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Le messianisme en Afrique
Entretien avec Georges Balandier
J. C.: Votre œuvre a profondément renouvelé non seulement
notre connaissance de l'Afrique noire, mais l'approche ethnologique. Vous
avez au départ une fonction de philosophe et d'ethnologue. Après de
longs séjours en Afrique, Sénégal, Gabon, Congo, Guinée, vous soutenez
votre thèse de doctorat en 1954. Vous publiez Sociologie actuelle de
l'Afrique noire, livre inaugural dans lequel vous accordez une place
essentielle au messianisme 1. Votre thèse est complétée par la Sociologie
des Brazavilles noires. Vous aborderez à nouveau le problème dans
Afrique ambiguë.
Vous avez été Directeur d'études à l'Ecole Pratique des Hautes
Etudes (VIe section) en 1954 et Professeur à la Sorbonne en 1962 où
vous inaugurez la première chaire de sociologie africaine. Vous avez
publié plusieurs ouvrages, outre une autobiographie Histoire d'Autres, on
peut citer en 1967 Anthropologie politique où vous tentez de cerner les
rapports entre le pouvoir et le sacré ; en 1971 Sens et puissance où vous
vous intéressez à la sociologie des mutations. En 1974, vous faites
paraître Anthropologiques où vous investiguez cette fois-ci notre modernité occidentale.
Avec A. Sauvy, vous introduisez dans le vocabulaire sociologique la
célèbre expression de "tiers monde" (1957). Avant d'aborder le thème du
messianisme je souhaiterais que vous nous disiez quelques mots des
conditions qui vous ont conduit à élaborer le concept de "tiers monde".
G. B. : En réalité, le premier inventeur est Alfred Sauvy, mais il
avait, en quelque sorte par une amnésie étonnante, oublié sa création.
Sauvy m'avait demandé de prendre la direction d'un ouvrage collectif
consacré aux "pays sous-développés", comme on le disait au cours des
années cinquante. Une fois l'ouvrage achevé, il a évidemment été nécessaire de lui donner un titre. Sauvy m'a alors suggéré: Développement et
sous-développement; ce à quoi je lui ai objecté: "Mais non, ça n'accroche
pas suffisamment, il vaudrait mieux retenir Le Tiers Monde, d'ailleurs
vous y aviez pensé vous-même". C'était, je crois, une simple allusion
faite dans un de ses articles de l'ancien Observateur.
J. C. : L'expression employée la première fois par Sauvy avaitelle la même signification que celle qu'elle aura par la suite?
1 Paris, PUF, 1955, rééd. 1982; sur le messianisme p. 417-487 surtout.
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G. B. : Nous avions tous deux à l'esprit la même référence. Non
pas l'idée d'un troisième groupe de nations situées à part des nations de
développement dit libéral et des nations de développement dit socialiste
ou pays prétendus du "socialisme réel", mais le modèle du "Tiers Etat".
C'était en référence au pamphlet de l'abbé Siéyès. Je pensais, par comparaison, qu'il y avait un "Tiers Etat" des nations et des peuples, qui,
au cours des années cinquante, commençait à s'imposer sur la scène de
l'Histoire, un peu comme le Tiers Etat au moment de la Révolution
française. C'était le même sentiment: nous ne sommes pas reconnus à
notre juste place, mais nous souhaitons l'être et devenir partenaires.
C'est ce modèle-là: l'avènement à l'Histoire et à plus d'autonomie de
tout un ensemble de peuples, dans la société internationale équivalent
au Tiers Etat de l'Ancien Régime à l'intérieur de la société française.
J. C. : Est-ce à la même période que vous écrivez votre thèse, qui
faisait suite à de longs séjours en Afrique?
G. B.: Non, j'ai écrit ma thèse un peu avant, puisqu'elle fut
publiée en 1955 et que cet ouvrage collectif a été édité en première édition en 1957, donc deux années après la publication de mes thèses.
Mais, vous avez raison de faire un lien entre les deux entreprises, en ce
sens que si Alfred Sauvy m'a demandé de prendre en charge ce cahier
spécial de l'''Institut national d'études démographiques", cahier consacré
aux pays en développement, c'est parce qu'il savait que j'avais une connaissance directe de ces pays. Je leur avais consacré mes thèses pour ce
qui est des pays d'Afrique centrale et, par ailleurs, j'avais inauguré à
l"'Institut d'études politiques", en 1952, un cours qui était entièrement
nouveau, intitulé Anthropologie appliquée aux Pays sous-développés. Mes
enseignements avaient été publiés par les Cours de droit, et Sauvy avait
pensé que j'étais ainsi désigné pour donner à ce volume, intitulé Le Tiers
Monde, sa dimension non seulement démographique mais en même
temps sociologique et politique.
J. C. : Alors justement à ce moment-là vous étudiez donc l'Afrique noire et vous rencontrez la réalité du messianisme qui occupe une
place essentielle dans vos ouvrages, principalement dans Sociologie
actuelle de l'Afrique noire. Pouvez-vous nous dire comment êtes-vous
arrivé à étudier ce phénomène et à lui accorder une importance
considérable?
