Ethique-de-la-sollicitude »-EPE-novembre-2015

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Conférence-débat EPE – 17/11/2015
L’éthique de la sollicitude en éducation et en formation : le soin et le souci
d’autrui
« L’humanité devient humaine lorsqu’elle invente la faiblesse. » : Michel Serres, Le Tiersinstruit.
Deux anecdotes :
1) Dans Tintin au Tibet de Hergé (1960 ; 2011), on voit, par un retournement inattendu de nos
habitudes de penser, le yéti – le fameux « Abominable-Hommes-des-Neiges » – sauver la vie
de Tchang en prenant soin de lui (pp. 58 et 59). Le jeune Chinois, lié à Tintin par une
profonde amitié, lui dit notamment (p. 60) : « Il a pris soin de moi. Sans lui je serais mort de
froid et de faim. »
2) Dans l’ouvrage réunissant les Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977) de
Roland Barthes sous le titre Comment vivre ensemble (Seuil, 2002), nous trouvons ce
témoignage rapporté par l’auteur : « De ma fenêtre (1er décembre 1976), je vois une mère
tenant son gosse par la main et poussant la poussette vide devant elle. Elle allait
imperturbablement à son pas, le gosse était tiré, cahoté, contraint à courir tout le temps […].
Elle va à son rythme, sans savoir que le rythme du gosse est autre. Et pourtant c’est sa
mère ! »
Nous pensons reconnaître dans la première anecdote l’expression de ce qu’on appelle
« sollicitude », et, dans la seconde, une absence totale de sollicitude. En effet, la sollicitude
est définie par le dictionnaire usuel comme « attention soutenue, à la fois soucieuse et
affectueuse » (Le Petit Robert), mais on pourrait préciser davantage en rappelant, avec Alain
Renaut, qu’elle désigne encore le « sentiment de responsabilité que nous éprouvons à l’égard
d’autrui, notamment dans les situations où il est particulièrement vulnérable » (2002, p. 367).
Impliquant le soin soucieux et affectueux (cf. Littré), on peut considérer que la sollicitude fait
partie des plus hautes qualités morales. Elle se situe au niveau des relations interpersonnelles,
et que, de ce fait, elle s’inscrit dans la problématique philosophique de l’intersubjectivité. En
ce sens, elle apparaît comme étant tout à fait précieuse, notamment dans le monde de
l’éducation. Or, sauf à de rares exceptions près1, la thématique de la sollicitude en éducation
reste encore assez confidentielle – les thèmes de l’autorité, du respect, de la responsabilité,
voire de l’empathie et de la confiance, ont davantage de succès aussi bien dans les textes
officiels que dans le cadre de la formation professionnelle des enseignants. Pourtant,
l’éducateur exerce l’immense responsabilité de devoir émanciper et de libérer l’individu, tout
en favorisant son développement et son épanouissement, et c’est à ce titre qu’il est à même de
mobiliser son attention soucieuse et affectueuse.
Toutefois, la préciosité de cette vertu éthique ne la rend pas moins problématique, et cela au
moins à trois niveaux :
1) Tout d’abord, la question est relative aux limites mêmes de la sollicitude : une sollicitude
trop affirmée ne risque-t-elle pas de détourner de la fin poursuivie par l’éducation, en
l’occurrence l’émancipation et l’épanouissement de l’individu ? À la fois présence et distance
1
Se reporter notamment à Philippe Meirieu, La pédagogie entre le dire et le faire, ESF, 1995.
Alain Trouvé – Université de Rouen
EPE – 17/11/2015
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(par le respect d’autrui qu’elle implique), n’est-elle pas tributaire de ses propres
contradictions ?
2) Ensuite, il s’agit de savoir si elle peut faire l’objet d’une formation professionnelle dans la
mesure où elle suppose souci et affection : peut-elle figurer simplement comme
« compétence » au même titre que les autres dans le fameux Livret professionnel de
l’enseignant et de l’éducateur dans le sens où la compétence professionnelle s’acquiert à
l’issue d’une formation (initiale et continue) ?
3) Enfin, plus profondément, qu’en est-il de l’« éthique de la sollicitude » si nous supposons
que nos obligations morales ne peuvent être déterminées uniquement par les sentiments, aussi
généreux soient-ils, mais qu’elles doivent être également motivées par une exigence de
rationalité ?
Avant d’aborder ces questions une analyse de la notion de sollicitude paraît nécessaire,
cependant nous voudrions tout d’abord fournir quelques indications quant aux origines de
l’éthique de la sollicitude.
