Title Author Publisher Jtitle Abstract Genre URL Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) La conception de la cécité chez Paul Claudel : L'influence du personnage aveugle dans le théâtre nô sur le théâtre claudélien 西野, 絢子(Nishino, Ayako) 慶應義塾大学藝文学会 藝文研究 (The geibun-kenkyu : journal of arts and letters). Vol.88, (2005. 6) ,p.178(133)- 200(111) Journal Article http://koara.lib.keio.ac.jp/xoonips/modules/xoonips/detail.php?koara_id=AN00072643-00880001 -0200 La conception de la cécité chez Paul Claudel : L'influence du personnage aveugle dans le théâtre nô sur le théâtre claudélien Ayako NISHINO «Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie,/ Comme s'ils regardaient au loin, restent levés / Au ciel ; », écrit Baudelaire dans « les Aveugles » 1 • Depuis l'antiquité, les personnages privés du sens de la vue apparaissent dans la littérature du monde entier. Communément admises sont l'importance de ce thème dans la mythologie et son interprétation par la psychanalyse : Œdipe ou Tirésias. Essentiels également, les héros dans l'Ancien et le Nouveau Testament : Eli, Isaac, Tobie Jacob, Samson, ou Saint Paul2 . Les grands maîtres de la peinture tels Rembrandt ou Rubens, ont donné de la cécité des images inoubliables. Au siècle des Lumières, Diderot, avec sa Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, sema les germes d'une reconnaissance sociale de la cécité, tout en développant ses idées philosophiques. Tragiques ou comiques, les aveugles se présentent dans l'imaginaire de nombreux écrivains : Eugène Sue, Hugo, Gide ou Claudel. Admirateur de Baudelaire, Claudel présente des héroïnes et des héros aveugles : Violaine et le petit Aubin dans La jeune fille Violaine ou dans L'Annonce faite à Marie (réécriture de cette dernière), Pensée dans Le Père humilié, ou Tobie dans L'Histoire de Tobie et de Sara. Comment Claudel décrit-il ces personnages privés de la vue? Quelle conception se fait-il de la cécité et dans quelle intention présente-t-il des -200- (111) aveugles? Une étude propose de considérer, en intégrant la cécité au problème de la mutilation, que l'aveuglement est une sorte de castration3 • Une autre prétend que la cécité est un symbole du Mal, qui est nécessaire pour atteindre l'étemité4 • Pour notre part, nous nous proposons d'examiner la conception claudélienne de l'aveuglement à travers son expérience comme spectateur du théâtre nô, notamment des pièces présentant des personnages aveugles. Parmi la dizaine de pièces de nô que Claudel a vues pendant son séjour au Japon comme ambassadeur (1921-1927), deux montrent des aveugles du Moyen Age japonais : Kagekiyo et Semimaru. Les notes que Claudel a prises sur ces deux pièces permettent d'étudier comment le poète les a interprétées. Cette expérience exerce-t-elle une influence sur sa propre conception de la cécité ? La mise en scène des aveugles dans le théâtre nô offre-t-elle au moins un certain appui aux réflexions scéniques ou littéraires de Claudel, à la recherche de la synthèse des arts ? Pour aborder ces problèmes, il est tentant d'examiner tout d'abord la conception claudélienne de la cécité en traitant principalement des textes écrits avant son contact avec le théâtre nô : La jeune fille Violaine (I.1892 / II.1898-1899), la première version de L'Annonce faite à Marie (1912) 5 et Le Père humilié (1916). Il est important ensuite d'analyser les notes de Claudel sur ces deux pièces de nô, pour enfin considérer l'influence des aveugles présentés dans le théâtre nô sur les pièces de Claudel, écrites ou réécrites après son contact avec le nô : celles qui portent sur le thème de l'aveugle sont L'Histoire de Tobie et de Sara (1938 / 1953) et la deuxième version (version scénique) de L'Annoncefaite à Marie (1948). 1. La conception claudélienne de l'aveugle Loin d'être un accessoire du récit, le thème de la cécité constitue le sujet central de chaque pièce. La jeune fille Violaine, un drame familial (112) -199- dans un paysage champêtre, évoque le sacrifice et la sainteté d'une héroïne aveugle. La« douce» et belle Violaine perd la vue à cause d'un geste cruel de Mara, sa sœur jalouse : ayant reçue de la cendre brûlante dans les yeux, elle est obligée de renoncer à Jacques, son fiancé. A ce thème de l'aveuglement, s'ajoute dans L'Annonce faite à Marie celui de la lèpre. Cette pièce, transformée en un drame plus religieux, dépeint la lèpre que Violaine a contractée en acceptant un baiser de Pierre, le lépreux. C'est « ce mal affreux » qui l'a rendue aveugle : «je n'ai plus des yeux ». Mais la cécité de Violaine l'invite finalement à accomplir sa vocation, le sacrifice. Contrairement à Violaine dont les yeux « noirs et morts » suscitent une angoisse, Pensée attire les autres par ses yeux, extrêmement beaux6 • Aveugle par infirmité naturelle, elle se sens être dans la nuit où elle est « étroitement enveloppée depuis [sa] naissance comme dans un voile » (Th.IL, p.540) 7 • Toutefois, malgré ou grâce à sa cécité, Pensée s'accomplit dans l'amour. La définition claudélienne de la vue Si le motif de la cécité constitue ainsi le thème essentiel, quels aspects de l'aveuglement plus précisément motivent le récit ? Pour comprendre d'ailleurs la signification de « la privation de la vue », il faut préciser d'abord la conception claudélienne de « la vue ». Art Poétique (1904), traité de cosmologie poétique, permet de connaître ses idées sur les sensations humaines. En se référant aux données scientifiques, répandues largement à la fin du siècle, Claudel développe une étude quasi physiologique, qui s'étend au toucher, au goût, à l'odorat, à la vue et à l'ouïe. Voici sa définition de la vue : «un contact réel avec l'objet que le regard attouche et circonscrit» (Po., p.168). Car, le poète trouve dans l'œil «une sorte de soleil réduit », qui est capable d'établir un rayon. En