DOSSIER SANTÉ : QUELLES RÉFORMES ? Médecine de ville : chronique d’une crise annoncée S JEAN DE KERVASDOUÉ* Si les médecins de ville traversent une crise, ce n’est pas seulement parce que leur profession les place en première ligne face aux bouleversements de la société. C’est aussi parce que les principes qui gouvernent l’exercice de leur métier datent d’une autre époque et sont largement inadaptés ; parce que l’Etat n’a jamais voulu ou osé ouvrir avec eux un véritable dialogue ; enfin, parce que les progrès de la connaissance et les nouveaux besoins sanitaires imposent une refonte complète de leur mode de fonctionnement. I Sociétal N° 36 2e trimestre l y a vingt ans apparaissaient les premiers signes de la crise que traverse aujourd'hui la médecine de ville. Si les revendications étaient et restent financières, le malaise est maintenant plus essentiel puisqu'il porte sur une nouvelle définition du rôle des praticiens dans la société. Le médecin demeure le recours et le conseil, de plus en plus efficace, de la personne malade, mais, aujourd'hui plus qu'hier, il prend aussi en charge, et souvent seul, les manifestations individuelles du mal-être social : suicides, accidents, usage de toxiques licites ou illicites. On lui demande des remèdes à des dysfonctionnements sociaux dont il est par ailleurs une des premières victimes. Le médecin se déplace encore dans des quartiers où la police ne va 2002 * Ancien directeur des Hôpitaux au ministère de la Santé, professeur au Cnam (Conservatoire national des arts et métiers). 84 plus et visite le plus reculé des hameaux qui, depuis des lustres, n'a plus reçu de responsable politique, même en campagne électorale. Il est harcelé par le patient-client-consommateur, devenu d'autant plus agressif que la consultation est gratuite et qu'il semble ne bénéficier que de droits, sans la contrepartie des devoirs les plus élémentaires, à commencer par celui de venir au rendez-vous qu'il a lui même exigé. Les médecins sont en première ligne des bouleversements de nos sociétés, mais leur malaise, leur inadaptation sont d'autant plus profonds que l'organisation même de leur métier doit être repensée, le rôle respectif des généralistes et des spécialistes précisé, la place des professions paramédicales définie, la liberté de prescription contrainte… En dépit du dérapage sécuritaire et de l'inapplicable « principe de précaution », la responsabilité médicale doit réaffirmer l'importance de la notion d'obligation de moyens – tout en la redéfinissant, puisqu'il y a, d'une certaine façon, « trop » de moyens qu'il faudrait, MÉDECINE DE VILLE : CHRONIQUE D’UNE CRISE ANNONCÉE dans l'absolu, mobiliser pour soigner le malade le plus banal… cette confédération deviendra majoritaire et obtiendra, après une reculade du gouvernement, des modifications législatives en 1928 et en 1930, dont la plus importante fut la transformation du « tarif opposable » en « tarif de prestation » : au nom de la liberté d'honoraires, les médecins purent facturer librement, au-delà de ce que remboursait l'assurancemaladie. La crise de la médecine n'est pas la seule. S'y ajoute une crise de l'État et de l'assurance-maladie. Le paritarisme sans le Medef est aussi difficile à concevoir qu'un match de football avec une seule équipe. Quant à l'État, qui s'est attribué un pouvoir de plus en plus étendu dans la gestion du système de soins, son efficacité ne semble pas exemplaire, à voir La profession médicale s'arroge le dérapage des comptes dans alors toutes les libertés : liberté les secteurs où il exerce de choix, liberté seul la responsabilité. d'honoraires, liberté Dans le système de prescription, liberté d'installation. Elle érige français, il n’y a UN CADRE le paiement à l'acte ÉLABORÉ pas de contrôle en principe quasi reliEN 1926 véritable gieux. Elle refuse la o m m e n t c o m - des pratiques « médecine de caisse » prendre ces crises, à