G. B. : Il faudrait tout d'abord indiquer que ce fut en quelque
sorte une bataille, un combat avec la plupart de ceux qui avaient été
mes formateurs en ethnologie-anthropologie. Je me suis intéressé à
l'innovation religieuse dès la fin des années 1940; lorsque j'ai indiqué,
notamment à Marcel Griaul - dont on connaît l'œuvre consacrée aux
Dogon du Mali et notamment à leur système de pensée et à leurs pratiques religieuses - que je faisais ce choix, il a levé les bras au ciel en me
disant: "ça n'offre aucun intérêt, ce sont des formes complètement
perverties, dégradées de la vie religieuse africaine, ce qui importe, c'est
d'étudier les véritables religions africaines". J'ai donc dû me situer en
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porte-à-faux, mais ce n'était pas propre à me décourager. A ce sujet, je
signalerai, ce qui fut l'objet d'une discussion avec Claude Lévi-Strauss, à
une époque où nous étions liés, une discussion à propos des études
anthropologiques consacrées à l'acculturation. Claude Lévi-Strauss trouvait que j'avais la liberté de traiter scientifiquement de ces problèmes
d'acculturation, d'anthropologie appliquée et de développement, mais,
dans son esprit, je le sentais, ce n'était pas là des objets nobles.
Lorsque l'on se reporte à un certain compte rendu, que Claude LéviStrauss a publié dans L'Année sociologique ressuscitée, on s'aperçoit que,
traitant d'ouvrages anglo-saxons relatifs aux phénomènes d'acculturation, il ne voit là que des aspects dégradés de ce que peuvent être des
"vraies" sociétés et des "vraies" cultures. Vous le sentez donc, il y avait
un retrait indiscutable à l'égard de ces domaines, considérés comme
"impurs".
J. C. : Comme celui du Messianisme?
G. B.: Le Messianisme parmi les autres phénomènes qui
touchent à l'acculturation, c'est-à-dire au bout du compte au métissage
des cultures, à la contamination multiple des cultures en n'accordant
pas un sens évaluatif au mot contamination.
J. C. : Vous voulez dire par là qu'il y avait une certaine résistance de la part du monde sociologique à étudier ce type de phénomène?
G. B. : Il y avait une résistance très forte, et le seul appui solide
que j'aie trouvé à un moment, c'est celui du Pasteur Maurice Leenhardt
qui a connu quelques démêlés lui aussi; il apparaissait comme plutôt
périphérique dans l'espace de l'anthropologie française établie. Il a
enquêté en Nouvelle Calédonie principalement, mais, à une époque de
sa vie, très jeune et préparant son Doctorat de Théologie, il a travaillé
en Afrique du Sud.. Il a consacré sa thèse, une thèse de théologie, aux
Eglises séparées, aux messianismes de l'Afrique du Sud. Leenhardt
pouvait donc comprendre l'importance de ces phénomènes et il m'apportait son appui. Mais, enfin, ceci n'est qu'anecdotique. Pourquoi est-ce
que j'ai fait ce choix? Ce n'est certes pas parce que je me sentais incapable d'aborder des problèmes d'anthropologie religieuse d'un type canonique, c'est parce que je me suis trouvé en Afrique à un moment de
grands bouleversements. Il m'importait non pas de me consacrer à une
anthropologie ou à une ethnologie intemporelle, mais au contraire à une
ethnologie, à une anthropologie qui soit proche de l'événement. C'est-àdire des grands mouvements de sociétés, de cultures, des grands mouvements politiques aussi, qui s'annonçaient, qui commençaient à apparaître en Mrique, vers la fin des années 40 et le début des années 50.
J. C. : Alors comment vous est apparue l'importance du messianisme?
G. B.: Le messianisme m'est d'abord apparu comme le moyen de
se ré approprier l'Histoire. Je dirai que ma curiosité a été sollicitée moins
par le travail d'invention religieuse que peuvent effectuer les messianismes, que par le fait qu'ils me semblaient manifester une reprise en
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charge de l'histoire propre de nombreux peuples africains. Selon moi, les
messianismes commençaient à accomplir la sortie de la parenthèse coloniale, d'une période qui a duré moins d'un siècle et durant laquelle les
sociétés africaines vivaient dans le sillage de la culture coloniale, dans la
dépendance des administrations coloniales. Il y avait eu une sorte de gel
de la créativité africaine, de l'histoire africaine propre qui tenait au fait
que la colonisation imposait à la fois sa conception du social et de la
culture, et également sa conception de la vraie foi par l'action missionnaire. Les messianismes effectuaient une reprise d'initiative, ils manifestaient une vitalité africaine recouvrée, le début de l'inscription dans
une histoire qui redevenait africaine. Une histoire qui commençait à se
faire indépendamment du contrôle des puissances coloniales.
J. C. : A vous lire, on a l'impression effectivement que le messianisme sert de réappropriation de l'histoire dans un cadre occidental.
G. B. : On peut dire les choses de cette façon-là. Le messianisme,
en l'occurrence soyons précis, les messianismes congolais que j'ai étudiés,
soit dans la région de Brazzaville, soit de l'autre côté du fleuve, du côté
de Kinshassa, avaient fait irruption en gros à peu près à la même époque: aux environs des années 1920. Les messianismes congolais comportaient à la fois ce que je viens de dire, la prise en charge d'une
histoire redevenue plus autonome sinon entièrement autonome, et aussi
la prise en charge de certains apports reçus de la colonisation. En ce
sens, les messianismes apparaissaient, employons la terminologie
usuelle, comme des syncrétismes, c'est-à-dire, si l'on se fie à l'étymologie
même du mot syncrétisme, comme des alliages, comme des alliances par
fusion de thèmes religieux, de thèmes culturels et également de thèmes
éthiques, moraux, qui sont à la fois autochtones et étrangers. Le
messianisme était cette création qui pouvait sembler paradoxale, aspect
qui n'a pas été assez souligné; il conduisait à récuser la relation coloniale tout en incorporant un certain nombre d'apports qui, indiscutablement, viennent de la colonisation.