plus, la vue, en nous donnant « des images de l'espace » permet la véritable possession de l'objet, car lorsqu' « [il fait son] regard à ce mur et à cet arbre, [il fait] -198 - (113) cet arbre et cet mur [en soi] »(Ibid). Mais si on est privé de la vue ainsi définie, comment peut-on connaître le monde ? Violaine répond : « Je ne vois aucune chose ! [ ... ] Mais j'entends, j'entends encore ! je sens » ( JFV.I./Th.I. 529). Il est évident que l'on peut recourir ainsi aux autres sens que la vue. Les possibilités offertes à l'aveugle par les autres sens semblent extrêmement grandes. A travers la parole de Pensée, Claudel déploie les nombreuses vertus des sensations chez l'aveugle : « le pied seul me fait connaître où je suis, mille bruits, mille touches, milles différences de sons que vous n'entendez pas, mille signes aussi instantanés que le regard, /L'attention toujours éveillée, la conscience de ses mouvements, le sentiment de la distance, un peu de finesse » (Th.II. 498). A cette primauté de l'ouïe et celle du toucher, s'ajoute celle de l'esprit : « je suis avertie intérieurement de tout. Vous lisez, et moi je sais par cœur » (Ibid.). La supériorité des autres sens Il est tentant de considérer de plus près comment se présente la supériorité des autres sens chez les héroïnes privées de la vue, en rappelant les définitions données de chacune dans Art poétique. Nous suivrons l'ordre dans lequel Claudel présente les appareils de « la connaissance sensible », car celui-ci semble suggérer une hiérarchie. Commençant par le toucher, « le plus simple » des sens, Claudel le conçoit comme un contact, « une simple action sur le circuit » (Po. 166). A ce rôle passif de notre peau, s'ajoute celui actif des mains : elles servent à apprécier les réactions, à mesurer la distance par les doigts. En effet le toucher permet à l'homme de connaître le monde extérieur, et ne manque pas évidemment chez l'aveugle : Pensée distingue l'arrivée de la nuit par « cette impression solennelle, cette température divine » imprimée sur sa peau (Th.II. 493). L'importance des mains se lit également dans la parole de Pensée : «Ces mains seules qui me servent à voir» (Th.II. 565). Mais le (114) -197- contact avec les autres corps offre aux héroïnes aveugles des ressources plus avantageuses. En contact avec ceux qu'elles aiment, Violaine et Pensée aperçoivent l'exaltation du contact physique vers le domaine psychologique : à l'agonie, Violaine reconnaît pour la dernière fois Jacques et lui confesse son innocence. En touchant ses doigts, elle comprend que son bien-aimé pleure : (JFV.II./Th.I. 632). De même, expliquant à son amant Orian « ce que c'est qu'une aveugle », Pensée insiste sur le bénéfice du contact avec l'autre corps, par lequel elle confirme son existence : « Seulement, si quelqu'un vient, Me prend et me serre entre ses bras, C'est alors seulement que j'existe dans un corps» (Th.II. 541). Du toucher, qui ne donne que « des information partielles », Claudel distingue les << quatre autres sens qui nous fournissent des informations générales, confiées à un organe spécial et isolé » (Po.166). Tels sont le goût, « un toucher plus complet », l'odorat, juge d'une « décomposition » et les deux sens « supérieurs » : la vue et l'ouïe. Tout d'abord le nez, qui est « la cheminée par laquelle nous tirons l'air à nous, jugeant des fumées et des esprits » (Po.167), permet à Violaine d'identifier Mara : « [je t'ai reconnue] à la fois à l'odeur et au-dedans par l'âme » (JFV.II./Th.I. 613). L'odorat de Pensée est plus perçant : en respirant les « fleurs si fortes », cette future mère sent pour la première fois le mouvement de son enfant en elle (Th.II. 556). Son évanouissement est autant plus spirituel que son enfant s'est éveillé à la vie, lorsqu'elle a respiré non pas les fleurs, mais en fait« le cœur » d'Orian mort, mis dans la corbeille de ces fleurs. Reste à étudier l'ouïe, à laquelle Claudel attribue la prééminence. Plus important que la vue, ce sens auditif est privilégié jusqu'à se voir conféré le titre d' «origine de la musique et du langage» (Po.169). Selon le poète, l'ouïe permet l'accès à ce qu'il y a de plus intime en soi : « Nous prêtons l'oreille, c'est-à-dire que nous nous prêtons nous-même au son qui nous envahit et nous pénètre» (Po.168). Cette sensation permet à l'oreille -196- (115) d'apprécier le son, qui traduit le mouvement spirituel, la vibration vitale de l'objet. C'est cette vibration elle-même qui est perçue dans le sens auditif, alors que dans le sens visuel, la vibration ne joue qu'un rôle de« transmission ». Car la vue se produit par un contact entre la vibration du soleil et celle de l'objet. Telle est la différence entre la vue et l'ouïe. L'objet direct et concret de la connaissance, le son, est « essentiellement ce qui commence et qui cesse». D'où l'oreille est un instrument primordial,« par qui l'homme peut apprécier tous les rythmes et allures de ce mouvement dont il est lui-même animé » et dont il se sert« comme d'une base continue de son corps propre » (Po.169). A cette théorie quelque peu complexe, Violaine donne une explication : «par les yeux qu'apprenons-nous de chaque chose, sinon ce qu'elle-même est ? [ ... ] Mais par l'ouïe nous connaissons de toute chose / Ceci seulement, qu'elle est là, l'appel propre, le signe qu'elle produit d'elle-même, son appellation» (JFV.II./Th.I. 617). Elle souligne ensuite l'importance de l'ouïe : « l'aveugle a besoin de bien recueillir toute son âme sur le tact intérieur, [ ... ] cette digestion du choc profond » (Ibid). Leur sens auditif est plus puissant que celui de ceux qui voient : elles entendent la voix ou le bruit, qui n'est pas perceptible pour Mara ou la mère de Pensée: (JFV.I./Th.I. 80 //Th.II. 493). On a vu que la cécité permet de posséder à un degré extrêmement fort les autre sens, tels