l'allemande, tout en cliniques. comment y remédier ? obtenant de l'assuranceAu cours du XXe siècle, maladie que la demande la société française n'a véritabledevienne solvable par l'instaurament débattu qu'une seule fois tion du tarif de « prestation » Le avec le corps médical de son tarif de prestation n’est pas rôle et de ses prérogatives : ce opposable, autrement dit le fut entre 1925 et 1930. Les médecin peut facturer plus que « principes de la médecine libéce que rembousera l’assurancerale » furent en effet imaginés maladie. Restait à bénéficier en 1926. d'une juridiction autonome : ce fut fait dans les tout premiers Ces principes portent la marque mois du gouvernement de Vichy, de l'idéologie des grands médecins à l'automne 1940. parisiens, à l'époque les seuls à être exclusivement payés à l'acte, Au cours des soixante-douze années les autres praticiens se contentant qui se sont écoulées depuis 1930, de présenter des honoraires anil n'y aura eu de tarifs opposables nuels, aux alentours de Noël, sous nationaux et uniques que pendant forme de forfait familial. Ce sont moins de neuf années (1971-1980), les grands médecins parisiens jusqu'à la création du secteur 2 qui refusèrent le principe du par le gouvernement de Raymond « tarif opposable » de l'acte médiBarre. En outre, dans le système cal remboursé par l'assurancefrançais, en cas de contrôle par maladie, pourtant accepté en l'assurance-maladie d'un profes1925 par la majorité de leurs sionnel de santé, par exemple confrères et par le gouvernement. pour la pose d'une prothèse dentaire, ce n'est pas le dentiste Les principes de la médecine qui est contrôlé par son confrère, « libérale »1 seront politiquement dentiste-conseil de l'assuranceportés durant tout le XXe siècle maladie, mais le patient. Il n'y a par la CSMF (Confédération des pas ainsi de contrôle véritable syndicats médicaux français), des pratiques cliniques, chacun créée en 1927. De minoritaire, sachant que l'on n'évalue pas les C qualités professionnelles d'un dentiste en examinant l'une de ses indications, voire l'une de ses prothèses. Il en est de même des médecins. Le début prometteur des RMO (références médicales opposables) en 1993 n'a pas été suivi d'autres méthodes d'évaluation de la qualité des soins. Et même les RMO, qui visaient à s'assurer du bienfondé de certaines prescriptions et le firent avec efficacité, ne sont plus en vigueur. LE FONCTIONNEMENT KAFKAÏEN DE L’ETAT P ourtant, l'inadaptation des principes négociés il y a un demi-siècle est criante. Quel sens peut encore avoir la cotation uniforme de l'acte médical, quelle que soit la durée de la consultation, la formation et l'âge du médecin ? Pourquoi, en France, les médecins de première intervention, et notamment les généralistes, ne sont-ils toujours pas payés, pour l'essentiel, au forfait annuel par malade (paiement à la capitation), alors que c'est la règle en Europe et en Amérique du Nord ? L’avantage de ce mode de paiement est qu’il n’induit pas de consommations d’actes. Il reste un système libéral puisque, chaque année, ni plus ni moins souvent que nous le faisons, par exemple, pour notre compagnie d’assurance, le patient choisit son médecin, et c’est ce choix qui déclenche le paiement du forfait. Certes, depuis 1998, il est possible d'honorer ainsi – partiellement en tous cas – le médecin « référent », qui reçoit alors un forfait annuel pour la tenue du dossier médical de son patient. Mais ce forfait est limité (de l'ordre de 38 euros par an), il a été mal défendu par ses inventeurs et largement combattu par la CSMF. Pourquoi, cette fois-ci encore, la refonte de la nomenclature gé- 1 Ils ne sont aucunement libéraux au sens économique du terme, à commencer par la reconnaissance du monopole des médecins dans l’exercice de la médecine. Sociétal N° 36 2e trimestre 2002 85 DOSSIER nérale des actes professionnels (NGAP), proposée par le professeur Escat, attend-elle « sur le bureau du ministre » une éventuelle mise en œuvre ? Cette question est très importante pour tous les spécialistes, puisqu’elle concerne tous les tarifs opposables d'un système de prix administrés, c’est-à-dire la base même de la régulation économique de la profession. Or la nomenclature actuelle est ancienne, la dernière révision majeure datant de 1972 : elle est donc injuste et inadaptée. Les contrôles éventuels sont en conséquence peu légitimes. 