La double origine de la philosophie de la sollicitude
L’éthique de Paul Ricoeur :
Selon Ricoeur, l’éthique se définit comme « visée de la vie bonne avec et pour les autres dans
des institutions justes » (1990, p. 202). La thématique de la sollicitude s’inscrit dans cette
définition. Comme souci d’autrui et se traduisant par des actes de bienveillance et d’attention
à son égard, elle est en continuité avec celle de l’estime de soi 2. Mais dire soi n'est pas dire
moi. Soi implique l'autre que soi, afin que l'on puisse dire de quelqu'un qu'il s’estime soimême comme un autre. C’est pourquoi, affirme encore P. Ricoeur, « la sollicitude ne s’ajoute
pas à l’estime de soi, mais elle en déploie la dimension dialogale » (p. 212). Autrement dit, la
sollicitude prolonge la réflexivité propre à l’estime de soi, de telle sorte que « l’estime de soi
et la sollicitude ne puissent se vivre et se penser l’une sans l’autre » (ibid.).
Ainsi, l’éthique de la sollicitude, comme respect d’autrui, se situe-t-elle à l’articulation de
l’estime de soi garantissant l’autonomie du sujet et du tiers institutionnel lié au contrat social.
La sollicitude s’inscrit ainsi dans la logique triadique de l’éthique où le premier moment
concerne le « soi », le second « autrui », et le troisième le « tiers ».
Les éthiques du care :
Les études sur le care ont commencé aux États-Unis avec la parution en 1982 du livre de
Carol Gilligan, Une voix différente. Le care est à la fois une attitude (l’attention aux autres) et
un travail (prendre soin des autres). La réflexion sur le care porte l’attention sur la
vulnérabilité et la dépendance ainsi que sur les gestes invisibles mais fondamentaux (qui sont
le fait, la plupart du temps, des professions dites « féminines ») qui soutiennent les individus
dans les aides qui leur sont apportées. À l’ « éthique de la justice » se fondant sur des
catégories abstraites, comme celles d’équité, de droit, de devoir, C. Gilligan substitue
l’ « éthique de la sollicitude » (ethics of care) qui, d’après elle, offre l’avantage de tenir
compte des situations particulières dans la relation d’aide et de soin.
Ainsi, les travaux sur le care se situent au croisement de la psychologie morale et de la
philosophie morale et politique, des études sur le genre et des analyses du travail. En France,
ces travaux ont déjà apporté des éclairages nouveaux sur les pratiques du travail social et sur
2
P. Ricoeur conçoit l’estime de soi comme « moment réflexif originaire de la visée de la vie bonne » (1990, p.
220).
Alain Trouvé – Université de Rouen
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les pratiques soignantes. La recherche en éducation, quant à elle, commence à s’interroger sur
les rapports entre le care et l’éducation. Mais la question est de savoir si l’éthique de la
sollicitude peut apporter un regard différent sur les pratiques enseignantes. En effet, le métier
d’enseignant est-il un métier de care ? Quels liens, mais aussi quelles différences, y a-t-il
entre les pratiques enseignantes et les pratiques de care ?
Analyse de la notion de sollicitude : soin et souci
La notion de sollicitude est ambiguë. En effet, elle cumule la double signification de soin et
de souci, deux concepts très proches l’un de l’autre, qui se développent en parallèle mais sans
jamais se superposer. Le soin s’applique aux choses comme aux personnes. Il correspond à
l’epimeleia des Grecs ou à la cura des latins, que la langue française rend par cure
(Besorgung en allemand, care en anglais). L’expression « prendre soin » renvoie d’abord à
l’activité d’un sujet, en particulier celle où celui-ci est engagé dans une tâche, soit pour
maintenir les choses en bon état soit pour s’occuper du bien-être des animaux et des
personnes3. Notons que cet engagement du sujet le rend responsable de ce dont il prend soin,
cela à des degrés divers et de différentes manières.
Ceci étant posé, au-delà de cette signification générale, nous pouvons distinguer deux
concepts du soin : d’une part, le soin de quelque chose et, de l’autre, le soin de quelqu’un.
Prendre soin de quelque chose, c’est appliquer un ensemble de procédures et de mesures
destinées au maintien et à l’entretien de cette chose, veiller à son fonctionnement ou à sa
pérennité. Le soin apporté à l’égard d’une chose déterminée traduit toute l’attention et toute
l’application dont on est capable dans notre rapport (utilitaire) au monde environnant, par
exemple, à l’occasion d’un travail que l’on dira « soigné ».
Prendre soin de quelqu’un en revanche, c’est intégrer le soin dans une dimension non
seulement intentionnelle mais encore relationnelle, dans la mesure où deux volontés s’y
rencontrent, celle du « soignant » et celle du « soigné ». Dans le soin porté à l’égard de
quelqu’un, se traduit cette fois-ci toute l’attention bienveillante qu’on est susceptible de lui
manifester. Ainsi, alors que le premier concept du soin relève essentiellement du pouvoir (le
pouvoir de faire) donc de la technicité, le second, quant à lui, relève plutôt du vouloir (la
volonté de faire le bien – et pas seulement de bien faire), donc de l’éthicité.
