Crise anthropologique et catéchèse La fin d`un consensus

publicité
1
Crise anthropologique et catéchèse
La fin d’un consensus humaniste
Par Joël Molinario1
Introduction :
Crise anthropologique et catéchèse : problématique
L’action pastorale de l’Eglise catholique s’est largement inspirée pour son action
catéchétique des modèles anthropologiques des années 60. Se démarquant du
modèle de catéchisme néo-scolastique2 et des modèles kérygmatiques3 l’action
catéchétique cherchait un modèle lui permettant de rejoindre l’expérience
humaine fondamentale et de recueillir les valeurs communes afin de les traduire
dans le langage de la foi. Le souci de l’homme devenait premier, pas seulement
par un intérêt pédagogique mais par une préoccupation fondamentale. Cette
perspective accompagna4 et fut confirmée par la publication de Gaudium et
Spes. « Croyants et incroyants sont généralement d’accord sur ce point : tout sur
terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet »5. La
détermination de l’Eglise à rejoindre les hommes de ce temps, à partager leur
humanité et à observer les signes des temps correspondait parfaitement à
l’attitude catéchétique que promouvaient les nouveaux modèles
anthropologiques.
Ce déplacement dans les modèles catéchétiques reposait sur une théologie de
la corrélation et de l’expérience, dont les points d’appuis se trouvaient chez de
grands théologiens du XXè siècle : Rahner, Tillich, Schillebeeckx et Bouillard
pour les plus connus. La vie de l’homme comme question et comme expérience,
attendait la foi comme réponse et la double herméneutique de la vie et de la foi
fournissait le terrain privilégié de la pratique catéchétique.6
1
Théologien de la catéchèse, Maître de Conférence au Theologicum, directeur adjoint de l’Institut supérieur de
pastorale catéchétique (ISPC). Le sujet de cet article a été pour la première abordé dans un atelier du Congrès de
la Société internationale de théologie pratique (SITP) à Beyrouth, le 6 mai 2012.
2
Sur la période néo-scolastique du catéchisme, voir E. Germain, Jésus-Christ dans les catéchismes, coll. Jésus et
Jésus-Christ, Desclée, Paris, 1986, du même auteur, Parler du salut, aux origines d’une mentalité, coll.
Théologie historique n°8. Aussi notre ouvrage, Joseph Colomb et l’affaire du catéchisme progressif, un tournant
pour la catéchèse, coll. théologie à l’université, n°15, DDB, Paris, 2009, seconde partie ;
3
Lorenzi, L’héritage du renouveau catéchétique et le caractère performatif de la parole en catéchèse, volume I,
Introduction et chapitres 1-5, Volume II, chapitres 5b-8, Conclusion générale et bibliographie, thèse pour
l’obtention du doctorat en théologie, directeur Gagey, Janvier 2007, 565p.
; Fossion, La catéchèse dans le champ de la communication, coll. cogitatio fidei, Cerf, 1991, deuxième partie ;
Cahiers internationaux de théologie pratiques (CITP), www.pastoralis.org, série Documents n°1.
4
Notamment par le lien et l’influence du Père Haubtmann (un des principaux rédacteurs de GS) sur les
responsables de la pastorale en France.
5
6
GS §12, édition Fides, Montréal & Paris, 1967.
Fossion op.cit. p.204-216.
2
Il y avait cependant un a priori non discuté qui sous-tendait ce renouveau
catéchétique : un consensus culturel et anthropologique. Ce consensus laissait
légitimement croire que des valeurs humanistes profondes liaient entre eux les
hommes et qu’une fois écarté l’obstacle d’une institution ecclésiale pesante et
d’un langage dogmatique abstrait, l’expérience catéchétique rassemblerait et
révèlerait à eux-mêmes ceux « qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient
pas » comme l’écrivait Louis Aragon.7 Un consensus qui faisait écrire à ce
même poète communiste en 1969 : « Tout peut changer de sens et de nature/ le
bien le mal les lampes et les voitures/…/Tout peut changer mais non la femme et
l’homme ».8
Dit autrement, les catéchistes fondaient leurs actions sur un présupposé
de valeurs et de marqueurs chrétiens qui imprégnaient la culture et étaient
encore disponibles dans des attitudes, des thématiques, des façons de se
comprendre et des désirs des jeunes du XXè siècle en occident. Les expériences
existentielles fondamentales que pouvaient faire des jeunes (partage, amitié,
pardon, liberté, solitude, vie d’équipe, relation au corps, mort et vie…) étaient
masquées dans l’Eglise par un langage, une ritualité et une institution trop
lourde pour faire éclore une vie de foi.9 Le courant anthropologique de la
catéchèse se démarquait aussi d’une trop longue habitude de présenter le
mystère de Dieu comme un en-soi, sans lien avec la vie humaine, de même les
catéchismes d’avant Vatican II avaient intellectualisé au maximum la foi en
opérant par la même occasion une coupure entre nature et surnature.10 L’action
catéchétique consistait alors, premièrement à faire émerger cette humanité
fondamentale et deuxièmement à révéler cette humanité à elle-même par le
langage de la foi (évangile, sacrements, dogmes).11
Le présupposé humaniste sur lequel s’appuyait la catéchèse est de moins
en moins repérable. Le christianisme a contribué à façonner la culture et
l’homme moderne,12 par l’émergence du sujet (du soi13), de la conscience, d’une
7
Aragon, « La rose et le réséda », texte écrit pendant la seconde guerre mondiale.
Aragon, Les poètes, coll. poésies, Gallimard, Paris, 1969,
« Ceci illustre parfaitement ce que Rémi Brague nomme l’humanisme exclusif, 4è étape de la formation
théorique de l’humanisme occidental. Un humanisme sans Dieu, mais qui selon l’auteur suppose les autres
humanismes. Brague, Le propre de l’homme, sur une légitimité menacée, coll. Bibliothèque des savoirs,
Flammarion, Paris, 2013, p.14-22.
9
Jean-Marie Swerry, dir, Transmettre la foi est-ce possible ? Histoire de l’aumônerie catéchuménale, 19711997, coll. Signes des temps, Karthala, Paris, 2009, 299p.
10
Mgr Coffy, « Théologie et anthropologie », dans la revue Catéchèse n°32, pp.319-332 ; aussi Molinario, « Le
contenu de la foi et les catéchismes », dans La catéchèse et le contenu de la foi, Moog, Molinario (dir), Coll.
Théologie à l’université, pp.31-48.
11
Le titre d’un livre de Bagot donne bien l’axe catéchétique de cette époque : Dieu, enfin ! Bagot, Dire Dieu
enfin, Desclée de Brouwer, Paris, 1991, 168p. Voir aussi les semaines internationales de catéchèse de Manille et
Medellin dans les Cahiers Internationaux de Théologie Pratique (CITP), www.pastoralis.org, série document
n°1. Mon article, « Les semaines internationales sur la catéchèse et la mission (1956-1971) », dans Esprit & Vie,
n°229, novembre 2010, pp.2-11.
12
« La philosophie occidentale moderne pourrait en effet se définir comme une tentative de retraduire les grands
concepts de la religion chrétienne à l’intérieur d’un discours laïc, c’est-à-dire d’un discours rationaliste. D’une
certaine façon, la déclaration des droits de l’homme […] n’est bien souvent pas autre chose que du christianisme
laïcisé ou rationalisé. » Ferry, (dialogue avec Gauchet) dans Le religieux après la religion, biblio essais, Livre de
8
3
possible conception de l’égalité et de la fraternité, par la croyance dans le
progrès de l’humanité et son accès à la raison universelle. L’ex-culturation
actuelle du christianisme réalise son œuvre dans un autre sens.14Ainsi, nous
pouvons observer depuis 50 ans, plusieurs ruptures dans les conceptions
anthropologiques qui habitent la culture occidentale.
Une rupture philosophique : A l’heure même où l’Eglise catholique
reconnaissait des valeurs humaines positives et se rapprochait de tous les
hommes de bonne volonté, (GS) la philosophie opérait une entreprise de
déconstruction radicale des présupposés du sujet moderne mettant à mal
l’humanisme15 que l’Eglise pensait rejoindre dans sa quête d’ouverture au
monde.16
Une rupture anthropologique : Si le déconstructivisme ne toucha d’abord
qu’une élite intellectuelle et artistique,17 les penseurs comme Foucault et Derrida
restent les références d’un mouvement profond de remise en cause de
l’humanisme qui dépasse largement le strict domaine de la philosophie pour
pénétrer toutes les disciplines attenantes à l’anthropologie. Cela créée
aujourd’hui un éclatement complet du consensus humaniste et ouvre une
véritable crise anthropologique que nous n’avons pas fini de devoir comprendre,
évaluer et affronter. Si de nombreux observateurs ont parfaitement montré
poche, 2004, p.23. Luc Ferry développe les mêmes idées dans L’homme-Dieu ou le sens de la vie, essai, Grasset,
1996. Aussi, J.-F. Mattéi, « Le christianisme comme religion de la sortie du monde séculier », dans
Transversalités, n°123, juillet-septembre 2012, p.83-92.
13
Charles Taylor, Les sources du moi, La formation de l’identité moderne, coll. La couleur des idées, Seuil,
Paris, 1989.
14
Il ne faut évidemment pas oublier les expériences politiques extrêmes de la négation de l’homme au XXè
siècle, (Stalinisme, Nazisme, Pol Pot…)
15
La fin de l’ouvrage de Foucault, Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, ouvre une
brèche dans le consensus humaniste : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre
aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont
apparues, si par quelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne
connaissons pour l’instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du
XVIIIè siècle le sol de la pensée classique, - alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la
limite de la mer un visage de sable. », coll. Bibliothèque des sciences humaines, nrf, Gallimard, Paris, 1966,
p.398.
16
Le mouvement de déconstruction philosophique de l’humanisme a été anticipé par les artistes, cf François
Chevallier, La société du mépris de soi, de l’urinoir de Duchamp aux suicidés de France télécom,
Gallimard,2010. Bruno Pelletier, La crise catholique, religion, société, politique en France (1965-1978), Petite
bibliothèque Payot, Paris, 2002, chap. 1.
17
François Chevallier, dans son essai, La société du mépris de soi… op.cit., avance la thèse suivante qui n’est
pas sans argument ; une part des mouvements artistiques du XXè fut une anticipation d’une évolution vers la
post-modernité et le mépris du sujet moderne. « Comme si le nouvel art annonçait en réalité un nouvel homme
dont Duchamp était le prototype et dont la caractéristique principale semblait bien le désir de faire table rase de
lui-même. De se débarrasser de soi. A cet égard on n’a pas assez remarqué ce fait troublant qu’au début du XXè
siècle le dadaïste Raoul Hausmann fait sa tête mécanique « pour prouver que la conscience est inutile », au
moment où John Broadus Watson, inventeur du Béhaviorisme, affirme que le fonctionnement de l’homme par
stimulus et réaction « rend inutile » le rôle de la conscience. » p.16-17 aussi, « avec l’intervention du hasard dans
les œuvres (dripping, pliages, accumulations, art cinétique, Land art, emballages, etc.) la désubjectivation battait
son plein sans que le mot puisse être encore prononcé. » p.67. Nathalie Heinich défend un point de vue assez
proche, en parlant « d’incivilités artistiques », « Incivilité du regard ou éthique de la transparence », dans
Malaise dans la civilité, Claude Habib, Philippe Raymaud, (dir), coll. Tempus essai, Perrin, 2012, p.31.