J. C. : Vous mettez aussi beaucoup l'accent sur le messianisme
comme refuge aux opposants et vous développez longuement les liens
entre messianisme et nationalisme.
G. B. : Oui, je crois que j'emploie une formule significative: "Les
Messianismes congolais ont été la préhistoire des Nationalismes congolais". Je dois rappeler que je me suis trouvé là à une époque que l'on
peut considérer comme privilégiée du point de vue de l'observateur, fin
des années 40, début des années 50. Le début des années 50 ouvre la
période où tout commence à bouger, où le nationalisme prend forme,
trouve à la fois ses figures, ses thèmes, ses revendications et ses moyens
d'action. Il est sûr que le nationalisme n'est pas apparu d'abord comme
une action politique de rupture, avec les violences que peuvent comporter
les ruptures. S'il y a eu rupture, elle s'est réalisée tout d'abord sur le
plan du symbolique, sur le plan de l'émotionnel, sur le plan de la définition des règles de vie que l'on se donne. C'est seulement en ce sens que
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les messianismes ont acquis un caractère politique. Ils ont marqué non
seulement une reprise d'initiative historique, mais aussi cette réappropriation de soi en tant qu'individu et en tant que collectivité.
J. C.: Vous développez une vision un peu marxiste, dans la
mesure où vous attribuez à la naissance du messianisme non pas des
causes affectives ou inconscientes, mais des causes issues d'une situation socio-économique et d'une aliénation très spécifique?
G. B.: Que j'appelais situation coloniale et dont j'ai d'ailleurs
produit la théorie. Oui, les choses ont été vues par certains de la
manière que vous dites. Je ferai cependant cette remarque: si j'avais
voulu proposer une interprétation marxiste au sens strict, elle se serait
présentée autrement. Je veux dire qu'elle aurait cherché ce qui est en
cause sous l'aspect de l'aliénation économique, sous l'aspect de l'exploitation du travailleur, sous l'aspect de la formation d'une classe dominée
qui à un certain moment prend conscience d'elle-même et aspire à devenir le vecteur, le véhicule de l'Histoire. Or ce n'est pas cela. Il y a là une
réaction qui est incontestablement politique, nous avons été plusieurs à
insister sur cet aspect, mais en montrant ce qui s'y joue en fait de
rupture, de revendication d'indépendance, de nationalisme naissant.
Nous avons été plusieurs à montrer aussi que cette revendication a une
expression multiforme, à la fois spirituelle, mystique, théologique; elle
reprend un peu le modèle de l'Eglise comme modèle de la Société qui
deviendrait indépendante.
J. C. : Alors, justement, au niveau du messianisme quelle continuité entretient-il avec l'histoire? Y avait-il pour ces peuples un héritage
qu'on pourrait qualifier de messianique, un terrain qui rendait
"accueillant" les manifestations messianiques ou s'agit-il simplement de
ce qu'on pourrait appeler une greffe d'une idéologie occidentale chrétienne
ou judéo-chrétienne sur une culture autochtone qui ne possédait pas ou
fort peu cette idéologie messianique?
G. B. : Le terrain préexiste, il est culturel et historique. Restons
dans le domaine congolais.
Il y apparaît des conditions qui sont à la fois culturelles et historiques. Les conditions culturelles sont autochtones, indigènes, et étrangères. Indigènes sous quel aspect? Les peuples principaux de cette
région, les Kongo, ont une longue histoire, notamment de contacts avec
l'extérieur, entendez par là avec l'Europe. La découverte portugaise de
l'embouchure du fleuve Congo, du Zaïre, remonte à la fin du XVe siècle.
C'est donc une longue histoire de contacts et d'influences mutuelles. Ces
peuples Kongo disposaient dans leur religion propre de thèmes propices
à la naissance de messianismes. Il y a notamment - et ça m'avait
frappé lors de mes enquêtes consacrées au messianisme - dans la
civilisation Kongo deux thèmes ou schèmes importants. D'abord le
thème de la culpabilité ; tout cet espace culturel s'inscrit dans ce que
certains auteurs américains ont appelé zones ou civilisations de la guilt
culture, de la "culture de la culpabilité". Les Kongo ont développé une
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culture où le sens de la culpabilité a été anciennement présent, si bien
que l'on trouve en raison de cette culpabilité tellement intériorisée, des
gens qui finissent par accepter l'accusation d'être sorcier et pour en
assumer toutes les conséquences. Cette culture de la culpabilité se
remarquait aussi dans le fait que certains des chefs Kongo, lorsqu'ils
échouaient notoirement dans la gestion des affaires dont ils avaient la
charge, pouvaient décider de se suicider, se sentant coupables d'avoir
manqué en quelque sorte à leurs obligations, à leur "devoir". Ces comportements ne se trouvent pas dans toutes les civilisations africaines. Ce
thème de la culpabilité "traîne" donc dans la culture Kongo.