2 En 1995, plus de 60 % des médecins ont voté au premier tour des élections présidentielles pour le candidat Chirac. En février 2002, le candidat aux élections présidentielles qui venait en tête des intentions de vote des médecins était Jean-Pierre Chevènement avec 15 %. Sociétal N° 36 2e trimestre 2002 86 Tout cela donne aux professionnels du secteur une impression kafkaïenne du fonctionnement de l'État. Des groupes se réunissent, se documentent, innovent, travaillent sans être véritablement rémunérés, et proposent par esprit républicain une nomenclature conforme aux meilleures pratiques médicales du moment. Un rapport est rédigé, remis au ministre. Rien ne se passe, sauf les semaines et les mois, puis un nouveau ministre nomme une nouvelle commission… Le pouvoir politique, sauf circonstances exceptionnelles comme en 1996, manque du plus élémentaire courage. On comprend bien que, vu son impact sur les rémunérations, la révision de la nomenclature ne peut se faire sans remous. Mais la politique de prix est l'outil majeur de la régulation : certains actes comme l'appendicectomie ne sont pas assez rémunérés, d'autres le sont trop, toutes proportions gardées. L'absence de révision a donc des conséquences économiques immédiates et des conséquences politiques profondes et pernicieuses, parce qu'elle ôte tout fondement à la légitimité du système de paiement des spécialistes. Ce qui, dans l'indifférence générale, laisse à chacun le soin de se débrouiller. SANTÉ : QUELLES RÉFORMES ? d'articles médicaux, censé connaître l'effet pharmacologique des 3500 principes actifs qui composent la epuis 1930, la médecine a pharmacopée allopathique, censé changé de nature : elle est interpréter les résultats des 850 devenue efficace. Cette efficacité, examens de biologie qu'il peut nouvelle dans l'histoire de l'humaaujourd'hui prescrire à ses patients ? nité, provient des applications de Bien entendu, le généraliste a sa la recherche scientifique à la praplace dans le système de soins : tique de l'art médical, jusqu’alors c'est celle de guide et de conseil. bien impuissant, sauf en de très Mais c'est aussi, dans certaines rares circonstances. conditions, celle de Les premiers succès (les prescripteur. Et là, on sulfamides et surtout Quel est le rôle sent bien que quelque les antibiotiques) ont du généraliste, chose doit être redéfini. été suivis par d'autres censé lire découvertes et d'autres Le discours politique applications. Chaque jour, chaque mois concernant les générade nouvelles publications une vingtaine listes est d'autant plus font évoluer le savoir de milliers décalé que leurs actes médical et, à terme, la restent, en moyenne, pratique de la médecine. d’articles rémunérés 30 % de Chaque mois, 25 000 médicaux, moins que ceux des nouveaux articles dans connaître spécialistes. Décalé des revues « à comité aussi parce que leur de lecture » sont publiés. l’effet de 3 500 formation se définit En moins de trente ans, principes actifs, souvent encore par l'imagerie médicale a interpréter les défaut : le « cursus connu au moins trois honorum » est toujours grandes révolutions : le résultats des celui du spécialiste. scanner, la résonance 850 examens magnétique nucléaire, qu’il peut La gauche n'a pourtant les traitements et repas cessé de soutenir, constructions d'images prescrire à par le verbe et les (3D), sans compter ses patients ? symboles politiques, l'échographie du les