4
l’évolution culturelle vers la post-modernité,18 si notamment les textes
préparatoires au synode sur la nouvelle évangélisation d’octobre 201219 ont pris
en compte les évolutions culturelles actuelles sous l’expression de 6 ou 7
scenarii, il semble cependant qu’une crise anthropologique d’une toute autre
ampleur sourde en occident, qui remet en cause des structures élémentaires
faisant jusqu’ici consensus.
Une rupture pastorale : nombre d’acteurs de terrain constatent que les
problématiques de langages, d’institutions ou de pédagogies ne suffisent plus à
rendre compte des décalages culturels rencontrés chez les jeunes et les
catéchisants. Eviter les lourdeurs ecclésiales, mettre en place une bonne
pédagogie ne résout pas les problèmes de transmission. Le problème de la
transmission, c’est ce qui est transmis. Les valeurs et les expériences chrétiennes
ne sont plus seulement à recueillir elles ont à être proposées. Bref, l’à priori
transcendantal rahnérien ne fonctionne plus.
Il convient donc, dans un premier temps, de prendre la mesure de
l’ampleur des mutations anthropologiques en cours.20Une fois ce diagnostic
posé, dans une seconde partie nous montrerons que ces mutations n’affectent
pas seulement les cercles restreints des philosophes et des anthropologues mais
la culture dans son ensemble d’où une remise en cause des modèles théoriques
et pratiques de la catéchèse et de l’action évangélisatrice de l’Eglise. Ceci laisse
augurer des tâches nouvelles pour la réflexion catéchétique.
1- Les lieux de la crise anthropologique
« - …Si la cour voulait simplement nous rappeler, la définition de l’homme,
la définition ordinaire, enfin celle dont on se sert…
- Non dit le juge en souriant ; toutefois, cette définition légale, il faudrait
d’abord qu’elle existe. La chose est étrange peut-être, mais le fait est
qu’elle n’existe pas. » Vercors, Les animaux dénaturés, Le livre de
Poche, p.167.
18
Taylor, Le Malaise dans la modernité, tr. Charlotte Melançon, coll. Humanités, Cerf, Paris, 2005 ; Augé, Pour
une anthropologie de la mobilité, Rivages poche/ petite bibliothèque, Paris, 2012 ; Augé, Où est passé l’avenir,
coll. essais Points, seuil, Paris, 2011.
19
Synode des évêques, XIIIè assemblée ordinaire, La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi,
Lineamenta , cité du Vatican, 2011, voir § 6 et Synode des évêques, XIIIè assemblée générale ordinaire,
Instrumentum laboris , La nouvelle Evangélisation pour la transmission de la foi chrétienne, Cité du Vatican, §
47 à 67, site : www.vatican.va/phome_fr.htm.
20
C’est en nous appuyant sur les travaux du Groupe de recherche en anthropologie chrétienne (GRAC) de
l’Institut catholique de Paris que nous mettrons en perspective ce paysage nouveau. Le GRAC de l’ICP a été mis
en place sur l’initiative d’H-J. Gagey et rassemble des chercheurs de différentes disciplines. Le texte théorique
fondateur s’intitule : « how post-moderne we are ? ». Extrait : « Si la crise moderniste provient de
l’affrontement de la foi à la nouvelle expérience de soi du sujet moderne, on peut dire que nous sommes aux
prises avec une crise « postmoderniste » qui provient de l’affrontement de la foi avec la nouvelle expérience de
soi que fait le sujet postmoderne. Pour cette raison, le renouveau théologique dont nous avons besoin ne peut
passer prioritairement et immédiatement par un ressourcement comparable à ceux qui ont caractérisé le XXe
siècle théologique (ressourcement biblique, patristique et liturgique). En effet, pour entreprendre un tel
ressourcement, un tel « pas en arrière » prospectif, il faut disposer du « questionnaire » susceptible de guider
l’enquête. Or nous commençons à peine à déchiffrer les questions auxquelles nous nous affrontons. Nous
n’avons pas encore pris la mesure de la crise anthropologique dans laquelle nous sommes plongés et contre
laquelle nul retour en arrière ne nous prémunira. »
5
Nous allons nous arrêter sur les lieux où les mutations anthropologiques sont les
plus visibles. Nous observerons ces mutations à partir de trois axes principaux :
la différence sexuelle, le rapport homme/animal et le rapport homme/machine.21
a. Trouble dans le genre : la théorie du queer
En France, ces questions sont bien mieux connues et en parties débattues
depuis la législation sur le mariage homosexuel. Cette loi et les idées qui s’y
sont exprimées à cette occasion sont le symptôme d’une évolution de l’opinion :
une indifférence à la différence sexuelle. C’est l’avenir de la nature humaine qui
est ici en débat.22 Le phénomène le plus connu de cette crise anthropologique
actuelle a été préparé et rendu célèbre par les travaux de l’étasunienne Judith
Butler avec son livre de référence Gender Trouble23 publié en 1990 aux Etats
Unis.24
Le point de départ de Butler25 dans ses gender studies se situe au cœur de
situations d’oppression des minorités sexuelles à l’heure du développement du
SIDA et dans l’in-pensé anthropologique que cela provoque. Comment prendre
en compte et penser anthropologiquement ceux qui, méprisés, vivent comme
homosexuels, transexuels, bisexuels. Cela amène l’auteure à penser de façon
nouvelle la normativité et l’éthique des genres sexuels. En effet, si la norme
règle des vies, façonne des comportements et s’impose par la répétition, la
norme existe en fait aussi par une résistance intérieure du sujet et créée ainsi un
trouble pour ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette norme. Ainsi,
influencée par Derrida et Foucault, Judith Butler comprend la normativité
comme une relation de pouvoir d’une majorité sur une minorité qui impose sa
conception du genre comme une contrainte. « La signification n’est pas un acte
21
Il est tout à fait possible d’observer les mutations à partir d’autres critères : Dufour s’arrête quant à lui sur
« Dix lignes d’effondrement du sujet moderne », dans Cairn.info-inst_cp. Voir aussi, du même auteur, Il était
une fois le dernier homme, Denoël, 2012. Il s’intéresse à la problématique du nouvel homme d’après Nietzche
en passant par une critique de Sloterdijk.
22
Le débat fut déjà lancé par Habermas à propos de la question du DPI (diagnostic préimplantatoire). Habermas,
L’avenir de la nature humaine, vers un eugénisme libéral ?, nrf essais, Gallimard, 2002. Il fut relancé en France
avec le livre d’E. Dufourcq, L’invention de la loi naturelle, Des itinéraire, grecs, latins, juifs, chrétiens et
musulmans, Paris, Bayard, 2012.
23
Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, 1990.
24
Seulement traduit en 2005 (La découverte) en français. Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la
subversion, préface d'E. Fassin, La Découverte, Paris, 2005.
25
Depuis de nombreux ouvrages de cette professeure de littérature comparée de Berkeley ont été publiés en
français. Humain, Inhumain. Le Travail critique des normes. Entretiens, Editions d’Amsterdam, Paris, 2005.
Défaire le genre, Editions Amsterdam, Paris, 2006.Le récit de soi, traduit de l'anglais Giving an account of
oneself par Bruno Ambroise et Valérie Aucouturier, Paris, Puf, 2007. L'État global, avec Gayatri Chakravorty
Spivak, traduit de l'anglais par Françoise Bouillot, Paris, Payot et Rivages, 2007. (titre original Who sings the
Nation-State? Language, politics, belonging, Seagull Books, 2007). Ces Corps qui comptent ; de la matérialité
et des limites discursives du "sexe", (Bodies that Matter. On the Discursive Limits of 'Sex'), Paris, Éditions
Amsterdam, 2009. Sexualités, genres et mélancolie, Campagne Première, mai 2009. Sois mon corps, avec
Catherine Malabou, Paris, Bayard, 2010. Ce qui fait une vie, Paris, Zone/La Découverte, 2010.
6
fondateur, mais un processus régulé de la répétition »26 explique Butler. Elle
veut même dépasser le féminisme en contestant le bien-fondé de la notion de
femme.27
La thèse queer28 est fondamentalement anthropologique, Geneviève
Médevielle la résume fort bien : « La norme de la différenciation sexuelle,
justifiée de manière traditionnelle par la culture et les religions à partir de la
nature29 est entrée dans une phase de transformation critique. Cette
transformation dans le partage hétérosexuel des rôles n’est pas d’abord dûe à
l’assaut de minorités déviantes comme les groupes féministes, lesbiens ou
homosexuels. La raison de cette déstabilisation est pour Butler beaucoup plus
profonde : c’est la question du caractère infondé et infondable de la différence
sexuelle, au regard de toute philosophie de la nature. »30
Il en résulte une notion de genre qui est une construction culturelle et l’identité
sexuelle un masque au sens théâtral du terme, c'est-à-dire un rôle que les normes
nous font jouer mais qui n’a rien de définitivement établi. Le corps sexué est
absorbé dans le genre.31 Elle refuse d’identifier un corps comme féminin parce
qu’il peut enfanter.32 Elle esquive la notion de maternité.33 Les corps existent
mais pris dans une histoire sociale et politique dont les normes sont intégrées.
L’identité sexuelle ne se reçoit pas, elle se décide.34 Et ainsi la distinction entre
sexe biologique et genre (sexe social) s’estompe.
Ce trouble dans le genre fait débat aujourd’hui. Avant même les débats et
manifestations autour du projet de loi sur le mariage « pour tous », il y avait
polémique sur certains manuels scolaires,35 des débats publics ont eu lieu36, le
26
Trouble dans le genre, p. 271.
Trouble dans le genre, op.cit. chap. 1.
28
Le mot queer évoque le bizarre, est un terme d’abord péjoratif pour désigner les homosexuels. Il est introduit
en 1991 par Teresa Lauretis pour fédérer un mouvement de revendication et de libération des minorités
sexuelles. La théorie queer se développement rapidement dans les années 1990 en se basant notamment sur
Foucault et Butler. Cité par Cynthia Kraus, traductrice de Butler, dans Trouble dans le genre, op.cit. p.25.
29
Judith Butler, humain Inhumain. Le travail critique des normes. Entretiens, Paris, éditions d’Amsterdam,
2005, p. 113. Voir la dénonciation du mot genre par le Vatican à la conférence de Pékin sur les « droits humains
de la femme » (4-5 septembre 1995).
30
Groupe de recherche en anthropologie chrétienne (GRAC) de l’ICP : dossier de Médevielle, « La
déstabilisation de la différence sexuelle. La théorie du queer de Judith Butler », août 2012, p.4 à paraitre dans la
revue Transversalités, Hors-série 2013.
31
Dans un livre intitulé Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du sexe, Paris,
Editions Amsterdam, 2009, Butler est moins radicale dans son rapport au corps.
32
Sur ce point Agacinsky oppose une controverse serrée, Femmes entre sexe et genre, coll. la librairie du XXIè
siècle, Seuil, Paris, 2012.
33
Dossier Médevielle, op.cit. p.10.
34
Arène, « La problématique du genre », dans Documents épiscopat, n°12, 2006.
35
Verlinde, L’idéologie du Gender, comme identité reçue ou choisie ?, Le livre ouvert, 2012.