Par conséquent, bien qu’il y ait unité de signification dans la notion de soin, il y a également
une différence à marquer, grosso modo celle qui sépare le monde des choses de celui des
personnes4. Cette distinction est bien sûr capitale car c’est à ce second niveau que nous
trouvons la sollicitude dans sa pleine signification : l’attention manifestée à l’égard d’autrui,
laquelle se traduit concrètement par le soin qu’on lui prodigue.
Mais la sollicitude suppose également le souci. À la différence du soin, le souci désigne plutôt
l’état (mental) d’un sujet qui a ou se fait « du souci » pour quelque chose ou pour quelqu’un,
souci manifestant une inquiétude, une préoccupation, un tracas particulier. C’est donc en ce
sens que « sémantiquement, la sollicitude est indissociable de la notion de charge » (Tronto,
3
Notons au passage que le mot latin educare, à la source du mot éducation, signifie à l’origine nourrir, soigner,
prendre soin.
4
Kant formule nettement la distinction entre choses et personnes en expliquant que les premières sont des
moyens en vue de fins qui leurs sont extérieures, alors que les secondes sont des fins en soi, c’est-à-dire n’ont
d’autre justification qu’elles-mêmes. C’est pourquoi les premières n’ont de valeur que celle qu’on leur attribue
et, à ce titre, elles ont un prix (relatif), alors que les secondes ont une valeur absolue et, qu’à ce titre, elles ont
une dignité et obligent au respect.
Alain Trouvé – Université de Rouen
EPE – 17/11/2015
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2009, p. 143). Cette préoccupation fondamentale est donc à distinguer de la simple
occupation afférentes aux gestes techniques du soin et, comme pré-occupation, elle en donne
tout le sens.
Le terme de souci correspond à ce que les Grecs entendaient par merimna et les Latins par
sollicituda (Sorge en allemand, solicitude ou worry en anglais). Nous pouvons constater que,
dans la lignée du latin, la terminologie française a retenu dans la notion de sollicitude la
dimension du souci plus que celle de soin. Sans doute avec raison, car, comme l’avait
souligné Heidegger, le souci définit et désigne fondamentalement le Dasein (l’« être-aumonde »). En effet, le souci dont parle le philosophe allemand ne se ramène pas
essentiellement aux « soucis » propres à la quotidienneté, mais il possède une portée
ontologique qui définit l’homme comme « existant », car, avant de pouvoir s’occuper et se
préoccuper de quoi que ce soit, l’ « existant » (Dasein) est d’abord souci5. De ce point de vue,
c’est donc le souci qui constitue le soi, c’est pourquoi la notion de souci de soi est à
proprement parler une tautologie. En effet, le propre du Dasein est de ne jamais coïncider
avec lui-même, mais d’être toujours en avant, ouvert sur autre chose, sur le futur, en pro-jet,
c’est-à-dire d’être en « souci »6.
Mais, pour autant que le Dasein est aussi l’ « être en compagnie de la coexistence des
autres », le souci, observe encore Heidegger, est toujours en même temps « souci mutuel »
(Fürsorge). En tant qu’être « jeté » dans l’existence, l’homme est donc plongé d’emblée dans
un monde de préoccupations vis-à-vis de lui-même comme à l’égard des autres. Comme le
note A. Van Sevenant explicitant l’analyse de Heidegger, « tous les comportements de
l’homme sont marqués par le souci et orientés par un "dévouement" envers quelque chose. »
(2001, p. 44). C’est donc cette dimension du souci comme « souci de soi » et « souci des
autres » qui va conférer à la sollicitude toute sa signification et toute son importance dans le
registre de la relation.
La sollicitude est donc à la fois soin et souci. On « s’occupe de » en même temps que l’on est
« préoccupé par ». Dans la sollicitude, l’ordre objectif du soin (son effectuation même) se
conjugue donc avec l’ordre subjectif du souci (l’attention portée envers autrui). Plus
exactement, le soin que l’on prend des personnes n’est rendu possible que si l’on est d’abord
en état de souci (« soucieux »), c’est-à-dire investi d’une inquiétude et d’une préoccupation
fondamentales. Le souci apparaît donc comme étant la condition de l’action qu’est le soin.