généralistes et leur « pet-scan ». syndicat MG France, seul signataire important des dernières Les médecins se spécialisent dans conventions médicales. Elle a des champs de compétence de ignoré les spécialistes, considérant plus en plus étroits : de fait, il peut-être qu'ils étaient « riches », existe au moins une centaine de « nantis », souvent « au secteur 2 », « spécialités », même si les facultés et surtout qu'ils ne faisaient pas de médecine n'en reconnaissent partie de sa clientèle électorale. en France que cinquante-six. Quant Erreur, car s'il est vrai que, jusaux autres professions de santé, qu'en 1995, le corps médical était, leur nombre et leur qualification dans sa grande majorité, proche ne cessent de croître avec les des positions du RPR2, lui-même proche des positions de la CSMF, nouvelles techniques diagnostiques les ordonnances Juppé de 1996 et thérapeutiques. ont bouleversé le paysage politique de la profession, le corps Les conséquences de tout cela médical s'étant estimé trahi par pour la pratique de la médecine la droite. La gauche n'en a pas tiré sont considérables. Quel est, par avantage, faute d'avoir compris exemple, le rôle du généraliste les transformations en cours, faute censé lire, selon la déontologie en aussi d'avoir pu imaginer des révigueur, cette vingtaine de milliers QUELLE PLACE POUR LES GÉNÉRALISTES ? D MÉDECINE DE VILLE : CHRONIQUE D’UNE CRISE ANNONCÉE ponses politiques s'adressant à chacun, et pas seulement aux généralistes. UNE GESTION PAR LA GRÈVE L e plan stratégique de la CNAMTS (Caisse nationale d'assurance-maladie des travailleurs salariés) proposait des réformes dont l'objectif était d'agir sur les dépenses d'assurance-maladie plus que de refonder l'organisation de la médecine. Le gouvernement n'a même pas daigné y répondre, pas plus d'ailleurs qu'il n'a répondu aux suggestions avancées par les partenaires sociaux3. Il s'est contenté de réduire les prérogatives des caisses, qui ne peuvent pas réviser seules la nomenclature des actes professionnels et n'ont plus leur mot à dire que sur une partie des rémunérations des professionnels de santé, soit à peine 21 % des dépenses de l'assurance-maladie. en trois ans, une somme supérieure au budget de tout l'enseignement supérieur français (7,5 milliards d'euros). Les médecins, et notamment les généralistes, ne peuvent pas être les seuls responsables de ces dérapages qui représentent 75 % de l'ensemble des honoraires remboursés, puisque ces honoraires ont depuis quelques années peu augmenté en volume et sont restés quasiment constants en valeur. Le dérapage de l'assurancemaladie est d'abord dû à la consommation de médicaments. La gestion politique du dossier de la médecine a été une gestion par la grève4. Le gouvernement a toujours répondu aux manifestants par des chèques, rapidement libellés pour les hospitaliers, un peu plus lentement pour les libéraux. L'engagement « hors bilan », pour reprendre un terme de la comptabilité d'entreprise, reste à ce jour très lourd : nous n'avons pas fini de payer Le Medef en a d'autant les promesses faites l'an plus tiré les leçons que, Le gouvernement dernier, notamment en pour être bénéficiaire a toujours termes de revalorisation de l'assurance-maladie de carrière, promesses répondu aux – c'est une des consédont les conséquences quences de la couverture manifestants budgétaires ne se sont maladie universelle – il par des chèques, pas encore fait sentir. suffit maintenant d'être Sans augmentation rapidement résident légal sur le majeure de la CSG ou territoire, les références libellés pour des cotisations sociales, au travail et au fait de les hospitaliers, l'assurance-maladie sera cotiser ayant de fait lourdement déficitaire un peu plus disparu. A une toute cette année et l'année petite nuance près, les lentement pour prochaine. montants remboursés les libéraux. par chaque régime sont Aucune des questions