le toucher, l'odorat, et surtout l'ouïe, ce qui constitue une des vertus que Claudel a attribuées aux personnages aveugles. Rappelons que, comme le souligne le poète, tous les sens sont « indépendants » : c'est par l'harmonie de sens que les héroïnes aveugles connaissent le monde extérieur ou intérieur. Privées de la vue, elles ne voient que ce qui est l'essentiel. Il faut« passer de l'extérieur à l'intérieur» (Pr.174) dira l'auteur de L'œil écoute (1946), car« la vérité est à l'intérieur» (Pr.197). Cet accès à l'essentiel constitue également une des propriétés des aveugles. L'intériorité des héroïnes aveugles (116) -195 - Loin d'être des « aveugles de l'esprit », Violaine et Pensée possèdent une l'âme clairvoyante et une sensation extrêmement subtile. Mis à par l'opposition qu'impose leur différence physique (Violaine horrible, Pensée séduisante), elles ont en commun un cœur vertueux et une attitude positive : elles acceptent leur infirmité et savent saisir sa qualité. D'où vient la force particulière que Claudel leur assigne. Recevant son handicap comme« la volonté de Dieu», Violaine mène une vie religieuse : « je ne repose plus que dans la main de Dieu même » (JFV.I./Th.I. 616). Contente d'elle-même jusqu'à dévaloriser son passé si heureux : « comme j'étais folle quand je voyais », elle vit pour les autres en les nourrissant et en les guérissant. Son acte pieux entraîne enfin un miracle : priant énergiquement Dieu, Violaine aveugle rend la vue au petit Aubin aveugle, fils de Mara et de Jacques. Elle touche les yeux d'Aubin et inspire la lumière : (JFV.I./Th.I. 540). Violaine dans L'Annonce, ressuscite la petite Aubaine morte : en écoutant les passages de l'office de Noël, récités par Mara, elle ranime le petit cadavre par l'intervention de la force surnaturelle. Ce miracle laisse des signes mystérieux : la couleur des yeux de l'enfant devient bleue comme ceux de Violaine, tout d'abord, les« gouttes de lait » sur les lèvres de l'enfant ensuite. Notons que ce miracle s'est produit pendant l' Angélus et des paroles saintes : « le verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous» (Ann.I./Th.II. 211). Fière de son âme qui sait même distinguer la couleur (Th.II. 493), Pensée sait transformer sa cécité en vertu. Son amour avec Orian en témoigne : Ce jeune prêtre, tout en voyant en Pensée, fille d'un ennemi de son père comme « le danger, la nuit, la fatalité », finit par céder à l'amour. Car il ne sait pas résister devant la fragilité fascinante de cette héroïne, « chancelante et aveugle et perdue au milieu de ténèbres irrémédiables, et appelant, et me tendant les bras » (531). La cécité de Pensée permet aux amoureux de partager un monde unique, établi seulement par les descrip-194- (117) tions faites par Orian : «toi à mesure que tu parles, j'existe, » (545). Elle valorise enfin sa cécité au nom de son amour: «puisqu'il m'a aimée aveugle, c'est d'être plus aveugle encore que je désire » (553). Le motif de l'aveuglement se transforme en preuve par excellence du lien amoureux qui existait « avant [leur] naissance » et qui durera au-delà de la mort (547) 8 • Ce thème de l'amour qui annule et dépasse le handicap, se lie étroitement à l'ouïe de Pensée. Concevant le monde par son sens auditif, elle connaît tous les sons de cloches dans la ville (556). Possesseur d'une ouïe ainsi sensible, elle prononce à son tour la voix« comme la musique». Orian trouve dans la voix de Pensée une jubilation musicale : « à mesure qu'elle parlait, tout cela qui fournissait en moi comme la musique ! [ ... ] il y a quelque chose en moi qui se soit mis à chanter» (529). De même que Violaine exécute le miracle pendant des sons religieux, Pensée s'accomplit dans l'amour sur une sphère lyrique : l'ouïe importe toujours chez ces héroïnes aveugles en leur permettant de voir uniquement l'essentiel. Un autre aspect qui oppose les deux héroïnes se trouve dans leur situation sociale : Violaine est extrêmement mal traitée, tandis que Pensée est bien accueillie. Cette différence provient sans doute du contexte historique : Violaine vit à la campagne au Moyen Age9 , alors que Pensée vit à Rome à la fin du XIX ème siècle. L'humiliation subie par Violaine semble révéler la situation tragique en général des aveugles à cette époque. Claudel décrit Violaine, retirée à Géyn, vivant dans une caverne en recevant des injuries malgré son acte charitable (Th.I. 536). Mais les outrages sont plus accablants pour la Violaine lépreuse dans L'Annonce. Se plaignant de devoir «nourrir [c'te] v[e]rmine », les gens du village lui jettent« ce [michon] de pain qu'est gelé » (Ann.II./Th.II. 188). Se comprend ainsi par cette pièce de Claudel une scène reflétant la situation humble des aveugles au Moyen Age : tout en étant insultés, recevant parfois des aumônes, ils menaient une vie toute dépendante. Mais cette condition sociale si basse est-elle uni(118) -193 - verselle ? Chez les musulmans, par exemple, un aveugle sachant le Coran et ayant une bonne voix, gagne sa vie en récitant ce livre sacré lors des funérailles des personnages importants 10 • Au Japon, depuis le VIII ème siècle, les aveugles mènent une vie indépendante soit comme masseurs, soit comme joueurs de biwa, un luth japonais. Ces derniers récitent des épopées populaires ou parfois des sermons comme bonzes 11 • Plusieurs textes du théâtre nô décrivent des aveugles japonais au Moyen Age : Kagekiyo, drame tragique sur un ancien soldat, personnage éponyme, conteur de l'histoire guerrière du clan des Taira. Semimaru, l'histoire du fils d'une famille royale exilé à la montagne. Claudel, après avoir écrit deux pièces sur des héroïnes aveugles, a vu ces deux pièces du nô sur des héros aveugles. Comment les a-t-il observées? II. L'interprétation claudélienne de pièces du nô sur les aveugles Le 4 février 1923, Claudel assista