De même, on le retrouve, si l'on se rapproche d'un univers qui nous
concerne plus directement - qui nous met aux confins d'une lecture
peut-être plus psychanalytique -, si l'on étudie les rapports établis
entre l'oncle maternel et le neveu maternel et à moindre degré entre le
frère aîné et le frère cadet. On remarque très souvent, s'il arrive quelque
malheur à l'oncle utérin ou au frère aîné, une culpabilisation du neveu
maternel ou du cadet. Chacun est convaincu que s'il arrive quelque chose
à l'oncle ou à l'aîné, il en est le responsable, coupable de ce malheur qui
s'abat sur l'être auquel il est le plus fortement lié. On saisit donc une
mise en œuvre de la culpabilité aussi bien dans les relations familiales
et l'univers politique que dans celui d'une responsabilité collective plus
diffuse avec la sorcellerie.
Il est plus facile de greffer le thème du salut lorsque celui de la
culpabilité est présent. Les messianismes se présentent, en tout cas
dans cette région, avec une intensité particulière, comme des innovations
religieuses porteuses de salut, de salut collectif et de salut individuel. n
s'agit de sauver le collectif, mettons le peuple, ou la tribu en son entier,
et aussi de permettre à chaque individu par son adhésion, par l'intériorisation de la nouvelle croyance, d'assumer son salut au-delà de la
culpabilité. Je dirai que le thème de la culpabilité, les Kongo semblent
même l'avoir cultivé à l'égard de la domination occidentale, convaincus
qu'il y avait chez eux, quelque part, une faute ou un manque appelant
cette intervention des gens de l'extérieur qui dominent, réussissent
mieux et subordonnent.
Est-ce qu'il y a des apports chrétiens? Indiscutablement. Mais il
faut en revenir cette fois à l'histoire de la région. J'ai évoqué une ancienneté des relations entre l'immense espace congolais et l'Europe, notamment portugaise et espagnole, les deux pays à certaines périodes n'étant
pas séparés. Il s'est développé dès le XVIe siècle une christianisation du
Royaume de Kongo que j'ai traitée dans un livre: La vie quotidienne au
Royaume de Kongo. On découvre que la capitale du Royaume à un
moment s'est appelée Sâo Salvador, Saint sauveur, que le souverain se
présentait comme chrétien et homme lettré. A certains moments, des
missionnaires étaient présents; il y avait même une sorte de coopération technique rudimentaire. Le christianisme s'est établi, fortement
africanisé, mais il s'est établi. n est sûr que la symbolique chrétienne
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d'une part, et une partie de la dogmatique chrétienne et de l'organisation ecclésiale d'autre part, sont intervenues dans la "fabrication" des
messianismes.
J. C. : Avec un terrain privilégié?
G. B. : Je dois préciser qu'il y a eu des messianismes antérieurs
à la colonisation moderne.
J. C. : Des messianismes non-chrétiens?
G. B. : Chrétiens, à l'ouest de ce qu'on appelle aujourd'hui Zaïre,
et au nord de l'Angola, dans ce qui constituait les provinces principales
de l'ancien Royaume de Kongo, avec Sâo Salvador qui était sur la rive
gauche du Congo et non pas rive droite où la colonisation française s'est
finalement établie. Au tournant du XVIIe siècle et du XVIIIe, à un
moment où pour toute une série de raisons le royaume est affaibli, où il y
avait trois rois en concurrence, il est apparu une jeune femme qui a joué
le rôle de Sauveur plutôt que de Messie: Donna Béatrice. Voyez à quel
point la récupération était déjà présente; elle avait son nom Kongo mais
le nom sous lequel elle est restée dans les "Chroniques" est celui de
Donna Béatrice. Elle s'inscrit dans une histoire qui rappelle celle de
Jeanne d'Arc; elle dit que des voix l'ont "visitée", qu'elles lui ont
commandé de sauver Kongo, de faire prévaloir une religion nouvelle avec
de nouveaux commandements, et surtout d'obtenir que les trois
souverains qui se combattent cessent de s'affronter, désignent un seul
roi et redonnent à Kongo sa puissance.
J. C.: Par identification à Jeanne d'Arc, par mimétisme,
consciemment?
G. B. : Pas du tout. Elle a tout créé, elle ne connaissait rien de
l'histoire de Jeanne d'Arc, elle ne s'est pas imposé de l'imiter. L'enseignement chrétien était suffisamment fort pour qu'elle puisse à sa façon
répéter les figures qui dans l'histoire du christianisme sont celles de
personnages qui se présentent comme des personnages de salut guidés
par des voix, par une relation privilégiée à Jésus, à Dieu. Donna
Béatrice disait que son intercesseur principal était St. Antoine. On sait
d'où venait cette relation à St. Antoine, il était un des saints privilégié
au Portugal, donc introduit par la colonisation portugaise dans cette
région. Donna Béatrice a pris une grande importance, a créé un mouvement d'une réelle ampleur. En plus du salut pour le Royaume, elle
annonçait le salut pour tous et toutes. Elle disait qu'elle allait tirer les
gens de Kongo hors du mal et de la maladie, qu'elle allait permettre aux
richesses - on retrouve ce thème fréquemment dans les messianismes - d'être distribuées à tous. Je crois me souvenir qu'elle affirmait
que les richesses pourraient être portées par des arbres, par des plantes
nouvelles et qu'on aurait seulement à les récolter. Son importance est
devenue telle que les puissances politiques locales et les missionnaires
ont fini par la trouver très encombrante. Elle a eu un procès conduit par
des missionnaires capucins à l'égard desquels les pouvoirs locaux restaient complaisants. Elle a été condamnée, elle est morte sur le bûcher
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en criant comme Jeanne d'Arc: "Jésus, Jésus, Jésus". Elle est alors
devenue un personnage qui a encore sa place dans la tradition symbolique, mystique et historique au sens de l'histoire religieuse de la région.