Mais le souci (comme tension) éprouvé envers autrui (le souci des autres) peut être lui-même
motivé et entretenu par l’engagement dans l’activité de soin (comme attention), lequel en est
la motivation subjective. L’attention (attentio, attendere, dérivés de tendere : « tendre »)
mobilisée par le soin est en effet à la mesure de la tension (tensio) supportée par le sujet luimême (qu’il soit soignant ou soigné), qui reste tendu dans son « souci ». Sans qu’ils
coïncident véritablement, souci et soin obéissent donc à une relation circulaire : celui qui
« s’occupe de » est déjà « préoccupé par » (ce qu’avaient bien perçu les Latins qui
entendaient par cura à la fois le soin et le souci). Cependant, un certain effort est requis pour
que la sollicitude se manifeste : « faire attention » suppose la présence d’une certaine tension
inhérente à l’acte de sollicitude, comme le montrent les expressions de « tendre l’oreille »,
« tendre son esprit vers », « s’efforcer de », « prêter attention à », « se pencher sur ».
5
« Le souci […] a a priori sa place existentiale "antérieurement" à toute "conduite" factive et à tout "état" dont
fait preuve le Dasein » (Être et temps, [1927], § 41, 1986, p. 243). Le souci possède donc un statut ontologique,
et pas simplement factuel qui serait d’ordre moral et psychologique.
6
C’est pourquoi il est vain d’espérer qu’un jour nous ne connaîtrions plus aucun souci, comme le suggère
pourtant le nom du château de Frédéric II de Prusse à Postdam, le Sanssouci.
Alain Trouvé – Université de Rouen
EPE – 17/11/2015
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En somme, la sollicitude cumule deux espèces de mouvements de la cura (curare :
« soigner », « se soucier de ») : la tension inquiète et l’attention bienveillante correspondant à
ce qui a été repéré respectivement comme souci et comme soin. Il ne suffit donc pas de définir
la sollicitude comme « sentiment de responsabilité que nous éprouvons à l’égard d’autrui »
(Renaut, 2002, p. 367), car nous n’y retrouvons pas cette ambiguïté où la sollicitude désigne à
la fois l’action (comme soin) et la condition de l’action (comme souci) (Van Sevenant, op.
cit., p. 16). Même si la sollicitude se donne en en seul acte, il y a en effet deux niveaux de
sollicitude à distinguer : une sollicitude inquiète ou soucieuse et une sollicitude attentive ou
bienveillante, même si, dans la pratique, vouloir déterminer avec exactitude à quel niveau se
situe l’acte de sollicitude demeure une gageure (ibid.), car nous devinons que, dans l’action,
les deux niveaux se confondent.
Limites de la sollicitude
On aura donc saisi toute l’importance et le bien fondé d’une éthique qui prend en
considération la sollicitude vis-à-vis d’autrui (dans la sympathie et la bienveillance, dans toute
l’attention envers autrui dont on est capable), en particulier des plus vulnérables et des plus
dépendants (enfants, vieillards, handicapés, etc.).
C’est ainsi que, en ce qui concerne l’éducation, la philosophe anglaise Onora O’Neill attire
l’attention sur le fait que, aujourd’hui, les problèmes relatifs à l’enfance étant de plus en plus
exprimé en termes juridiques, leur traitement fait passer au second plan la vulnérabilité de
l’enfant, laissant ainsi échapper un ensemble d’obligations spécifiques de nature éthique.
Selon O’Neill, notre rapport à l’enfance ne devrait donc pas être uniquement juridique mais
également éthique, pour autant que l’enfant est cet être (provisoirement) vulnérable dont nous
sommes d’emblée responsables. Elle évoque à cet égard une « éthique de la sollicitude »,
laquelle devrait passer par l’élaboration d’une théorie des obligations et des devoirs (et pas
seulement des droits) à l’égard des enfants. La question mérite en effet d’être posée dans la
mesure où « dans la pratique du soutien moral, ou de la sollicitude, j’entre avec l’autre dans
une relation qui m’engage bien au-delà du simple respect de ses droits individuels » (Renaut,
2002, pp. 382-383). L’enfant est donc particulièrement concerné par notre sollicitude, non en
tant qu’être abstrait à protéger par un ensemble de droits spécifiques, mais encore en tant que,
très concrètement, il est l’objet d’un certain nombre d’obligations que nous avons en tant
qu’éducateurs à son égard (comme la disponibilité, l’empathie, la gentillesse, le soutien moral
et même la joie, soutient O’Neill). Cette éthique de la sollicitude devrait donc conditionner
l’ensemble de la relation éducative dans l’optique du caring.
Mais la question se pose de savoir comment faire d’une vertu morale se définissant comme
sentiment affectueux une obligation ? En effet, l’affection ne se commande pas : elle n’est pas
affaire de volonté pas plus que de raison. Elle se découvre en nous plutôt qu’elle se construit
par un savant calcul. Du moins, ne se donne-t-elle pas nécessairement immédiatement.