36
Fassin, Margon, Homme-femme quelle différence ? La théorie du genre en débat, Coll. controverses, Salvator,
2011.
27
7
Vatican a réagi37 et la philosophe Sylviane Agacinsky a publié un ouvrage en
forme de réponse à Judith Butler.38
Les théories de Butler sont une réponse à une situation de mépris des
minorités, elles permettent certes moins d’homophobie ou de mépris des
minorités sexuelles, mais cependant soulèvent des questions anthropologiques et
donc théologiques tout à fait essentielles sur l’identité humaine : elles touchent
la filiation, l’identité sexuelle, l’unicité du corps, la gestion de la différence, la
question d’une vie comme don et par conséquent la théologie de la création. Si
la création de l’homme et de la femme est une bénédiction, (Gn 1-2) c’est
l’humanisation possible d’une créature née de Dieu qui est en jeu. 39
b. L’animal est l’avenir de l’homme
Le rapport de l’homme à l’animal est un autre lieu majeur des mutations
anthropologiques. C‘est sous ce titre provocateur, L’animal est l’avenir de
l’homme,40 que Dominique Lestel défend une thèse anthropologique aujourd’hui
largement répandue, sur le manque de pertinence de la particularité humaine du
vivant et la violence du comportement humain face à l’animal.41Pour l’auteur, se
soucier des animaux fait intrinsèquement partie de ce que signifie être un
humain. L’animal est un sujet complexe, souvent un individu et parfois une
personne. Dans tous les cas, il s’agit d’un interlocuteur et quelquefois d’un
partenaire, ce qui justifie déjà pleinement la volonté de le protéger contre la
violence des humains. Il en découle la nécessité de développer une bioéthique de
la réciprocité.42La violence se situe dans le développement de xénogreffes43 dont
la justification s’établit au nom d’une différence ontologique que les défenseurs
d’une égalité homme-animal refusent comme ils refusent toute
instrumentalisation qui porterait atteinte au respect d’une capacité à la liberté44
et à la conscience que l’animal peut développer.45 Pour Cora Diamond s’il y a
différence entre l’homme et l’animal, ce n’est pas par des considérations
37
Le Vatican a pris position avec le texte du Conseil pontifical pour la famille, Gender, la controverse,
présentation de Anatrella, Pierre Téqui éditeur, 2011.
38
La philosophe énonce la thèse suivante, « l’histoire de la hiérarchisation des sexes ne saurait masquer le
principe de leur dualité. Si cette dualité semble réelle, ce n’est certes pas que l’on aurait trouvé la vérité du sexe
dans quelque détail anatomique ou quelque dosage hormonal, c’est qu’aucun des deux sexes ne peut fonder sur
lui seul la génération ». Agacinsky, Femmes entre sexe et genre, op.cit., p.137.
39
Médevielle, op.cit., p.11.
40
Lestel, L’animal est l’avenir de l’homme, Fayard, 2010, 187p, du même auteur, Les origines animales de la
culture, Flammarion, Paris, 2001. Le titre détourne une phrase de Louis Aragon – la femme est l’avenir de
l’homme.
41
Singer, Unsanctifying Human Life, éd. H. Kuhse, Oxford, 1999 ; S.Cavel, C. Diamond, J.McDowell et allii,
Philosophy and animal Life, University Press of Columbia, 2008.
42
Ibid. p.9
43
www.larecherche.fr, art. en ligne : « La xénogreffe sous toutes ses sutures »
La demande de greffes augmente, et l'offre d'organes humains stagne: les porcs aideront-ils à résoudre cette
inadéquation?
44
Burgat, « L’être en situation », in Liberté et inquiétude de la vie animale, Paris, Kimé, 2006.
45
Diamond, « Manger de la viande, manger les gens », in L’esprit réaliste. Wittgenstein, la philosophie et
l’esprit, PUF, 2004, p.429-451.
8
ontologiques mais réalistes en parlant des animaux : « nous apprenons ce qu’est
un être humain – entre autres choses – en nous asseyant à une table où nous les
mangeons. Nous sommes autour de la table et ils sont dessus. »46
Les animaux souffrent, éprouvent du plaisir, ont des émotions, et
contrairement à ce qu’affirmait Descartes, l’animal n’est pas une machine.47
« L’erreur fatale n’est pas de placer l’homme au centre du monde, mais de croire
que le monde a un centre qui privilégie indûment l’une de ses créatures aux
dépens de toutes les autres. », explique Dominique Lestel.48 Il veut bien
admettre que l’homme possède une âme, mais pas que celle-ci lui soit réservée.
Une littérature abondante s’appuyant sur les proximités de plus en plus établies
entre l’homme et l’animal réfute la particularité humaine allant jusqu’à dire que
l’avenir de l’homme réside dans la reconnaissance de sa dette envers l’animal.
De la continuité animal-homme et homme-animal est déduite une in-différence
qui trouble toute prise en compte de la spécificité du vivant humain.49 D’où la
recherche d’une éthique de la réciprocité où du vivant est reconnu de part et
d’autre sans hiérarchisation. Le judéo-christianisme est mis ici au banc des
accusés ayant institué une distinction orgueilleuse de l’homme fait à l’image de
Dieu et dominant les animaux. La formule d’Elisabeth de Fontenay est
tranchante : « l’animal a été excommunié par la religion du Christ ».50Le lien du
sang qui unissait l’homme et l’animal a été aboli par l’agneau immolé ! En
abandonnant le sacrifice des animaux, le christianisme a rejeté le sang de
l’animal comme impur51 et de ce fait dépourvu l’animal de la possibilité d’avoir
une âme.52
D’autres, reprennent la question du lien avec l’animal différemment,
comme l’ethnologue Jean-Marie Schaeffer qui réfute tout dualisme entre
l’homme et la nature de même qu’entre l’homme et l’animal. Ce dernier veut
opérer une rupture métaphysique contre l’ontologie de la particularité du sujet
humain de Descartes et Husserl.53 En réalité J-M. Schaeffer veut naturaliser
l’homme par les sciences cognitivistes et la biologie. Le patrimoine génétique
commun suffit à nous convaincre. Pour lui, la conscience dont se targuent les
philosophes n’est que faits de conscience. Ceux-ci, « doivent être décrits en
46
Diamond, L’importance d’être humain, PUF, Paris, 2011, p.437.
L’animal est l’avenir de l’homme, op.cit., p.37.
48
Ibid, p.22.
49
Stich demande pourquoi faites-vous une distinction morale entre les bébés et les porcs, alors qu’un bébé
humain n’est ni plus intelligent qu’un porc adulte, ni plus rationnel, ni plus conscient de ce qui l’entoure, etc. Sur
tous ces points, les porcs adultes sont supérieurs aux bébés. Cf « Moral Philosophy and Mental representation »,
in L. Nadel, R.E. Michod, The Origin of Values, éd. M.Hechter, New York, Aldine de Gruyter, 1993.
50
E. de Fontenay, Le silence des bêtes, la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998, p.253.
Voir aussi du même auteure : Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, Paris, Albin
Michel, 2008.
51
Le silence des bêtes, op.cit, p.250.
52
Burgat propose quant à elle le concept de non-naturalité, c’est à dire une compréhension phénoménologique
du comportement animal qui permet de sortir de l’opposition entre une compréhension de l’animal attachée à
l’humain, (en opposition en préparation ou comme l’humain …) ou une compréhension naturaliste captive des
déterminismes de tous ordres Burgat, Liberté et inquiétude de la vie animale, Editions Kimé, Paris, 2006.
53
Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, nrf essais, Paris, Gallimard, 2007.
47
9
termes neurologiques, étant entendu que les termes neurologiques eux-mêmes
sont idéalement réductibles à une description en termes de particules
élémentaires et d’interaction entre champs de forces physiques ».54 Une étape de
plus est franchie par J-M. Schaeffer, car non seulement l’homme est confondu
avec sa nature animale, il est donc impossible de lui donner une identité propre,
mais cette nature se ramène aux seules données biologiques. 55 L’homme n’est
donc qu’un être vivant parmi d’autres, comptable de son patrimoine génétique et
neurologique, ce qui simplifie les problèmes de frontières et permet de le
compter comme un être vivant au sens le plus général du terme.
L’indétermination humaine est appréhendée encore par une autre voie
venue d’horizons orientalistes. Un auteur comme François Roustang est
représentatif d’une approche de l’humain par la notion d’impuissance,
d’indécision, d’attente, d’échec ou l’individu existe par les sens, « je ne suis plus
que par le sentir, que mon intériorité ne se distingue pas de mon extériorité […]
toutes les différences imposées par l’espace et le temps sont abolies. »56 D’où un
autre type d’in-différence dans le monde du vivant et se référant à une pensée
dite primitive Roustang écrit : « nous sommes des humains, mais tout aussi bien
des animaux et des plantes, que nous sommes ici et en même temps là-bas. »57
Par un autre biais que les points de vue éthologiques et neurobiologiques,
conscience, intentionnalité du sujet, unité et limites du corps se fondent ici dans
une vue globale de la nature et de l’expérience du monde.58
Et Paul Valadier de conclure à propos de Schaeffer que la conscience n’a
plus ici aucune consistance et « c’est évidemment à l’exception humaine que
congé est du même coup donné. »59 C’est donc la particularité humaine du
vivant qui est ici radicalement mise en cause à partir du souci d’une recherche
d’un nouveau lien avec d’autres vivants qui est en réalité une recherche de
continuité donc d’in-différence. L’ouverture de l’homme à du non humain et la
rupture métaphysique supposée aboutit ici à une indétermination humaine. Au
risque dit Catherine Fino, « de projeter l’expérience humaine sur l’animal et ne
plus pouvoir rendre compte de la responsabilité propre à l’homme en tant
qu’être de raison, de liberté, de parole ».60
c. Vers un posthumanisme ?
54
Ibid, p.356.
« Nous ne saurions nous extraire de l’ensemble complexe et instable des formes de vie qui coexistent
actuellement sur terre. Cette vie non humaine constitue bien plus que notre « environnement » : elle est
constitutive de notre être, qui n’en est qu’une des incarnations passagères. » J-M. Schaeffer, op.cit. p.14.
56
François Roustang, Savoir attendre, pour que la vie change, éd. Odile Jacob, 2006, p.63.
57
Ibid. p.64.
58
Nous ne pouvons ici qu’effleurer ce monde des pensées orientales qui sont reprises aujourd’hui en occident.
59
Valadier, L’exception humaine, Paris, Cerf, 2011, p.29.
60
Groupe de recherche en anthropologie chrétienne (GRAC) de l’ICP, dossier Fino, « Les enjeux éthiques et
ontologiques du débat avec le post-humanisme. Quel dialogue possible à partir de la critique de l’épistémologie
foucaldienne ? », août 2012.
55
10
C’est à la suite de Rémi Sussan61 et de Jean-Michel Besnier,62que le
posthumanisme a eu littéralement droit de cité. 63Jean-Michel Besnier réalise
une synthèse sur les théories posthumanistes.64 Sous le mode d’une sciencefiction littéraire ou cinématographique, du développement des sciences
technologiques, de la robotique, par l’interpellation des discours futurologistes,
nombreux ceux qui annoncent le relèvement de l’humanité moderne par des
êtres d’un genre nouveau, « héritiers des cyborgs », permettant ainsi de dépasser
les finitudes les plus élémentaires : naissance, maladie et mort. Les ouvrages de
Sussan et Besnier sans être de science-fiction prennent au sérieux le
développement des sciences contemporaines y compris dans leurs aspects
incontrôlables ou volontairement immaîtrisables. 65 Besnier se met en devoir
d’explorer systématiquement tous les lieux d’émergence de la posthumanité. En
faisant droit au contexte paradoxal de la pensée du posthumain.