On raconte toujours qu'au moment de sa mort des étoiles sont tombées
en pluie du ciel.
Vous voyez à quel point, ceci reportant au début du XVIIIe siècle,
aux années 1704-1705, le terrain était préparé pour que surgissent des
nouveaux mouvements messianiques. Ceux-ci apparaissent au moment
où la colonisation commence à subir les premières turbulences par l'effet
de la Première Guerre Mondiale, aux environs de 1920. Et plus tard
avec une reprise d'activité au moment de la Seconde Guerre Mondiale.
J. C. : Est-ce qu'on connaît justement des messianismes autochtones, indigènes sans influence chrétienne, au Congo en Mrique ; on en
trouve dans d'autres régions?
G. B.: En Mrique, je n'en vois pas véritablement, mais dans
d'autres régions oui, notamment en Amérique du Sud, chez les Toupis et
Guaranis.
J. C. : Un phénomène que Bastide a beaucoup étudié.
G. B. : Voilà, ce mouvement, cette recherche de la terre sans mal,
ces grands mouvements de population. Des gens qui se déplacent par
milliers, des colonnes de transhumance mystique qui traversent le continent de part en part pour aller à la recherche du salut, de la terre sans
mal, disons de l'immortalité et du repos.
J. C. : De la Terre Promise?
G. B. : Et de la Terre Promise, oui.
J. C.: Que sont devenus ces mouvements, ce messianisme
actuellement?
G. B. : C'est une bonne question, je dirai qu'ils prolifèrent; mais
avec une vigueur diminuée.
J. C. : Avec la même fonction?
G. B.: Difficilement avec la même fonction, en ce sens que le
pouvoir est devenu un pouvoir national. Mais, pour beaucoup, ce pouvoir
national n'est qu'un pouvoir blanc pris par des Noirs et l'Etat indépendant n'est qu'un Etat blanc "traduit" par des Noirs. Des réactions,
notamment en Mrique Centrale, de type messianique continuent sporadiquement à se manifester. Il est très frappant de constater que le
messianisme a d'abord été pensé comme un mouvement de réaction aux
découvertes et aux colonisations.
J. C. : C'est un peu la vision de Bastide?
G. B. : Moi-même, j'ai beaucoup insisté sur cet aspect politique
ou réactif-politique. Je crois qu'il faut y voir bien davantage. Après tout,
les messianismes africains continuent à se compter certainement par
milliers, à l'état plus ou moins embryonnaire, plus ou moins développé,
avec des effectifs très variables.
J. C. : Donc, c'est toujours un refuge aux opposants.
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G. B. : Les messianismes restent quelque chose de présent, ils
continuent à être aussi la marque d'une réaction à l'encontre de l'Etat
moderne et d'une classe politique pourtant africaine; bien que certains
d'entre eux, en Côte d'Ivoire, aient été des alliés indirects du pouvoir
établi. Il faut aller au-delà. Je me demande si toute vie religieuse ne
porte pas en elle, en durée continuelle, le germe messianique.
J. C.: Probablement, puisqu'elle constitue la recherche d'un
idéal.
G. B. : Y compris dans les traditions chrétiennes, ou judéo-chrétiennes, qui annoncent la possibilité, surtout s'il s'agit de la tradition
juive, d'un retour du vrai Messie.
J. C.: On en trouve également dans l'Islam, on en trouve en
Chine.
G. B. : On trouve dans l'Islam l'annonce de celui qui viendra
rétablir l'Islam dans sa pureté et introduire dans ce monde autant de
justice qu'il y a aujourd'hui d'iniquité, c'est la figure du Maahdi.
J. C. : Le messianisme ne se limite ni à une religion, ni à une
culture particulière?
G. B. : Je pense qu'il y a continuellement une dimension messianique potentielle. Si l'on quitte l'univers africain pour voir ce que représente cette sorte de phénomène qu'on qualifie, quelquefois rapidement et
dans la confusion, de messianisme, on peut découvrir qu'il nous renvoie
à du religieux qui n'est pas particulier à l'Afrique, mais à un mode d'être
propre aux religions. Il me semble qu'on peut découvrir les "tendances
messianiques" au moins sous trois aspects. La forme messianique la
plus connue se manifeste lorsque la religion produit, libère, fait apparaître en elle des forces de rupture, donc des dissociations à l'égard d'une
Eglise établie fortement liée au pouvoir. Ces forces de rupture signifient
la séparation, l'opposition à la fois au pouvoir ecclésial et au pouvoir
politique. D'une certaine manière, le Christianisme primitif fut une
rupture de cette sorte. Si l'on retrouve le terrain africain, en considérant
l'Afrique du Sud dont l'actualité est si présente maintenant, on découvre
relativement tôt, au XIXe siècle et sans doute un peu avant, des Eglises
qui se sont séparées des Eglises missionnaires et ont retenu une part
importante du dogme. Ces Eglises séparées se voulaient africaines,
gérées par des Africains. Elles introduisaient des éléments de rupture,
surtout ceux s'opposant à la discrimination raciale, à l'apartheid.