les mêmes. Quelle est que nous avons évoalors l'utilité de maintenir plusieurs quées n'a trouvé de réponse régimes d'assurance-maladie ? politique. Les mécanismes de Est-ce pour permettre aux agents régulation sont inopérants et de de ces caisses de vérifier des nouveaux problèmes apparaissent. droits que tout le monde a et de L'application des 35 heures à rembourser des feuilles de soins, l'hôpital se fait dans une situation alors qu'existe le tiers payant ? de pénurie de main-d'œuvre qualifiée. La démographie médicale Depuis l'année 2000, les dépenses a atteint un plateau, et les predépassent de 3 milliards d'euros mières difficultés commencent à par an l'« objectif » voté par le se faire sentir dans des spécialités Parlement, soit 9 milliards d'euros comme l'anesthésie, la psychiatrie, l'obstétrique, ainsi que dans certaines régions. De nombreux médecins qui cessent leur activité dans la France rurale ne trouvent plus de repreneur pour leur cabinet. Les urgences hospitalières des centres urbains connaissent depuis bientôt dix ans une croissance continue de leur activité car, en ville, les praticiens n'assurent plus les urgences et renvoient leur malade vers l'hôpital ou vers des associations comme SOS médecins. Il existe un clivage entre ville et campagne : la médecine urbaine, faite de spécialistes et d'établissements de soins nombreux, se distingue de la médecine rurale où le patient appelle encore « son » généraliste en premier. La profession médicale reste cependant unie, en dépit des coupures traditionnelles et de nouveaux clivages inventés par la puissance publique, notamment la multiplication d'enveloppes ou de mécanismes spécifiques de régulation qui font florès depuis 1991 : coupures entre la médecine de ville et la médecine hospitalière, les généralistes et les spécialistes, les prescripteurs et les prescrits (biologistes, radiologues…), le sanitaire et le social. L'AVENIR EST AUX RÉSEAUX Q ue construire sur cet édifice délabré ? Avant d'introduire de nouveaux mécanismes économiques plus ou moins complexes comme la concurrence, il convient que les Français renouent un dialogue avec leurs médecins, et qu'il en sorte les bases d'un nouveau contrat. Le phénomène qui bouleverse l'organisation de la médecine est la division du travail. Dans quinze ans en France, comme aux EtatsUnis, les unités de base du système de soins ne seront plus des médecins,des cliniques, des pharmacies, 3 Il fut moins insensible aux voix des associations, notamment au moment du vote de la CMU. 4 Voir Jean de Kervasdoué, « Une politique de santé par la grève », Le Monde, 10 janvier 2002. Sociétal N° 36 2e trimestre 2002 87 DOSSIER SANTÉ : QUELLES RÉFORMES ? PETIT LEXIQUE MÉDICAL • Médecine libérale : ses principes, définis en 1926, étaient la liberté de choix du médecin par son patient, la liberté d'honoraires, la liberté de prescription, la liberté d'installation et le non-contrôle des pratiques cliniques (en France, ce ne sont pas les médecins qui sont contrôlés, mais leurs patients). • Tarif opposable : si le patient exige ce tarif, qui est remboursé par l'assurance-maladie, le médecin perd la liberté de fixer le montant de ses honoraires. • Secteur 2 : système inventé par Raymond Barre quand il était Premier ministre, qui permet au médecins relevant de ce secteur d'être conventionnés et en même temps de fixer librement leurs honoraires, à condition qu'ils le fassent « avec tact et mesure ». Le patient ne se fera donc rembourser par l'assurance-maladie que sur la base du tarif conventionnel de référence, c'est-à-dire le tarif du secteur. • RMO : référence médicale opposable ; elle précise les conditions médicales de remboursement de certains actes ou prescriptions. Les RMO sont 5 Jean de Kervasdoué, La qualité des soins en France, Editions ouvrières, Paris, 2000. 