Tributaire du conflit entre raison et sensibilité, la question se pose donc de la possibilité d’un
apprentissage de la sollicitude.
Or – seconde limite – il s’avère que la sollicitude elle-même peut faire obstacle aux fins
qu’elle se propose, c’est-à-dire qu’elle tombe en contradiction avec elle-même. C’est le cas
notamment lorsqu’elle vire au sentimentalisme qui brouille le sens moral et fait obstacle à la
lucidité du raisonnement. En effet, le sentimentalisme est une exagération du sentiment. En ce
sens il en est l’exact opposé dans la mesure où il en est simplement l’expression sans en être
véritablement l’épreuve, comme le remarque P. Forest dans L’enfant éternel (p. 314) : « Le
sentimentalisme, c’est l’impunité des larmes, le confort du pathos, la compassion distante.
Alain Trouvé – Université de Rouen
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[…] Vous versez des larmes mais vous ne souffrez pas. » On peut donc comprendre pourquoi
il nous arrive de refuser chez autrui cette apparence de sollicitude qui peut être interprétée
comme une marque de mépris à l’égard de la personne qui est l’objet de compassion.
À cette dérive, nous pouvons souligner encore une contradiction de la sollicitude qui,
lorsqu’elle est trop insistante verse en son contraire et qui, pour le coup, peut être agaçante,
voire insupportable, pour celui qui en est l’objet et subit la pression de la volonté (d’aide)
d’autrui. Ceci est d’autant plus vrai qu’une sollicitude ostentatoire peut masquer une
indifférence absolue, comme on peut le voir dans ce passage extrait de Le conformiste d’A.
Moravia (p. 210) : « Curieusement, cependant, à travers cette sollicitude si extériorisée,
Marcel avait pressenti […] l’indifférence absolue de Quadri qui ne s’intéressait nullement à
lui, ne le voyait peut-être même pas. »
La véritable sollicitude entendue comme « attention soutenue et affectueuse », à l’inverse de
son simulacre, le sentimentalisme, et de l’insistance ostentatoire, suppose donc le fait
paradoxal d’une présence distante, c’est-à-dire celui d’une attention réelle et bienveillante
mais qui est suffisamment distante pour ne pas verser dans l’excès et, pour le coup, mettre
celui qui en est l’objet dans l’embarras : c’est ce qu’on appelle le tact, c’est-à-dire
l’ « appréciation intuitive et délicate de ce qu’il convient de dire, de faire ou d’éviter dans les
relations humaines » (Le Petit Robert), et qui caractérise au fond la véritable présence. En ce
sens, A. van Sevenant a tout à fait raison de souligner le fait que la sollicitude est discrète.
Efficace mais discrète, la sollicitude consiste aussi à faire oublier que l’on est indispensable :
tel est son véritable défi.
Or, hormis ces risques de dérive, c’est bien dans cet « au-delà » du droit et du simple scrupule
déontologique que réside le problème de la sollicitude, à la fois indispensable et discrète. En
effet, comme le montre encore A. Van Sevenant, si la sollicitude est à l’oeuvre dans la plupart
de nos actions et de nos relations de nature éthique, elle les accompagne mais sans se
manifester directement. Étant de fait à la fois action et condition de l’action (op. cit., pp. 11 et
16), elle devient inséparable d’une certaine discrétion (relative à la dimension d’intériorité
propre au souci). « À l’arrière-plan de ce que l’on tient pour important » (ibid., p. 8), la
sollicitude est donc loin d’être évidente (donc visible et observable) dans le sens où elle serait
un phénomène se manifestant directement. Bien plus, c’est parce que la sollicitude est une
« faculté sous-jacente » qu’elle nous permet justement de nous investir dans l’action (ibid.,
pp. 9 et 28).
Ainsi, la sollicitude est-elle prise dans le double jeu de la discrétion (discrète, elle est
intériorisée comme souci) et de l’ostentation (elle se manifeste dans le soin). Si donc nous
reconnaissons dans la sollicitude la double dimension du soin et du souci, si nous ajoutons à
cela qu’il n’est pas aisé de déterminer la part de la sollicitude « inquiète » de celle de la
sollicitude « bienveillante », sans omettre son caractère ambivalent et discret, nous concevons
aisément combien la formation à l’éthique de la sollicitude peut-être difficile et
problématique.
Sollicitude et professionnalité
Cette question pose en arrière-fond celle de la professionnalité en matière d’éthique : dans
quelle mesure la sollicitude est-elle une affaire de professionnalité ? Pour autant que le soin
ne s’improvise pas, ce dernier doit être l’objet d’un apprentissage7. Dès lors qu’il devient un
7
Derrière cette question, nous retrouvons l’antique problème socratique relatif à la question de savoir si la vertu
s’enseigne et qui est au fondement de la réflexion morale (cf. Platon, Ménon). Or, comme le remarque D.