La posthumanité est une humiliation de plus pour l’humain. Après
Copernic, (la terre n’est pas au centre), après Darwin (l’ascendance animale de
l’homme), après Freud, (homme déterminé par de l’inconscient), vient l’idée,66
que la séparation de l’humain et du non humain est floue, relative, tant sur le
rapport nature-culture que sous le rapport homme-machine. « La honte qui
s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même
fabriquée », dit aussi Günthers.67 Pour J.M. Besnier, « Les discontinuités
métaphysiques » sont remplacées par des continuités « postmétaphysiques », à
savoir « le cybernético-biotechnique, c’est-à-dire la convergence de l’organisme
– ce qui est né- et de la machine – ce qui est fabriqué. »68
61
Sussan, Les utopies posthumaines, contre-culture, cycberculture, culture du chaos, coll. les essais,
Omnisciences, Paris, 2005, 287p.
62
Besnier, Demain les posthumains, le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Fayard, coll. Haute tension, Paris,
2010, 208p.
63
Jean-Michel Besnier, (né en 1950), agrégé de philosophie (1974), docteur d’état en science politique (1987),
professeur de philosophie à Paris IV Sorbonne, (chaire de philosophie des Technologies d’information et
communication), membre du CREA, centre de recherche en épistémologie appliquée école Polytechnique et
CNRS est aussi membre du comité d’éthique du CNRS. Auteur de nombreux ouvrages dont le dernier vient
compléter sur essai sur le posthumanisme : L’homme simplifié, le syndrome de la touche étoile, Fayard, 2012.
64
Cette pensée est éminemment hybride, composée qu’elle est de la recherche scientifique autour des
neurosciences,(Changeux, Kupiec) de la cybernétique et des robots androïdes,(Hiroshi Ishiguro ; Kurzweil) de la
biologie et des nanotechnologies, (programme NBIC ; Drexler) mais aussi empreinte d’orientalisme et
d’écologie radicale (Lovelock) et de féminisme (Haraway) ainsi que de littérature (Houellebecq, Vercors) et de
science-fiction littéraire et cinématographique (Walben 2, Matrix).
65
« Le livre interroge la diffusion des idées, des comportements, des fantasmes qui conspirent de plus en plus à
rendre plausible, et même désirable, l’avènement d’une posthumanité. » Demain les posthumains, p.11.
66
Sloterdijk, La domestication de l’être, les Mille et une nuits, 2000, Règle pour le parc humain, Les Mille et
une nuits, dernière édition 2010.
67
Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle,
L’encyclopédie des nuisances, 2002 cité par Besnier p.75.
68
Besnier, Demain les posthumains, op.cit. p.21.
11
J.M. Besnier analyse trois lieux où le posthumanisme devient une réalité
de l’expérience et de la pensée. Il étudie ce qu’il en est des cyborgs,69 (mirobots, mi-homme) du programme étasunien NBIC (Nanotechnologies,
Biotechnologies, technologies de l’Informatique et sciences Cognitives) et
d’une façon globale c’est un homme augmenté qu’il faut envisager comme
représentant de l’humanité posthumaine. L’augmentation de l’homme par les
implants et les biotechnologies caractérise cette transition vers un
transhumanisme où l’augmentation technique des capacités humaines
s’accompagne d’une simplification de l’humain.70
Les cyborgs
Les cyborgs évoquent tout d’abord des êtres que la science-fiction mit en
scène au cinéma ou en littérature. Mélanges de vivant et de machine, hommes
dotés de prothèses aux pouvoirs surhumains ou encore cerveaux découplés de
corps robotisés ne connaissant ni souffrance ni lassitude.71 L’anthropologue
féministe Donna Haraway dans son « manifeste cyborg » voyait dans le cyborg
un pouvoir d’émancipation par rapport à une identité et une condition féminine
soi-disant éternelle. Elle revendiqua le slogan : « Cyborg pour la survie sur
terre » et exprima d’une façon radicale l’aspect systémique des différentes
mutations anthropologiques. A travers le cyborg se joue le rapport de l’humain
au non –humain.72
Le terme désigne aujourd’hui « l’être hybride qui associe de manière
interne l’organisme biologique et les prothèses électroniques. »73 D’autres
n’hésitent plus à évoquer un cerveau complément séparé d’un corps artificiel. Si
bien que des auteurs parlent « d’espérance totalement inhumaine » pour rêver
d’une conscience qui pourrait échapper à la mortalité et à la souffrance.
« L’intelligence est disposée à embarquer dans un nouvel esquif », il faut l’y
aider écrit Jean-Michel Truong auteur d’un livre au titre évocateur :
69
Haraway, « Manifesto for Cyborgs : science technology, and socialist feminism in the 1980’s », in Socialist
Review 80 (1985).
70
Besnier, L’homme simplifié, le syndrome de la touche étoile, fayard, 2012.
71
Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains…op. cit. p.84.
72
La personnalité de Haraway mériterait en elle-même une étude tant elle personnalise les mutations
anthropologiques qui touchent la différence sexuelle, le rapport avec l’animal et l’ère du cyborg. Dans un
manifeste plus récent sur les animaux de compagnie Haraway écrit ceci : « mon objectif était d’investir les
cyborgs selon une perspective critique, c’est à dire sans les célébrer ni les condamner, mais plutôt dans un esprit
d’appropriation ironique, orienté vers des fins tout autres que celles imaginées par les guerriers de l’espace. A
travers ce récit de cohabitation, de coévaluation et de socialité interspécifique incarnée, le présent manifeste
(Manifeste des espèces de compagnie) pose la question de savoir laquelle de ces deux figures bricolées, le
cyborg ou l’espèce de compagnie, serait la plus à même de contribuer à l’élaboration de politiques et
d’ontologies viables dans les mondes vécus contemporains. Ces deux figures sont cependant loin d’être
antinomiques. Tant les cyborgs que les espèces de compagnie combinent sous des formes surprenantes humains
et non-humains, organique et technologique, carbone et silicium, autonomie et structure, histoire et mythe, riches
et pauvres, Etat et sujet, diversité et déclin, modernité et post-modernité, nature et culture. » dans Manifeste des
espèces de compagnie, chiens humains et autres partenaires, coll. Terra cognita, éditions de l’éclat, 2010.
73
Demain les posthumains, op.cit. p.84.
12
« Totalement inhumain ».74 Ce même auteur en appelle à une vie nouvelle, avec
un successeur de l’homme, « fait de mémoires et de processeurs toujours plus
nombreux et en voie d’interconnexion massive – qu’on appelle le Net ».
L’attachement au corps sera devenu archaïque et nous saurons en changer à
notre guise par une intervention chirurgicale et un téléchargement ! Mais on peut
aussi imaginer que cet ordinateur cerveau prend son autonomie et gère lui-même
sa relation au corps d’emprunt. On peut alors parler d’ordinateur vivant !75 Se
pose alors la différence entre le couple cerveau corps biologique et le couple
ordinateur corps virtuel qui fonctionne par signaux et stimuli. Pour les prophètes
du cyborg, la comparaison renvoie à rien d’essentiel et tournera forcément à
l’avantage du cyborg. Le professeur Hiroshi Ishiguro au Japon, qui mène des
recherches poussées en communication avec les robots affirme qu’un jour les
robots pourront nous faire croire qu’ils sont des humains. Des considérations
politiques expliquent l’avance prise par les japonais en matière de robots
androïdes : compenser le vieillissement de la population et éviter de recourir à
une main d’œuvre immigrée.76
Mais au-delà de ces perspectives politiques les robots sont porteurs de
questions anthropologiques. Les robots ont-ils une âme ? Si la question paraît
aujourd’hui incongrue, les robots androïdes révèlent la possibilité d’une relation
uniquement fonctionnelle avec des êtres non –humains et à fortiori montrent que
bien des relations humaines sont réduites à la plus simple expression
fonctionnelle. Les robots androïdes cautionnent et remettent au premier plan des
théories comportementalistes et de l’information de Skinner et du
behaviorisme.77 Exclut les problèmes de conscience, l’être humain peut être
abordé comme un être doué d’échanges informatisés et fonctionnels, un être qui
répond à des signaux par des comportements prévisibles. En d’autres termes,
explique J.M. Besnier, « la sophistication des robots révèle peut-être la difficulté
dans laquelle nous sommes de plus en plus de définir l’humanité, d’objectiver
placidement que l’humain commence là où la machine ne saurait le
rejoindre ».78
Le programme NBIC
Pour J.M. Besnier les nanotechnologies correspondent au paroxyisme du
posthumanisme. Il est possible aujourd’hui d’envisager des machines protéiques
(que les généticiens nomment enzymes de restriction) qui peuvent couper des
séquences d’ADN, en coller d’autres et fabriquer toute sorte de message
74
Demain les posthumains,…op.cit. p.85.
Ibid. p.88
76
Demain les posthumains… op.cit. p.126 ; cf le roboticien Yokoi Kazuhito dans le supplément du Courriers
international, 13-19 novembre 2008.
77
John B. Watson, Pyschology from the Standpoint of a Behaviorist, Philadelphia end London J.B. Lippincott
Company, 1924.
78
Demain les posthumains…op.cit. p.126
75
13
d’ADN. La révolution nanotechnologique est totale. Ainsi l’homme devrait
devenir le produit de l’homme, « l’organisme cessera du coup de se prêter à des
considérations spiritualistes, vitalistes ou finalistes. »79 La disparition de la
naissance de la maladie et de la mort est réellement envisagée. Les Etats-Unis
ont entrepris une vaste recherche fondamentale sur les nanotechnologies sous le
label NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, techniques de l’Informatique
et sciences Cognitives). Le dénominateur commun de ces recherches NBIC est
une tentative maximale de dématérialisation des objets et une contestation de la
capacité des concepts à rendre compte du réel avec nos catégories
philosophiques et scientifiques issues de la modernité.80
Le label NBIC inquiète JM Besnier. Ces scientifiques sont-ils des
apprentis sorciers prêts à transformer la matière en intervenant sur la structure
des molécules ? Jamais la défaite des identités n’a été aussi clairement
perceptible et « achève de rendre précaire les frontières entre le vivant et la
machine. »81Les recherches en biotechniques accentuent la déstructuration des
identités par le développement des manipulations en tout genre. Les
nanotechnologies satisferont-elles le désir d’en finir avec l’humanité ou comme
l’écrit Drexler d’en finir avec la finitude.82 L’heure est à l’hybridation du
vivant.83Le posthumanisme s’appuie sur trois grands déplacements technicoanthropologiques : l’animalisation de l’homme, l’humanisation de l’animal et la
mécanisation du vivant.84
L’homme augmenté
Les jeux olympiques de Londres ont remis sur le devant de la scène le cas
prototype du coureur Oscar Pistorius. Handicapé physique, (amputé des deux
jambes) ce champion olympique sud-africain court avec une double prothèse en
fibre de carbone85 d’une ergonomie telle qu’il court aussi vite que la
championne olympique féminine. Il fit la demande auprès du comité olympique
de concourir comme athlète normal aux jeux olympiques de Pékin en 2008. Les
éthiciens du comité olympique, jugèrent alors que cette prothèse représentait un
avantage et qu’il fallait le considérer comme un cyborg. « D’un être diminué, la
technique a fait un homme augmenté et, au lieu de s’en réjouir, on soupçonne là
quelque calamiteuse dénaturation, susceptible de dicter de mauvais exemples et
de dévoyer l’humain dans son contraire. », dit Besnier.86 Après une seconde
79
Ibid., p.150.