On peut ensuite imaginer un messianisme de dépassement: un
homme se découvre élu, bénéficie d'une vision ou d'un enseignement
révélé qui le conduit à entreprendre cette tâche absolument démesurée
de dépasser toutes les religions existantes, de déboucher sur une sorte
de religion universelle, unifiée, qui serait l'assomption de toutes les
autres. On en trouve un exemple, dès le Ille siècle après Jésus-Christ,
avec le personnage de Mani, d'où est né le Manichéisme. Mani avait reçu
une révélation et s'est trouvé investi justement de la charge d'épanouir
les religions en les unifiant, en proclamant une religion universelle, en lui
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donnant pour thème principal de faire triompher ce qui est lumière sur
ce qui est ténèbre, ce qui est clarté sur ce qui est obscurité, ce qui est
bien sur ce qui est mal. Cette sorte d'enseignement a connu une extension considérable, d'ailleurs avec l'appui d'un des grands souverains de
ce qui était alors une Perse de très grande extension puisqu'elle allait de
la Méditerrannée à l'Indus, Chapour 1er. On identifie en ce cas un itinéraire messianique caractérisé par le projet et le sacrifice du fondateur, en
ce sens que dès la mort du souverain protecteur, Mani fut l'objet de
l'opposition conjuguée des prêtres et des pouvoirs politiques; il fut
condamné au supplice, il disparaît. Voilà ce que j'appelle, si vous acceptez la formule, un messianisme de dépassement.
J. C. : C'est le second point.
G. B. : Je vous disais donc messianisme de rupture et messianisme de dépassement. J'avais aussi pensé à un troisième aspect qui
serait le messianisme d'accomplissement. Je vois ici le personnage du
Maahdi dans l'Islam. Tout se passe comme si l'Islam historique, qu'il
soit sunnite ou, à un moindre degré, chiite, n'était que la préfiguration
d'un Islam parfait qui est encore à venir et dont le Maahdi serait le véritable réalisateur. Son retour provoquerait l'avènement d'une société
parfaitement définie par l'Islam et d'un homme complètement défini par
les règles de l'Islam ; là, le messianisme devient porteur d'une recherche
d'accomplissement.
J. C. : Une dernière précision. Ces trois aspects se retrouvent-ils
à des degrés différents dans tous les messianismes?
G. B. : Ce sont des accentuations. On va découvrir des dosages
différents, selon les cas considérés.
Cette question que vous m'aviez posée: que sont-ils devenus? J'y
avais sommairement répondu en disant: il reste la réaction à l'égard de
l'Etat qui apparaît comme une sorte d'Etat en noir de ce que fut l'Etat
en blanc de la période coloniale. Mais, il y a des messianismes qui se
sont ensuite institués, c'est là où on trouve le passage de l'état effervescent à l'état institué. C'est le cas au Zaïre avec le Kimbangisme que j'ai
étudié, apparu aux environs de 1920. Le Kimbangisme a débouché sur
1"'Eglise de Jésus-Christ par Simon Kimbangou" cette E.J.C.S.K. qui a
été reconnue par le Concil œcuménique des Eglises.
J. C. : Ah oui reconnue!
G. B. : Oui, qui a été reconnue par le pouvoir de l'Etat congolais,
qui est officialisée après avoir joué un rôle dans le mouvement national
au moment de l'indépendance. C'est véritablement une institution,
aujourd'hui. C'est un peu comme si le pays s'était donné son église, qui
n'est cependant pas une Eglise d'Etat parce que l'Eglise catholique reste
forte au Zaïre. Si les missionnaires catholiques étaient expulsés, les
missions kibangistes deviendraient prévalentes.
J. C.: Est-ce qu'on peut reprendre aujourd'hui 35 ans après,
votre formule: "Que le messianisme est le champ privilégié d'observations" ?
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G. B. : Oui, oui tout à fait, mais pour des raisons qui ne sont pas
seulement des raisons de conjoncture, celles de la période des colonisations, mais qui sont des raisons plus permanentes. J'ai évoqué tout à
l'heure la présence d'une dimension messianique dans l'espace religieux.
J. C. : Inhérente au religieux.
G. B. : Une dimension, un aspect, qui participe au religieux constamment et partout. Il y a mille façons de mettre à jour, d'actualiser le
messianisme, au besoin en le développant dans le domaine du profane,
en lui donnant la forme d'une religion politique, etc.
J. C. : Ce que nous avons connu depuis longtemps en Occident.
G. B.: Le messianisme constitue une sorte d'analyseur - il
décrypte des situations critiques - et d'opérateur. C'est un dispositif qui
permet de convertir de la dépendance en liberté, de la pauvreté en
richesse. Nombre de mouvements messianiques prédisent la profusion
des richesses; ainsi, les cultes du cargo,· en Mélanésie, ont annoncé le
retour du bateau des ancêtres qui apportera plus de richesses que les
Blancs n'en n'ont jamais eu à leur disposition exclusive.
Il est intéressant d'insister sur cet aspect de convertisseur, de
machine à convertir ou à traduire. On pourrait aussi dire que le messianisme est un convertisseur du désordre en ordre. C'est un 'Jeu" sur
désordre et ordre: l'état de choses qui existe est injuste, inique, ne
profite qu'à certains, les Blancs qui sont là, les missionnaires, les commerçants, les administrateurs, tous les puissants. C'est un faux ordre
qui provoquera d'ailleurs à terme des cataclysmes naturels, c'est tellement un faux ordre que la nature en sera perturbée et qu'une sorte
d'apocalypse - on trouve ces thèmes de la destruction du monde ou du
déluge empruntés à la Bible - surviendra. De ce monde sortira, grâce
au messianisme, un ordre qui sera un ordre du type millénium (le
Royaume) et qui permettra l'accès à la vraie société où les hommes sont
ensemble comme ils doivent être et où les richesses ne sont plus inégalement réparties.