à la représentation de Kagekiyo. Ce fut pour ce poète, une quatrième expérience comme spectateur du théâtre nô, auquel il venait de s' initier12 • C'est le 22 octobre 1922 que Claudel a vit pour la première fois une pièce de nô, Do-jo-ji. Frappé dès le début par la simplification des attitudes et par la lenteur du geste, il contemple un monde fantasmagorique. Sa deuxième expérience comme spectateur d' 0kina et de Hagoromo dans la même journée du 20 janvier 1923, l'invite à la découverte d'un aspect cérémonial, sacré et religieux du nô. Et c'est après ces trois pièces que Claudel regarda Kagekiyo, une des pièces représentatives du thème humain 13 • Entre 1925 et 1926, après avoir observé encore plusieurs pièces, Claudel, intégrant toutes ses réflexions sur ce théâtre, rédigea un essai, Nô. C'est enfin le 13 juin 1926 que Semimaru fut présenté aux yeux du poète 14 • Au cours de son contact avec le nô, Claudel se réfère aux études et -192- (119) aux traductions faites par les chercheurs occidentaux 15 • Pour comprendre le récit de Kagekiyo, le poète lut peut-être un texte traduit par Arthur Waley. Mais aucune traduction de Semimaru, n'étant publiée à cette époque, il se peut que le poète ait reçu des renseignements de son entourage 16 • De même que la Jeune fille Violaine et Annonce faite à Marie présentent un drame familial qui puise sa source dans une légende régionale 17 , Kagekiyo et Semimaru déploient un drame familial fondé sur des légendes régionales ou populaires. Notes sur Kagekiyo, drame psychologique Commençons par étudier les notes de Claudel sur Kagekiyo, tragédie d'un père aveugle et de sa fille : malgré sa conduite héroïque dans une bataille, ce personnage aveugle s'est retiré dans un ermitage et vit en mendiant. Un jour, sa fille, dont il avait dû se séparer dès sa naissance, part à sa recherche et le retrouve. Honteux de sa situation minable, ce vieil aveugle la rejette. Mais l'intervention d'un paysan leur permet enfin de se retrouver. Ne pouvant plus voir le visage de sa fille, l'aveugle lui raconte son épisode glorieux, à sa demande. A la fin, malgré leurs sentiments, ils se séparent en se jurant de ne plus se revoir. Sur cette scène déchirante, Claudel laisse une description concrète : « Ils se séparent, il se met le bras sur son épaule, deux pas ensemble et il reste en arrière. Magnifique » ( J .I. p. 577). Sans doute, il est frappé par la minimisation de l'expression gestuelle qui traduit paradoxalement une exaltation des sentiments : même au moment pathétique, le nô privilégie le mouvement modéré au lieu de l'expression emphatique. Son étonnement peut être justifié par le contraste par rapport à la scène de séparation entre Violaine et son père. Claudel propose de présenter directement le sentiment déchirant de Violaine par un geste pathétique : à côté de son père qui part à Jérusalem, « elle lui passe les bras autour du cou, la figure contre sa poitrine, sanglotant » (Ann. I./ (120) -191 - Th.II. 43). Certes, ces deux scènes de séparation ont un caractère différent 18 , mais ce geste qui traduit explicitement le sentiment de Violaine s'oppose à celui réservé établi par un principe de paradoxe 19 • Ajoutons toutefois que Claudel était conscient de cette expression paradoxale avant même son contact avec le nô 20 • Ce geste de contact utilisant le bras est autant plus significatif qu'il est réalisé par le bras d'un aveugle. Rappelons que les bras ou les mains s'avèrent chez l'aveugle un instrument primordial de la connaissance. L'importance de cette partie du corps peut être confirmée également dans un jeu claudélien sur les «idéogrammes occidentaux», appliqué justement à cette même époque (1926) : stimulé par l'écriture chinoise idéographique, le poète tente d'interpréter graphiquement les lettres alphabétiques. Une page de son journal daté de 1927 montre son interprétation graphique du terme « aveugle »21 • Il trouve dans les lettres v et u une image des bras, qui servent à connaître l'espace extérieur : « v, u : les bras qu'on avance pour tâter dans toutes les directions » (J.I. p.770). Rappelons que Pensée avance les bras en tâtonnant jusqu'à ce qu'elle atteigne les bras d'Orian : « une forme chancelante quelques part qui me tendait les bras » (Th.II. 544). Le regard de Claudel-spectateur touche également la mise en scène particulière de Kagekiyo. Dans la scène, ce personnage aveugle se cache dans une « guérite », une petite boîte avec un rideau. Il émet des paroles depuis celle-ci et nous n'entendons que sa voix. Claudel considère cette « guérite » comme un décor symbolique de la cécité : « L' Aveugle est d'abord invisible dans une guérite. Inversion très sai- sissante. Pour faire comprendre qu'il ne voit pas, c'est lui qu'on ne voit pas. Il appartient aux ténèbres. » (J.I., p.577) -190- (121) Il y voit en effet une « inversion » qui nous permet d'assimiler la situation vécue par un aveugle. Cependant, le fait qu'il soit caché ne signifie pas qu'il soit aveugle ; un autre personnage possédant la vue, comme la reine de Yo-ki-hi, peut être présenté de la même manière. Il s'agit en l'occurrence d'une forme d'apparition du personnage arrivant sur scène. Mais ce contresens est autant plus productif qu'il propose d'approcher l'intériorité de cet aveugle. Car le poète lit dans « ténèbres » la tragédie à la fois physique et psychologique de cet aveugle : d'une part, la cécité l'oblige à s'éloigner de la lumière. D'autre part, la misère l'oblig_e de s'enfermer dans son cœur amer. Présentant au public (voyant) cette ténèbre symbolique, ce moyen scénique, que Claudel interprète comme une« inversion», suggère paradoxalement le point de vue d'un aveugle aussi bien que son« intériorité». Nous reviendrons sur ce problème scénique pour considérer une transformation de ce contresens. Notes sur Semimaru, drame lyrique