Cornu, Nouvelles technologies, nouvelles pensées, la convergence des NBIC, coll. Prospectic Fyp éditions,
2011.
81
Demain les posthumains…op.cit. p.155.
82
Drexler, Engins de création. L’avènement des nanotechnologies, Vuibert, 2005.
83
Demain les posthumains…op.cit. p.157.
84
Demain les posthumains…op.cit. 158.
85
Il est surnommé Blade Runner !
86
Demain les posthumains…op.cit. p.92
80
14
demande, Pistorius fut admis aux jeux de Londres 2012 et parvint même à se
qualifier pour la demi-finale.87 Cette histoire sert de parabole pour J.M. Besnier.
Un autre rapport aux robots apparaît ici. Il ne s’agit pas seulement de réparer la
naissance, la maladie et la mort, mais d’augmenter les possibilités de l’être,
d’imaginer des performances inenvisageables dans l’ordre de la nature. Et ici,
l’auteur souligne le rapport ambigu que la modernité entretient avec la nature.
Car d’un côté, elle professe que la marque de la modernité est de dominer et
domestiquer la nature de l’autre elle rejette la demande de Pistorius. Pour le
comité olympique en 2008, il y avait une sorte « de péché de dénaturation » qui
renvoie à deux auteurs : Rousseau et son idée de nature et Vercors et ses
Animaux dénaturés88. L’épisode d’Oscar Pistorius et la fable de Vercors ont ceci
de commun qu’ils nous renvoient « à l’indéfinition des frontières entre l’homme
et l’animal, rendue flagrante par des développements de la biotechnologie ».89
L’histoire personnelle de Pistorius90 pose, à la suite de Sloterdijk, la question de
la possible définition de l’être humain. A partir de ses limites et du flou qui en
résulte non seulement l’homme peut se guérir, se réparer mais aussi
s’augmenter. En somme, comme dans le roman de Vercors, plus les hommes
explorent la différence anthropologique, plus celle-ci leur paraît ténue.
Un projet éthique pragmatique ?
Pour J.M. Besnier, l’étude de l’émergence de la posthumanité se réalise
sous couvert d’un projet éthique. « Plutôt que de nous crisper sur des positions
morales qui garantirent la sécurité du monde d’hier, nous devons faire face et
mobiliser les ressources de l’imaginaire. Il s’y exprime déjà le scénario d’une
vie éthique régénérée, libérée du carcan des représentations à la source de nos
actuelles vulnérabilités. » Ainsi l’auteur ne cherche pas tant à réfuter qu’à
comprendre les ressorts de la posthumanité afin de la penser dans un possible
bien vivre d’une nouvelle sorte. JM Besnier ne s’engage pas dans une évaluation
critique du posthumanisme et le lecteur reste dans l’expectative quant à son
positionnement éthique et philosophique. Sur la réserve dans son premier
ouvrage sur le posthumanisme, il se dévoile dans le second, L’homme simplifié
87
Il participa en septembre dernier aux jeux paralympique et remporta la médaille d’or du 400m et du 4X 100 en
battant à chaque fois le record du monde mais fut battu sur 100m et 200m par un autre « Blade Runner ». Et il
contesta la victoire de son adversaire dénonçant le fait que son adversaire avait des prothèses plus longues que
les siennes Le monde.fr du 9.09.2012 mise à jour 2h du matin. La Croix, 28 août 2012.
88
Le roman de Vercors se situe toujours à la limite de la dérision et de l’interrogation anthropologique. Après
avoir découvert une espèce de chimpanzé proche dans la chaîne des espèces de l’homo erectus des savants et des
juges en viennent à chercher ce qui pourrait définir l’être humain et le différencier. A force de rechercher des
critères de la particularité de l’humain tous rejetés au fur et à mesure qu’ils sont énoncés, la femme du juge en
vient dans un éclair d’idée à affirmer que ce qui différence l’homme et le chimpanzé c’est que l’être humain est
le seul à aller chez le coiffeur !
89
Demain les posthumains…op.cit. p.93
90
Depuis Oscar Pistorius fit la une des médias pour des accusations de crime envers sa compagne, le monde.fr
du 19.02.2013, à 6h50, et du 21.02.2013, à 7h 08.
15
où il sort de la neutralité et débute en exprimant sa colère vis-à-vis d’une
humanité menacée d’être assujettie à la technologie.91
Pour les tenants d’un posthumanisme, (ou d’un transhumanisme92) ce qui
caractérise l’humain c’est le changement.93 Sortir de l’humanisme moderne,
c’est finalement encore une caractéristique de l’homme. Une fatigue d’être soi
domine la pensée posthumaniste, une volonté même de se débarrasser du soi94
moderne devenu encombrant. Une fatigue qui s’accompagne d’une mise en
cause sans retenue des structures anthropologiques naturelles : le rapport au
temps (la naissance et la mort), le rapport à l’espace (corporéité, altérité).
Sur le projet éthique de son ouvrage, Besnier rejoint Dominique Lecourt, qui
dans son essai sur Humains et post-humains,95 fait acte de foi dans l’innovation
scientifique et considère que la seule attitude qui fasse sortir l’homme de la
prison ontologique, c’est d’aller vers une éthique sans fondement.96 Une éthique
pragmatique qui s’adapte aux progrès des sciences. « Il se pourrait que nous
ayons grand besoin d’une autre conception de l’éthique qui, [], s’émancipe de la
nécessité de fonder, fût-ce en raison kantienne, le partage du bien et du
mal ».97Pour Lecourt la subjectivisation change avec l’évolution des sciences et
des techniques appliquées à l’homme. C’est donc une remise en cause de la
version kantienne d’une personne morale porteuse d’universel et qui a sa fin en
elle-même qu’opère Lecourt, car derrière cette notion de personne morale portée
par la modernité se cache une transcendance.98 Or, fonder la morale empêche de
s’adapter à l’évolution des sciences que la philosophie morale est incapable de
prévoir. Besnier et Lecourt s’entendent sur la nécessité d’une éthique qui se
libère d’une définition de la nature et de l’homme moral : « qu’on se décide
donc à quitter l’illusion du sujet substantiel auquel Descartes croyait.»99 Un
héritage moderne commun est déconstruit par les posthumanistes : la filiation
Descartes-Kant. 100 D’autant que la raison universelle du sujet cachait mal un
christianisme dont elle était issu. Se défaire de Kant c’est dans le même
mouvement se détacher du Christianisme qui engendra la modernité. L’homme
91
L’homme simplifié, op.cit., « Tout livre obéit à un mobile. Celui-ci est porté par la colère… », p.9.
L’expression transhumanisme est beaucoup plus fréquente dans L’homme simplifié.
93
Sussan, Les utopies posthumaines, op.cit, p.13.
94
L’expression est de Chevallier, La société du mépris de soi, de l’urinoir de Duchamp aux suicidés de France
télécom, Gallimard, Paris, 2010. Elle renvoie aussi à Erhenberg et son étude sur la dépression : la fatigue d’être
soi : dépression et société, coll. Poche, Odile Jacob, 2000.
95
Lecourt, Humain posthumain, coll. Quadrige, Puf, 2011.
96
Par contre Lecourt s’écarte délibérément des positions des posthumanistes car il croit résolument dans la
responsabilité des scientifiques de vouloir faire aboutir le projet de la modernité. Pour cela il croit qu’une éthique
doit s’adapter aux progrès scientifiques qui améliorent la vie humaine, cf Humain, posthumain, op.cit. voir
prologue, p.15-28.
97
Lecourt, op.cit., p.28.
98
Le court, Ibid. pp.99-128.
99
Demain les posthumains, op.cit., p.207.
100
Bruno Latour allant jusqu’à contester le fait même de la réussite du projet du sujet moderne. Une possible
post-modernité et post-humanité découle de l’échec de cette raison universelle moderne. Bruno Latour, Nous
n’avons jamais été modernes, Essai d’anthropologie symétrique, La découverte/poche, 1997.
92
16
est en passe de devenir superflu, dit JM Besnier, et le pire ajoute-il, « c’est qu’il
s’en accommode. »101
2- Crise anthropologique et anthropologie de la catéchèse
«Nous commandons à la vie Winston. A tous ses
niveaux. Vous vous imaginez qu’il y a quelque
chose qui s’appelle la nature humaine ? […] Mais
nous créons la nature humaine. L’homme est
infiniment malléable. » George Orwell, 1984, folio
n°822, p.379.
Mutations à l’œuvre dans la culture
Ce qui impressionne c’est la prise de conscience de la malléabilité de
l’humain et ce qui va avec, c'est-à-dire la disposition de nos contemporains à
accepter sans beaucoup de résistance ces mutations. Il y a une disposition
contemporaine à accepter que l’on fabrique un homme nouveau.102 Les
descriptions prédictives de JM Besnier envahissent aujourd’hui la culture
ordinaire. Trois exemples illustrent cela. Le théâtre de Gennevilliers en
novembre 2012 a pour la première fois en Europe proposé une pièce de théâtre
dans le cadre du festival d’automne de Paris avec comme acteur un robot
androïde préparé par le célèbre professeur : Hiroshi Ishiguro. Le texte de
présentation de la pièce pose d’emblée la question : « entre l’homme et le robot
au fond quelle différence ? »
L’autre exemple est une déclaration de Jacques Attali, ancien conseiller
politique de François Mitterrand, au cours d’une interview du mois de juin
(2012) où il dit être partisan de l’implantation de puce RFID (Radio frequenty
identification) dès l’enfance sur laquelle serait enregistrées nos coordonnées
d’identification civiles et médicales. Les RFID sont des puces qui récupèrent de
la mémoire et des données à distance, des radio-étiquettes que l’on peut
implanter dans la peau avec une opération chirurgicale simple. Ce qui est
frappant dans l’interview de Jacques Attali, c’est qu’il a exposé cela au détour
d’une phrase comme une chose banale à propos d’un autre sujet. 103 Il justifie
simplement les RFID en disant que c’est pratique : on n’a pas besoin de sortir
son portefeuille pour montrer son identité ! 104Enfin, si l’artiste est le
101
L’homme simplifié, le syndrome de la touche, op.cit. p90.
Yves Michaud, Humain, inhumain, trop humain, réflexion sur les biotechnologies, la vie et la conservation
de soi, à partir de l’œuvre de Peter Sloterdijk, Climats, 2006,. « Sont nouvelles aussi la disponibilité et la même
la propension ouverte, avouée et euphorique que nous avons à agir de cette manière instrumentale sur nousmêmes. » p.12.
103
www.youtube.com/watch?v=RPfHdlbzb-U.