Alain Trouvé – Université de Rouen
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geste professionnel à part entière, il faut apprendre à « prendre soin de », et le « souci » des
formateurs consiste à montrer comment (et pourquoi) on « prend soin », en l’occurrence
comment (et pourquoi) on éduque. Or, si nous faisons de la sollicitude une compétence
professionnelle figurant parmi d’autres, nous risquons de sombrer dans le travers de
l’instrumentalisation. A. Van Sevenant montre bien qu’à cet égard, dès lors qu’elle est
« donnée comme un instrument à utiliser » (op. cit., p. 8), la sollicitude risque d’être vidée de
son contenu éthique lequel implique pourtant la sensibilité de l’agent. En effet, à partir du
moment où nous posons une sollicitude « enseignante », une sollicitude « soignante », etc.,
c’est-à-dire à partir du moment où nous en faisons une discipline appliquée (aux professions),
l’éthique de la sollicitude risque de se confondre purement et simplement avec la déontologie,
ou bien ne figurer que comme un chapitre particulier parmi la liste des compétences
professionnelles exigibles. Il importe donc de se mettre en garde contre la tentation de réduire
la sollicitude à un ensemble de comportements observables, mesurables, évaluables. La
sollicitude ne peut être ramenée au prévisible et aux protocoles standardisés sans être
dénaturée, c’est-à-dire sans perdre sa dimension sensible, laquelle, loin de tout conformisme,
nous conduit à penser autrement et à agir autrement. Ainsi, nous pouvons estimer que, si les
fameux « livrets de compétences », dont l’usage se généralise aujourd’hui à un grand nombre
de professions, présentent le mérite de normaliser les modèles, ils possèdent l’énorme
inconvénient d’inhiber tout potentiel critique et toute initiative potentiellement novatrice,
mais hors norme8.
L’apport de l’éthique du care
Comme l’affirme Sandra Laugier (2005, p. 323), dans l’éthique du care, c’est l’éducation de
la sensibilité qui importe autant que celle de la raison (D14). Car la sollicitude (comme
dimension du care) est affaire de sensibilité et pas seulement de connaissance et de
raisonnement. « Le sujet du care est un sujet sensible » souligne encore S. Laugier, entendant
par là non seulement le sujet « en tant qu’il est affecté », mais encore « en tant qu’il est
attentif, attentionné » (ibid., p. 318). Dans la relation éthique, c’est donc l’attention et la
perception qui comptent plus que l’argumentation, dans la mesure où la sollicitude « implique
nécessairement un engagement dans le concret, le local, le particulier » (Tronto, op. cit., p.
190). Ici, le geste compte plus que la parole dans la mesure où elle se ramènerait au seul
discours argumentatif. Mais la question se pose de savoir quel contenu conférer à ce qui
pourrait être une éducation de l’attention ainsi entendue. Or, S. Laugier nous fournit une piste
en répondant que l’éducation produisant des significations, l’apprentissage du langage n’est
pas seulement l’apprentissage des noms des choses, mais est aussi celui de la perception des
possibilités offertes par les choses elles-mêmes, en l’occurrence la sensibilité à l’égard
d’autrui. D’où l’affirmation selon laquelle « l’apprentissage de la morale est indissociable de
l’apprentissage du langage et de la forme de vie » (ibid., p. 324). Dans ce contexte, ce n’est
donc plus en termes de savoir qu’il faut raisonner, mais plutôt en termes de sensibilité. Dans
le cadre de la formation des enseignants, on pourrait alors envisager une sensibilisation à
l’attention (et pas seulement une mobilisation de l’attention) et à la perception, l’éducation
étant aussi « éducation de soi et des autres par l’apprentissage de l’attention aux expressions
Moreau, « le « savoir éthique », étant « difficile à discerner », il est « impossible à enseigner » (« Compétences
éthiques et savoir moral dans l’acte d’éducation. Les limites théoriques d’une formation à la réflexivité en
éthique », dans Jutras, F., Gohier, C. (dir.), Repères pour l’éthique professionnelle des enseignants. Québec :
PUQ, 2009, p. 172).
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Au-delà, nous pouvons également nous demander si l’intelligence et le cœur humains sont réductibles à une
somme de compétences.
Alain Trouvé – Université de Rouen
EPE – 17/11/2015
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d’autrui » (Laugier, p. 326). Apprendre à « lire » (cf. ibid.) les expressions humaines pourrait
donc figurer de plein droit comme impératif de l’éducation et de la formation.