Si Kagekiyo récite rythmiquement son épopée, Semimaru sonne glo• rieusement du biwa. La musique apporte ainsi la lumière dans la vie solitaire des aveugles. Une phrase dans les notes de Claudel sur Semimaru résume cette histoire lyrique : « le Prince aveugle dans son ermitage visité par sa sœur folle» (J.I. 721). Considérant sa cécité comme la punition d'un crime dans sa vie antérieure, Semimaru se retire en montagne pour entrer dans la voie bouddhique. Il n'a qu'un seul ami, le biwa. Abandonnée de la même manière, sa sœur « folle » mais pure comme l'eau, vagabonde. Mais la sonorité merveilleuse du biwa de Semimaru invite sa sœur, passant par hasard, à entrer dans la hutte de son frère, sans savoir qu'il est. Grâce à la musique, ils se retrouvent pour un moment et se séparent pour toujours. Sur cette scène tragique de retrouvailles, Claudel laisse les descriptions suivantes, qui révèlent son imaginaire poétique : (122) -189 - « Dans une île au milieu du lac sous l'immense clair de lune j'en- tends jouer de la biwa. - J'entends une flûte dans le brouillard. J'entends un éclat de rire dans le brouillard. » (J.I., p.721) Au sens littéral, cette esquisse esthétique du lieu ne correspond pas au récit, car ce drame se déroule en montagne. Mais l'image d' « une île » semble suggérer la solitude, l'isolement, ou la tristesse d'un aveugle abandonné. S'agit-il d'un paysage psychologique? Dans cette atmosphère solitaire, Claudel entend le son du biwa et d'une flûte. En général, dans une représentation de Semimaru, on n'utilise pas de biwa à proprement parler. Ce luth japonais est présent uniquement dans les paroles. Mais si Claudel entend le son du biwa, c'est peut-être parce qu'il entre dans l'illusion dramatique sur la scène : comprenant les grandes lignes de l'intrigue, « l'oreille qui voit» de Claudel touche peutêtre à l'intériorité de cet aveugle. Il se peut également que l'ouïe de Claudel, ignorant la langue japonaise, se concentre sur l'aspect musical des paroles plutôt que sur les significations. En outre, la « flûte dans le brouillard » que Claudel entend rappelle sa description de la musique du nô dans son essai. Il trouve dans le son de la « flûte funèbre » une fonction conciliante. Car le son de la flûte s'unit aux autres éléments sonores, tel« une espèce de détonation sèche » produite par « deux tambourins doubles en forme de sablier » (Pr.1168). La flûte étant « modulation [ ... ] de l'heure qui coule », constitue «le dialogue [ ... ] de l'heure et du moment» (Ibid.). Le poète ne manque pas de remarquer « les hurlements poussés par les musiciens »qui viennent s'ajouter au concert de tous les instruments. Nous reviendrons sur ce thème de la musique pour considérer la mise en scène du théâtre claudélien. A travers ces deux pièces de nô sur les aveugles, Claudel semble confirmer deux aspects primordiaux chez l'aveugle : l'intériorité clairvoyante -188 - (123) et l'ouïe sensible. Ajoutons que ces deux pièces sont censées avoir été écrites par Kanze Motomasa, fils de Zeami, fondateur du nô. Motomasa a tendance à décrire avec virtuosité la psychologie des personnages dans des situations extrêmement dramatiques22 • Il la dépeint avec le vocabulaire de la musique : la voix, les bruits naturels. Cela n'est-il pas lié au fait que ses personnages sont aveugles, possesseurs d'une ouïe sensible? De même que Claudel lie ses héroïnes aveugles au thème auditif (Violaine au son de l' Angélus, Pensée avec sa voix musicale), l'auteur de ces deux pièces présente avec abondance des éléments auditifs 23 • Reste à étudier comment cette expérience affecte l'univers du poète. III. L'influence des nôs présentant des aveugles sur les pièces de Claudel Dès la première représentation de L 'Annonce en 1912, Claudel se passionne pour la· dimension technique du théâtre. Car depuis sa jeunesse, il a une obsession wagnérienne pour la synthèse des arts. A son rêve, le théâtre nô donne des appuis à la fois littéraires et scéniques. Avec ces ressources tirées du nô, aussi bien qu'avec sa propre expérience, Claudel cherche à réaliser un « art total ». Le Livre de Christophe Colomb (1927) ou Jeanne d'arc au bûcher (1934) se veulent un « théâtre total claudélien » issu du « nô claudélien » 24 • Mais, ici, nous nous attacherons particulièrement au thème de l'aveugle. Ecrites après son expérience du nô, une parabole claudélienne, Histoire de Tobie et de Sara (1938 / 1953) et la deuxième version de L'Annonce faite à Marie (1948), entretiennent-elles un rapport avec Kagekiyo et Semimaru ? La conception de la cécité aussi bien que la façon de présenter les personnages aveugles ont-elles été influencées par son contact avec le nô ? L 'Annonce faite à Marie La modification la plus. remarquable dans la deuxième version de (124) -187 - L'Annonce est pour nous, l'augmentation des éléments concernant l'ouïe. Certes, ce changement dans le domaine auditif peut sembler naturel, car cette version est écrite pour la représentation, qui exige un aspect spectaculaire : on sait que pour Claudel, toute représentation pourrait être l'occasion d'une réécriture25 • Cependant, certains détails dans ces modifications semblent suggérer au moins une trace de son expérience comme spectateur du nô. Les modifications dans le domaine auditif concernent tantôt la voix des personnages, tantôt les sons des accessoires ou les bruits produits par les mouvements des acteurs. Une modification dans la scène III de l'acte II, révèle un certain rapport avec le contresens de Claudel devant Kagekiyo, que nous avons vu plus haut. Rappelons que le poète interprète l'utilisation d'une guérite enfermant l'aveugle comme un procédé « inversé » pour signifier la cécité de ce personnage: «on ne le voit pas». Claudel a sans doute écouté la voix poussée par l'acteur, qui est « invisible » pour le public. Cette