104
Nous pourrions accumuler bien d’autres exemples comme, le Cahier du monde Le monde des livres, n°
21150, vendredi 18 janvier 2013. « La victoire d’un certain naturalisme dans les sciences a marqué
l’effondrement de beaucoup de propres de l’homme, comme le rire, l’outillage, pour une part le langage, etc.,
qu’on découvre partagés par certains animaux. Et l’évolutionnisme établit la profondeur de notre cousinage avec
les autres espèces. Un siècle et demi après, chacun a incorporé l’idée qu’il est un animal, même s’il se sépare des
autres espèces. Cela dit, ces questions sont toujours débattues. Je distinguerais trois types de positions. Le
102
17
sismographe de l’âme humaine, les œuvres d’Eduardo Kac et Stelarc ne peuvent
que nous signaler des mutations sans précédents dans notre rapport au corps à
l’espace et au temps. Eduardo Kac105 propose depuis les années 90 un art
transgénique modifiant des organismes vivants à des fins artistiques. Stelarc
quant à lui veut dépasser les limites physiques du corps humains qui
l’empêchent selon lui d’affronter le monde complexe d’aujourd’hui. L’artiste
s’est fait greffer un troisième bras en vue d’étendre les capacités du corps par la
technologie et se représente le corps humain comme une somme de pièces
détachées qu’il faut soit remplacer soit améliorer.
La disposition à accepter la transformation de l’humain paraît être une
caractéristique nouvelle sans doute liée à la perte des repères éthiques fondateurs
mais aussi à la croyance que c’est l’humanité qui doit s’adapter aux progrès
techniques, comme s’il se produisait une inversion depuis Bacon et Descartes :
là où ces derniers disaient que l’homme avait à dominer la nature avec la
machine, il semble que maintenant la machine a dépassé les possibilités de
l’homme. La créature de l’homme échappe à son créateur et la machine non
seulement domine la nature mais aussi soumet l’homme à sa propre logique.
Cette disposition nouvelle à la mutation anthropologique se réalise d’autant
mieux qu’elle n’est pas l’objet d’un combat politique ou militant (excepté le cas
du mariage homosexuel où la question a pris une tournure politique). Nous
assistons en réalité à un mouvement culturel de fond. Au XXè siècle nous avons
pu observer des remises en question de l’humanisme, par les artistes, par les
philosophes (de Heidegger à Foucault) et par les négations de l‘humanité
réalisées dans les génocides : Staline, Hitler, Pol pot, Rwanda etc. Face à ces
mises en cause, nous pouvons réagir, débattre nous indigner et montrer les droits
de l’homme comme un rempart face à la barbarie. Mais les mutations culturelles
sont d’un autre ordre, insaisissables, sinueuses comme le sable qui passe à
travers les doigts. Il se produit une soumission au destin de la technique bien
plus puissante qu’un projet politique. L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie
affirmait que le changement en histoire est essentiellement culturel. « Un beau
jour, c’est la culture qui fait tout basculer. »106 Les mutations qui étaient le fait
d’une élite artistique ou philosophique imprègnent aujourd’hui l’opinion
courante. Nous sommes disposés à être mutants.
classique défend la différence entre les animaux et nous comme relevant d’une essence. Le moderne présuppose
toujours qu’il y a de la différence, mais il travaille contre, essaye de la critiquer et de ne plus la considérer
comme essentielle. Et le postmoderne considère qu’il est évident qu’il est évident qu’il n’y a pas de différence.
Pour lui, l’humanité n’est pas une catégorie, mais une intensité variable, qui peut se rétracter, se diffuser, être audelà ou en deçà d’elle-même. » Entretien avec Tristan Garcia, propos recueillis par Florent Georgesco, p.3. Ou
encore Hors Série, Le Monde, « Le Futur, les avancées technologiques-2025-2050 », février-avril 2013. Si une
part du numéro concerne les avions les voitures de demain, plusieurs articles s’intéressent à l’homme de demain
et à la place des puces électronique pour soigner et même, on y explique comment les robots androïdes seront
suffisamment développés pour être un partenaire sexuel d’ici quelques années…p.16.
105
Eduardo Kac, Telepresence & Bio Art : Networking Humans, Rabbits and Robbots, Ann Arbor, University of
Michigan Press, 2005.
106
Cité par François Dosse, dans Michel de Certeau, le marcheur blessé, La découverte/ poche, p.247.
18
La catéchèse affectée : les modèles anthropologiques de la catéchèse
en crise
Nous sommes bien dans une crise aiguë du présupposé anthropologique.
Ce qui ne signifie pas que les déconstructivistes de l’humanisme moderne
veuillent s’arrêter à cette entreprise de démontage. Leur espoir d’un nouvel
homme se fera sans fondement, à la manière d’une édification que l’homme fera
de lui-même. Pour le théologien de la catéchèse, la crise anthropologique
interroge profondément le rapport à la culture et ses présupposés humanistes. Il
n’est pas nouveau que les catéchètes débattent de la question anthropologique.
Mais aujourd’hui la question se pose d’une façon radicalement nouvelle.
Les premiers grands débats eurent lieu il y a 50 ans.107 Les premières
élaborations de ces modèles catéchétiques anthropologiques se firent durant le
concile Vatican II où le débat sur le schéma XIII qui deviendra la Constitution
pastorale Gaudium et Spes eut un écho déterminant dans la pratique et la
réflexion catéchétiques.108 Muni de GS et des résultats des semaines
internationales de catéchèse, les catéchètes opérèrent un renouvellement des
pratiques et des modélisations dans de nombreux pays et tout spécialement en
Europe, en Amérique du Nord et du Sud. Mais la réception catéchétique de GS
est aujourd’hui remise en cause dans ses postures. Pour mesurer la nouveauté du
questionnement actuel il nous faut d’abord brosser un tableau rapide des
manières d’intégrer l’anthropologie en catéchèse depuis le Concile Vatican II.
Deux grands types de rapport à l’anthropologie ont été observés, un troisième se
cherche aujourd’hui.109
Le courant anthropologique de la catéchèse
Le premier type majoritaire dans la réflexion et la pratique catéchétiques est le
« courant anthropologique de la catéchèse ».110 Deux entrées différentes de la
107
L’essentiel de la documentation connue sur ces congrès (intitulés « semaines internationales de
catéchèse… ») est disponible sur le site des cahiers internationaux de Théologie pratique, www.pastoralis.org.
108
Une anecdote : après le Concile l’archevêque de Paris, le card. Veuillot, consulta le directeur de l’ISPC,
Joseph Bournique avant une visite ad limina. Il lui demanda quels sont les défis catéchétiques actuels. ? Ce
dernier répondit : l’application de la Constitution GS et la notion d’Eglise peuple de Dieu. cf Archives de l’ISPC.
109
Un autre type de rapport à l’anthropologie se rencontre dans les mouvements conservateurs qui conçoivent la
catéchèse comme un enseignement d’une culture de face à face vis-à-vis de la modernité, donc comme un refus
du souci anthropologique. La revue Paternité/maternité, dirigée par Pierre Lemaire est à la pointe de ce combat.
Pierre Lemaire, « Dossier spécial catéchèse » dans Familles vivantes, 1983, imprimerie Téqui, Saint-Céneré,
48p. Pierre Lemaire, livre blanc, 1945-1995, 2è édition, Sur la famille, sans éditeur, 1995, 255p. Lemaire,
« encore le catéchisme, numéro spécial », in Documents-Paternité, n°115 janvier 1966, éditions Saint-Michel,
Saint-Céneré. Lemaire, « L’affaire du catéchisme, 1957-1968 » in Documents-Paternité, n°130 mars 1968,
éditions Saint-Michel, Saint-Céneré (Mayenne). Voir notre ouvrage, Joseph Colomb et l’affaire du catéchisme
progressif, op.cit. , Première partie chapitre 3
110
La littérature sur le sujet est grande, cf note n°3.
19
question anthropologique ont été observées : le modèle thématique et son vis-àvis, l’anthropologie performative.
Une pratique anthropologique thématique
Ces méthodes prirent l’anthropologie comme un thème constant de la
pratique catéchétique.111 Ce ne sont plus seulement les préalables qui sont
anthropologiques. Ces modèles reposent sur une théologie de la corrélation avec
à la fois un principe de continuité entre les valeurs et les expériences humaines
fondamentales et une dialectique entre vie et foi.112 Son contexte d’élaboration
se situe dans les pays de vieille chrétienté où l’Eglise est en perte de crédit. Faire
émerger l’humanité des catéchisés pour leur annoncer l’Evangile de vie, c’était
aussi contourner la lourdeur de la Tradition et de l’institution ecclésiale. Ainsi
espérait-on que l’Evangile rejoigne de façon neuve les jeunes de plus en plus
éloignés de l’Eglise.113 Ce point d’ancrage de l’Evangile dans la vie se réalisait
autour de thématiques et ces catéchèses se sont répandues dans le monde entier.
Elles sont la marque de l’influence de ce courant anthropologique de la
catéchèse. Elles sont aussi le signe de la conviction qui habitait (ou qui habitent
encore114) ces catéchètes : un même humanisme est partagé par tous les hommes
de bonne volonté.115Les questions humaines fondamentales ouvrent
naturellement vers Dieu.
Le modèle anthropologique performatif
Une autre version du modèle anthropologique peut être caractérisée
comme existentiel ou performatif. Ugo Lorenzi analyse avec finesse116 la
distinction qu’il y a à établir entre des modèles qui déploient des thématiques
anthropologiques et des modèles qui veulent transformer la rencontre
catéchétique en expérience de vie où s’effectue ce qui est annoncé. La relation à
111
Schoonenberg, s.j., « Révélation et expérience », dans Lumen Vitae, tome XXV n°3, septembre 1970, pp.383392.
112
Fossion, La catéchèse dans le champ de la communication, ses enjeux pour l’inculturation de la foi, cogitatio
fidei n°156, Cerf, p.204-216.
113
Voir le Manifeste de l’aumônerie catéchuménale, et ses débats, dans Jean-Marc Swerry, La transmission de la
foi est-elle possible ? Histoire de l’aumônerie catéchuménale, op.cit. pp.48-65.
114
Ce type de modèle catéchétique fait encore référence. Dans la Revue Lumen Vitae, Thomas Groome, un des
grands spécialiste nord américain de la catéchèse, et qui enseigne au Boston Collège reprend aujourd’hui les
mêmes modélisations qu’il y a 40 ans. Lumen Vitae, n°4,/2012, « Y aura-t-il encore de la foi, tout dépend… »,
p.407-423 ; aussi son ouvrage, Wil There Be Faith : A New Vision of Educating and Growing Christians, San
Francisco, Harper One, 2011.
115
Sans être inscrit dans la figure du Christ ces principes s’épuisent puisqu’ils dépendent des aléas des
déplacements culturels. Nous voyons bien les limites des entreprises philosophiques de reprise du christianisme
au nom de ses valeurs mais sans reprendre sa foi. Le débat Ferry-Gagey est suffisamment instructif sans qu’il
soit besoin d’y revenir : Henri-Jérôme Gagey, La vérité s’accomplit, coll. Théologia, Bayard, 2009, troisième
partie.
116
Lorenzi, L’héritage du renouveau catéchétique et le caractère performatif de la parole en catéchèse, volume
I, Introduction et chapitres 1-5, Volume II, chapitres 5b-8, Conclusion générale et bibliographie, thèse pour
l’obtention du doctorat en théologie, directeur Gagey, Janvier 2007, 565p.