Or, tributaire d’un héritage rationaliste et spiritualiste, l’institution scolaire privilégie
traditionnellement la formation de la raison (par la connaissance et la conceptualisation) tout
en occultant ou en minimisant la part de la sensibilité (affective et morale) dans la relation
pédagogique9. Cette interprétation éthique s’avère donc très précieuse car elle nous
permettrait d’apporter une réponse féconde au problème de la possibilité d’une formation à
l’éthique de la sollicitude en éducation.
Conclusion : la vulnérabilité humaine
La sollicitude engage donc le sujet selon deux manières, la première dans sa dimension
objective par l’opération du soin, la seconde, dans sa dimension subjective par la présence du
souci affectant le sujet. On ne peut donc la réduire à une disposition morale se limitant à la
seule compassion ou à la stricte bienveillance. Elle est aussi engagement dans l’action,
« attitude » et « travail », condition de l’action et action.
Au fond, l’attention prêtée à l’éthique de la sollicitude dans le domaine de l’éducation offre
donc l’occasion aux enseignants et aux éducateurs de se centrer sur un aspect de la dimension
humaine souvent minorée dans l’exercice du métier, celle de notre vulnérabilité fondamentale
dont les enfants sont particulièrement emblématiques. C’est en effet sur la base d’une
conception de l’homme comme être faillible et vulnérable que se construit l’éthique de la
sollicitude. Cette dernière considère en effet que la vulnérabilité, loin d’être un « accident de
parcours » dans l’existence individuelle (le fait de l’âge, de la maladie, du handicap, etc.), est
au contraire une donnée fondamentale de l’humanité. Ainsi, la vulnérabilité et la dépendance
à autrui seraient au centre de la définition de l’être humain.
C’est pourquoi, l’éthique de la sollicitude ne doit pas être cantonnée aux seules situations de
vulnérabilité ou, pire, être réduite à un espèce de militantisme de la sensiblerie. S’enracinant
effectivement dans la prise en considération de contextes de vulnérabilité des particuliers
(ceux qui affectent les êtres dépendants, notamment les enfants), elle n’en possède pas moins
une signification universelle en ce qu’elle y trouve la manifestation de la condition humaine10.
Quoi qu’il en soit, l’éthique de la sollicitude opère un déplacement du centre de gravité depuis
la considération des grands principes formels (justice, vertu, devoir, etc.) vers ce qui importe
(l’ « important ») dans la relation en situation constituant la « trame de la vie concrète »
(Paperman, 2005, p. 291). Ainsi, l’éthique de la sollicitude nous rappelle-t-elle au sentiment
partagé de notre responsabilité à l’égard de l’autre, lié à la conscience d’une même fragilité
originaire11. Mais, au-delà de tous les « manquements éthiques » relatifs à la sollicitude
(bienveillance, bienfaisance, aide et soutien) , « que faire de la vulnérabilité ? », demande
encore D. Moreau (2004, p. 49). La réponse à cette question serait peut-être à chercher dans la
considération de la sollicitude au sein la dimension institutionnelle de son exercice.
9
Signalons toutefois que les orientations récentes en matière de formation des enseignants ont insisté sur la
dimension éthique du métier par la première compétence requise : « Agir en fonctionnaire de l’État et de façon
éthique et responsable ». Notons au passage que cette compétence, récemment requise de la part des enseignants,
participe de la « conversion éthique », à laquelle, semble-t-il, l’éthique de la sollicitude n’échappe pas.
10
Mais la question se pose de savoir si l’on peut définir l’homme uniquement par la vulnérabilité. L’enfant, dans
sa minorité, serait ainsi l’expression de cette vulnérabilité fondamentale. Mais la question se pose à nouveau de
savoir si l’enfant n’est qu’un être vulnérable. En effet, ne serait-ce pas se tromper sur l’enfance si l’on faisait de
l’enfant un être essentiellement vulnérable ?
11
C. Pelluchon développe encore une réflexion stimulante sur l’éthique de la vulnérabilité (2009, Deuxième
partie) à laquelle nous renvoyons le lecteur pour approfondissement de la question.