voix significative semble contribuer à la modification de cette scène, qui présente la confession définitive de Violaine. Un dialogue se déroule tout d'abord entre Violaine en « costume merveilleux » et Jacques qui attend leurs fiançailles. Violaine, après avoir éprouvé l'amour fidèle de Jacques, refuse leur mariage en lui montrant « sa chair où la première tache de lèpre apparaît » (Th.II. 174). La modification se trouve dans la façon de présenter Violaine lépreuse, plus précisément, dans le moment où elle devient présente aux yeux du public. La première version montre d'abord Jacques, et aussitôt après, Violaine : ils sont presque simultanément visibles pour le spectateur. Mais dans la deuxième version, Claudel met un moment pour nous présenter Violaine: tout au début, elle n'est visible que pour Jacques, invisible pour nous : « Violaine est au dehors, invisible » (p.167). On entend uniquement sa voix qui explique à Jacques son costume sacré que « les femmes de Cambernon ont le droit de revêtir deux fois : -186- (125) Premièrement le jour de leurs fiançailles ». C'est après cette réplique que Violaine entre sur scène pour enfin être visible pour le public. Et la première réplique que l'on entend de cette héroïne ainsi devenue visible est « secondement de leur mort ». Cette parole funeste prononcée après un moment d'absence, aussi bien que cette absence elle-même, semblent suggérer préalablement la suite du malheur que Violaine va subir : l'exil, la perte de la vue à cause de sa maladie et enfin la mort. Certes, Violaine n'a pas encore perdu la vue à ce moment de la scène III. Mais l'absence temporaire de cette héroïne tragique, en d'autres termes, le moment où elle est « invisible » pour le public, trouve peut-être un certain accord avec la présence paradoxalement « invisible » de Kagekiyo à cause de la « guérite » qui enferme cet aveugle pathétique. Claudel aurait pu trouver un effet à la fois dramatique et symbolique de la voix audible pour le public malgré « l'invisibilité » (absence) du personnage tragique : le procédé recourant à l'ouïe plutôt qu' à la vue du spectateur. Une autre modification dans le domaine auditif se trouve dans l'importance que Claudel a accordée aux sons ou bruits dans l'acte III. Regardons les propositions que fait Claudel en 1944 pour la scène de miracle, dans laquelle Violaine retrouve Mara pour enfin ressusciter mystérieusement un enfant mort. « C'est celui [l'acte III] qui a été le plus maltraité et où les change- ments les plus profonds sont nécessaires. [... ] Après la Ière scène, la Lépreuse traversant le théâtre dans sa largeur, une cliquette à la main, une obscurité presque complète se fait (peut-être un rayon de lune dans la profondeur). On n'entend que le bruit de la cliquette et l'on ne voit que les formes presque indistinctes des 2 femmes 26 .» Toutes ces idées ne sont pas entièrement adoptées ou indiquées dans le (126) -185 - texte définitif de 1948. Mais il est important de préciser l'intention de Claudel de souligner « le bruit de la cliquette » uniquement entendu dans « une obscurité presque complète ». Car avec cette indication l'auteur sem- ble revenir encore sur l'effet de bruit audible dans l'obscurité. Ni le texte de 1912, ni celui de 1948 ne contiennent aucune indication sur « une obscurité presque complète » : la didascalie de 1912 indique, avec la description minutieuse de la forêt, le geste de Violaine conduisant à Mara « à la caverne qu'elle habite » (Th.II. 70). Celle de 1948 ajoute une précision sur « la cliquette », mais pas sur son bruit : « Violaine voilée et manœuvrant la cliquette passe sur le devant de la scène, suivie de Mara » (p.188). Mais la proposition de 1944 donne de l'importance à l'élément auditif en refusant la lumière : Violaine est présente sur scène, mais invisible pour le public à cause de l'obscurité. Seul le bruit de la cliquette fait par Violaine est audible, comme on entend uniquement la voix (le son) de Kagekiyo dans les ténèbres 27 • A la fin de l'acte III, après le miracle exercé par Violaine, Claudel ajoute les sons des cloches, que la première version ne contient pas : « on entend les cloches de Monsanvierge qui sonnent dans le loin ». Cet élément auditif semble contribuer à créer une atmosphère à la fois surnaturelle et sacrée dans cette scène. Les sons des cloches réapparaissent au dénouement de cette pièce, qui est différent de la première version. Le texte de 1912 se clôt par une didascalie refusant le son de la cloche : «prêtant l'oreille et comme attendant la volée qui ne vient point » (p.114 ). La modification de cette dernière scène s'étend également à l'utilisation du son del' Angélus. La première version attribue à chaque coup de la cloche des paroles bibliques, et au dernier coup, Pierre de Craon insère une phrase qui résume la vie de Violaine : « Les trois notes comme un sacrifice ineffable sont recueillies dans le sein de la Vierge sans péché » (p.114). Mais dans la deuxième version, l' Angélus sonne de suite, suivi de la volée, sans -184- (127) interventions des paroles. Claudel trouve-t-il que ces sons dépourvus d'explications suffisent pour cette apothéose ? Histoire de Tobie et de Sara Si la voix de l'aveugle a une puissance particulière, celle de Tobie la possède à l'extrême dans la mesure où elle atteint au Ciel, mêlée à celle de Sara. Ce personnage de l'Ancien Testament, qui n'est pas une création entièrement originale de Claudel, a été rendu aveugle par l' « incongruité d'une hirondelle ». Sa cécité lui permet de faire entendre sa voix à Dieu, pour enfin reconquérir la lumière, ce qui le distingue de Violaine et de Pensée, restées aveugles. Mais on retrouve dans les descriptions de Tobie aveugle des caractères communs aux autres héroïnes aveugles : de même que Pensée connaît l'arrivée de la Nuit, Tobie connaît le Soleil