20
l’intérieur d’un groupe de catéchèse est alors l’espace anthropologique par
excellence où la relecture des relations effectivement vécues est le creuset d’une
annonce possible de l’Evangile. Jean Le Du,117 fut un promoteur de cette
initiative catéchétique nouvelle où il utilisa les outils conceptuels de la
psychanalyse, de la pédagogie et de la dynamique de groupe pour mettre à jour
les réseaux d’échanges en jeu dans les groupes de catéchèse. Il était entendu
pour Le Du que la théologie devait rester elle-même, classique et livrer le
message qui est le sien et l’anthropologie était du ressort de compétence des
sciences humaines. Cela supposait que des valeurs humanistes structuraient les
relations des jeunes entre eux et qu’elles étaient également à la source des dites
sciences humaines. Notamment, il pensait que les jeunes vivaient entre eux le
pardon bien avant de vivre le sacrement de pénitence.118Pour lui la forme du
sacrement devait tenir compte de cette réalité dont la psychanalyse nous donnait
les éléments anthropologiques de compréhension.
Au-delà des différences, le point commun de ces deux modèles
(thématique et performatif) se situe dans les présupposés culturels disponibles.
La catéchèse repose sur une façon d’être homme ou femme, garçon ou fille,
disponible dans la société, et l’annonce de l’Evangile correspond pour ces
modèles catéchétiques à une opération de recueillement et d’interprétation de la
disponibilité anthropologique culturelle d’une époque et d’un contexte
donné.119Ce qui caractérise le courant anthropologique, c’est une répartition des
rôles entre l’anthropologie et le message de l’Evangile. En effet, à la culture
moderne séculière on attribue un humanisme fécond, qui oriente comme
naturellement l’homme de bonne volonté vers Dieu. A la philosophie, on
demande la rationalité qui permet de comprendre cet homme, aux sciences
humaines enfin, on demande d’analyser et de diagnostiquer qui est l’homme
d’aujourd’hui. Pour ce courant anthropologique, ce qui fait obstacle c’est le
malentendu occasionné par le langage décalé de l’Eglise, par son institution
autoritaire et sa pédagogie empesée par la lourdeur de la tradition. Le concept de
communication devient par ce fait prépondérant. Il s’ensuit une opposition entre
une catéchèse de la Révélation et une catéchèse des signes des temps au cœur de
117
Jean Le Du, « Catéchèse et anthropologie », dans Catéchèse, n°24, avril 1966, pp.289-312, publié aussi dans
le collectif Esprit et Langage, coll. ISPC, école de la foi, Fayard-Mame, 1968, pp.85-108.
Le Du, Cette impossible pédagogie, coll. ISPC école de la foi, Fayard-Mame, Paris, 1971, 154p.
Le Du, « Les groupes d’adolescents : éducation et libération », dans Catéchèse, n°55, avril 1974, pp.165-183.
118
Le Du, Paul Guérin, Transgression et réconciliation dans la vie des jeunes, coll. pâque nouvelle, éditions du
chalet, 1970.
119
Audinet prononça une conférence à Medellin en 1968 sur le thème du « Renouveau catéchétique dans la
situation contemporaine » extraits : « Nous avons besoin de psycho-sociologues, d’anthropologues, d’analystes
des cultures. Mais pas nécessairement tâche exclusivement scientifique : le pasteur, jour après jour, connaît son
troupeau, écoute son langage, détecte les mots-clés, les attentes, et sait trouver, au-delà de la superficie des mots
et des événements, l’image profonde de l’homme qui en est la clef. C’est cette image qui détermine notre
catéchèse. » Revue Catéchèse n°34, p.43-44, dans www.pastoralis.org, série documents n°1.
21
la vie de chacun.120 C’est sur la répartition des tâches entre anthropologie et
catéchèse et l’opposition kérygmatique-anthropologique que la crise
anthropologique actuelle porte un fer brûlant. Que représente une opération de
recueillement de valeurs disponibles, des expériences humaines,121 des
philosophies et des sciences humaines si le consensus humaniste est
suffisamment mis en cause pour ne plus opérer dans la société ?122
La catéchèse ressourcée à l’anthropologie du Nouveau Testament
Un second type de rapport à l’anthropologie apparu timidement. Car, le
courant anthropologique de la catéchèse fut majoritaire mais cependant contesté,
notamment par certains des grands novateurs de la catéchèse des années 50.123
Parmi eux André Brien, ancien directeur de l’ISPC, dont la spécialité était
pourtant l’anthropologie chrétienne, applaudit la catéchèse quand elle s’intéresse
à l’homme, mais reproche cette répartition des tâches où
le tout
anthropologique est en réalité un défaut d’anthropologie ce qui conduit à un
étouffement de la catéchèse124. La faiblesse, pour André Brien est à la fois
épistémologique et théologique. Epistémologique, car en attribuant à la
philosophie et aux sciences humaines la compétence anthropologique on
suppose la neutralité de celles-ci dans l’établissement d’un socle sur lequel
l’annonce de l’Evangile pourrait alors s’installer. Mais la philosophie et les
sciences humaines parlent-elles bien du même homme ? « La servante est
devenue la maîtresse » explique Brien.125 L’auteur soulève une faiblesse
théologique. Si une telle compétence anthropologique est attribuée aux sciences
humaines cela écarte par conséquent la valeur anthropologique de l’Evangile.
Or, pour Brien, le Nouveau Testament véhicule une anthropologie, qui n’est pas
immédiatement séculière et qui doit être au cœur de l’enseignement
catéchétique. Annoncer l’Evangile c’est aussi annoncer une vision de l’homme
liée au témoignage de Jésus-Christ qui ne se réduit pas aux définitions
120
Lorenzi, volume 1, p.161, aussi p.163 : « Nous voyons ici à l’œuvre des présupposés qui dépendent de la
tradition de pensée libérale, dont l’un des points forts est de penser la crise de la foi dans le monde moderne
comme un grand malentendu. Des hommes en recherche seraient gênés par des structures ecclésiales ainsi que
par que par une présentation des contenus chrétiens par trop fermés et autoritaires. »
121
Alberich, La catéchèse dans l’Eglise, Cerf, Paris, 1986.
122
Lindbeck avait fort justement décrit le système interprétatif à l’œuvre en théologie et en pastorale et dont il
entrevoyait dès 1984 les limites. Il reposait sur le principe que tous les êtres humains ont des expériences
communes et que les religions sont des systèmes de symbolisation, culturellement situés, qui expriment d’une
manière particulière ce que tout un chacun peut vivre. Les symboles religieux sont accidentels, puisque tous les
hommes se retrouvent sur les mêmes expériences fondamentales. Lindbeck reconnaît la force d’attraction d’une
telle épistémologie qui s’adaptait parfaitement à l’époque moderne. Cependant, il en note les limites. Ce modèle
expérientiel ne rend pas compte du pourquoi des différences qui demeurent entre les individus et les traditions.
Mais surtout ils présupposent que la culture et le langage sont seconds par rapport à toute expérience qui elle est
forcément commune puisque tout le monde naît, vit et meure. Or l’expérience est inséparable du langage qui en
rend compte et la façonne donc.
123
Quelques grands noms de la catéchèse ne se retrouvèrent pas dans ce courant anthropologique. Notons, Mgr
Elchinger de Strasbourg, Mgr Honoré (futur cardinal), Joseph Colomb et François Coudreau.
124
Brien, « De l’anthropologie en catéchèse », dans Vérité et Vie, série 97, Strasbourg, 1972/1973, p.7.
125
Brien, Ibid.
22
Nietzschéennes, Freudiennes ou marxistes de l’existence126. La catéchèse doit,
selon Brien, développer une anthropologie de la relation à Dieu caractérisée par
quatre axes : celui de la connaissance et de la reconnaissance de la Vérité à
travers les signes par lesquels Dieu s’attestent lui-même.127 Ensuite, l’intériorité,
l’amour et la dimension communautaire de la vie marquent les contours d’une
anthropologie chrétienne fondée dans la relation à Jésus-Christ.128Ces quatre
axes organisent le programme de toute catéchèse car la « condition humaine doit
être soumise à la sagesse de Jésus-Christ »129. Ici, la catéchèse est vue sous
l’angle thématique, comme catéchèse d’enseignement et le christianisme comme
sagesse. Ce qui différencie Brien des courants thématiques de l’anthropologie
c’est le ressourcement de l’anthropologie dans l’évangile avec la nécessité
d’enseigner cette anthropologie que les valeurs séculières n’atteignent pas.
Ces deux manières de comprendre l’anthropologie ont cependant un point
commun, elles se réfèrent à Gaudium et spes dont elles font une lecture très
différente. Ces réceptions différentes portent les mêmes questions que les débats
parfois vifs qui ont entouré l’élaboration de la constitution durant le
Concile.130Pierre Haubtmann, le rédacteur principal de la Constitution pastorale,
alertait ses lecteurs : « Méfions-nous des humanismes soit-disant chrétiens qui,
sous prétexte d’autonomie, d’immanence, d’épanouissement, ou par démagogie
apostolique, évacuent finalement la croix du Christ. »131
Un nouveau paradigme pour un monde complexe
La question anthropologique est apparue de façon nouvelle avec les
travaux catéchétiques de Denis Villepelet. Son intention est de fournir des
concepts heuristiques pour comprendre l’action catéchétique dans le contexte
postmoderne. D’emblée il situe son propos dans un refus de l’opposition que le
courant anthropologique a créé entre le pôle kérygmatique de la Révélation et le
pôle anthropologique de l’expérience. « La Révélation de Dieu en son Fils est à
la fois une théologie pour l’homme puisqu’elle lui offre Dieu et une
anthropologie puisqu’elle dévoile ce que l’homme est aux yeux de Dieu. La
praxis catéchétique conjoint dans le même acte le pôle kérygmatique de la
révélation de Dieu en son Fils et le pôle anthropologique du souci de l’homme
dans sa recherche de bonheur. »132Toute la réflexion de Villepelet se déploie
126
Brien, Ibid., p.3.
Ibid., p.11.
128
Ibid. p.12-14.
129
Ibid. p.15.
130
« Pierre Haubtmann au Concile Vatican II un historien et un théologien de l’inquiétude contemporaine », par
Bordeyne, dans Ephemerides Theologicae Lovaniennes, Annus LXXVII –fasciculus 4, déc 2001, p.356-383.
Aussi, M-J Gerlaud, P.Haubtmann, G.Matagrin, , Construire l’homme, coll. Sacerdoce et laïcat, Les éditions
ouvrières, 1961. Giuseppe Alberigo, Histoire du Concile Vatican II, tome V, Concile de transition, Cerf/Peeters ;
Theobald, La réception de Vatican II, accéder à la source, voir 4è et 5è parties, Paris, Cerf, 2009.
131
Cité par Bordeyne, « Pierre Haubtmann au Concile Vatican II… », op.cit. p.368.
132
Villepet, Les défis de la transmission dans un monde complexe, Nouvelles problématiques catéchétiques, coll.
Théologie à l’université, 2009, p.40.
127
23
dans une pensée systémique qui permet de sortir des oppositions binaires et de
penser les paradoxes anthropo-théologiques.