Alain Trouvé – Université de Rouen
EPE – 17/11/2015
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Complément à propos de l’éthique du care
L’éthique du care provoque donc une modification du statut de l’éthique, en entraînant une
transformation de la nature même du questionnement moral. De discipline théorique ayant
pour vocation la réflexion sur les problèmes moraux, elle opére un glissement vers la prise en
considération de situations particulières, dans des contextes particuliers. L’éthique du care
renonce ainsi à construire une théorie générale de la vie éthique, pour se donner les moyens
de répondre au cas par cas. Car, selon ses promoteurs, il n’existe pas de concepts généraux
qu’il suffirait à appliquer aux cas particuliers, les concepts moraux disponibles s’avérant trop
larges pour répondre à un ensemble de situations spécifiques. En effet, que peut signifier
« faire son devoir » ou bien « être avec l’autre » lorsque l’on est confronté à des choix
difficiles, par exemple, dans des cas précis de juridiction ou de médecine ? La philosophie du
care, s’élevant donc contre une approche généraliste, conceptuelle et abstraite de la réalité
éthique, repense l’éthique à partir du sensible, c’est-à-dire du jeu des affects et des émotions
qu’il s’agit de réhabiliter. « Le sujet du care est un sujet sensible » souligne Sandra Laugier,
entendant par là non seulement le sujet « en tant qu’il est affecté », mais encore « en tant qu’il
est attentif, attentionné ». Il paraît en effet évident que la sollicitude, étant le fait de la relation
intersubjective, joue dans les deux sens, celui où le sujet considéré à la fois comme agent
(auteur de l’attention) et comme patient (objet de l’attention).
Cependant, on pourrait faire grief à l’éthique du care de verser dans le sentimentalisme. Mais
ce serait là commettre un contresens en la réduisant, en tant que sollicitude, à une espèce de
compassion pleurnicharde dans l’administration de la bienfaisance. La même méprise
consisterait à la réduire, en tant que soin, dans les registres du soin médical et de l’aide
sanitaire et sociale. Ou bien encore la cantonner dans le registre affectif des relations
familiales. Ces reproches ne seraient d’ailleurs pas tout à fait infondés dans la mesure où le
care revendique son ancrage (théorique et pratique) au sein de ces mêmes registres. Mais
l’éthique du care prétend avant tout être une éthique, c’est-à-dire une discipline réflexive, et
non « une sorte de bienveillance diffuse et générale » pas plus qu’ « une sorte de sympathie
naturelle ». En fait, elle prétend dépasser les oppositions classiques entre raison et sensibilité,
justice et charité, en proposant une éducation à la « sensibilité conceptuelle » (2009, p. 17). Il
s’agirait en fait de ne plus dissocier l’univers de la rationalité et celui de la sensibilité, mais au
contraire de conjuguer les deux, en tant que, d’une part, la réflexion morale théorique ne doit
plus être insensible « à la vie morale ordinaire » et aux cas particuliers, et que, de l’autre,
puisse être définie « une connaissance par le care ». En effet, la pratique et le travail du care
(caring), conduisent à la connaissance (que S. Laugier nomme « perception »), celle de
l’expérience humaine dans ses aspects les plus concrets, de telle sorte que « la morale dans
son ensemble doit devenir sensible » (ibid., p. 338). En ce sens, il y aurait donc bien une
rationalité du care où ce n’est pas tant le sentiment qui l’emporte, mais la « perception »
éthique de telle ou telle situation (mobilisant l’attention, le soin, l’encouragement, le
réconfort, etc.). De ce point de vue, un déplacement du centre de gravité de l’éthique
s’effectue de la considération des grands principes (justice, vertu, devoir, etc.) vers celle de ce
qui importe (l’ « important ») dans la relation. Ainsi compris, le care revêt une dimension
réellement philosophique, où la relation à l’autre est primordiale. En effet, selon cette
perspective, les sujets (soi et les autres) n’étant pas pris comme des entités séparées, la
relation devient une figure centrale de la vie éthique, la « trame de la vie concrète ».
Bibliographie
Alain Trouvé – Université de Rouen
EPE – 17/11/2015
10
Sur l’éthique de la sollicitude :
Moreau, D. (2004). « L’épreuve de la vulnérabilité : une source de l’éthique professionnelle
des enseignants », Penser l’éducation n° 14, pp. 37-52.
Renaut, A. (2002). La libération des enfants. Bayard.
Ricoeur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Seuil.
Van Sevenant, A. (2001). Philosophie de la sollicitude. Vrin.
Sur le care :
Brugère, F. (2011). L’éthique du « care ». PUF.
Gilligan, C. (2008). Une voix différente. Pour une éthique du care (1982). Flammarion.
Molinier, P., Laugier, S., Paperman, P. (2009). Qu’est-ce que le care ? Souci des autres,
sensibilité, responsabilité. Payot.
PAPERMAN, P. (2005). « Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel », dans Paperman,
P. & Laugier, S. (dir.), Le souci des autres. Éthique et politique du care. Paris : Éditions de
l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, pp. 281-297.
Pelluchon, C. (2011). Éléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les
animaux, la nature. Cerf.
Tronto, J. (2009). Un monde vulnérable. Pour une politique du care (1993). La Découverte.
Alain Trouvé – Université de Rouen
EPE – 17/11/2015
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