levant par sa chaleur subtile (Th.II. 1309). De la même manière que Violaine, Tobie distingue l'odeur de son fis et de Sara, partenaire inconnue de sa prière (1307). La différence avec le texte original de la Bible se trouve dans l'épisode final sur Anna, femme de Tobie. Claudel la rend aveugle pour enfin résumer sa conception de la cécité : Anna, prise dans les bras de l' Ange, perd la vue, cherche à voir sa famille en vain, mais se rend compte du message primordial del' Ange : ce n'est pas avec les yeux mais avec le cœur et avec les oreilles que l'on voit, car« Dieu est amour ! » (1318). Mettant sur le même plan le cœur (l'esprit) et l'oreille (l'ouïe), Claudel insiste sur la prépondérance de l'ouïe sur la vue : l'oreille ne voit que l'essentiel. Ainsi, cette pièce, tout en étant écrite après son contact avec le nô, ne subit pas, dans le domaine littéraire, d'influence du nô : elle affirme de nouveau la conception proprement claudélienne sur la cécité observée dans Violaine et dans Pensée. C'est surtout dans le domaine de la mise en scène que l'on peut trouver la présence du nô. Si deux pièces de nô concernant des aveugles évoquent pour Claudel l'importance de l'ouïe, on peut peut-être trouver un (128) -183 - élément auditif issu du nô dans cette parabole, composée à la demande d'Ida Rubinstein. Rappelons que Claudel entend dans Semimaru le son du biwa, de la flûte. Toutes ses remarques sur les éléments musicaux du nô (hurlement des musiciens, concert produit par les instruments, psalmodie des chœurs, etc) coïncident avec sa théorie de« la musique à état naissant», qui exprime « la jonction de la musique sortant de la poésie comme la poésie naît de la prose » (Th.II. 1536). Claudel souhaite l'utiliser comme pour son Livre de Christophe Colomb. Le poète veut que la pièce soit « soutenue par la musique, les chœurs et le cinéma » (Th.II. 1540). En 1938, il conçoit cette pièce« comme un drame lyrique où la musique joue un rôle essentiel ». Mais après maintes réflexions et son expérience de la représentation, Claudel décida de « laisser davantage de place à l'élément dramatique», lorsqu'il publia le texte définitif en 1953. Malgré certaines modifications, la musique demeure l'élément primordial en jouant un rôle dramatique comme les personnages : les scènes décrivant le rêve de Sara ou le trajet de Tobie le Jeune (1,2 et 3 dans l'acte II), composées uniquement de gestes, sont définies comme « purement musicale[s] » (1285) ; au prélude de l'acte III, la musique est chargée de décrire « une caravane qui revient de l'Orient » (1299) ; lorsque le chœur chante les extraits du Livre de Job à coté de Tobie le jeune, guérissant son père, « c'est d'ailleurs aux musiciens de s'arranger avec les thèmes proposés » (1312) ; dès le moment que Tobie le Vieux a retrouvé la vue, « la musique s'est interrompue brusquement » ( 1313). L'utilisation du cinéma se réduit: dans la première version, le cinéma double presque toute l'action scénique, en donnant des images non pas de la réalité mais des significations 28 • Cette diminution ne suggère-t-elle pas l'intention de Claudel de substituer aux possibilités du cinéma celles des paroles, autrement dit, à des moyens visuels des moyens auditifs ? De même que le chœur dans le nô décrit la situation, un des trois récitants -182- (129) décrit l'ambiance de la scène: «si l'écran ne s'y prête pas, un des récitants peut se charger avec avantage de la description » (1277) 29 • Si le cinéma s'oppose au précédé du nô dans la mesure où il appauvrit l'imagination du spectateur, ce retour aux paroles dans la version définitive signifie peutêtre une réévaluation du procédé symbolique du nô. Si l'aspect proprement musical diminue dans la version définitive, c'est le chœur qui se charge d'être musical. En utilisant des signes particuliers indiquant la modulation de la voix, le chœur produit des éléments musicaux : le signe « >< », par exemple, indique que « la voix indistincte s'abaisse et puis se relève» (1273). Non seulement le chœur mais aussi des personnages comme Sara, parlent de manière particulière en mettant un blanc inattendu dans une phrase (pp.1280 - 1281 )30 • Tous ces procédés transforment les paroles en une sorte de mélange entre la voix et la musique, comme les hurlements des musiciens dans le nô. Selon l' expression de Claudel, dramaturge à la recherche de la synthèse des arts, « le troisième élément » entre la musique et la parole. En guise de conclusion, la conception claudélienne de la cécité a peut-être trouvé sa source d'abord dans ses réflexions scientifiques et physiologiques sur les sensations humaines développées dans son Art Poétique. Sa théorie sur les sens prend ensuite une forme concrète dans ses œuvres théâtrales montrant des personnages aveugles. Violaine « effrayante » et Pensée « belle » possèdent en commun une ouïe puissante, un toucher sensible, ou un odorat délicat. La cécité permet de ne voir que ce qui est essentiel. Elle est ainsi compensée par un cœur clairvoyant, qui permet parfois d'exercer un pouvoir surnaturel comme Violaine. Certes, la conception claudélienne de la cécité ne subit pas, dans le domaine littéraire, d'influence du théâtre nô. Mais la mise en scène des aveugles dans le nô offre certaines ressources à ce poète dramaturge à la recherche d'un art total. Un (130) -181 - contresens dans Kagekiyo lui suggère comment présenter sur scène des personnages tragiques. Semimaru, stimulant sa recherche sur le domaine musical du nô, propose une certaine coïncidence avec sa théorie de la musique à l'état naissant. Les dernières versions de L'Annonce et de L'histoire de Tobie et de Sara, soulignant l'importance de la musique, ou du moins l'aspect auditif, constituent un spectacle à la fois dramatique et musical. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, édition de 1861, Tableaux parisiens, Poésie/ Gallimard, 2001, p. 133. 