Dans tous ces mouvements, il s'agit de révélation, de symbolique,
de rites de purification, de lutte contre le mal, avec une identification
établie entre la maladie et le mal. Dans toutes ces innovations qui se
veulent fondées sur une révélation, porteuses d'une revendication spirituelle et morale, il y a aussi une dimension matérialiste. Il y a continuellement la revendication des richesses, et, s'il s'agit des messianismes
modernes, l'attente du partage de l'argent.
J. C. ; Au fond on pourrait dire globalement que l'aspect religieux
n'a rien perdu de son importance dans l'Afrique actuelle.
G. B. : Certainement, dans ma contribution à l'Encyclopédie de la
Pléïade, à l'Histoire des religions, je commençais en écrivant: "Toute
l'histoire de l'Afrique pourrait être vue comme une histoire des religions".
D'une certaine façon, il ne faut pas exagérer.
La troisième remarque que l'on devrait faire aussi, c'est que la
plupart des messianismes se sont situés au point de rencontre du Livre
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et de la Tradition portée par la parole. La parole venue par le Livre et la
parole transmise de génération en génération, par la bouche des
hommes.
J. C. : Culturant.
G. B. : Oui, c'est très important. C'est en ce sens que la Bible
reste fréquemment la référence en Afrique, et ailleurs. Ce n'est plus
seulement la parole qui dit l'ordre du monde, ainsi que l'ordre des
hommes - la loi et même la forme du désir - mais le Livre également.
J. C.: Je souhaiterais maintenant passer brièvement à autre
chose. Vous êtes un de nos grands sociologues, vous avez connu tout le
monde sociologique français et international depuis une cinquantaine
d'années au moins. Je voudrais vous interroger sur les liens qu'a entretenus selon vous la psychanalyse avec la sociologie et comment dans
votre itinéraire avez-vous vous-même abordé ce problème d'une psychanalyse qui eut, au moins dans le monde culturel français après la
Seconde Guerre Mondiale, une importance de plus en plus considérable.
Certains sociologues s'en s'ont servi, d'autres ont eu une attitude de rejet
sans toujours l'avoir bien comprise. Je souhaiterais savoir quelle a été
votre attitude et comment voyez-vous l'importance de la psychanalyse
pour la sociologie?
G. B. : Disons pour la science sociale, sinon pour la seule sociologie, car je ne suis pas sûr que la sociologie canonique ait fait tellement
de place, surtout s'il s'agit de la sociologie française elle-même et de la
sociologie britannique, à la psychanalyse. C'est moins vrai pour l'anthropologie et l'ethnologie.
Si je me reporte à mon histoire personnelle, je vous dirai que ma
rencontre avec la psychanalyse s'est faite en partie, mais pas uniquement, par cet homme-carrefour, ce passeur de frontières, que fut Roger
Bastide, à qui j'ai été lié d'amitié. Bastide, dès l'instant où il a quitté le
Brésil pour se réinstaller en France, a affirmé la nécessaire liaison entre
sociologie et psychanalyse, anthropologie et psychanalyse. Mais Bastide
était un cas singulier. Cela n'a pas été ma seule rencontre. J'ai été
conduit à fréquenter la psychanalyse en contrebandier et non pas en
spécialiste; ma formation est plutôt une formation sauvage, c'est celle
que je me suis donnée, par nécessité de culture. J'y étais aussi conduit
par un homme qui a joué dans l'histoire de la pensée française un rôle
considérable, qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas: Georges Bataille. Je
l'ai connu par Michel Leiris de qui j'étais proche et avec qui j'ai travaillé
au Musée de l'Homme. Georges Bataille m'a attaché à sa revue, qui
venait d'être fondée, Critique, revue qui a été et qui reste une des
grandes revues françaises.
J. C. : Tout à fait.
G. B. : Pour Critique, Bataille m'a demandé non pas d'être un
anthropologue, un ethnologue traditionnel, mais d'être un anthropologue
plus "explorateur". Vous savez à quel point il aimait être aux confins des
disciplines et transgresser les conventions. C'est ce qui m'a acheminé
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vers la découverte de l'anthropologie américaine d'orientation ou psychologique ou psychanalytique. Ceci a fait que j'ai été un des premiers à
écrire pour Critique des articles, des recensions, portant sur Linton,
Kardiner et sur tous les travaux de Margaret Mead et même sur le
Bateson de Navel, premier livre du Double bind, du Double lien. Je
faisais figure d'importateur, je faisais de l'import intellectuel; même des
gens de haute culture intellectuelle, dont je ne vous donnerai pas les
noms, ont appris par moi l'existence de ces recherches. C'était la fin des
années quarante et le début des années cinquante, époque où je contribuais à Critique. On ne faisait pas trop la différence entre ce qui relève
de la culture et ce qui relève de la personnalité. Disons qu'une anthropologie véritablement liée à la psychanalyse, comme dans l'œuvre de Gézà
Roheim, n'a été connue qu'assez tardivement.
J. C. : Il n'y a pas eu au fond en France d'anthropologues véritablement porteurs du courant psychanalytique, comme en Amérique et
comme pendant un certain temps avec Rivers et d'autres en Grande
Bretagne?