6 Il est possible d’envisager que ceci soit réalisé par une instance régionale. Sociétal N° 36 2e trimestre 2002 88 des dentistes ou des hôpitaux, mais des réseaux qui contracteront en notre nom avec ces différentes professions ou institutions. Chaque réseau assurera la coordination de la prise en charge du malade entre tous les métiers et institutions sanitaires et sociales. C'est le réseau qui recevra le financement de l'assurance-maladie, c'est lui qui, au nom du malade, passera des contrats avec les professionnels et les institutions de santé et contrôlera le bien-fondé des pratiques cliniques. Qui sera entrepreneur des réseaux ? Ces derniers seront-ils en concurrence ? Comment s'exercera en pratique cette éventuelle concurrence ? Quelles que soient les réponses, on voit bien que tout ce qui peut contribuer à la continuité des soins et à la coordination de la prise en charge des malades doit être dès maintenant favorisé : médecine de groupe, possibilité d'associer dans un même cabinet des médecins, des infirmières, voire d'autres métiers de la santé… toujours exprimées sous forme négative. Par exemple : ne pas réaliser, sauf exception, plus de trois échographies au cours d'une grossesse. • Maîtrise médicalisée : terme inventé par la CSMF, qui l'oppose à la maîtrise comptable. La maîtrise médicalisée vise l'ensemble des conditions médicales de prescription et de remboursement des actes. Les RMO en font partie, et ne sont que les premières ébauches de méthodes de contrôle des pratiques cliniques en vigueur aux Etats-Unis, mais encore discutées en France au nom du secret médical. Elles représentent pourtant la voie à suivre. • Contrôle de qualité : pour les pratiques cliniques, le contrôle de qualité est un des éléments de la maîtrise médicalisée. Il consiste à comparer, pour un ensemble de malades, les modalités de leur prise en charge avec une prise en charge de référence, telles que peuvent la définir à un instant donné les meilleurs spécialistes, compte tenu des connaissances médicales disponibles. Mais, avant toute chose, ce dialogue hautement souhaitable doit, pour déboucher sur un équilibre stable, traiter simultanément quatre questions : les modalités et le niveau des rémunérations, directes et différées (retraite), des médecins ; la formation initiale et continue ; le contrôle des pratiques cliniques ; enfin, la responsabilité médicale. Il n'est pas inutile de rappeler que plusieurs des principes de 1926 s'opposent aujourd'hui à la mise en œuvre du contrôle de la qualité des soins médicaux : par exemple, le quasiuniversalisme du doctorat en médecine, ou l'impossibilité de vérifier les conduites thérapeutiques courantes d'un praticien. La gestion de la qualité des soins, la maîtrise « médicalisée » est aujourd'hui juridiquement impossible en médecine de ville. Il n'est pas question de mettre un contrôleur, fût-il médecin luimême, derrière chaque praticien, mais de mettre fin à l'hypocrisie collective qui consiste à prétendre que toutes les prescriptions sont adaptées. C'est certes souvent le cas, mais l'on sait aussi qu'il y a en France des sous-prescriptions, des sur-prescriptions, des prescriptions inadaptées5 qui, dans les autres secteurs de l'économie, justifieraient des mécanismes de contrôle. L'un des enjeux à venir sera justement de préciser les modalités et les conséquences de ces contrôles et l'étendue, dans ce domaine, d'une éventuelle cogestion, avec les caisses d'assurance-maladie ou avec celui qui demain sera le financeur6 des soins médicaux. Pour 90 % de la population, les consultations chez les médecins conventionnés se font sans débourser d'argent. Cela ne veut pas dire que les médecins, comme leurs patients, n'ont pas, à l'égard de la collectivité, des devoirs, contrepartie évidente de droits importants et, pour les malades, presque uniques au monde. La gratuité ne peut se concevoir que dans des circonstances médicales MÉDECINE DE VILLE : CHRONIQUE D’UNE CRISE ANNONCÉE ou financières