Le premier et principal paradoxe est celui du croire. Tout homme a un
besoin vital de croire en lui, mais aussi en l’autre. On ne peut vivre sans faire
confiance. Pourtant ce besoin vital de faire confiance s’oppose paradoxalement à
un autre désir naturel de l’homme de vivre libre et en autarcie. Pour Villepelet
la proposition de l’Evangile touche à ce paradoxe du croire et à la crise
contemporaine du croire qui depuis Nietzsche n’a cessé de se développer.133La
fatigue et la défiance sont les risques corollaires de l’autoréférentialité. C’est à
partir de ce délitement du croire contemporain, que la catéchèse a une réelle
proposition vitale à faire aux hommes d’aujourd’hui. Car la foi est l’emphase du
croire anthropologique. « L’acte de croire […] requiert de la part de celui qui s’y
donne une conversion radicale de la conception qu’il se fait culturellement et
spontanément de l’humanité de l’être humain. Ce dernier est phénoménalement
pris par la logique de l’intéressement et la dynamique du pour-soi, or l’acte de
croire suppose l’attitude éthique du désintéressement et la dynamique de la
fraternité. Mais ce désintéressement n’est ni une capitulation ni une désertion de
soi. Au contraire dans l’exposition éthique à l’autre, il est vraiment soi,
singulier, unique et irremplaçable. Le soi est vraiment lui-même, lorsqu’il
découvre qu’il est voué aux autres. »134Ainsi au cœur de ce paradoxe
anthropologique du croire, la catéchèse annonce cette figure en procès de JésusChrist, figure pascale de l’amour. Le mystère pascal est l’emphase du croire
anthropologique. Le Christ est donc une figure d’humanisation, au-delà des
performances, des réussites ou des échecs, au-delà de valeurs dans la conversion
à l’amour selon le Christ.
Pour Villepelet, il n’y a pas de répartition des tâches entre d’un côté la
philosophie et les sciences humaines qui définiraient l’homme et de l’autre côté
la catéchèse qui s’occuperait du croire chrétien, et ceci pour deux raisons. L’une
est épistémologique ; la postmodernité est le résultat d’une crise de la rationalité
philosophique issue de Descartes et des lumières. L’homme post-moderne a
compris que la raison peut être délirante. La catéchèse ne peut donc se reposer
tranquillement sur la rationalité des modernes alors que sa prétention universelle
échoue.135 Rien n’est à recueillir, tout est à reprendre. Une seconde raison est
théologique. La catéchèse recherche les ressources de la foi : « Car Dieu peut
offrir à tout homme la grâce d’être humain. »136Il n’y a donc pas répartition des
tâches mais dialogue entre les sciences humaines et la théologie qui contribue à
une proposition de vie, car « la catéchèse ne peut se contenter d’entretenir un
déjà-là ». L’Evangile que la catéchèse propose, est « une nouvelle bonne,
133
L’auteur cite Nietzsche dans le Gai savoir : « Il semble que quelque soleil vienne de décliner, que quelque
vieille profonde confiance se soit retournée en doute », cité par Villepelet, op.cit. p.47.
134
Les défis de la transmission, op.cit. p.88.
135
Villepelet, op.cit, p.255-277, voir aussi Lorenzi, op.cit., p.170.
136
Les défis de la transmission, op.cit., p.167.
24
originale, radicalement neuve », pour vivre dans un monde en crise.137 Certes
Villepelet n’affronte pas le posthumanisme, mais son approche anthropologique
ouvre une manière nouvelle de solliciter les ressources de l’Evangile. Il fait
passer la catéchèse d’un paradigme du recueillement humaniste des valeurs à un
paradigme de la proposition humanisante de la catéchèse parce que la foi en
Jésus-Christ permet de tenir debout dans un monde complexe et en crise, parce
qu’elle assume la complexité et la crise.138
Conclusion : tâche de la théologie catéchétique
Plus les sciences du vivant et les sciences technologiques s’intéressent à
l’homme, moins elles sont capables de dire qui il est. Certes, les pragmatistes et
la phénoménologie à la suite d’Heidegger nous avait averti que l’homme était
enfermé dans une définition métaphysique essentialiste et qu’il fallait l’en
libérer. Mais la crise anthropologique contemporaine est plus profonde, elle est
le résultat d’une fatigue d’être homme qui ouvre la volonté d’une autoconstruction technique d’un homme nouveau élargi. Nous sommes au-delà du
projet du nouvel homme nietzschéen. Les visions humanistes de la modernité
depuis la Renaissance se délitent sous nos yeux.139
GS baignait abondamment dans cette modernité. Le courant
anthropologique de la catéchèse s’est installé dans ce sillon et, bien malgré lui,
réitère une problématique de chrétienté, parce qu’il présuppose une présence
implicite de la foi et un humanisme partagé.140 Avec la crise anthropologique
actuelle, la catéchèse est amenée à repenser sa réception de Gaudium et Spes. A
la suite de GS les courants anthropologiques ont privilégié un mouvement
inductif de continuité vis-à-vis d’un humanisme universel développé par la
modernité occidentale. Les débats à l’UNESCO et à l’ONU pour la déclaration
universelle des droits de l’homme de 1948 avaient pourtant déjà montré que
l’humanisme occidental ne faisait pas consensus sur les fondements,141 les
philosophes déconstructivistes et la crise contemporaine provoquée par le
posthumanisme sortent définitivement la catéchèse d’un paradigme reposant sur
un présupposé de valeurs humaines faisant consensus. Les apories des courants
anthropologiques de la catéchèse croisent les difficultés de la réception actuelle
de GS. Les invitations à un recadrage dans la réception de GS que propose
Christoph Theobald valent également pour la théologie catéchétique et pour les
mêmes raisons.142
137
Les défis de la transmission, op.cit., p.41.
Souletie, La crise une chance pour la foi, éditions de l’Atelier,
139
Avec les quatre étapes dont parle Rémi Brague : différence, supériorité, conquête, exclusion, op.cit. Chapitre
premier.
140
Lorenzi, op.cit. p.103.
141
Yacoub, L’humanisme réinventé, préface de Mgr Follo, Cerf, 2012.
142
Theobald, La réception du Concile Vatican II, op.cit « ...les affirmations sur la vocation intégrale de
l’homme englobent « l’autre » qui,[…] résiste aujourd’hui à occuper la place qu’on lui assigne au sein de
l’humanisme occidental. Il est significatif, de ce point de vue, qu’il n’est pas question de pluralisme sur le plan
138
25
La catéchèse est devant une tâche nouvelle : celle d’être un lieu ecclésial
de proposition d’une vie habitable, d’un art de vivre, 143d’une humanité,
façonnés par la relation au Christ. C’est d’une dimension politique de la foi dont
la théologie de la catéchèse a besoin. L’humanisme qu’elle développe n’est pas
partagé par tous mais il vaut pour tous. Il s’agit d’une option que l’individu
sécularisé peut prendre (Taylor). Il y a une spécificité d’être femme ou homme
selon l’Evangile qui devient une caractéristique de toute catéchèse et de toute
évangélisation. Il nous faut réfléchir alors à l’anthropologie de la catéchèse,
plutôt que de reprendre les modèles anthropologiques de la catéchèse. C'est-àdire penser les modèles catéchétiques dans leurs fonctions humanisantes.
« L’Eglise est alors au défi de montrer ce qu’elle propose en terme de catéchèse
pour servir la vie véritablement humanisante », dit Jean-Louis Souletie en
commentant le Texte national pour l’orientation de la catéchèse en France.144
Donc, pas seulement recueillir l’humanité déjà présente, mais contribuer au
devenir humain selon l’Evangile. Pas non plus proposer un système
anthropologique unique, mais une figure humaine vitale espérée. Pas un retour à
Kant ou à Goethe mais à la figure humanisante du Christ du mystère pascal. En
effet, la pastorale et la catéchèse peuvent être tentées à nouveau de solliciter
Jésus comme une figure idéale et éthique, un Jésus des valeurs,145 si son
humanité est celle d’un homme en général et sa divinité celle d’un Dieu alors
abstrait. L’action catéchétique est appelée à vivre du récit de l’humanité de Dieu
en cet homme Jésus crucifié et relevé d’entre les morts.146
Villepelet invitait la catéchèse en post-modernité à penser son action avec
un nouveau paradigme.147 La catéchèse est en effet en demeure de solliciter
d’autres références théologiques et épistémologiques pour penser son action
humanisante. Penser politiquement la catéchèse, telle pourrait être la tâche à
entreprendre. Passer d’un paradigme expérientiel à un paradigme culturelinguistique,148 passer d’une théologie de la corrélation à une théologie de
de la doctrine, silence lié à la prétention universaliste inexprimée de la modernité occidentale et à l’absence de
réflexion sur la structure circulaire du voir, du juger et de l’agir. » p.789.
143
Card. Ratzinger, « Homélie pour le Jubilée des catéchistes », Documentation catholique janvier 2001.
144
Souletie, « la catéchèse ou la grâce d’initier dans un monde pluraliste », dans Lumen vitae, n°2/2007, pp.139.
145
La réflexion de Jean-Luc Marion est éclairante sur ce sujet : un Jésus des valeurs est un Jésus de la toute
puissance nihiliste, cf Marion, La rigueur des choses, entretiens avec Dan Arbid, Flammarion, 2012, p.262-265.
146
E. Jungel nous met en garde : l’on doit comprendre, « l’unité de Dieu avec l’homme qui passe comme
l’identification du Dieu vivant avec Jésus de Nazareth crucifié et l’événement de cette identification comme
révélation de la vie de Dieu crucifié. Ce n’est pas l’identification de l’homme avec Dieu laquelle nous mène
forcément à remplacer Dieu par l’homme (conçu comme être générique), mais c’est l’identification de Dieu avec
l’unique homme Jésus au profit de tous les hommes que signifie originairement et indéfectiblement le discours
sur la mort de Dieu. Son sens premier, toujours à reconquérir, n’est pas d’exprimer la divinité à laquelle
l’homme aspire, mais l’humanité de Dieu. Jungel, Dieu mystère du monde, fondement de la théologie du
crucifié dans le débat entre théisme et athéisme, tr. de l’allemand Horts Hombourg, cogitatio fidei, Cerf, 1983,
tome 2, p.121.
147
Villepelet, Le défi de la transmission dans un monde complexe, coll. Théologie à l’université n°9, DDB,
Paris, 2009.
148
Lindbeck, La nature des doctrines, Religion et théologie à l’âge du postlibéralisme, tr. de l’anglais (USA) par
Mireille Hébert, coll. »références théologiques », Van Dieren, Paris, 2002. cf chapitre 2.
26
l’imagination théologique149 qui permettrait d’inventer un chemin
d’humanisation à partir des ressources de la Tradition chrétienne afin que
l’Evangile puisse être entendu comme une proposition de vie humanisante sans
pour autant se refermer sur une option communautariste et contre-culturelle.
Ainsi s’ouvre, me semble-t-il, la recherche fondamentale d’une théologie de la
catéchèse ébranlée par la crise anthropologique contemporaine.
149
Le théologien de ChicagoWilliam T. Cavanaugh développe cette idée. Lors d’une conférence à l’Institut
catholique de Paris intitulée : « Imagining the body of Christ : Eucharistic ecclesiology for the real World »,
Cavanaugh disait ceci : « My book is titled it is because i see Torture and Eucharist as two opposins movements.
Torture seeks to scatter, atomizing the body politic by disappearing all social bobies that rival the state. Eucharist
seeks to gather, fostering social bodies that participate in the body of Christ. Both are ways of performing bobies
in public space and both are therefore a kind of body politics.” Theologicum, 20 mars 2012.
Téléchargement