G. B.: Non, si l'on met à part la contribution de Georges
Devereux et de Roger Bastide. Mais il y a eu le courant jungien. Jung a
mieux passé d'une certaine façon. Par exemple, du côté de l'anthropologie symbolique de Gilbert Durand qui identifie les structures de l'imaginaire. Par exemple du côté américain, lorsqu'il s'agit d'étudier cette
figure très déroutante qu'est le trickster. C'est-à-dire, dans les mythologies et les contes, cette figure qui est celle du perturbateur, du dieu ou
du héros perturbateur, de celui qui révèle que le monde est menacé par
trop d'ordre et qu'il faut y introduire du désordre. Alors, plusieurs des
traditions indiennes du trickster, que j'appelle le Grand perturbateur,
ont été commenté~s, en parallèle par des anthropologues et des psychanalystes, mais de tendance jungienne. Cela reste tout de même marginal. On s'aperçoit maintenant, alors que l'on théorise sur le chaos, sur le
désordre, paradigme à la mode avec la complexité, que ces considérations exprimées voici une cinquantaine ou une soixantaine d'années,
sont singulièrement pertinentes pour ce qui est des préoccupations de ce
temps. Enfin, c'était alors périphérique en ce sens que ça entraînait peu
de monde.
J. C. : Quelles incidences cela a-t-il eu dans votre pratique?
G. B.: J'ai fait allusion à Bataille et à Leiris. Celui-ci tenait
consigne de ses propres rêves; il m'a introduit à une étude du rêve à
travers les cultures. J'avais commencé à tenir un dossier anthropologique sur les rêves, c'est à ce moment-là que j'ai commencé à lire plus
sérieusement Freud; je n'avais lu jusqu'alors que ce qui était disponible
grâce aux traductions éditées par Payot.
J. C.: La psychanalyse n'a donc pas eu d'influence sur votre
pratique directe de sociologue?
G. B. : Non, ça n'a pas eu d'influence initiale. Vous avez précédemment fait allusion à la possibilité d'une interprétation marxiste que
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j'aurais donnée des messianismes de l'Mrique centrale. Ce n'était qu'une
part de l'approche de mes fréquentations; mes commentaires des textes
qui avoisinaient la psychanalyse ou qui y touchaient m'ont conduit à
introduire une autre dimension que celle de l'interprétation purement
matérialiste.
J. C. : Je sais que, par exemple, en Afrique vous avez dirigé des
recherches qui faisaient appel à l'utilisation du Rorcharch.
G. B. : Oui, j'ai alors pensé qu'il fallait donner une dimension
psychologique à l'anthropologie, pour ne pas dire psychanalytique.
J'avais le sentiment qu'on disposait d'un côté d'une ethnographie très
descriptive, et de l'autre côté, à l'extrême, d'une ethnologie très intellectualisée pour la combinatoire du structuralisme, qui prend ses distances
avec ce qui relève du vécu et de l'initiative des sujets. Entre les deux
existait ce qui m'apparaissait comme une ethnologie dévote, une anthropologie fascinée par le "tout religieux". Je le dis sans perversité. Je fais
référence aux travaux de Griaule consacrés aux Dogon qui étaient d'une
certaine façon idéalisés, détenteurs d'une "connaissance profonde". Il y
avait donc là une dévotion, comme si le maître Dogon devait être celui
qu'on suit à la façon du disciple ou même de l'élève.
Je crois qu'il ne faut pas être dupe, parce que l'autre vous raconte
aussi ce qu'il estime répondre à votre attente. J'ai toujours pensé qu'il
fallait garder une distance comme on devrait la garder à l'égard de
l'histoire personnelle, de son propre discours. Pour moi, ce qui touchait à
l'introduction de la psychologie et de la psychanalyse me semblait
contribuer à donner à l'interrogation ethnologique, et surtout au texte
ethnologique, une autre force et un autre cheminement possible, y
compris théorique. C'est-à-dire un regard qui pouvait s'orienter selon le
sens que je souhaitais ; un regard portant sur ce qui se vit au moment
où l'on fait l'étude et non pas sur ce qui "arrange" parce qu'on le place
dans l'intemporel, et qu'on a le pouvoir de le traiter intellectuellement
comme s'il n'y avait ni histoire personnelle, ni histoire collective. J'ai
donc utilisé à une époque des procédures qui sont celles de la psychologie, notamment le Rorcharch. C'était pour déceler d'autres configurations, et notamment une autre problématique de la personnalité
lorsqu'elle est confrontée à l'inédit des situations urbaines. Mes
Brazzavilles noires le révèlent.
J. C.: Et Moreno?
G. B. : Moreno m'a servi dans l'étude des groupes d'affinités en
milieu urbain. Je cherchais des types de "leaders" ou d'" étoiles " pour
observer comment, dans des situations très fluctuantes, les leaders
apparaissaient et ensuite s'ils étaient issus des nouvelles situations ou
si, au contraire, il y avait des raisons traditionnelles qui faisaient qu'ils
étaient choisis plutôt que d'autres. J'avais même envisagé de partir en
mission avec un médecin psychanalyste et thérapeute, une mission qui
aurait dû se faire au Cameroun et n'a pu se réaliser.
J. C. : En résumé?
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G. B.: Pour résumer sommairement, je dirais que l'anthropologue ne cesse d'être confronté à la question de l'autre. En ce sens, la
psychanalyse qui entraîne à voir l'autre à travers soi et soi à travers
l'autre, aide à cette interrogation permanente de l'altérité.
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