dans un cas où la pensée de Hobbes peut servir rétroactivement de révélateur de certaines thématiques présentes plus discrètement dans les Essais de Montaigne. Faible et incertaine sur le plan épistémique, la raison dans les Essais se fait plus forte sur le plan éthico-politique, recommandant l­ ’obéissance aux lois c­ omme moyen nécessaire à la paix sociale. Le précepte de ­l’obéissance ­s’impose pour Montaigne et pour Hobbes, non en tant fondé sur la ­connaissance ­d’une vérité universelle, mais c­ omme découlant d­ ’une observation attentive de l­ ’expérience politique, qui justifie le choix raisonné de l­’obéissance c­ omme seul moyen pragmatique de préserver ­l’ordre civile (Raffaella Santi). Cette idée ­d’un choix volontaire de ­l’obéissance implique une nouvelle ­conception de la liberté individuelle développée par Étienne de La Boétie et Montaigne. Celle-ci c­ onstitue l­’une des c­ omposantes essentielles du ­contractualisme politique de Hobbes, pour qui les individus se dessaisissent de leurs droits naturels pour les transférer au souverain. Cette aliénation volontaire de la liberté, qui c­ onstitue la multitude des 1E. Kant, Idée d­ ’une histoire universelle au point de vue cosmopolite, 1784. © 2016. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 18 EMILIANO FERRARI ET THIERRY GONTIER hommes en corps politique, ­conduit à une séparation entre ­l’idéal de liberté et les pratiques acceptables de celle-ci à la lumière de la nécessité politique (Philippe Desan). Pour Hobbes, néanmoins, cette donation de liberté, qui est exprimée à travers le langage, ne peut à elle seule garantir la légitimité politique ­d’une obligation, qui reste fondée sur la seule parole. En effet – ­comme les Essais de Montaigne ­l’ont montré – le langage est frappé par une ambiguïté intrinsèque : ­d’une part, il est un instrument privilégié de sociabilité et de c­ onstruction des liens c­ ommunautaires ; mais, d­ ’autre part, il peut devenir un moyen de dissimulation et de désordre, notamment sous ­l’emprise ­d’habiles rhétoriciens. Les deux auteurs résolvent cette c­ ontradiction en suivant des perspectives différentes : Hobbes se révèle ici moins c­ onfiant que Montaigne dans le pouvoir fédérateur du langage et de la parole donnée, en fondant l­’obligation sur la crainte (Sylvia Giocanti et Géraldine Lepan). La redéfinition de l­ ’articulation entre liberté individuelle et obligation politique reste marquée par l­’expérience des guerres civiles. Pour les deux auteurs, les ravages de cette guerre sont rapportés aux débordements ­d’une subjectivité caractérisée par la « liberté de ­conscience ». Montaigne et Hobbes ­s’efforcent ainsi de repenser les rapports entre le privé et le public, la pensée et ­l’action, ­l’éthique individuelle et la moralité publique, tout en fondant leur c­ onception de la vertu d­ ’obéissance sur des dispositions individuelles différentes (Jérémie Duhamel). On peut ­considérer à ce titre Montaigne ­comme ­l’un des architectes philosophiques de la morale libérale moderne, morale dont Hobbes ­constitue ­l’une des figures emblématiques. Néanmoins, le libéralisme de Montaigne (et de Hobbes) ne va pas de pair avec un projet de destruction de la religion chrétienne. Pour les deux auteurs, il s­ ’agit moins de sortir du théologico-politique que de le transformer dans ses structures traditionnelles, afin de faire d­ ’un théologique revisité, expurgé de l­ ’esprit ­d’arrogance et de sectarisme qui lui est le souvent attaché, ­l’allié ­d’une ­conception « libérale » de la politique. De ce point de vue, Montaigne et de Hobbes peuvent être c­ onsidérés des penseurs du statut de la religion dans la société libérale moderne (Thierry Gontier). Si la question ­d’une influence directe des Essais de Montaigne sur la formation de la pensée hobbesienne restera toujours soumise à la ­considération de la fiabilité des indices historiques, la pertinence © 2016. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 19 heuristique ­d’une c­ onfrontation des philosophies de Montaigne et de Hobbes nous paraît indiscutable. ­D’où le titre de ce volume, « ­L’axe Montaigne-Hobbes : anthropologie et politique1 », qui met en valeur les intersections entre deux projets philosophiques et les possibilité que leur étude offre pour préciser la nature et la fonction de certaines thématiques montaniennes et hobbesiennes, ainsi que leur place à ­l’intérieur de ­l’histoire de la ­constitution de la pensée moderne. Emiliano Ferrari Université Lyon III – Jean-Moulin (IRPhiL) Thierry Gontier Université Lyon III – Jean-Moulin (IRPhiL) Institut universitaire de France Nous tenons tout particulièrement à remercier les membres du conseil scientifique du Colloque international « L’axe Montaigne-Hobbes : anthropologie et politique » pour leur participation : Luc Foisneau, Denis Kambouchner, Pierre-François Moreau, Gianni Paganini, Nicola Panichi et Jean Terrel. Nous remercions Martine Gasparov pour son aide dans la relecture du volume. 1 On pensera bien entendu au titre de l­’ouvrage d­ ’André Robinet, Aux sources de l­’esprit cartésien : ­l’axe La Ramée-Descartes. De la Dialectique de 1555 aux Regulae, Paris, Vrin, 1996. © 2016. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.