2 Il existe également les héroïnes aveugles, mais « il y en a peu et on en parle peu», dit Jacques Derrida, en citant Sainte Lucile et Sainte Odile : Mémoires d'aveugle - L'autoportrait et autres ruines, Editions de la Réunion des musées nationaux, Paris, 1990, p. 15. 3 En évoquant la présence dominante des héroïnes aveugles plutôt que des héros, Michel MALICET analyse le sens de la cécité chez les personnages féminins : Lecture psychanalytique de l' œuvre de Claudel, tome 1, Les structures dramatiques ou les fantasmes du fils, Annales Littéraires de l'Université de Besançon, Les Belles-Lettres, Paris, 1979, pp.211-220. 4 Yehuda Moraly, Claudel metteur en scène- la frontière entre les deux mondes, Presses universitaires franc-comtoises, Les Belles-Lettres, Paris, 1998, pp.191-255. 5 Comme il arrive souvent dans le mouvement claudélien, il réécrit sans cesse ses œuvres. On dénombre cinq drames de Violaine. Nous indiquerons la première version de La jeune fille Violaine par l'abréviation JFV. 1. et la deuxième JFV. II. Pour L'Annonce faite à Marie, nous indiquerons la première version par Ann. 1. et la deuxième par Ann. II. 6 Michel MALICET, op.cit., p. 213. 7 Paul Claudel, Théâtre tome Il, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, que nous désignons par l'abréviation Th.II. Pour Théâtre tome I (1967), par Th.I., Pour Œuvre poétique (1967), par Po. Pour Œuvre en prose (1965), par Pr. Pour Journal tome I (1968), par J.I. 8 Thème proprement claudélien : l'amour impossible sur terre mais possible au ciel, comme celui entre Ysé et Mesa ou entre Prouhèze et Rodrigue. -180- (131) 9 Sauf Violaine dans JFV. II, récit remanié comme contemporain (fin XIXème 10 Maurice de la Sizeranne, Les Aveugles par un aveugle, Librairie Hachette, 11 Taro Nakayama, Nihon-moujin-shi (histoire de l'aveugle au Japon,), Yagi siècle). Paris, 1912, pp. 157-158. shyoten, Tokyo, 1976. 12 13 D'après une étude faite par Moriaki Watanabe. Kagekiyo évoque un psychodrame familial aussi bien qu'une autre intitulée Sumidagawa, qu'il a vue le même mois de 1923. 14 Les datation exactes de Nô étant difficiles à effectuer, on ne peut pas savoir si c'est après ou avant la rédaction de cet essai que Claudel a vu Semimaru. 15 Les sources de sa culture sont les suivantes : Cinq Nô (1921), étude scientifique et quasi exhaustive, réalisée par Noël Péri, pionnier de la recherche sur le nô, la même année apparaît l'important ouvrage d'Arthur Waley, The Nô plays of Japan. 16 On ne peut qu'émettre une hypothèse : il est renseigné soit par des amis soit par des textes inédits. 17 «une vieille légende de mon pays», dit Claudel (Th.II. p.1392). 18 Violaine et son père se séparent après une longue vie passée ensemble, alors que Kagekiyo et sa fille se séparent pour toujours après des retrouvailles uniques. 19 Le geste de Violaine accompagne un contact direct avec le cou, partie nue du corps humain, ce qui fait contraste avec le contact réservé dans le nô qui s'adresse à l'épaule couverte d'un vêtement. 20 Comme le montre Moriaki Watanabe, dès 1912, la première occasion pour la mise en scène de L'Annonce, il apprécie « la lenteur tragique » « dans les moments pathétiques». 21 « a : l' œil avec sa fermeture [ ... ] -e : l' œil vide - gl : des détours inextricables » (J.I. p.770) 22 Kagekiyo, guerrier renommé, tombe dans la misère et perd la vue. Semimaru, né dans une classe royale, tombe dans une classe inférieure à cause de sa cécité. La mère dans Sumidagawa, perd son fils. (cf. L'explication faite pour la représentation de Kagekiyo, le 24 juillet 2004 à Kokuritsu Nô gakudô.) 23 Motomasa cite souvent dans ses textes un traité secret de Zeami, qui a classé cinq états d'esprit pour son art dramatique. Un des cinq concernant la voix humaine définit le son comme un élément « musical et esthétique », produit par une voix qui reflète le cœur humain. Motomasa croit en la puissance spi- (132) -179- rituelle de la voix humaine, qui offre sur scène un effet remarquable. (cf. Ibid.) Ne serait-il pas près de la théorie claudélienne dans Art poétique ? Le poète, considérant que le son reflète ce qui est à l'intérieur del' objet, attribue à l'ouïe l'origine de la musique et de la langue. 24 Le nô onirique, sur lequel il prend modèle l'invite à utiliser « une fiction du Livre » ; l'harmonie des tous les éléments (le chœur, la musique, le geste, y compris le public) lui propose de renouveler chaque élément : le chœur à la fois dramatique et musical, la musique « humanisée », la gestuelle muette, etc. 25 Jacques Petit, «En art il n'y a pas de définitif... »,Paul Claudel n° 2, Revue des lettres modernes, 114-116, Paris, Minard, 1965, p.11. Ajoutons que cette dernière version fut écrite à la suite des représentations « décevantes » dirigées par Jouvet. 26 Paul Claudel, Mes idées sur le théâtre, textes recueillis par Jacques Petit et Jean-Pierre Kemph, Gallimard, 1967, p. 217. Nous soulignons. 27 Si les didascalies des deux textes signalent, juste avant cette scène du déplacement des deux sœurs, quel'« on entend dans la nuit[ ... ] le bruit d'une cliquette de bois», c'est pour faire remarquer aux paysans l'approche de Violaine : à ce bruit, répondent des femmes «Tenez ! la v'là justement ! v'là sa clique ! Sainte Vierge ![ ... ]A vient demander son manger. » (Th.II. 69/Th.II. 188) Mais l'idée de Claudel en 1944 propose d'insérer ce bruit encore une fois après ce geste de Violaine mendiant, avec une autre intention. Cette fois, le bruit de la cliquette entendu dans l'obscurité en route jusqu'à la logette de Violaine semble suggérer l'atmosphère mystérieuse de Geyn. 28 Yehuda Moraly, op. cit. p. 224. 29 ou, également, « faute de cinéma un récitant peut lire la description » (p. 1282). 30 Yehuda Moraly, op. cit. pp. 246-248. -178- (133)