particulières, ou juridique de tels mécanismes, encore parce qu'on a accepté le dilemme est simple : plus la certaines disciplines7 : celle, par définition du panier de soins est exemple, de consulter d'abord un précise, moins il y a de concurmédecin préalablement choisi rence ; plus elle est imprécise, pour une durée minimale. Au plus elle est inégalitaire. Si les même chapitre des droits et des Français tolèrent des systèmes devoirs, il n'est pas effectivement inégalipossible que perdure C’est une partie taires, ils n'acceptent en ville la possibilité pas que ce soit une de ne plus assurer des des idées des inégalité de principe. gardes ou des astreintes, HMO américains Vo i l à p o u r q u o i l a c h a q u e p r a t i c i e n qu’il faut faisabilité politique de pouvant renvoyer ses systèmes fonctionnant reprendre en patients à l'hôpital. sur la concurrence est assez peu crédible. France, celle LA PRATIQUE QUOTIDIENNE AVANT LES GRANDS PRINCIPES maladie (Pays-Bas, Allemagne). La France pratique les deux à la fois : un système régionalisé pour l'hospitalisation (les ARH), étatisé pour la médecine de ville. Une des urgences sera de faire un choix entre ces deux modèles.l qui concerne Reste la mise en place de mécanismes de q u a s i - m a rc h é e n t re charge globale producteurs de soins, des malades, notamment entre les u'est-ce que le et non la hôpitaux et les cliservice du public concurrence sur niques, et à terme une pour les médecins ? les modalités de éventuelle concurrence Quels sont les droits et entre des réseaux de les devoirs des patients financement. soins. Mais l'intérêt des qui font appel pour se réseaux, avant l'introsoigner à de l'argent public ? La duction d'une éventuelle concurdéfinition de règles du jeu doit rence, est d'abord la coordination précéder la mise en place de méorganisée. C'est donc une partie canismes économiques nouveaux, des idées des HMO américains car il faut attacher plus d’impor(Health Maintenance Organization) tance aux détails de la pratique qu'il faut reprendre en France, quotidienne qu'aux grands concepts celle qui concerne la prise en charge simplistes et simplificateurs de globale des malades et non la « concurrence », de « déconcenconcurrence sur les modalités de tration » ou de « décentralisation ». financement. En France, beaucoup plus que les principes, c'est bien souvent la Et l'Etat dans tout cela ? On mise en œuvre qui est critiquable. conviendra qu'il ne peut être à la fois l'inventeur de la réglementaLes expériences étrangères ont tion, le contrôleur de sa mise en montré que toute concurrence œuvre et le principal producteur par le financement, pour être de soins. C'est probablement la efficace, était aussi par essence raison pour laquelle ses décisions inégalitaire. De telles inégalités sont le plus souvent inadaptées… sont politiquement inimaginables, L'Etat va donc avoir à décider et, même aux Etats-Unis, il existe de sa propre réorganisation. A deux programmes (Medicare et regarder les exemples étrangers, Medicaid) qui financent les soins il y a probablement deux pistes aux personnes âgées et aux plus à explorer : les systèmes régionapauvres. Quand il n'y a plus de lisés avec financement unique concurrence par le financement (Canada, Royaume-Uni, Suède…) ; mais par la gestion d'un « panier et les systèmes où ce qui prime, de soins »8 , pour reprendre l'idée avant la région de résidence, est du Medef, outre la complexité l'affiliation à une caisse d'assurancela prise en Q 7 Les propositions qui consistent à ne rembourser une visite que quand elle médicalement ou socialement justifiée vont dans ce sens, même si cette idée n’est pas très facile à mettre en œuvre. 8 Le « panier de soins » représente la totalité des actes, des produits, des prestations et des services remboursés à un moment donné par une assurancemaladie à ses ayants-droit. Sociétal N° 36 2e trimestre 2002 89